« Naguère, on ne manquait jamais de placer en tête des programmes de l’enseignement primaire le paragraphe : animaux utiles, animaux nuisibles. […] Malheureusement, qu’est-ce qu’un animal utile, qu’est-ce qu’un animal nuisible ? Il semble bien que les animaux n’agissent jamais que dans leur propre intérêt ; ils se soucient fort peu de nous rendre service et ne cherchent pas davantage à nous nuire ; ils n’ont pas été créés en vue de tel ou tel but à atteindre. Chaque espèce s’est fait sa place, et s’y tient dans le conflit universel des êtres. La nôtre agit de même. »
Perrier Edmond, La vie en action, Paris,
Flammarion, 1921 (1^re éd. 1918), p. 124-125.

1Écrite par Edmond Perrier, éminent zoologiste du début du xx^e siècle, directeur du Muséum national d’histoire naturelle, qui fut parmi les premières générations de savants à s’engager en faveur de la protection de la nature en France1, cette citation dit tout de l’enjeu véhiculé par le terme de « nuisible » : évacuée par une large partie des biologistes depuis un siècle, cette notion connaît pourtant une très forte persistance sociale malgré des glissements sémantiques2 et reste un élément central dans le système de gestion du vivant par nos sociétés. Car « nuisible » n’est pas seulement un qualificatif que l’homme choisit d’appliquer à telle ou telle espèce mais bien un concept opérationnel qui lui donne une certaine légitimité pour la gérer, et souvent la détruire. Comme l’a rappelé Henri Jaffeux dans la préface, le terme « nuisible » est notamment employé dans le chapitre viii de la loi sur la chasse du 3 mai 1844 : De la destruction des animaux malfaisants et nuisibles. Des bêtes fauves. Le débat sémantique est en passe d’être tranché pour certains animaux, dans un sens conforme aux préconisations des biologistes3, car la loi du 8 août 2016 relative à « la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages » remplace « nuisible » par « espèces non domestiques » et par « susceptibles d’occasionner des dégâts ». La question reste cependant entière pour une part considérable du règne animal largement ignorée par le droit (rongeurs, invertébrés) et pour le règne végétal. Elle reprend même une singulière acuité avec la multiplication et l’expansion de nouvelles espèces exotiques envahissantes, telles que le moustique tigre (Aedes albopictus), potentiel vecteur du virus Zika, transmissible à l’homme, le frelon asiatique (Vespa velutina), destructeur de ruches, l’écureuil gris (Sciurus carolinensis), qui pourrait s’implanter au détriment de l’écureuil roux (Sciurus vulgaris) ou encore l’ambroisie (Ambrosia artemisiifolia), plante fortement allergisante. Il faut aussi relever les vives controverses qui demeurent autour de la cohabitation des prédateurs et de l’élevage, et les critiques qui sont de plus en plus documentées sur les risques, pour la santé, de l’utilisation des insecticides pour lutter contre les insectes ravageurs et l’emploi des herbicides. Si la notion de « nuisible » demeure centrale dans la gestion du sauvage par nos sociétés, elle s’avère très variable selon l’époque, l’espèce, le territoire ou le groupe social considéré. Pour certains même, et c’est déjà ce que suggérait Edmond Perrier, la question importante n’est plus celle du caractère nuisible de telle ou telle espèce mais celle des perturbations anthropiques d’un « équilibre naturel » souvent idéalisé, et par conséquent de savoir « Qui est nuisible ? L’animal ou l’homme4 ? »

2Afin de dresser un état de la recherche, d’historiciser cette notion et d’éclairer les enjeux actuels, un colloque a été organisé par l’Association pour l’histoire de la protection de la nature et de l’environnement le 31 janvier et le 1^er février 2017. Les divers intervenants ont croisé leurs regards afin de caractériser les différentes conceptions de la notion de « nuisible » qui coexistent actuellement et d’en retracer les origines, tout en s’ouvrant aux acteurs du présent. Ainsi sont convoqués des chercheurs aussi bien des sciences de la nature et de la vie que des sociologues, des historiens, des juristes car c’est de ce dialogue entre les disciplines que naît l’image la plus nette. Il s’agit d’identifier la pluralité de l’acception du terme « nuisible » tout en saisissant la temporalité fine de ses variations jusqu’à se demander si elle est encore pertinente de nos jours (pour qui ? pour quoi ?). Par sa diversité, cette notion est révélatrice des sociétés et des groupes qui la définissent, l’utilisent ou la contestent. Interroger son historicité permet de mieux comprendre la vision du monde qu’elle sous-tend, l’interaction homme-nature qu’elle implique. Il ne s’agit pas de se limiter à un inventaire des nuisances, à l’étude des conséquences gênantes pour l’homme de la présence d’organismes ou de populations qui nuisent, ce qui est la vision classique portée par l’historiographie5. Outre d’appréhender la catégorisation humaine du vivant, un objectif est de s’interroger sur une « nature » davantage active, c’est-à-dire qui réagit et s’adapte. Il s’agit aussi d’examiner cette notion « nuisible » selon qu’elle s’applique à des plantes ou à tel ou tel animal6. En portant un regard interdisciplinaire sur le terme et le concept de « nuisible », ces actes entendent contribuer à éclairer les relations et interactions entre les sociétés et la nature et, ainsi, permettre de mieux saisir leurs coévolutions.

« Nuisible », une façon de poser la question de la cohabitation

3En introduisant ces actes, André Micoud, dont les articles font référence sur le sujet7, raisonnant selon le concept de « communauté biotique » au sein de laquelle l’homme est inclus, souligne l’enjeu essentiel du débat : comment vivre ensemble ? Évoquant son parcours de recherche, il remarque que, depuis longtemps, le mot « nuisible » est proscrit par de nombreux acteurs, tout en continuant d’être employé presque par tous y compris, jusqu’à récemment, par la réglementation. De fait, la façon de désigner les indésirables dans la communauté biotique est un premier niveau de réflexion. Mais il est superficiel et masque la réalité matérielle de la question primordiale : que faire dans cette communauté des vivants de ce qu’André Micoud nomme les « emmerdants » ? À cet égard, on ne saurait procéder par essentialisme ou avec une vision par trop fixiste des choses. La nécessité de maintenir la communauté « vivante », « fonctionnelle », impose de rechercher perpétuellement des arrangements pour tenir compte des interactions permanentes qui se produisent à l’intérieur mais aussi par rapport à l’extérieur de la communauté. Cette approche est contenue dans la notion de « socio-écosystème », qui implique de « faire avec la nature », avec pragmatisme, en s’adaptant aux lieux et aux moments. Ce qui nécessite un dépassement tant de l’idéologie anthropocentrique que de l’écocentrique, qui postulent toutes les deux, à leur façon, que l’humain est extérieur à la communauté biotique. Si le débat sur le mot « nuisible » semble en passe d’être évacué (il était tranché du point de vue scientifique depuis longtemps), il reste toujours des gêneurs dans la communauté biotique : là réside le vrai enjeu.

4Chaque contribution éclaire à sa manière, avec son approche singulière et son sujet particulier, cette question centrale de la cohabitation8.

Une acception plurielle et mouvante

5« Diversité » est le maître-mot de la réflexion autour de la notion « nuisible ». Différentes conceptions coexistent actuellement : il importe d’en retracer les origines. Des acteurs variés sont examinés, selon le point de vue de chacun et en les confrontant : chasseurs, agriculteurs, protecteurs, naturalistes, forestiers, techniciens, législateurs, marins-pêcheurs, représentants des industries phytosanitaires, gestionnaires d’espaces plus ou moins naturels… Les « nuisibles » ne sont pas toujours les mêmes et les solutions de cohabitation peuvent différer et même s’opposer, mais aussi se rejoindre, selon les situations. Une attention particulière est portée à la diversité des espèces étudiées. À cet égard, nous sommes tributaires des biais de la recherche, qui privilégie indéniablement les vertébrés et porte particulièrement son regard sur les mammifères et les oiseaux, renvoyant des pans entiers du monde vivant à l’invisibilité. Il est évident par ailleurs que la notion de « nuisible » est fortement changeante, spécialement selon les époques. Toutes les communications font état d’une certaine temporalité, à différentes échelles de temps. Ainsi, le « nuisible » n’existe pas en tant que tel au Moyen Âge, de même que « nature, « animal » ou « espèce ». Pourtant les sociétés sont confrontées à des gêneurs et les lettrés utilisent pour les désigner les mêmes termes qu’ils emploient pour les hommes sauvages, les impies… et les femmes, qui sont sans doute à leurs yeux de clercs la pire des nuisances ! Fabrice Guizard décrypte ce rapport au monde sensiblement différent de l’actuel, tout en constatant que les pouvoirs ne s’en préoccupent que rarement entre le v^e et le x^e siècle. Les carnivores sont mal aimés, car réputés cruels et libres, ainsi que tout ce qui rampe et vit près du sol. Le chat dispose d’un statut très ambigu : animal jugé diabolique, il chasse pourtant les rongeurs. Le serpent et les insectes en revanche sont les plus mal considérés. Mais tous ont leur place dans le monde car ils témoignent de la Faute d’Adam, et punissent ses descendants pour leurs pêchés. Les « nuisibles » possèdent également une matérialité : les animaux domestiques divagants ou agressifs sont dénoncés et les dommages agricoles sont considérés comme la première des nuisances. Les paysans du Moyen Âge mettent en œuvre une grande variété de techniques pour se défendre des « nuisibles » mais le nombre important de récits de miracles et de prières laisse entendre qu’ils ont si peu d’efficacité qu’il vaut mieux en appeler à Dieu… D’une certaine façon, au Moyen Âge, on fait avec le « nuisible », en acceptant (ou en se résignant ?) à ce prélèvement naturel. Un autre exemple de cette variabilité est évidemment le loup (Canis lupus), tenu pour le nuisible par excellence depuis des temps immémoriaux dans les sociétés occidentales, et seul à faire l’objet depuis le Moyen Âge d’une politique de gestion (plus ou moins suivie selon les époques), mais désormais considéré par de nombreuses personnes comme un marqueur de naturalité et un habitant légitime des montagnes, des forêts et des campagnes9. Le castor d’Europe (Castor fiber) quant à lui semble être le premier animal sauvage considéré comme nuisible à être protégé en France (1909), posant ainsi un jalon essentiel dans une patrimonialisation de la nature10.

6Variable selon les époques, ce que contient la notion de « nuisible » change également selon les acteurs considérés et les espèces incriminées. La contribution de Patrick Le Mao et de ses collègues démontre à elle seule cette évidence et mêle les deux dimensions. Ils ne s’intéressent pas à des prédateurs, ni aux milieux terrestres mais examinent le cas de plusieurs espèces animales et végétales sur le littoral du Nord Bretagne. Les hermelles (Sabellaria alveolata) et Lanice conchilega sont des annelides autochtones dont les statuts ont varié dans le temps de nuisible à patrimonial. La Crépidule (Crepidula fornicata) et la Palourde japonaise (Rudtapes philippinarum) sont deux espèces allochtones de coquillages dont la nuisibilité varie selon le profit qu’en tirent les humains, au point que certains réclament un réensemencement pour une Palourde japonaise victime de la surpêche. Enfin la zostère (Zostera marina), herbier autochtone qui avait disparu, est assimilé par certains à une espèce envahissante et gênante car elle connaît une dynamique de recolonisation. En définitive, les auteurs soulignent l’importance des constructions culturelles de la notion « nuisible » mais aussi de celle de « patrimoine », et sa grande variabilité, comme en milieu terrestre. Le lapin (Oryctolagus cuniculus) possède également une nuisibilité à géométrie variable11, comme le montre Léo Martin à propos des parcs urbains franciliens. L’insecte en revanche pâtit d’une réputation détestable solidement ancrée dans les représentations occidentales12, que peinent à nuancer les travaux scientifiques, les actions de lutte biologique ou la sensibilisation opérée depuis 1969 par l’Office pour les insectes et leur environnement (OPIE). Les plantes ne sont pas en reste : ainsi des « mauvaises herbes13 » ou des parasites comme le gui (Viscum album). Force est de constater également que les « nuisibles » du chasseur sont sensiblement différents de ceux de l’agriculteur, mais aussi de ceux du touriste, de l’écologiste, du jardinier, de l’éleveur… et de l’écologue14.

7De façon originale, Laurent Lathuillière met en évidence les évolutions des conceptions en s’intéressant aux relations entre insectes et forestiers. Longtemps inconnus, les insectes entrent dans le champ de préoccupation des forestiers avec le développement de la science sylvicole qui établit les dégâts que certains peuvent causer et les identifient comme des « ennemis » de la forêt. Ainsi, au début du xx^e siècle de nombreuses notices techniques sont produites pour permettre aux forestiers d’identifier les « ravageurs ». L’intérêt naturaliste est ici quasi exclusivement utilitaire car les forestiers examinent les nuisibles en délaissant complètement les autres. Cette approche demeure encore privilégiée aujourd’hui dans ce groupe social et professionnel sommé bien souvent de « produire du bois ». Si les premières méthodes de lutte consistent à capturer les insectes, l’arrivée des produits chimiques change la donne : la destruction se massifie, se généralise en faisant fi des différentes espèces. Les regards commencent à changer dans les années 1980 notamment par les travaux de Roger Dajoz. Cet auteur se dégage de l’utilitarisme pour se poser des questions écologiques. Composantes des écosystèmes forestiers, les insectes deviennent progressivement, pour certains, des bioindicateurs de sa qualité. Des mesures spécifiques de gestion peuvent même être adoptées pour préserver notamment les insectes xylophages.

8Avec Daniel Faget, le propos, toujours historique, change de milieu puisqu’il s’intéresse aux petits cétacés en mer Méditerranée. Malgré cette différence, il observe des évolutions globales très similaires puisque les dauphins et les marsouins passent progressivement du statut de « nuisibles » à celui d’icônes. Aux xvii^e et xviii^e siècles, les petits cétacés sont assimilés à des monstres car ils détruisent les filets des pêcheurs, et à des diables car ils vivent dans un milieu inquiétant et dangereux. Avec le désenchantement du monde et le développement d’une rationalité nouvelle, ils deviennent comestibles et basculent simultanément du côté « nuisible » du vivant, même si le mot n’est pas encore employé. Au xix^e siècle le statut de « nuisible » s’affirme pour les dauphins accusés de proliférer et de ruiner les filets et la pêche. Or Daniel Faget montre qu’ils sont en fait les boucs-émissaires des difficultés économiques des pêcheurs produites par un appauvrissement généralisé du milieu marin par des méthodes de pêche destructrices qui ne laissent pas la ressource se renouveler. Toujours est-il que les massacres de cétacés se généralisent et prennent parfois une dimension industrielle. Au milieu du xx^e siècle un basculement s’opère et on observe une sacralisation d’un dauphin devenu « passeur de nature », au moment où il perd tout intérêt économique et alimentaire. Mais ce changement contient nombre d’ambiguïtés : cette sacralisation permet la création de parcs zoologiques aquatiques où les mammifères marins connaissent beaucoup de souffrances ; d’autres figures de nuisibles émergent au premier rang desquels les requins, dont plusieurs espèces sont désormais au bord de l’extinction. À croire que, si la nature a horreur du vide comme le dit l’adage, l’homme, lui, ne peut se passer de nuisibles…

Un paysage peut-il être considéré comme « nuisible » ?

9La dualité du couple nuisible/utile induit une séparation entre les humains et le reste du vivant, qui n’a alors de valeur que s’il sert les fins des premiers. Comme les auteurs précédents l’ont montré, cette opposition s’applique particulièrement aux animaux et aux végétaux. Rémi Beau propose de décaler le regard en changeant d’objet, et il examine en quoi cette conception s’applique également aux friches, en analysant les transformations des représentations sociales sur ces espaces de transition entre milieux naturels et anthropisés. Au xviii^e siècle la friche est fortement critiquée car elle apparaît comme une non-exploitation du sol et des ressources, donc un témoin d’une mauvaise gouvernance. Elle devient alors synonyme d’abandon, ce qui n’était pas le cas auparavant. Pire, elle est considérée comme « nuisible » car produisant des graines de « méchantes herbes » qui viennent envahir les cultures. Ces critiques englobent les friches, les jachères et les communaux, tous trois symboles de l’archaïsme pour les tenants d’une modernisation agricole. Ces espaces disparaissent donc peu à peu. Au xx^e siècle, on assiste à un renversement de perspective, la friche devenant une conséquence des progrès agricoles et de la hausse de la productivité ainsi que le visage de la déprise agricole et rurale, ce qui permet de renouveler les représentations négatives la concernant. Pourtant, en même temps, d’autres opinions, écologistes, émergent, qui voient dans ce développement des friches, le retour du « sauvage ». Par cette étude des friches, Rémi Beau met en évidence la volonté d’autonomisation des activités socio-économiques par rapport à la nature, dont nous sommes les héritiers, mais dont la réussite produit paradoxalement une nouvelle spontanéité naturelle, une nature férale15, qui rend à nouveau visible le « sauvage » dans la campagne ordinaire.

Un concept socialement situé

10Outre d’être à dater, « nuisible » est un concept socialement situé, qui varie selon le point de vue adopté. Chaque groupe social ou socioprofessionnel porte une définition, parfois commune mais souvent contradictoire avec celle des autres groupes. Il s’agit donc d’interroger la construction de ce concept, d’identifier les connaissances mobilisées, de comprendre les normes sociales qui le sous-tendent.

11Jérémie Brugidou et Fabien Clouette nous plongent dans un univers saisissant, celui des marins-pêcheurs, sorte de chasseurs-cueilleurs modernes confrontés à un milieu dangereux – la mer – et à une crise à la fois environnementale (ressource) et économique. Recherchant le « discours caché » dans une approche qui a pour but de donner la parole à ceux « d’en-bas », ils révèlent un rapport singulier au « nuisible » qui tend à transcender partiellement la césure humains/non-humains et ainsi à s’extraire du naturalisme au sens défini par Philippe Descola16. Quand l’ensemble du milieu de travail et de vie est hostile, qu’est-ce qui est « nuisible » alors que tout peut l’être ?

12Les « nuisibles », dans leur majorité, sont désignés ainsi en référence aux dommages qu’ils peuvent causer aux productions agricoles. « Nuisible » implique donc en retour une lutte. Rémi Fourche s’intéresse à une période charnière pour l’agriculture française quand, à partir de la fin du xix^e siècle, une chimisation de la lutte contre les concurrents de l’activité agricole se développe, notamment contre les insectes et les champignons. Un siècle plus tard, dans les années 1970-1980, ces pratiques phytosanitaires sont questionnées quant à leur efficacité et leurs impacts. Rémi Fourche identifie deux idées qui connaissent une permanence remarquable dans le monde agricole ; les nuisibles causeraient des pertes considérables (mais le chiffrage est toujours problématique) ; ils sont extrêmement nombreux (là aussi, peu de chiffres fiables viennent attester cette affirmation). Dans ce contexte mental, la chimie semble, enfin, donner aux agriculteurs au milieu du xx^e siècle, les moyens d’exercer ce contrôle tant désiré17. Mais, en même temps, elle conduit à négliger les autres méthodes de lutte, anciennes ou innovantes, et donc acte une perte de savoir-faire, malgré les progrès de l’entomologie agricole et des exemples réussis de lutte biologique. Les mutations induites en matière de discours et de représentations sont importantes : il ne s’agit plus de limiter une population de déprédateurs mais d’exterminer un « ennemi des cultures ». Pourtant de nombreux problèmes apparaissent dès le départ : résistances, effets collatéraux importants sur des espèces non-nuisibles et non visées, contaminations… Pour tenir compte de ces effets, la « lutte intégrée » se développe à partir des années 1960.

13Symbole de l’utilitarisme agricole au moins jusqu’aux années 1970, le nuisible est cependant désormais considéré de façon variable par des ruraux qui ne vivent plus seulement, ni même principalement, de la terre et de l’élevage. En étudiant les habitants de trois communes françaises, Guillaume Marchand et ses collègues mettent en évidence différences et points communs sur cette question révélatrice des visions des rapports entre les hommes et la nature. La définition de ce qui est considéré comme nuisible et de ce qui ne l’est pas a peu à voir avec les textes réglementaires et varie selon les contextes locaux. On retrouve cependant les nuisibles « traditionnels » (rongeurs, petits carnivores…) et les espèces allochtones (ragondin…). Très majoritairement les ruraux souhaitent une régulation de ces espèces ou leur extermination. La tolérance demeure une option très minoritaire. Finalement, malgré des nuances, ce qui est en cause dans la notion « nuisible » paraît dépasser les différences locales et relever d’un référentiel anthropocentrique commun et profondément ancré, qui tend à rejeter le « sauvage », le vivant non contrôlé qui vient perturber l’ordonnancement d’un monde anthropisé. Et ce constat s’applique aux différentes catégories de ruraux, y compris celles qui sont sensibles aux idées écologistes. Ainsi paraît se révéler une constante de notre façon de penser le monde et les rapports entre les hommes et le reste du vivant.

Une question de pouvoirs publics, de droit et de science

14« Nuisible » n’est pas le seul terme employé pour désigner les organismes ou les populations qui nuisent : « ravageur », « malfaisant », « vermine », « proliférant », « puant », « déprédateur », « envahissant », « mauvaise herbe », « rampant », « pathogène », etc. sont également utilisés, chacun avec sa nuance, son histoire et sa distinction par rapport à « nuisible ». Mais « nuisible » est devenu un concept opérationnel de gestion de la faune et de la flore qui légitime les actions, qu’elles détruisent ou qu’elles protègent. Il est défini par des textes réglementaires et se traduit par une application sur le terrain avec des actions variées, toutes porteuses de conséquences pour les individus, les espèces et les écosystèmes. La façon dont le droit pense le concept « nuisible » est particulièrement signifiant des conceptions qui ont cours et des équilibres qui se définissent et se redéfinissent au sein des sociétés humaines.

15Il en est ainsi des villes des Pays-Bas et de la principauté de Liège confrontés aux épidémies au xvii^e siècle, examinés par William Riguelle. En effet, dès l’annonce d’une contagion, les autorités légifèrent et réglementent contre les animaux, notamment domestiques, perçus comme « nuisibles » afin d’éviter la diffusion de la maladie. Ce faisant se révèlent les regards que les pouvoirs urbains, et à travers eux les sociétés, portent sur les animaux. En ces temps anciens, la « peste » est la peur absolue des communautés et les savoirs en font porter la survenue à une corruption de l’air, à des miasmes dont les animaux « puants » ou errants sont réputés porteurs et même victimes. On chasse donc tous les animaux, on les enferme parfois, on les tue souvent. L’animal, par essence, semble donc un danger potentiel, comme les lépreux ou les vagabonds. Mais tous ne sont pas égaux : si les chiens sont systématiquement massacrés, les bêtes de boucherie, de somme ou de trait sont généralement épargnées. Ainsi c’est à nouveau « l’utilité », ou plutôt la « non-utilité », qui permet à la « nuisibilité » de s’exprimer pleinement.

16Souci des pouvoirs publics, catégorie administrative apparue sous le règne d’Henri IV18, le « nuisible » laisse donc des traces dans les archives de l’État, conservées en France aux Archives nationales. C’est à la découverte de ces fonds et de leur grande diversité que nous convie Geneviève Profit, conservateur du patrimoine, en esquissant des pistes de recherche. La constitution des fonds eux-mêmes renseigne déjà sur la façon dont l’administration, et donc une partie de la société, s’est saisie de cette notion de « nuisible », sans pour autant utiliser le mot. Le chercheur rencontre donc la nécessité d’élargir son champ lexical de mots-clés afin de correspondre au plus près aux réalités et aux représentations de l’époque de production de l’archive. Certains animaux, comme le loup, sont présents en tant que tels dans les descriptions, ce qui témoigne de son importance pour les contemporains. Mais la plupart des animaux et des plantes ne sont pas nommés. De nombreux fonds proviennent du ministère de l’Agriculture mais également du ministère de l’Intérieur, qui s’occupent tous deux de la lutte contre les « dévorants » et autres « bêtes féroces ». Les calamités sont l’objet d’une documentation abondante (mildiou sur la période 1822-1896 ; phylloxéra 1875-1899). Des statistiques de destruction existent également, notamment par le système des primes. Enfin la source administrative permet d’accéder à la voix de certains citoyens, qui se plaignent des « nuisibles ».

17À l’heure actuelle, la destruction des espèces causant des nuisances au sens large relève de trois dispositifs législatifs et réglementaires distincts, qui peuvent être complémentaires, comme le rappelle Julien Astoul Delseny. Les « dispositifs législatifs et réglementaires du Code de l’environnement relatifs à la destruction des spécimens d’espèces non domestiques » connaissent actuellement des évolutions, qui n’empêchent pas les contestations car des opinions et des intérêts divergents s’opposent. En témoigne la récente décision du Conseil d’État, saisi par des associations de protection de la nature et de l’environnement, d’annuler très partiellement l’arrêté ministériel de classement des « espèces nuisibles » pris en 201519.

18« Nuisible » renvoie donc à un dégât subi par les êtres humains, que ce soit dans le domaine agricole, forestier, sanitaire, etc. Ces dommages, n’étant pas nécessairement fantasmatiques (conséquences du phylloxera sur la vigne française par exemple20), constituent un élément essentiel dans la genèse du concept de « nuisible » et dans son inscription dans le droit. Il s’agit donc de savoir ce qui est « nuisible » et ce qui est « utile ». Les sciences de la nature sont mobilisées pour trancher cette question, hier comme aujourd’hui. Pour fonder ses décisions de classement, l’autorité administrative a besoin d’être éclairée par des travaux scientifiques, dont est chargée, notamment, la direction des études et de la recherche de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage. Le Conseil d’État écartant d’office toute présomption de nuisibilité, il convient, pour classer une espèce dans la catégorie « susceptible d’occasionner des dégâts », de démontrer soit des « atteintes significatives », soit qu’elle est répandue de façon « significative » et « susceptible de porter atteinte » en raison des données locales. Les directives européennes demandent en outre, pour les oiseaux, la martre et le putois, que des alternatives au prélèvement aient été tentées. Un classement nécessite donc des critères techniques, précisés par la jurisprudence. Sandrine Ruette et Murielle Guinot-Ghestem, toutes deux de l’ONCFS, présentent les données écologiques disponibles et utiles dans cette procédure. La commande réglementaire doit d’abord être traduite en études scientifiques. Par exemple, attester d’une « présence significative » implique de mettre en place un suivi temporel et spatial et des indices d’abondance. Par un certain nombre d’exemples documentés et très précis les auteurs mettent en lumière les différentes techniques utilisées pour répondre à la commande réglementaire, sans rien dissimuler de leur solidité mais aussi de leurs limites. Car, si la démarche scientifique permet de définir et de préciser des critères objectifs, elle ne suffit pas à elle seule à justifier le classement. En effet, la démarche scientifique ne permet pas de répondre à une question qui est avant tout sociétale, comme en témoigne la définition de ce qui est « significatif » en matière de présence ou de dégâts, ou pas.

On ne naît pas nuisible, on le devient

19La définition scientifique, pour rassurante qu’elle soit, n’est jamais véritablement suffisante car les points de vue des acteurs interviennent de façon déterminante, s’assemblent et se confrontent comme en témoigne le cas camarguais étudié par Raphaël Mathevet, Anthony Olivier et Arnaud Béchet. Devant la diversité des milieux et des acteurs (chasseurs, agriculteurs dont riziculteurs, gestionnaires d’espaces protégés, acteurs du tourisme, grands propriétaires, saliniers…), ils développent une approche historique et socio-écologique afin de révéler les changements en cours produits par des rapports de force, des enjeux symboliques et des conceptions variables des relations humains/non humains. Trois espèces sont particulièrement signifiantes. Le lapin tout d’abord, est en voie de disparition mais continue à être chassé et est toujours classé « nuisible » alors que les dégâts qu’il occasionne sont en très nette régression du fait de sa raréfaction. Les scientifiques réclament une évolution du statut du lapin alors que les chasseurs et les agriculteurs y sont opposés : les premiers voulant le conserver comme gibier, les seconds voulant pouvoir le détruire. Pour les sangliers, chasseurs et agriculteurs en ont après les espaces protégés accusés de servir de réservoirs. Mais le jeu se trouble à l’examen car le sanglier est devenu un gibier essentiel pour les chasses et génère des revenus conséquents, ce qui suscite des pratiques d’agrainage. Simultanément, la fédération de chasse verse des sommes importantes aux agriculteurs victimes de dégâts dus aux sangliers. Et le jeu devient double quand certains agriculteurs, indemnisés, sont également organisateurs de chasses, rémunératrices, au sanglier… Enfin le flamant, étendard et produit d’appel touristique pour la Camargue, apparaît comme l’oiseau des protecteurs, qui ont beaucoup agi pour le rétablissement de cette espèce menacée. S’il laisse les chasseurs indifférents, les riziculteurs s’en plaignent mais ne parviennent pas à se faire entendre. De cette étude ancrée dans le terrain émerge l’idée que les espèces sauvages sont en réalité hybrides car tous les acteurs agissent peu ou prou sur et avec elles. Toutes ces espèces sont le symbole d’un conflit autour de l’appropriation de l’espace : le flamant apparait comme le vecteur du pouvoir des gestionnaires des espaces protégés ; le sanglier comme la matérialisation de l’influence des chasseurs. Les débats autour du « nuisible » révèlent les déséquilibres, les excès et les dysfonctionnements d’un territoire où manquent des connaissances, la reconnaissance entre acteurs et du dialogue. Dépasser la notion « nuisible », qui stérilise ici tout débat, permettrait de tendre vers une « coexistence » entre les hommes et la faune car ni naturelle ni artificielle, une Camargue hybride est habitée par des animaux et des humains hybrides eux aussi, sorte de résurgence croisée de la prophétique Bête du Vaccarès de Joseph d’Arbaud (1926).

20Mobilisés hier comme aujourd’hui pour éclairer les décisions de classement en tant « qu’espèces susceptibles d’occasionner des dégâts », un certain nombre de biologistes, sommés de scinder le monde vivant en deux ensembles irréfragables, réfutent désormais, pour des motifs scientifiques, cette séparation. Un collectif d’auteurs issus principalement de la Société française pour l’étude et la protection des mammifères (SFEPM) et du Service du patrimoine naturel (MNHN) s’interroge sur le fait que des mammifères puissent être considérés comme « nuisibles » et à quel(s) titre(s). Ils constatent que, malgré les avancées des sciences biologiques depuis le xix^e siècle, qui débouchent sur de meilleures connaissances écologiques et éthologiques, la notion « nuisible » persiste, inchangée dans son principe. Concernant les mammifères, une grande hétérogénéité de statuts existe, sans que ne soit évidente une logique rationnelle. Du « protégé », au « nuisible », en passant par le « gibier » et « l’exotique envahissant », certains peuvent d’ailleurs se cumuler, permettant des prélèvements toute l’année. Les auteurs comparent la condition de trois espèces de mustélidés : la genette (exotique protégée), l’hermine (indigène gibier), la belette (indigène gibier nuisible). Quels critères permettent de justifier la différence de traitement entre ces trois espèces, qui partagent un régime alimentaire similaire ? De toute évidence des facteurs autres que biologiques entrent en ligne de compte, comme la symbolique, l’intérêt individuel (cas du sanglier) ou les habitudes (renard accusé de transmettre la rage). Or s’il n’est pas scientifique, sur quel motif se fonder pour classer – ou non – une espèce ?

21Un élément d’explication est proposé par Aline Treillard, qui interroge les ressorts profonds du droit, qu’elle estime relever d’une forte dose d’irrationalité, d’une « peur du sauvage », de la crainte pour les hommes de perdre un contrôle qu’ils ont mis des dizaines de génération à obtenir. Les hommes ont pensé une double césure parmi les animaux : utiles/inutiles et offensifs/inoffensifs. L’inutile offensif, généralement prédateur, devenant nuisible. Le terme même contient une idée de danger, de menace. La volonté humaine de maîtriser la nature – car sa vie lui semble dépendre de ce contrôle – produit un état affectif de crainte, parfois fondé, qui influence la construction du droit mais y introduit une part d’irrationnel, d’humanité finalement. Paraphrasant Simone de Beauvoir21 en indiquant « qu’une espèce ne naît pas nuisible mais le devient », Aline Treillard considère que « nuisible » est une notion culturellement construite, profondément ancrée dans nos mentalités, ce qui explique la persistance de cette notion depuis les temps anciens, dans le droit, les pratiques et les représentations. Le droit des nuisibles repose ainsi selon elle sur deux biais. Le premier, anthropocentrique, permet d’agir contre ce qui semble nuire aux hommes. Le second, anthropomorphique, fait ignorer par le droit des pans entiers du vivant, qui entrent mal dans la norme humaine. Tous les deux conduisent à façonner un droit humain de l’environnement qui ne prend pas, ou peu, en compte le bon fonctionnement des écosystèmes. Enfin Aline Treillard s’interroge : vers quoi faire évoluer la notion de « nuisible » ? Elle propose d’introduire une part croissante d’objectivation scientifique (qui possède ses propres limites comme le soulignent d’autres contributions) en s’intéressant davantage aux fonctions qu’aux espèces et en dépassant la logique simpliste proie-prédateur, d’une part, et en cherchant à vivre avec le « sauvage » plutôt que contre, d’autre part. En somme considérer qu’il y a une communauté de destin au sein du monde vivant.

Les « espèces exotiques envahissantes », une résurgence du « nuisible » ?

22La notion d’espèce exotique envahissante représente une autre distinction humaine du vivant en prétendant, d’une part, séparer les espèces « autochtones » des « allochtones22 » et, d’autre part, les « envahissants » des autres. Valérie Chansigaud explore les origines scientifiques de ces distinctions et fait remonter jusqu’à Charles S. Elton (1958) les réflexions sur les introductions et la notion de « prolifération » : une espèce exotique envahissante ne pourrait se penser que par l’homme, qui en est la cause et qui, souvent, en subit les conséquences. Sur ce point on observe une grande proximité entre « nuisible » et « espèce exotique envahissante » car toutes deux sont ici considérées comme le produit de constructions humaines. Elles ont également en commun d’être définies par leurs nuisances par rapport aux hommes. D’autres soutiennent que la notion d’espèce exotique envahissante est le témoin d’une bioxénophobie qui considérerait autrement les espèces selon qu’elles sont « de chez nous » ou « d’ailleurs ». Mais comment objectiver ce « chez nous » ? Quelle frontière spatiale retenir là où tout n’est que transition et interactions ? Quelle césure chronologique retenir pour distinguer les autochtones des allochtones ? 10 ans ? 50 ans ? Un siècle ? Depuis 1789 ? 1492 ? La dernière glaciation ? Et que faire des espèces migratrices, des adaptations, des évolutions ? Bien des « étrangers » font désormais partie, dans l’esprit de nos contemporains, de la faune et de la flore habituels (lapin de garenne, platanes, palmiers…). Mais faut-il pour autant, devant ces faiblesses notionnelles, proscrire la catégorie « espèce exotique envahissante » ?

23Au fil du temps et des contextes naturels et humains, la façon dont les hommes considèrent les animaux et les plantes varie considérablement. Nathalie Udo, Catherine Darrot et Anne Atlan concrétisent ces réflexions en étudiant le cas de l’ajonc d’Europe (Ulex europaeus) sur l’île de La Réunion, qui leur permet d’examiner pourquoi et comment on passe d’un statut de plante désirée à celui de plante nuisible et exotique envahissante. Au xix^e siècle, l’ajonc est considéré comme une plante intéressante et utile, ce qui lui vaut d’être introduite intentionnellement. De plus, pour les colons, il est une plante « patriotique » car il leur rappelle la terre natale métropolitaine. Jusque dans la seconde moitié du xx^e siècle, l’ajonc est pensé comme « indigénisé » et est reconnu comme partie intégrante du paysage et de la flore locale. Mais simultanément se développe, dans les milieux agricoles, l’idée que l’ajonc est nuisible car il possède une importante capacité d’expansion. Enfin les scientifiques le qualifient d’espèce exotique envahissante car il menace les espèces locales et le bon fonctionnement des écosystèmes de l’île. Les auteurs montrent ainsi comment chacun de ces statuts publics, de ces récits, est en phase avec des tendances sociétales locales et globales datées, et avec la place qu’occupe l’ajonc dans les milieux naturels et agricoles. L’ajonc révèle ces récits et ces tendances ainsi que les rapports de force entre groupes sociaux.

24Il peut sembler curieux de classer le lapin de garenne (Oryctolagus cuniculus) dans la catégorie des « espèces exotiques envahissantes ». Pourtant, « exotique », le lapin l’est assurément puisqu’il est diffusé par les hommes à travers toute l’Europe à partir du Moyen Âge, ce que la plupart de nos contemporains et des acteurs ignorent. Reste le caractère « envahissant ». Pour les uns, chasseurs, le lapin est avant tout un gibier, et il ne saurait y en avoir trop. Pour d’autres, naturalistes, le lapin est désormais une espèce en voie de disparition. Pour d’autres encore, agriculteurs et gestionnaires de parcs urbains, le lapin peut devenir une « peste », une espèce ravageuse difficile à contrôler, à la reproduction prolifique. C’est à ce dernier cas que s’intéressent Léo Martin et ses collègues en étudiant particulièrement les parcs de La Courneuve et du Sausset en Seine-Saint-Denis. Ils montrent comment le lapin révèle l’absence de consensus sur les objectifs de gestion des parcs (biodiversité, accueil du public, boisements…) mais aussi dans le mode de gestion du « problème lapin ». En définitive, agir sur les lapins revient surtout à agir sur l’ensemble des collectifs humains et non humains, et cela est bien plus compliqué qu’une opération de furetage…

Une question de regard

25Chaque discipline qui s’intéresse au sujet « nuisible » est confrontée à deux écueils : le premier est de disposer de sources et de données suffisantes ; le second est qu’elle ne peut espérer éclairer seule qu’une partie de ce phénomène complexe où diversité est un maître-mot. Les sources et les données brutes sont la matière première du chercheur, et de l’historien en particulier. Mais le regard qui est porté sur elles est tout aussi déterminant que leur existence même. Envisagées d’un point de vue humain, elles permettent de saisir la construction du concept « nuisible » et de penser les relations des sociétés à la nature. Nicolas Baron nous invite à renverser l’analyse en nous mettant à l’écoute d’une autre voix, afin de mettre en évidence et de comprendre les interactions dynamiques entre les hommes et les autres êtres vivants23. Du « point de vue animal24 », qu’est-ce qu’être nuisible ? Quelles sont les conséquences de cette hiérarchisation humaine pour les individus, les groupes, les espèces et pour leurs relations avec les autres espèces et notamment l’espèce humaine ? Comment s’adaptent-ils à cette catégorisation changeante ? Quels sont les impacts éthologiques et écologiques du classement, ou non, d’une espèce parmi les « nuisibles » ? Le cas qu’il étudie est celui du renard roux durant l’épidémie de rage vulpine qui a touché la France entre 1968 et 1998. Vecteur du virus, le renard en est la principale victime, par les ravages causés par la maladie mais aussi par la lutte menée contre lui par les hommes. Mobilisant de très nombreuses sources de toute nature, utilisant les apports et les regards d’autres disciplines notamment des sciences du vivant (vétérinaires, biologistes…), relisant les sources humaines avec une autre approche, Nicolas Baron révèle non seulement les perspectives humaines mais également le vécu des renards : il explore, décrit et explique leur vie quotidienne, leurs conditions d’existence et de mort, leurs comportements, leurs actions, les relations qu’ils entretiennent avec leurs congénères et les autres êtres vivants. Tout ceci est bouleversé par la survenue de l’épidémie et la très importante pression de destruction des hommes. Par leurs adaptations, par leurs résistances, les renards contraignent les hommes à faire évoluer leurs méthodes de lutte : c’est la vaccination orale qui permet de supprimer la menace rabique.

26En définitive, réfléchir à la notion « nuisible » invite à envisager la diversité des situations locales et à penser la façon dont des « arrangements » ont pu, ou peuvent, se nouer entre les hommes et leurs sociétés et le reste de la nature. Cohabiter n’est-ce pas d’abord raisonner comme l’autre pour mieux le comprendre ? Définir un mode de « vivre ensemble » ne doit-il pas alors relever d’une « diplomatie du vivant » faite de négociations et de compromis25 ?