Les pubs, la politique démocratique et la métropole
La lutte pour le contrôle de l’espace à Londres au début des années 1790
p. 97-112
Texte intégral
1Qu’ils aboutissent ou non à des bouleversements sociaux, politiques ou culturels, les actes de résistance, de contestation ou encore les révolutions partagent au moins une caractéristique : ils s’inscrivent dans des lieux et des espaces. Le rappel de cette évidence n’est pas inutile car les historiens, les sociologues et les politistes n’ont commencé que récemment à s’intéresser à leur importance en politique. Il ne s’agit pas seulement de l’arrière-plan sur lequel se déroulent les événements mais d’une dimension qui, en elle-même, influe sur la conduite humaine. Un bref rappel des diverses significations attachées au terme s’impose : Jürgen Habermas l’envisage comme un « espace public » ayant une signification sociale ou culturelle1, alors que les historien·ne·s du genre l’ont approché comme un espace symbolique composé de « domaines » ou de « sphères distinctes » pour les hommes et les femmes. Mais de manière générale, l’espace est envisagé dans sa dimension physique, géographique et matérielle. Pour Henri Lefebvre, il existe une histoire symbolique et physique de l’espace, dont le souvenir et la signification sont loin d’être univoques. Les individus en font l’expérience à travers leurs rapports quotidiens2. L’espace s’articule aussi autour de l’imaginaire, pour ne citer que Les Lieux de Mémoire, cette collection célèbre consacrée à l’identité et la mémoire en France et dirigée par Pierre Nora. C’est principalement la dimension physique de l’espace qui fait l’objet de cet article, dans le sillage des travaux de Katrina Navickas sur les luttes pour l’accès aux espaces publics dans le Nord de l’Angleterre entre 1789 et 18483.
2 Ces conflits s’expliquent en particulier par les répercussions de la Révolution française en Angleterre. Les individus ne peuvent exercer leur citoyenneté de la même manière. Leur accès aux espaces politiques ou aux lieux de pouvoir est conditionné par les inégalités dans les statuts et les droits politiques4. Mais les bouleversements politiques ouvrent également de nouvelles possibilités et permettent à des groupes – esclaves, paysans, artisans, femmes – de contourner leur exclusion de la citoyenneté et d’investir d’une valeur politique les lieux du quotidien : marchés, tavernes, églises, places publiques ou rues.
3L’importance de cette question est triple. D’abord, l’accès à des espaces spécifiques contribue à façonner l’identité politique des individus. Comme le soulignent les sociologues Peter Stallybrass et Allon White, la configuration et la nature des lieux de réunion ont une influence sur les comportements politiques. Elles déterminent la sélection des participants, le droit et la manière de s’exprimer et la place accordée à la parole5. Si on définit la citoyenneté autrement que par l’appartenance formelle à la nation politique, mais aussi par le droit d’accès aux lieux où se fait la politique et où elle est débattue, alors on pourra comprendre la nature de l’engagement politique des radicaux londoniens dans les années 1790. Où se retrouvaient-ils ? Qui avait la parole ? Que disaient-ils et comment se manifestaient-ils leur citoyenneté politique ?
4Deuxièmement, l’identité citoyenne, l’exercice de droits politiques et d’une liberté d’action sont liées à une identité plus large, autour des citoyens et de la nation en général, qui transcende des lieux particuliers. Comme l’a laissé entendre David Featherstone, ces liens pourraient aussi être transnationaux et (selon sa propre expression) « translocal6 ». À la fin du xviiie siècle, le mouvement démocratique londonien a forgé des structures et des réseaux entre des quartiers éloignés, permettant de mobiliser les partisans, non seulement à partir d’endroits spécifiques, mais aussi à travers la totalité de l’espace urbain.
5Troisièmement, la mobilisation de certains espaces publics par les mouvements démocratiques a conduit à leur transformation en lieux de conflit avec les élites politiques. Ces dernières, à Londres, comme l’a démontré Christina Parolin, tentèrent de fermer l’accès aux lieux où les radicaux se rencontraient7. L’organisation et l’évolution du mouvement radical métropolitain furent fortement déterminées par la valorisation de certains lieux et par les luttes menées pour en contrôler l’accès.
La Taverne : espace politique
6Le mouvement britannique pour la réforme parlementaire visait principalement la Chambre des communes, la chambre basse du parlement, et ne prônait en rien le bouleversement de l’ensemble du système politique. Le programme radical remonte à 1780 avec des revendications portant principalement sur le suffrage universel masculin, l’égalité entre circonscriptions électorales et le scrutin secret. Le mouvement réformateur touche d’abord des élites progressistes puis, sous l’impact de la Révolution française, s’étend à une partie plus large de la société. L’un des développements les plus significatifs a été la création de la London Corresponding Society (LCS) par le maître-cordonnier écossais, Thomas Hardy. Sa première réunion a eu lieu le 25 janvier 1792, dans The Bell, une taverne sur Exeter Street, pas loin du Strand, artère bruyante de la métropole8. La LCS, comme Hardy l’a expliqué, « admettait des journaliers et des compagnons de toutes sortes : une classe d’hommes qui méritent un meilleur traitement qu’ils ne reçoivent généralement comme tous ceux qui se nourrissent, se revêtent et s’enrichissent par leur travail, leur industrie ou leur ingéniosité9 ». Pour cette raison, les tavernes de Londres étaient l’endroit idéal pour reformer la société, parce que, comme l’ajoutait Hardy :
« Beaucoup de ces hommes sont célibataires et ont pour pratique d’aller de leurs ateliers à une maison publique après le travail du jour, d’avoir leur souper, puis de se régaler avec une pinte ou un pot de bière, et de fumer leurs pipes, et parler des nouvelles du jour – la dureté des temps – la cherté des provisions…, etc.10. »
7Les tavernes n’étaient pas seulement des lieux de sociabilité après le travail : elles étaient également des houses of call, sorte de proto-bourses du travail où les maîtres artisans versaient les salaires de leurs compagnons sur les « tables de paie », généralement le samedi soir. Certains métiers utilisaient les tavernes comme agences de placement ou des bourses de travail. Les tavernes ont également accueilli les urnes de collecte des différentes sociétés « amicales », qui recevaient les modestes souscriptions de leurs membres pour acquitter les frais des maladies ou d’enterrement11. En outre, vers la fin du xviiie siècle, commença une campagne dirigée contre les tavernes menée par les magistrats. Elle reflétait les préoccupations de l’élite vis-à-vis de l’ivrognerie, des désordres publics, de la pauvreté et des mauvaises habitudes de travail. Elles recommandaient un encadrement plus strict de l’octroi des licences aux taverniers et une restriction des heures d’ouverture. Cette campagne fut stimulée par une proclamation royale contre le « vice » publiée en 178712. Dans des villes comme Londres, la campagne conduisit finalement à une réduction du nombre de patrons licenciés capables de répondre à l’accroissement de la demande par l’agrandissement de leurs locaux. Une telle réponse était favorisée par l’expansion de la métropole et des constructions, par l’investissement des brasseries dans les pubs, et par l’augmentation du pouvoir d’achat des commerçants et des ouvriers qualifiés. Les taverniers s’efforcèrent de rendre leurs locaux et leur commerce plus « respectables » afin de répondre aux inquiétudes des élites et des classes moyennes. Ils investirent dans un ameublement de meilleure qualité, dans de plus grands espaces pour la musique, la danse, les clubs et les réunions, en somme les principales formes de la sociabilité des contemporains13.
8Par ce biais, la LCS fut en mesure de diffuser son message dans les couches populaires. Si, comme Hardy le suggérait, elle comptait peut-être pour près de la moitié des artisans, elle se développait également dans les sites fréquentés par les ouvriers londoniens14. En utilisant les espaces plus grands et bien meublés des pubs britanniques, la LCS a rapidement prospéré et a formé des sections locales dans les tavernes de la métropole. Le rapport d’un espion de police nommé Kennedy en novembre 1792 énumère les lieux de réunion de seize des sections de la LCS : Unicorn, Crown and Thistle, Marquis of Granby, Black Dog, Sun, Three Herrings, Crown, Red Lyon, Scotch Arms, Sign of the Cock, et ainsi de suite : une énumération qui confirmait du rôle du pub londonien comme le point de réunion privilégié15. La taverne facilitait l’inscription du temps et les lieux des débats dans la vie quotidienne de ses membres de l’artisanat et de la bourgeoisie. Elle s’inscrivait aussi dans la communauté locale, au cœur de la sociabilité masculine. Lorsque Hardy exprimait son espoir d’établir des rapports « de bon voisinage16 », il souhaitait faire respecter dans les réunions des règles de politesse, mais aussi attirer une clientèle locale susceptible d’élargir le mouvement en faveur d’une réforme démocratique.
9L’accent mis par Hardy sur le « voisinage » soulève la question du rapport entre les identités politiques et les espaces utilisés par la LCS. Tout d’abord, le choix des tavernes a montré que la LCS considérait la citoyenneté comme un domaine masculin. Au xviiie siècle, aucune femme respectable n’aurait été acceptée dans un pub à moins d’être escortée par son mari ou à l’occasion de certains jours fériés. En tant qu’observateur de la vie de la taverne de Londres, le magistrat Patrick Colquhoun a pu remarquer que, dans les années 1790, il était « honteux pour une femme (sauf pendant les vacances) d’être vue dans une maison publique et celles qui auraient osé s’asseoir parmi les hommes dans une taproom étaient considérées comme d’infâmes prostituées17 ». Que les tavernes soient réservées aux hommes correspondait bien aux objectifs de la LCS, puisque son but était d’assurer le suffrage universel masculin pour la réforme du parlement. Pourtant, la LCS considérait la citoyenneté comme transcendant les divisions sociales, proclamant : « cette société est illimitée dans ses membres alors que l’un d’entre eux n’est pas représenté en Grande-Bretagne », un objectif illustré par ses faibles cotisations d’un penny par semaine18. La perspective dessinée par ces « membres illimités » signifiait que la société se voulait socialement diversifiée et pas seulement limitée aux artisans. À l’apogée de la LCS, à l’automne 1795, le nombre de membres participant aux réunions de section atteint 3576, quoique la seule liste connue portant mention des professions des membres n’indique que 347 noms, dont environ la moitié était des artisans ou des commerçants (notamment cordonniers, tisserands, tailleurs, horlogers et ébénistes). Les autres étaient médecins, avocats, commerçants de détail et libraires19.
10La LCS a donc choisi une voie moyenne dans le choix de ses lieux de rencontre en s’adressant d’un côté aux artisans et de l’autre aux membres plus bourgeois. Quand ses sections se rencontraient, le choix se portait sur des établissements avec licences susceptibles de projeter une image de respectabilité et la perspective de débats raisonnés et éclairés. Francis Place, l’un de ses membres, se souviendrait plus tard, de façon idéalisée, que la LCS avait été « la meilleure école pour un enseignement d’une qualité exceptionnelle20 ».
11Cependant, en poursuivant ce but admirable, la société a rencontré des obstacles liés au choix des tavernes comme points de réunion. En février 1794, la LCS se vit obligée de réviser sa constitution initiale afin de réguler le comportement de ses membres – comportement influencé par les lieux même où ils se rencontraient et qui avaient tendance à favoriser les conversations et les arguments bruyants stimulés par la forte bière brune. Le Rapport du comité constitutionnel de la société chercha à encadrer les écarts, rappelant à chaque membre que « tout bruit est interruption », et à « modérer ses propres passions ». Les membres étaient exhortés à « voter silencieusement » et ils étaient mis en garde contre certains comportements : « la pratique de montrer les deux mains, ou d’appeler Tout le monde ! Tout le monde ! ou d’autres exclamations de ce genre sont tumultueuses, indécentes et tout à fait injustifiables21 ». De plus, les règles de la LCS avaient toujours stipulé qu’aucune personne « alcoolisée » ne serait admise et que l’ivresse répétée était une cause d’expulsion22. Il n’était pas toujours facile de séparer le lieu du comportement des membres : la taverne elle-même a façonné l’atmosphère et la conduite des débats.
« Membres illimités » : franchir l’espace métropolitain
12Pour la LCS, le choix d’une structure métropolitaine était aussi, peut-être, une réponse à des problèmes d’espace. Si de nombreuses auberges et tavernes disposaient de salles de réunion, ces dernières ne pouvaient accueillir qu’un nombre limité de personnes. La LCS avait connu une croissance rapide dans les mois qui avaient suivi sa création. Selon les sources, les estimations varient entre 639 et 680 membres en novembre 179223. Dans sa propre histoire de l’établissement de la LCS, Hardy eut d’ailleurs le désir de lui donner une ampleur métropolitaine :
« J’ai d’abord imaginé qu’il serait possible de fonder une société à Londres pour ceux qui n’avaient pas voté pour un député les représentant au parlement, comme les paroisses populeuses de St. Giles’s, Mary Le Bone, Bloomsbury, et toutes les paroisses à Londres, Westminster, et Southwark24… »
13Londres (en d’autres termes, la City, la ville historique à l’intérieur des anciens murs romains et les quartiers annexes), Westminster et Southwark étaient les trois villes, légalement séparées, qui constituaient le noyau de la métropole. Mais, après quelque réflexion, Hardy constata rapidement « qu’il était impossible d’établir une société influente à une échelle si étroite ». Puisque « toute la masse du peuple n’est pas représentée », il s’ensuivait que sa société devait être socialement et géographiquement plus ambitieuse25.
14Cette ambition se heurtait cependant aux obstacles posés par l’absence de transports en commun mécanisés, contraignant à déambuler entre la résidence, le travail, les commerces et les lieux de loisirs. Les fiacres (« Hackney cabs »), tirées par des chevaux, étaient chers et seuls les riches pouvaient posséder leurs propres voitures et équipage, ou entretenir un cheval dans une écurie. Ainsi, Londres était une « ville de marche » – « a walking city », où la plupart des gens menaient leur vie quotidienne à pied26. La métropole de Londres était cependant l’une des plus grandes villes dela planète et de fait la plus grande d’Europe. Sa taille impressionnait les visiteurs du xviiie siècle27. Le défi pour Hardy et ses collaborateurs était donc de réunir une société véritablement métropolitaine, quand l’espace était si vaste et la population si dense. La solution était de créer un réseau de sections. Comme Hardy l’expliqua :
« Les membres ont été vite si nombreux qu’il fut nécessaire de diviser la société en corps distincts et de les classer en fonction de leur proximité de résidence par rapport aux lieux de réunions […] chaque section devait envoyer l’un des siens comme délégué pour former un comité dans un endroit central afin de conduire les affaires de la société28. »
15Chaque section devait recruter trente membres, mais une fois ce nombre dépassé, les membres suivants devaient être inscrits sur une liste supplémentaire : lorsque le nombre des noms sur cette liste atteignait seize, ils formaient une autre division. Chaque division devait envoyer un délégué à un comité général qui se réunissait une fois par semaine, tous les jeudis. Le fonctionnement quotidien de la société était alors assuré par un comité exécutif restreint, choisi par le comité général qui se réunissait deux ou trois fois par semaine. Mais, cette structure en se développant se heurtait à la taille considérable de la métropole. Il était difficile, pour des raisons de distance et de temps, d’exiger des artisans qu’ils fassent de longs parcours à pied. Aussi, la LCS divisa-t-elle la grande ville en quatre districts géographiques, chacun doté d’un comité de district qui servait d’intermédiaire entre les sections locales et le comité général29. La structure de la LCS, devenue ainsi plus sophistiquée, fut en mesure de surmonter les défis spatiaux posés par l’étalement métropolitain. La LCS visait à transcender non seulement les divisions sociales par son appel aux « membres illimités », mais aussi à parcourir le vaste espace de la métropole. Selon l’expression de David Featherstone, il s’agissait d’un exercice d’« articulation » par lequel des groupes et des personnes issues de milieux et d’origines différentes étaient liés ensemble de manière cohérente30. En 1795, la LCS se targuait de quarante et une sections se réunissant régulièrement. Et si le nombre de celles-ci était limité dans la City, il était bien plus important dans l’Ouest et le Nord31. Cette différence s’explique par le fait que les pubs de la City étaient restés moins nombreux et plus petits. La migration des artisans et des ouvriers vers les banlieues s’était en revanche accompagnée de l’ouverture d’établissements plus grands et mieux aménagés32.
16Certes, la capacité de la LCS à s’affranchir de la distance à partir de son réseau de sections dans la métropole est sujette à caution. Les comptes rendus de la société montrent que les réunions du comité exécutif furent souvent été annulées ou que leurs membres durent être remplacés après leur démission. Le manque de temps disponible et la distance ont contribué de manière décisive à ces difficultés33. Néanmoins, il est remarquable que la LCS ait malgré tout cherché à forger une identité politique masculine partagée par les ouvriers, les artisans et les classes moyennes, à partir de la promotion de débats raisonnés, d’une éducation politique et d’une exigence de respectabilité et de sociabilité. En essayant de forger un mouvement démocratique par-delà les distinctions de « classe », La LCS est parvenu à s’étendre à travers le vaste espace géographique de la métropole et à regrouper plusieurs milliers de membres dans un véritable mouvement métropolitain. Mais, son identité centrale n’était pas seulement londonienne. Elle était d’abord et avant tout britannique : sa première adresse, du 2 avril 1792, avait été envoyée à la Sheffield Society for Constitutional Information, la Manchester Constitutional Society et à la Society for Constitutional Information de Londres – cette dernière ayant diffusé son message partout dans le pays. La langue de la propagande de la LCS faisait toujours appel à l’ensemble de la nation – aux « habitants laborieux de la Grande-Bretagne » et « à la nation en général », par exemple, et jamais seulement aux seuls Londoniens34. En mai 1793, la LCS écrivait à la convention des sociétés écossaises des Friends of the People, établie à Édimbourg. Elle sollicitait l’établissement avec elles d’une correspondance soutenue et d’une « coopération plus intime », et s’engageait à envoyer deux délégués à la « Convention britannique » d’Édimbourg à l’automne35.
17Alors que l’étendue de ses propres structures formelles était métropolitaine, sa vision, sa définition du citoyen embrassait tout le pays. La LCS était également universaliste dans ses perspectives. La société fit parvenir en son nom et au nom des autres sociétés britanniques une adresse à la Convention nationale de France, datée du 27 septembre 1792. Lue à la Convention en 7 novembre, elle soutenait la cause des révolutionnaires « à laquelle la leur est si intimement liée ». Elle déclarait ne voir « dans les Français que nos concitoyens du monde » et souhaitait la réalisation d’une « triple alliance, non des couronnes, mais des peuples de l’Amérique, de la France et de la Grande-Bretagne » qui « donnera la liberté à l’Europe et la paix à l’univers ! Chers amis, vous combattez pour le bonheur de l’humanité entière36 ». La LCS réussit à rallier à cette initiative non seulement les radicaux métropolitains de Londres mais également quatre autres sociétés réformistes – deux à Manchester, une à Norwich et une à Londres. Par la suite, onze autres organisations réformistes envoyèrent leurs propres adresses à la Convention37. En plus de son engagement en faveur de la Révolution française, la LCS noua des liens, par le biais de contacts individuels, avec le mouvement anti-esclavagiste. Hardy prit d’abord contact avec les radicaux de Sheffield en mars 1792 au nom de la LCS, s’adressant au révérend Bryant, un anti-esclavagiste notoire. Hardy évoquait également son « ami, Gustavus Vassa, qui écrivait ses mémoires chez lui, et qu’il avait parlé de Bryant comme d’un ami travaillant avec zèle à l’abolition de ce trafic maudit, la traite des esclaves38 ». En fait, l’esclave africain d’antan, dont le nom réel était Olaudah Equiano, avait publié sa Vie intéressante de Gustavus Vassa en 1789, et il travaillait probablement à une nouvelle édition car ce texte était rapidement devenu un étendard de la cause anti-esclavagiste. De l’abolitionnisme de Bryant, Hardy déduisait qu’il était « un ami travaillant avec zèle pour défendre la liberté sur le modèle des DROITS DE L’HOMME39 ». Ainsi, le type d’identité politique que la LCS essayait de forger par l’occupation d’espaces urbains, par ses tentatives pour atteindre verticalement les groupes sociaux et horizontalement, à travers Londres, la Grande-Bretagne et le monde, illustrait une citoyenneté active, démocratique et masculine, à la fois métropolitaine, britannique et cosmopolite dans ses perspectives.
La lutte pour l’espace : la pression conservatrice
18Si le fait que les réunions de la LCS se tenaient dans des tavernes fut, dans les premiers temps, un avantage, des inconvénients apparurent rapidement. Le gouvernement et ses partisans, y compris parmi la population, répandirent très vite des bruits alarmants sur la montée de l’agitation politique chez les artisans et sur la popularité croissante des organisations radicales. Lorsqu’il devint clair que les révolutionnaires français abandonnaient le modèle de la monarchie constitutionnelle pour celui de la République, les relations diplomatiques entre la France et la Grande-Bretagne se dégradèrent. Le renversement de Louis XVI le 10 août 1792 conduisit le gouvernement britannique à rappeler son ambassadeur. Les massacres de septembre 1792 et l’exécution du roi le 21 janvier 1793 furent rapportés avec horreur dans la presse. Dès les derniers mois de 1792, la progression des armées française aux Pays-Bas menaça directement les intérêts stratégiques britanniques. C’est à la même période que les organisations radicales comme la LCS tentèrent de se rapprocher de la Convention nationale, ce qui parut d’autant plus dangereux. Le 19 novembre, douze jours après la lecture de l’adresse conjointe des sociétés britanniques, les Français publièrent un édit assurant « fraternité et secours » à « tous les peuples qui voudront recouvrer leur liberté40 ». Des groupes comme la LCS apparaissaient à présent comme une menace potentielle aux yeux de leurs adversaires politiques. À partir de l’entrée en guerre de la Grande-Bretagne, le 1er février 1793, ils furent considérés comme des traîtres.
19La riposte du gouvernement et de ses partisans contre la montée du radicalisme prit plusieurs formes. En janvier 1793, le gouvernement légiféra contre les « étrangers » suspects et la « correspondance séditieuse » avec la France. L’habeas corpus fut suspendu par deux fois, entre mai 1794 et juillet 1795 puis entre avril 1798 et mars 1801. En novembre 1795, le gouvernement de William Pitt fit adopter les « deux lois » bientôt renommées « Lois bâillon ». La première interdisait tout « rassemblements séditieux » de plus de cinquante personnes sans autorisation d’un magistrat. La seconde qualifiait de trahison toute attaque verbale ou écrite contre le roi et ses ministres. Notamment en raison de son organisation en petites sections qui n’atteignaient que rarement le seuil de 50 personnes, la LCS survécut à ces mesures gouvernementales – jusqu’à ce que l’organisation soit nommément interdite en 1799. Il lui fut plus difficile de repousser les attaques des organisations populaires loyalistes. Ces dernières étaient encouragées par le gouvernement qui subventionnait largement la propagande patriotique contre la France révolutionnaire. Mais ce mouvement fut aussi largement spontané, nourri par la loyauté à la couronne, la crainte d’une invasion française et d’une révolution. Ce loyalisme s’exprima de diverses manières : enrôlement dans des milices locales de volontaires, investissement dans des associations loyalistes militant contre les radicaux et leur propagande, boycott de commerçants soupçonnés de sympathies radicales, bûchers symboliques de l’effigie de Thomas Paine… Cette opposition prit aussi la forme d’une bataille pour l’accès à l’espace public, les loyalistes cherchant à expulser les radicaux de leurs lieux de réunion par divers moyens.
20Parce qu’ils se rassemblaient souvent dans les pubs, les comités de la LCS étaient particulièrement vulnérables. Les autorités – en l’occurrence les juges de paix de district qui délivraient les licences nécessaires aux tavernes et aux auberges – n’ignoraient pas que le fonctionnement de la LCS dépendait de l’accès aux salles de réunion publiques. Elles agirent en conséquence. Une par une, les portes des tavernes londoniennes se fermèrent aux artisans révolutionnaires. Le 7 juin 1792, le Comité général de la LCS se plaignit que les magistrats laissaient prospérer « les bordels, les maisons closes et tous les autres lieux de déprédation publique » tandis qu’ils « menaçaient des tenanciers innocents de confisquer leur licence s’ils accueillaient dans leurs locaux toute assemblée d’artisans ou de commerçants soupçonnés de discuter de sujets politiques41 ». Pour le patron d’une taverne, être privé de sa licence entraînait la perte d’une part importante de son revenu, voire l’expulsion par le brasseur qui était généralement son associé42. Il n’est donc pas étonnant que dans tout le pays, une centaine de tenanciers de pubs se soient pliés à ces exigences et aient accepté de signaler aux magistrats locaux toute activité « soupçonnée de trahison ou à de sédition43 ». Comme l’a décrit Hardy, l’impact sur le fonctionnement de la LCS ne se fit pas attendre :
« Leurs cris et leurs menaces furent à si efficaces qu’il n’y eut plus une seule public house – ni taverne, ni café – qui acceptât de recevoir un seul comité de la Société pour la réforme parlementaire… Dans tout le pays, ces clameurs et cette agitation désorganisèrent la London Corresponding Society. Alarmés, de nombreux membres quittèrent la région – certains allèrent jusqu’en Amérique. Parmi les grands orateurs de la société d’autres se cachèrent dans des caves ou des recoins et nul n’entendit plus parler d’eux – d’autres encore désertèrent et se rallièrent à l’étendard de l’ennemi… La petite minorité qui était restée fidèle à ses premiers principes et qui était déterminée à persévérer fut dans l’obligation de louer à grands frais des établissements privés ou des salles de ventes, le montant des cotisations hebdomadaires doubla, ainsi que leur détermination44. »
21En outre, au moment même où la LCS était expulsée des tavernes, ses adversaires s’y installaient avec la bénédiction des autorités. La sociabilité propre aux pubs et la volonté de la LCS de s’ouvrir à un « nombre illimité de membres » ont facilité l’infiltration par des espions du gouvernement. Le premier rapport envoyé aux autorités était signé d’un indicateur nommé Lynam qui avait rejoint la section 2 de Hardy. Il fut reçu à la fin du mois d’octobre 1792.
22Pourtant, si la LCS autorisait les non-membres à assister aux débats, elle s’entourait de certaines précautions. Dans sa seconde version, la constitution de la LCS stipulait que « chaque membre aura le droit d’être accompagné d’un étranger, à condition qu’il partage nos sentiments » et que « à sa seconde visite, l’étranger devra demander à être inscrit en tant que membre45 ». Dans certaines sections, la demande était soumise au vote. Ces procédures permettaient parfois de démasquer des agents du gouvernement : en novembre 1792, un espion nommé Kennedy tenta d’assister à la réunion de la section 8 qui se tenait à la Sun Tavern sur Windmill Street. Il raconta plus tard : « en entrant dans la salle, je fus immédiatement soupçonné et très mal traité. Le président m’insulta, et on me menaça de coups si je ne partais pas immédiatement ». Alors qu’il descendait l’escalier, Kennedy « reçu[t] un coup de pied dans les côtes46 ». Le fait que des espions puissent s’introduire dans les sections montre bien que dans une métropole telle que Londres, il était presque impossible pour les militants de vérifier l’histoire personnelle et la sincérité de chacun. Cette insuffisance découle donc directement de l’ambition de la LCS de s’ancrer dans toute la métropole et révèle les difficultés auxquelles elle se trouvait confrontée dans certains quartiers.
23De plus, si le réseau métropolitain des pubs avait profité à la LCS, il en fut de même pour ses ennemis. En effet, les difficultés provenaient non seulement des autorités mais également des organisations conservatrices rivales, notamment de l’Association pour la Défense de la Liberté et de la Propriété contre les Républicains et les Niveleurs (Association for the Preservation of Liberty and Property against Republicans and Levellers), fondée par John Reeves, un ancien juge de Terre-Neuve qui occupait alors un poste important au sein de la première organisation de la police londonienne. Reeves s’inquiétait du développement de ce qu’il considérait comme une conspiration franco-britannique ayant pour objet de déstabiliser l’ordre établi. Cette association avait pour but d’appeler « tous les honnêtes hommes » à s’associer « non pour construire ou pour démolir » mais pour « préserver » les institutions actuelles. Le moment était critique : « jamais », écrivit-il, « la débauche et la sédition n’avaient atteint un tel niveau, et la trahison et la rébellion semblaient pouvoir l’emporter47 ». La première réunion de son association se tint le 20 novembre 1792 à la Crown and Anchor Tavern, à Londres, sur le Strand. Le choix du lieu était significatif : si les radicaux pouvaient se réunir dans les tavernes, alors les loyalistes le pouvaient également. Comme le remarque Henri Lefebvre, il y a là « un langage commun […] permettant non seulement de “lire” un espace mais de le produire48 ». Autrement dit, les tavernes furent construites avant de servir de lieu de réunion aux radicaux et à leurs adversaires – en soit, ce sont donc des espaces neutres. La lutte des réformateurs pour en conserver l’accès se révéla vaine.
24L’action de Reeves fut bientôt soutenue par le gouvernement qui comprit rapidement les avantages qu’il y avait à s’appuyer sur le peuple dans la lutte contre les radicaux. Le 23 novembre, Reeves annonça officiellement la création de l’Association, appelant les notables locaux (propriétaires, juges de paix, ecclésiastiques) à le soutenir. Trois jours plus tard, l’organisation déclara que l’un de ses objectifs était « d’encourager tous les sujets à former des sociétés similaires dans les différents quartiers de la ville ». Il était « fortement à désirer qu’une société fût formée dans la ville de Londres, une autre à Westminster et une autre dans le Borough ». C’était dans ce dernier quartier, c’est-à-dire dans l’arrondissement de Southwark, que serait situé le noyau autour duquel les petites sociétés pourraient s’agréger « pour s’entraider et coopérer49 ». En d’autres termes, non seulement l’Association exploitait-elle les mêmes espaces physiques que la LCS, s’établissant en concurrent direct (notamment pour l’accès aux tavernes), mais elle visait en outre à reproduire son maillage à la fois métropolitain et national.
25Avec l’appui des élites locales et celui du gouvernement, l’Association de Reeves se développa rapidement. Les propriétaires en constituaient l’épine dorsale. Dans la City de Londres, le Lord Maire et les Corporations (Livery Companies) approuvèrent la création de ces organisations le 6 décembre 1792. Bientôt, un réseau national de loyalistes permit de diffuser efficacement la propagande anti-radicale. Les associations loyalistes locales étaient dirigées par des notables : ainsi, à Londres, il s’agissait principalement d’employeurs qui entraînaient leurs ouvriers. Tel fabricant de papier peint constitua une branche locale avec ses ouvriers et ses employés, leur demandant de faire preuve de leur fidélité « comme il convient à des sujets bons et loyaux50 ». Il existait de telles branches dans chaque quartier et paroisse de la City. À Westminster, chaque association locale envoya un délégué au comité national qui recevait ses ordres directement de Reeves, à présent établi au Crown and Anchor. De Kensington et Chelsea à Mile End, de Highgate à Southwark (qui comptait une association dans chacune de ses cinq paroisses coordonnée par un comité central), les Associations dessinaient ce que l’historien E. C. Black a appelé « un anneau de la répression » autour de la métropole51.
26Face à ces développements, la LCS fit son possible pour renforcer son implantation dans plusieurs quartiers de Londres. Sa structure divisionnaire avait montré son efficacité et lui avait permis de rassembler les artisans radicaux d’un quartier à l’autre. Mais, confrontés au raz-de-marée loyaliste et expulsés des tavernes où ils se rencontraient, les radicaux se virent écrasés localement au moment même où ils tentaient de créer des liens au niveau de la métropole tout entière entre des partisans relativement peu nombreux et dispersés. L’impact combiné de l’Association de Reeves et de la pression gouvernementale a été décrit par Hardy :
« Dispersés, les derniers membres de la société se retrouvaient toujours régulièrement chaque semaine – excepté celle où l’Association de Reeves publia sa déclaration et causa chez tous les tenanciers une telle frayeur qu’aucun ne voulut plus recevoir nos groupes. […] Pendant plusieurs semaines, le Comité évita de se réunir deux fois de suite dans un même lieu et en changea chaque semaine pour éviter d’être interrompu par des officiers de police qui rôdaient à la recherche de leurs proies. Nous savions qu’ils n’avaient pas légalement le droit d’interrompre nos réunions, mais par leurs cris et leurs menaces ils pouvaient les perturber et nous empêcher de traiter les affaires de la Société. Nous nous rencontrions tour à tour chez les uns ou chez les autres, et quelquefois dans des tavernes tenues par des sympathisants qui ne craignaient pas de perdre leur licence52. »
27C’est peut-être en réponse aux pressions exercées contre ses lieux de réunion habituels que la LCS commença à organiser de grands rassemblements en plein air qui réussirent à attirer des foules énormes. Le premier eut lieu le 14 avril 1794 sur le terrain de boules de Chalk Farm au nord de Londres, le long de la route de Hampstead. Un second fut organisé sur Saint George’s Fields sur la rive sud de la Tamise à la fin du mois de juin 1795, suivi d’un autre à Copenhagen House le 26 octobre et, au même endroit, le 12 novembre – ce fut le plus grand de ces rassemblements. On estime qu’en 1795 plus de 100000 personnes assistèrent ainsi à des réunions publiques où les orateurs prirent tour à tour la parole en faveur de la réforme politique et contre la guerre53.
28Pourtant, ces vastes rassemblements publics dans des lieux ouverts, étaient bien différents des petits comités qui se retrouvaient à l’étage des pubs. Parmi les milliers de personnes qui affluaient aux énormes manifestations de la LCS, toutes ne souscrivaient pas nécessairement à son programme de réforme, même si elles exprimaient leur colère contre la répression politique, les crises économiques et la guerre : en 1795, le prix de la nourriture augmenta considérablement, conduisant à une crise durable. À un moment où les conséquences de l’hiver rigoureux de 1794-1795 se faisaient sentir, la LCS sut s’adresser à la détresse de milliers de Londoniens et les attirer à ses rassemblements. Était-ce véritablement là que se faisait le débat politique ? Ce n’est pas là que les artisans pouvaient trouver un forum où perfectionner leurs idées, mettre en place des discussions participatives et démocratiques sur la politique, ni se lier d’amitié avec ceux qui partageaient les mêmes opinions en les rencontrant chaque semaine. Ces grands rassemblements publics ne pouvaient pas permettre à la LCS de gagner durablement de nouveaux citoyens à la cause de la réforme. Par la suite, en raison de la répression gouvernementale, de la propagande et des vagues de loyalisme populaire qui chassèrent les tièdes, intimidèrent les modérés et épuisèrent les dévoués, le nombre de militants de la LCS déclina. En 1799, lorsque l’organisation fut finalement interdite par le gouvernement, elle ne comptait plus que 200 membres environ.
Conclusion
29La lutte qui avait opposé la London Corresponding Society à ses opposants conservateurs fut bien, pour reprendre l’expression de Katrina Navikas « l’histoire du rétrécissement de l’espace public54 ». Mais ce fut aussi l’histoire d’une lutte pour la citoyenneté qui impliquait non seulement l’accès à des droits civiques formels comme le droit de vote, mais aussi la liberté d’aller et venir dans les lieux où la politique se faisait. Ainsi, lorsque le gouvernement britannique et ses partisans exercèrent des pressions sur les patrons des tavernes pour qu’ils excluent les groupes de la LCS, ce ne fut pas uniquement pour mettre un terme à leurs activités politiques mais également pour imposer le fait que les pubs et les tavernes – les lieux de sociabilité principaux des classes ouvrières et même des classes moyennes – n’avaient pas vocation à héberger des débats et des actions politiques, et donc des citoyens. En d’autres termes, priver la LCS de l’accès aux pubs permettait d’indiquer que leurs clients n’avaient pas à parler politique. Bien sûr, cela s’appliquait paradoxalement aussi aux partisans du gouvernement. Bien que William Pitt et certains de ses ministres aient soutenu le mouvement loyaliste de l’Association, dont les membres se retrouvaient également dans les espaces publics, y compris les tavernes, ils espéraient que les réunions seraient peu nombreuses et auraient principalement pour fonctions de recevoir des signatures pour les pétitions loyalistes, d’encaisser les dons et de diffuser la propagande gouvernementale. « Nous espérons éviter, écrivit Pitt le 25 novembre 1792, que les réunions et les discussions publiques se multiplient, tout en faisant voir qu’un grand nombre de gens sont de notre côté55. »
30Pourtant, l’expérience de la LCS fut fondatrice car elle permit le développement d’un mouvement démocratique pacifique espérant convaincre les contemporains de la nécessité de la réforme. Elle y parvint en dépassant les différences de classe (mais non de sexe), en choisissant comme lieu de réunion celui de la sociabilité habituelle des artisans et des ouvriers, imposant des débats ordonnés et des procédures « respectables » qui contribuèrent à l’éducation politique du peuple. Dans ce processus, le choix de tenir les réunions dans les tavernes a joué un rôle crucial au moment de la montée en puissance de la LCS, en 1792. Ce faisant, la LCS a permis le développement d’une conscience politique commune aux Londoniens : sa structure divisionnaire transcendait l’espace géographique et reliait plusieurs points à travers la métropole, tout en développant des liens avec des clubs implantés sur l’autre rive de la Manche, mais aussi de l’autre côté de l’Atlantique, notamment sur la question de l’abolition de l’esclavage. À la fois enracinée dans le terreau local, dont le centre était le pub, et intégrée à un réseau métropolitain, la LCS connectait entre eux des Britanniques (quelle que soit leur richesse, mais « à l’exception des criminels et des fous » précisait Hardy56) à la recherche des droits politiques universels d’une humanité comprise comme une association de citoyens égaux. Cette vision de la citoyenneté restait essentiellement masculine, comme le montre le choix des lieux de réunion : seuls les rassemblements de plein air, plus tard, furent en mesure d’attirer un grand nombre de femmes. Malgré cette limite, la LCS contribua à inventer une identité politique plurielle, tant sur le plan social que sur le plan géographique.
31Les dispositions spatiales qui donnèrent à la LCS sa forme initiale et encouragèrent ses membres à atteindre une conscience politique furent aussi, triste ironie du sort, exploitées par leurs opposants. Le gouvernement parvint à infiltrer les sections avec ses agents, les magistrats menacèrent les tenanciers de la perte de leur licence, et leurs opposants loyalistes reprirent les mêmes structures et les mêmes réseaux pour développer des idées opposées aux leurs. Pourtant, la répression policière infligée à la LCS, combinée à la détérioration des conditions de vie qui a accompagné la récession du milieu des années 1795, a encouragé les radicaux à tenir de vastes réunions publiques en plein air, mettant ainsi en place un nouveau mode de fonctionnement plus démocratique, attirant des dizaines de milliers de personnes, hommes et femmes, leur permettant de transformer une véritable détresse sociale en mouvement politique. Pourtant, par leur nature même les « meetings monstres » (monster meetings) de Chalk Farm, Spa Fields et Copenhagen House ne pouvaient que mobiliser de façon transitoire le soutien de la foule et non former des citoyens engagés. Pour cela, il aurait fallu des espaces plus restreints comme des salles de réunions où la pratique du débat démocratique aurait pu se développer l’occasion du vote des résolutions ou de l’admission de nouveaux membres, ou encore en participant à la rédaction de courriers destinés tant à la métropole londonienne qu’au-delà des frontières britanniques. L’ironie finale apparaît alors d’autant plus tragique : au moment même où elle réunissait le plus de monde, au moment donc où elle était la plus démocratique, la LCS ne fut plus en mesure d’utiliser son appareil pour renforcer la création d’une identité de citoyen rationnel, éduqué et démocratique, ce qui demeurait son but principal.
Notes de bas de page
1 Habermas J., L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la sociéte bourgeoise (1962), Paris, Payot, 1988.
2 Lefebvre H., La production de l’espace, Paris, Anthropos, 1974 ; voir également id., « La production de l’espace », L’homme et la société, n° 31/1, 1974, p. 15-32, extrait de l’introduction de l’ouvrage de même titre.
3 Navickas K., Protest and the Politics of Space and Place, 1789-1848, Manchester, Manchester University Press, 2016.
4 Epstein J., « Spatial practices/democratic vistas », Social History, n° 24, 1999, p. 294-310 (ici p. 296).
5 Stallybrass P. et White A. (éd.), The Politics and Poetics of Transgression, Ithaca, Cornell University Press, 1986, p. 80, cité par Navickas, Protest, op. cit., p. 14, et Epstein, « Spatial Practices », art. cité, p. 301.
6 Featherstone D., « Contested relationalities of political activism : the democratic spatial practices of the London Corresponding Society », Cultural Dynamics, n° 22, 2010, p. 87-104 (ici p. 89-92).
7 Parolin C., Radical Spaces : Venues of Popular Protest in London, 1790-1845, Canberra, Australia National University Press, 2010, p. 5.
8 Sheppard F. H. W., Survey of London, xxxvi : The Parish of St. Paul Covent Garden, Londres, Athlone Press/University of London, 1970, p. 225-228.
9 Thale M. (éd.), Selections from the Papers of the London Corresponding Society 1792-1799, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, p. 8.
10 Thale, Selections from the Papers, op. cit., p. 8.
11 White J., London in the Eighteenth Century : A Great and Monstrous Thing, Londres, Bodley Head, 2012, p. 237.
12 Clark P., The English Alehouse : A Social History, 1200-1830, Londres, Longman, 1983, p. 254-260.
13 Ibid., p. 275-277.
14 Dickinson H. T., British Radicalism and the French Revolution, 1789-1815, Oxford, Blackwell, 1985, p. 10-11.
15 Thale, Selections from the Papers, op. cit., p. 28-29.
16 Ibid., p. 9.
17 Clark, English Alehouse, op. cit., p. 311.
18 Featherstone, « Contested relationalities », art. cité, p. 93.
19 Thale, Selections from the Papers, op. cit., p. xix.
20 Thale M. (éd.), The Autobiography of Francis Place (1771-1854), Cambridge, Cambridge University Press, 1972, p. 200.
21 The Report of the Committee of Constitution of the London Corresponding Society, Londres, 1794, p. 5-6.
22 Thale, Selections from the Papers, op. cit., p. xxvi.
23 Ibid., p. xxiv.
24 Ibid., p. 5.
25 Ibid., p. 5.
26 Sur les déplacements à pied dans l’espace londonien, voir Tankard P., « Johnson and the Walkable City » Eighteenth-Century Life, xxxii, 2008, 1-22 ; pour une perspective élargie à l’échelle de l’Angle- terre, voir Corfield P. J., « Walking the City Streets : the Urban Odyssey in Eighteenth-Century England », Journal of Urban History, xvi 1990, p. 132-174.
27 Porter R., London : a social history, Londres, Penguin, 2000, p. 115.
28 Thale, Selections from the Papers, op. cit., p. 9.
29 Dickinson, British Radicalism, op. cit., p. 9-10.
30 Featherstone, « Contested relationalities », art. cité, p. 91.
31 Ibid., p. 93.
32 Clark, English Alehouse, op. cit., p. 274.
33 Thale, Selections from the Papers, op. cit., p. xxv.
34 Ibid., p. 10-11.
35 Cité dans Goodwin A., The Friends of Liberty : the English democratic movement in the age of the French Revolution, Londres, Hutchinson, 1979, p. 285.
36 Mavidal J. et Laurent E., Archives Parlementaires de 1787 à 1860, 1re série, 1787-1799, t. LIII, p. 274-275 ; version anglaise dans Goodwin, Friends of Liberty, op. cit., p. 501-503.
37 Thale, Selections from the Papers, op. cit., p. 21.
38 « Memoir of Thomas Hardy », dans Vincent D. (éd.), Testaments of Radicalism : Memoirs of Working Class Politicians 1790-1885, Londres, Europa Publications, 1977, p. 45-46.
39 Ibid. Voir aussi Featherstone D., « The spatial politics of the past unbound : transnational networks and the making of political identities », Global Networks, n° 7, 2007, p. 430-452.
40 Archives Parlementaires, op. cit., t. LIII, p. 474.
41 Thale, Selections from the Papers, op. cit., p. 14-15.
42 Clark, English Alehouse, op. cit., p. 289-290.
43 Keane J., Tom Paine : A Political Life, Londres, Bloomsbury, 1995, p. 338.
44 Thale, Selections from the Papers, op. cit., p. 30 ; Keane, Tom Paine, op. cit., p. 338.
45 Report of the Committee of Constitution, op. cit., p. 7.
46 Thale, Selections from the Papers, op. cit., p. 29.
47 Black E. C., The Association : British Extraparliamentary Political Organization 1769-1793, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1963, p. 233.
48 Lefebvre, « La production de l’espace », art. cité, p. 20, cité par Epstein, « Spatial practices », art. cité, p. 301.
49 Cité par Duffy M., « William Pitt and the origins of the loyalist movement of 1792 », Historical Journal, n° 39, 1996, p. 957.
50 Cité par Black, Association, op. cit., p. 250.
51 Ibid., p. 251.
52 Thale, Selections from the Papers, op. cit., p. 30.
53 Dickinson, British Radicalism, op. cit., p. 24 ; Goodwin, Friends of Liberty, op. cit., p. 372, 385.
54 Navickas, Protest, op. cit., p. 5.
55 Cité dans Duffy, « William Pitt », art. cité, p. 962.
56 Thale, Selections from the Papers, op. cit., p. 5.
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