Introduction

« Sotto Roma la storia greca continua
dunque essenzialmente come storia della
cultura greca, nel senso più lato della parola »
D. Musti, Storia greca, Bari, 1990², p. 862.

1Dans un des derniers livres de son Enquête, Hérodote1 raconte comment, après la bataille de Salamine et le partage du butin, les généraux grecs, « ayant gagné l’Isthme pour y adjuger le prix de la valeur au Grec qui s’était le plus distingué pendant la guerre », ne purent prendre aucune décision, chacun s’étant attribué le premier prix, tandis que Thémistocle faisait l’unanimité pour le second prix. C’est à Sparte que Thémistocle alla chercher les honneurs qu’il souhaitait : les Lacédémoniens accordèrent à Eurybiade le prix de la bravoure (aristéia), et à Thémistocle celui de la sagesse (sophiè) et de l’habileté (dexiotès).

2Plus de cinq siècles plus tard, à l’époque flavienne, l’importance qu’occupe dans la documentation épigraphique le concours de « l’aristopolitie », un concours local fondé sur l’idée d’excellence civique où s’illustrent de riches familles Spartiates2, fait valoir certes la permanence de l’idéal agonistique et la force du symbolisme spartiate, mais permet aussi de mesurer les glissements qui se sont produits : dans une société marquée par le phénomène de l’évergétisme, « caractéristique essentielle de la vie civique depuis la basse époque hellénistique3 », le domaine où les Grecs s’illustrent n’est plus la guerre, mais la conduite civique en général, tandis que la réutilisation des composantes de l’idéal agonistique se fait en liaison avec la catégorie sociale des notables, et que le jeu agonistique lui-même, par lequel on cherche à manifester et assurer sa supériorité sur les autres, doit s’intégrer à un champ de relations de pouvoir devenu vaste et complexe4.

3Le problème qui se pose alors est celui de l’existence de la cité comme communauté « politique5 », un problème lié au poids du système de l’évergétisme et à l’importance qu’il confère aux notables, c’est-à-dire aux citoyens membres des assemblées et des corps de magistrats, devenus les dépositaires des valeurs civiques et morales, comme l’atteste en particulier la correspondance qui s’établit dans les inscriptions honorifiques, entre le faste des libéralités et les qualités civiques ou morales de l’évergète 6. Y a-t-il véritable implication de la collectivité dans les pratiques communautaires orchestrées par les évergètes ? La mainmise d’un groupe social sur la communauté permet-elle néanmoins à la cité, sur le plan culturel, de préserver une identité ? Qu’en est-il de la conscience que les communautés civiques pouvaient avoir d’elles-mêmes et des valeurs qu’elles cherchaient à promouvoir à l’intérieur d’un temps historique dominé politiquement par les Romains7 ?

4Autant de questions qui permettent certes d’articuler la réflexion autour de la notion de « culture », entendue comme ensemble des valeurs selon lesquelles une identité collective8 s’organise et se manifeste, mais qui se heurtent au déséquilibre que crée, dans la vie sociale, politique et religieuse des cités de cette époque - dans un champ chronologique qui s’étend du ii^e siècle av. J.-C. au milieu du iii^e siècle9 -, le rôle prépondérant exercé par des élites locales dont on peut se demander si elles ne sont pas devenues à elles seules la « cité », au point de rendre ambiguës, dans les décrets et inscriptions honorifiques, les formules qui semblent pourtant exprimer le point de vue de la communauté civique dans son ensemble, tant il est vrai que ce sont les représentations mentales des élites locales qui contribuent à infléchir le processus de construction d’une identité dans les cités. La problématique que je voudrais explorer ne concerne donc pas tant la question de savoir en général de quelle manière la Grèce romaine vit son passé et son présent, mais plutôt le rapport des cités à leur mémoire, envisagé à travers une recherche des mentalités et des réalités qu’expriment tant les discours que les pratiques collectives des cités.

5On ne saurait prétendre sans doute fixer avec trop de précision le point de départ de la chronologie. La perspective adoptée par S. Alcock dans son étude de la « Grèce romaine10 » — en fait la province d’Achaïe - fait valoir à juste titre l’intérêt d’une approche qui prend en compte l’intégration de la Grèce à un système impérial global et où les points de vue anthropologique, sociologique et archéologique jouent un rôle déterminant, notamment dans le cadre d’analyses visant à reconstituer l’histoire des victimes de l’impérialisme, ici donc celle de la société grecque sous domination romaine.

6Comme le fait remarquer S. Alcock dans cette même étude, l’histoire de la Grèce romaine s’inscrit dans une chronologie qu’on peut faire remonter au moins au début du ii^e siècle av. j.-C. et à la Seconde guerre de Macédoine et se terminer au début du iii^e siècle, sous le règne de Caracalla, dans une longue durée appropriée aussi à une réflexion organisée autour de la notion de « paysage ». Le point d’arrivée de la chronologie se situe donc vers le milieu du iii^e siècle, dans le contexte de la « crise » qui se développe de 235 à 284, à une époque où l’on a pu souligner d’ailleurs la raréfaction des inscriptions publiques11.

7Les limites ainsi fixées permettent de prendre en compte l’entrée de la Grèce dans la zone d’influence de Rome, durant la première moitié du ii^e siècle av. j.-C, marquée par l’affaiblissement puis la disparition du royaume de Macédoine, autant que par le développement de la Ligue achéenne, dont on reconstitue l’histoire à travers les témoignages de Polybe, Tire-Live et Pausanias12 et qui a assuré à la région une unification politique13 qui sera prolongée ensuite par les Romains. Or, si l’époque témoigne certes d’une implication romaine dans les affaires de Grèce, elle se caractérise toutefois aussi par des conflits entre cités grecques et donc par une activité militaire de ces mêmes cités qui n’aura plus de raison d’être après la conquête romaine proprement dite. C’est pourquoi il me semble possible de souligner au moins la portée spécifique de la prise de Corinthe en 146 av. J.-C. et de la bataille d’Actium en 27 av. J.-C. — le témoignage des monnaies permettant de souligner la valeur de rupture de cette dernière date.

8Ce découpage chronologique découle directement du choix de ma problématique : ayant envisagé un temps de traiter plus largement des concours locaux dans le monde grec14, et cherchant à rattacher cette étude à la question de l’identité civique, il m’est apparu que, sur ce dernier aspect, mon enquête historique avait avantage à prendre pour point de départ l’époque de la conquête romaine de la Grèce. Il vaut la peine de souligner, à la suite de P. Marchetti15, qu’à partir de l’époque augustéenne, l’administration romaine, en faisant de l’Achaïe une province à part entière, détachée de la Macédoine comme de la Crète-Cyrénaïque, a scindé des territoires que l’histoire avait soudés et déterminé, en même temps qu’une intégration de la « vieille Grèce » à l’empire, une reconquête d’identité. À l’intérieur de ce que l’on appelle l’époque hellénistique, je souscris donc au jugement de ceux qui entendent souligner l’existence d’une coupure significative du point de vue historique, entre une « haute » et une « basse » époque hellénistique16.

9Dans le cadre ainsi défini et par rapport aux questions posées ci-dessus, la Périégèse de Pausanias, un texte trop souvent utilisé en dehors du contexte même dans lequel il s’inscrit17, occupe une place qui mérite d’être soulignée d’emblée.

10Les articles successifs consacrés par J. Elsner au problème de l’identité chez Pausanias18 ont contribué à montrer que, loin d’être un simple guide touristique, le texte de la Périégèse pouvait servir à comprendre comment les Grecs ont cherché à se définir par rapport à un passé dont le poids est important lorsqu’il s’agit d’identité culturelle19, par rapport aussi à la politique contemporaine dans une Grèce devenue province romaine et par rapport au sens du sacré si développé dans la culture antique.

11L’identité dont il s’agit, une identité historico-mythique enracinée dans le passé, doit être comprise comme un ensemble d’identités qui, en dépit de rivalités constamment entretenues par les cités grecques au fil de leur histoire, n’en revêtent pas moins, à l’intérieur du cadre de l’Empire romain, une unité significative. Pour Pausanias, le mythe de la Grèce est celui de « la Grèce entière », d’une Grèce unifiée — d’où l’antinomie constante entre l’unité linguistique et culturelle de la Grèce, et ses continuels affrontements guerriers, antinomie qui se fond elle-même dans une seconde contradiction entre l’éclat d’un passé mythique et le déclin lié à la domination romaine.

12Que cette identité ou cette « grécité » ait été perçue comme une notion essentiellement culturelle et politique, Hérodote20 ou Isocrate21 en portent déjà témoignage à l’époque classique. Or, la place que jouent les héros fondateurs et, de façon générale, les mythes historiques dans la définition de l’identité civique, permet de se demander néanmoins dans quelle mesure les composantes ethniques — entendons par là les particularités culturelles, religieuses ou linguistiques reliées à des traditions doriennes, ioniennes ou achéennes - sont prises en compte comme enjeux par les cités d’époque romaine22.

13Des études récentes23 ont montré que l’identité ethnique pouvait être définie selon des critères dont la dimension était sociale et discursive et ont souligné en particulier la place, dans cette optique, de relations établies sur la croyance en un héritage ancestral partagé : la construction d’une conscience ethnique à cet égard relève moins des comportements que des discours où les mythes des origines jouent leur rôle. On sera d’accord avec l’idée que les pratiques et les discours des cités servent moins à définir à proprement parler une identité ethnique dorienne, achéenne ou ionienne qu’à en renforcer l’idée, à partir de données culturelles, mais on poussera la réflexion plus avant, en montrant la possibilité d’une influence romaine, liée en particulier à l’idéologie impériale, sur la réactivation de certains idéaux de type aristocratique. 11 sera utile dans cette perspective, d’exploiter le témoignage des sources littéraires contemporaines : le brassage des valeurs que prône l’Empire avec celles que cultivait la cité favorise une remise en question des valeurs morales et crée un contexte propice à la diffusion de manières de pensée et de points de vue nouveaux, assurée en particulier par les courants sophistiques24 et par l’œuvre de Plutarque et de Dion de Pruse. Un courant de recherche récent25 s’est attaché d’ailleurs à montrer le rôle « politique » que pouvait jouer la littérature de cette époque, particulièrement au début de la période impériale, en construisant et en modifiant les critères de l’identité hellénique.

14Il faut souligner ce point : si les cités, pour définir leur identité, tirent profit, à l’époque romaine comme par le passé, de la force des mythes, des généalogies et de certains rituels, elles ne peuvent cependant faire fi des aspirations romaines dont la prise en compte constitue une manière d’adapter les traditions aux exigences de l’actualité en cours. Il importe ainsi de mieux cerner, dans les relations entre Rome et les cités péloponnésiennes, le sens d’échanges qui se réalisent sur le plan culturel, mais aussi et peut-être avant tout sur le plan idéologique et politique.

15Quelques articles récents26 ont exploité les textes de la Seconde Sophistique dans le cadre d’une réflexion sur les valeurs fondamentales de l’hellénisme et l’identité hellénique, sans envisager toutefois véritablement le point de vue des communautés civiques elles-mêmes, sauf à évoquer au passage certains indices de ce qu’on peut interpréter comme des revendications de l’identité hellénique, et pour analyser l’attitude moralisante qu’adoptent les intellectuels à leur égard et en restant dans le cadre particulier des cités d’Asie Mineure, interlocutrices privilégiées des rhéteurs de l’époque impériale mais où le thème de la prétention à des racines grecques et le recours à un passé mythologique glorieux ont une portée bien spécifique. L’étude de Gangloff s’inscrit dans une réflexion plus large sur l’utilisation des mythes chez Dion : on y relèvera en particulier les remarques concernant la façon dont le rhéteur de Pruse préfère aux mythes locaux le fonds légendaire traditionnel et commun à tous les Grecs et privilégie, dans sa définition de l’hellénisme, les valeurs morales traditionnelles. Or, la mythologie des cités et l’usage politique qu’elles peuvent en faire, tout comme les « vertus » que prônent les cités dans leurs discours ne coïncident pas forcément, comme j’espère le montrer, avec les matériaux mythiques et les références morales qu’exploitent les rhéteurs dans les passages de leurs discours où transparaît une certaine vision de l’hellénisme. Il y a à coup sûr des phénomènes d’interaction, mais il est intéressant de mettre les deux visions en perspective l’une par rapport à l’autre.

16Cette même dimension romaine imprègne l’effort de mémoire caractéristique de la société grecque de l’époque27, une société vaincue pour laquelle la nécessité d’entretenir la mémoire peut apparaître comme un moyen de sauvegarder son identité. La problématique de la mémoire croise celle de l’identité ; l’identité a un rapport difficile au temps : la mobilisation de la mémoire au service de la revendication d’identité trouve une justification précisément dans le fait que la mémoire peut être définie comme composante temporelle de l’identité, « en conjonction avec l’évaluation du présent et la projection du futur28 ».

17Il est d’ailleurs intéressant de souligner, dans le sillage des recherches de J.-P. Vernant qui s’inspire lui-même des thèses de la « psychologie historique » d’Ignace Meyerson, que la notion de mémoire est une construction historique, variable selon les lieux et les époques : comme d’autres concepts

18- ceux de la personne, de l’espace ou du temps -, il s’agit d’une catégorie qui se modifie historiquement.

19Le thème de la mémoire, avec le problème de l’oubli qui lui est étroitement lié, notamment lorsqu’il y a manipulation de la mémoire, principalement par voie « idéologique29 », avec la question aussi de la relation entre pouvoir et mémoire, est en tout cas au cœur de notre documentation, dont il s’agit à présent de fixer plus précisément les limites. Parmi les sources littéraires contemporaines, auxquelles il a déjà été fait allusion plus haut, le texte de Pausanias, précieux par les informations que le Périégète a recueilli auprès des « exégètes » et autres dépositaires de la mémoire des cités30, occupe une place privilégiée. Dans la mémoire qu’il transmet à travers sa présentation du passé des cités et qui peut n’être certes qu’une mémoire livresque résultant de ses propres choix (comme le révèle par exemple nettement le cas messénien31), je me suis efforcé de retenir ce qui permet de faire apparaître des points de convergence avec les discours officiels des cités, privilégiant donc une approche qui fasse la part belle moins à la recherche des sources de la Périégèse ou à sa valeur de témoignage sur l’histoire de la Grèce archaïque et classique32 qu’à une analyse de ce qui, dans ce texte, relève de l’idéologie civique contemporaine.

20Les inscriptions honorifiques, que l’on peut considérer comme discours officiels, traces documentaires de la conscience de soi des cités33, où s’insère en même temps l’expression de la personne sociale de l’évergète, constituent le socle principal de mon étude. Destinés, par définition, à faire entrer un personnage et son action dans la mémoire de la cité, ces discours collectifs et civiques, malgré toute la rhétorique dont ils sont empreints34, ont l’avantage d’être plus nettement ancrés dans les réalités que les discours des intellectuels de l’époque, dans la mesure où ils représentent moins les valeurs philosophiques générales que celles directement liées à la vie civique. Au reste, si le genre de l’éloge auquel s’apparentent les discours honorifiques relève tout particulièrement d’une pratique oratoire déjà mise au point au iv^e siècle av. J.-C, où l’éthique est un moyen de faire fusionner biographie et portrait35, il ne se réduit pas cependant à un simple exercice scolaire : accompagné de la « consolation36 », il entre comme partie essentielle dans le plan de l’oraison funèbre, mais constitue aussi à lui seul un type de discours littéraire souvent cultivé, notamment dans le cadre des concours publics, où sont prévues des compétitions d’éloges, soit en prose, soit en vers.

21Dans la documentation épigraphique, je n’ai pas exclu cependant certains textes qui, pour ne pas émaner directement des cités elles-mêmes, n’en fournissaient pas moins des informations utiles à ma problématique : dédicaces d’associations ou de tribus37 ; listes de noms (magistrats, éphèbes...), utiles certes à une approche onomastique et prosopographique38, mais dont on sait que les cités les exposaient en des endroits choisis où elles pouvaient servir à perpétuer la mémoire de pratiques sociales, civiques et politiques. Il faut enfin ajouter la numismatique39 et les témoignages archéologiques sur l’évolution des paysages monumentaux des cités.

22Le recours à une analyse du phénomène mnémonique, tel du moins que permet de l’explorer l’horizon historique de la Grèce d’époque romaine40, ancre notre réflexion, du point de vue de la méthode, dans l’histoire des mentalités ou, si l’on préfère, dans celle des représentations41 selon une optique qu’il nous faut cependant préciser.

23En prenant appui sur les acquis de la sociologie de la mémoire42, on peut parler d’un espace social de la mémoire collective et faire valoir les jeux qui s’instaurent entre deux formes de cette mémoire collective : la mémoire « communicative », qui relève de la simultanéité ou de niveaux de temporalité proches l’un de l’autre et la mémoire « culturelle », qui s’applique à des niveaux de temporalité différents et dont procède la réflexion sur les origines (mythes, légendes, traditions historiques). Si cette dernière s’attache à toutes les formes symboliques où une identité de groupe est à même de s’exprimer (mythes, rites, monuments, paysages), la mémoire « communicative », quant à elle, façonnée par les cadres sociaux, s’inscrit dans l’horizon très limité de la vie de tous les jours et, pour notre propos, se fixe donc dans le présent romain des cités grecques.

24Plus spécifiquement, on peut ainsi distinguer une mémoire civique, qui se constitue en perpétuant le souvenir des charges43 assumées par les évergètes, et une mémoire sociale, qui permet à l’évergète de marquer sa place dans la vie sociale (entretenue grâce à la richesse), de rappeler par exemple le rang tenu jadis par un évergète particulier et maintenant par sa famille — mémoire entretenue par les honneurs et consécrations organisés pour les évergètes et par lesquels la communauté, en confortant le pouvoir des évergètes dans la cité, légitime un certain ordre social44. La mémoire collective, pour les communautés civiques d’époque romaine, se construit à travers l’éloge des individus. Et cet éloge est une manière de situer la personne de l’évergète au sein de toutes les valeurs sociales qu’elle incarne. De façon générale, mon analyse de la mémoire doit donc se situer par rapport à l’évergétisme, dont les connotations sont tout à la fois philanthropiques, politiques et religieuses, et par rapport à l’évolution, dans un sens aristocratique et oligarchique, que connaît la société depuis la basse époque hellénistique.

25Ayant établi ainsi un cadre de référence propice, je l’espère, à fixer les enjeux d’une réflexion portant sur la représentation historique que les Grecs donnent d’eux-mêmes en tant que communautés civiques à l’époque romaine, il me faut à présent expliquer dans quelle mesure il m’a paru légitime d’appliquer le thème général de la conscience de soi des Grecs à une région particulière : le Péloponnèse.

26D’un point de vue purement « pratique », il est clair qu’appliquer la réflexion à l’ensemble du monde grec aurait constitué une tâche dont l’ampleur aurait débordé très largement le cadre du présent travail ; il n’en reste pas moins que, de façon générale, l’histoire des mentalités et de la culture des cités grecques à l’époque romaine constitue un champ de recherche qui reste à exploiter et dans lequel mon étude espère poser quelques jalons qui pourront déboucher sur des recherches plus étendues.

27Une approche régionale permet au moins de se poser la question des spécificités et d’échapper ainsi à la fois aux discours généralisateurs sur la Grèce d’époque romaine et aux références obligées que semblent constituer les cités d’Asie Mineure et, pour la Grèce continentale, Sparte et Athènes. Il convient de ne pas perdre de vue pour autant le fait que chaque ensemble régional n’est à l’époque considérée que partie d’un tout englobant - l’empire romain — et que cette réalité détermine des rapports dont il faut tenir compte entre le pouvoir impérial et la société provinciale.

28« Acropole de la Grèce » selon Strabon45, le Péloponnèse constitue un ensemble de régions que la géographie a réunies selon une configuration spécifique - un centre occupé par des massifs d’altitude élevée (2 000 m ou davantage), véritable bastion montagneux autour duquel des plaines littorales forment un glacis irrégulier dans ses dimensions — mais occupe aussi une place particulière dans le processus de la conquête et de l’occupation romaines.

29Dymé, Corinthe - qui deviendra capitale de la « province » — et Patras sur la côte septentrionale ont été le lieu d’implantations coloniales romaines, tandis que la façade occidentale du Péloponnèse, celle qui s’ouvre directement au monde romain, s’est trouvée au cœur des opérations romaines menées aux ii^e-i^er siècles av. J.-C. Bien qu’il s’agisse d’espaces où sont établis deux des grands sanctuaires panhelléniques du monde grec antique, Olympie et l’Isthme, dont les concours se perpétuent ou sont réorganisés à l’époque romaine, la construction de la mémoire, pour les cités de cette partie de la Péninsule, se heurtait à des difficultés spécifiques.

30De fait, la collecte des inscriptions honorifiques du Péloponnèse met au premier plan quelques cités - Sparte, Argos, Mantinée et Messène - où les élites sociales semblent avoir disposé d’une marge d’affirmation culturelle et politique plus importante que dans le reste du Péloponnèse. Dans le monde des cités d’époque impériale, l’étude des élites locales fait apparaître le contrôle qu’exerce sur les cités en général un nombre très limité d’individus entre les mains desquels était concentré très vraisemblablement l’essentiel de la richesse foncière. Les communautés les plus médiocres, note F. Jacques46, devaient être dominées, à chaque génération, par une ou deux familles qui se plaisaient à revendiquer une primauté héréditaire. Or, l’ancienneté de ces familles aristocratiques n’apparaît pas usurpée, dans la mesure où la documentation épigraphique révèle que, jusqu’à la crise du iii^e siècle, maints grands notables portent des noms attestant l’accession de leurs ancêtres à la citoyenneté romaine dès la fin de la République ou sous les Julio-Claudiens.

31En ce qui concerne le Péloponnèse, l’apparente prédominance des cités établies hors des régions qui ont été touchées le plus directement par la conquête romaine crée un déséquilibre dont il faudra chercher à définir la portée, si l’on veut retrouver, derrière ces disproportions que fait ressortir la documentation épigraphique47, les logiques qui sous-tendent, dans la construction de la mémoire civique, la cristallisation de traditions historiques et mythiques propres à fonder une conscience identitaire qui serait centrée sur le Péloponnèse ou plus spécifiquement sur certaines cités.

32Le texte de Pausanias, par les précisions qu’il apporte sur les traditions et les pratiques des cités de l’ensemble du Péloponnèse, permet semble-t-il de nuancer ces écarts et constitue de ce fait, avec les données de l’archéologie, un utile contrepoint au témoignage des inscriptions honorifiques. Il ne faut pas oublier toutefois que les nombreuses références explicites aux traditions locales recueillies auprès des spécialistes de la mémoire des cités, tout comme les multiples pratiques religieuses dont Pausanias souligne la survivance à son époque, n’en relèvent pas moins de critères axiologiques et montrent que mémoire et tradition peuvent être formées ou déformées par l’expérience vécue de ceux qui se souviennent.

33D’ailleurs, la dimension spatiale dont se double, dans la construction de la mémoire, l’aspect temporel, peut être aussi bien réelle qu’imaginaire. L’unité du Péloponnèse, dont paraissent témoigner les sept livres qu’y consacre Pausanias, sur les dix que comporte la Périégèse — du moins dans l’état où le texte est parvenu jusqu’à nous - constitue l’expression grecque d’un idéal qui trouve peut-être un écho dans un passage du discours que prononça Néron, en 67 apr. J.-C, pour accorder solennellement la liberté48 à « tous les Grecs qui habitent en Achaïe et dans la région appelée jusqu’à aujourd’hui Péloponnèse49 » : par-delà le souci qui s’affirme chez l’empereur lui-même de s’inscrire dans une filiation qui le rattacherait à Pélops, le prestigieux héros éponyme de la Péninsule, l’expression paraît révélatrice, sinon d’une spécificité péloponnésienne, au moins d’une certaine perception unitaire du Péloponnèse, bien en accord aussi avec la vision restrictive que les Romains eux-mêmes ont cherché à entretenir d’une « vraie Grèce » réduite au Péloponnèse, à l’Attique et à la Grèce centrale50.

34De ce point de vue en tout cas, le Péloponnèse semble constituer un terrain d’étude propice à une enquête historique qui puisse s’inscrire dans le cadre de réflexions sur l’attitude des sociétés à l’égard de la mémoire et de l’oubli.

35Et ce d’autant plus que l’histoire culturelle et sociale de la Grèce à l’époque romaine souffre d’une focalisation des recherches sur l’Asie mineure, soit sous forme d’études globales51, soit sous forme d’analyses portant sur des points et des thèmes particuliers52, comme s’il fallait continuer de souscrire au jugement d’I. Lévy53 qui, à la fin du xix^e siècle, avait choisi d’appliquer sa réflexion à l’Asie Mineure, parce que, faisait-il remarquer54, à l’époque qui va des Flaviens aux Sévères, « l’Achaïe, appauvrie et vide d’hommes, ne vivait plus que du souvenir de sa gloire passée ».

36De fait, en ce qui concerne la Grèce propre, si l’on excepte le cas athénien55, les efforts de synthèse sont rares56 et s’inscrivent le plus souvent dans des perspectives qui privilégient la question de la vision grecque de Rome ou celle de la romanisation57. Un courant de recherche récent, illustré par les travaux de S. Alcock58 et les investigations menées par l’équipe du KERA à Athènes59, applique ainsi la problématique de l’« impérialisme » romain principalement aux documents archéologiques et développe une approche qui vise à mieux rendre compte des effets de la conquête et de la provincialisation, en étudiant tout particulièrement les paysages et leurs transformations et, partant, les modes d’implantation des populations et l’organisation sociale des communautés civiques dont il serait faux de croire, selon une vision largement tributaire du point de vue qu’expriment les élites politiques et les intellectuels, qu’elle n’a pas connu d’évolution.

37De telles études, en se fondant sur un réexamen des données tant archéologiques que littéraires, aboutissent utilement à battre en brèche non seulement le paradoxe d’une Grèce échappant, grâce à sa supériorité culturelle, à toute « contamination » ou acculturation romaine, mais aussi l’idée qu’à partir de la basse époque hellénistique, il faudrait parler d’une « décadence » de la Grèce, définie en termes de dépopulation, de détresse économique et de déclin moral. Autour de la notion de « paysage provincial », il s’agit plutôt de rechercher les traces d’un dialogue Rome/Grèce, notamment à travers une étude du comportement des élites locales considérées comme un élément clé de la politique impériale romaine, mais dont les priorités restent apparemment largement déterminées par les cadres civiques traditionnels et un idéal communautaire dont on peut souligner la dimension fondamentalement locale.

38Certes, les problématiques ne peuvent manquer de se recouper : telle étude récente60, fondée sur l’exemple péloponnésien, et consacrée aux rapports entre les cités grecques et le pouvoir romain, exploite un corpus de sources et aborde des thèmes qu’on retrouve nécessairement à la base de toute réflexion sur l’histoire de cette période. Mais, de façon générale, force est de relever le peu d’étendue des études consacrées à l’histoire culturelle de la Grèce propre à l’époque romaine, envisagée du point de vue grec : les références sporadiques à des exemples isolés conduisent à des jugements hâtifs qui risquent de masquer la réalité de pratiques et de discours significatifs des mentalités civiques en général et, éventuellement, révélateurs de particularités locales.

39Il s’agira donc d’articuler un temps et un espace, en reliant au contexte politique et social dans lequel elles s’inscrivent les composantes culturelles et religieuses de la vie civique, telles qu’elles subsistent dans la mémoire que construisent les cités. En s’efforçant de prendre en compte, autant que faire se peut, à chaque étape de la réflexion, d’éventuelles évolutions chronologiques et de distinguer des paliers significatifs, des ensembles qui permettraient de délimiter des rythmes temporels, il faudra se demander s’il est possible, au-delà des poncifs caractéristiques de l’image de la cité et de ses notables que renvoie la documentation de l’époque, et sans limiter l’approche à une analyse du jeu complexe des influences romanisantes et de la continuité hellénique qui témoigne d’une évolution sociale très générale, de dégager certaines spécificités qui serviraient à définir, dans un cadre régional et local, les modalités d’une représentation de soi particulières à certaines cités.