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L’Ouest et le politique

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Michel Lagrée
, 
Jacqueline Sainclivier

3e partie. La Bretagne

Entre l’histoire et la géographie, le patrimoine naturel. L’exemple de l’Ouest de la France

Jean-Pierre Marchand

Texte intégral

C’étaient de vastes excavations de plus de cent mètres de profondeur, au milieu d’un surprenant paysage. On appelait poétiquement la région des ardoisières, le « Pays bleu », en raison de montagnes de schistes dont les reflets d’azur étincelaient au soleil.
Comtesse de Pange, Comment j’ai vu 1900.

1Sans que le terme de patrimoine soit évoqué explicitement, la poste émettait, en 1929, une première série de timbres consacrée aux sites et monuments. Parmi les hauts lieux que sont le Mont Saint Michel, l’Arc de triomphe, Vezelay, la Cathédrale de Reims et le Pont du Gard, se glissait une anonyme « rivière bretonne » où derrière le toit d’un donjon se profilait la vallée encaissée d’une ria aux versants couverts de landes. Mais l’essentiel de la série, et encore maintenant dans les émissions les plus récentes, est plus destinée à valoriser des monuments que des sites « naturels ». Parallèlement, les « journées du patrimoine », à l’initiative du Ministère de la culture, permettent de visiter des châteaux, des bâtiments publics où des édifices religieux mais ne suggèrent guère la visite de landes sauf si elles sont parsemées de mégalithes. Paradoxalement, c’est à l’échelle mondiale, via le concept de biodiversité, que la faune et la flore, mais non les paysages, sont devenus des enjeux patrimoniaux. Mais c’est à l’échelle régionale, à travers les mouvements écologistes, que la notion de patrimoine naturel s’est développée en France même si la protection des sites a souvent servi d’alibi à la sauvegarde d’espèces animales plus ou moins en danger. Il reste du ressort de l’historien ou du sociologue, voire du spécialiste de sciences politiques de déchiffrer ces évolutions internes à l’écologie où se mêlent les actions de mouvements locaux et celles des groupes de pression nationaux.

2Au delà de ces différentes approches, le patrimoine naturel, parce qu’il prend en compte la dimension temporelle, pose un problème épistémologique à l’historien, mais peut-être plus encore au géographe physicien dans la mesure où, si la géographie « est une discipline qui étudie un espace organisé par une société » (Chamussy et al., 1976), elle est la seule parmi les sciences sociales à mettre explicitement les contraintes naturelles parmi ses problématiques.

Le patrimoine et la nature

3Les « paysages naturels » sont, à quelques exceptions près, en France tous anthropisés. Toutefois, tous les sites où l’eau, la roche et les formations végétales non cultivées sont prépondérants interpellent fortement le géographe physicien. C’est, alors, à travers les contraintes physiques que sont posés par des paysages « pseudo naturels » considérés comme un patrimoine, les rapports du temps à l’espace ainsi que les vitesses relatives de l’évolution des sociétés et de la nature.

4Pour cerner un sujet aussi vaste que celui du patrimoine naturel, la première précaution est de se référer aux définitions proposées par le dictionnaire. Selon le Robert, un patrimoine est « un bien de famille que l’on hérite de ses parent ». Par extension, c’est également « un ensemble de biens, corporels ou incorporels, d’une personne ou d’un groupe de personne, si possible évalué en termes monétaires ». Dans cette deuxième définition, des notions aussi larges que le patrimoine national ou celui de l’humanité peuvent donc prendre place.

5Dans ces conditions, on passe à une notion élargie du patrimoine qui prend en compte un héritage collectif, une volonté de transmettre aux générations futures une image du passé forcément biaisée par la pensée de l’époque actuelle qui privilégie souvent, en cette fin de millénaire, une vision passéiste des choses. Le patrimoine possède alors une valeur affective, sentimentale, valeur subjective qui est celle que la société veut bien lui donner, mais qui passe par une certaine esthétique, par la représentation que l’on s’en fait de nos jours, vision qui n’était pas celle de la génération précédente et qui n’a, a priori, aucune raison d’être celle qu’en aura la génération suivante.

6Dans l’ouest de la France, en plus du climat, trois éléments relèvent du patrimoine naturel : les rivières, les formations végétales que sont les landes et les forêts, les paysages littoraux. Ces derniers mériteraient à eux seuls une étude à part entière, aussi pour cet article, les « territoires du vide » d’Alain Corbin (1988) le resteront, et seuls les paysages continentaux seront évoqués même s’ils peuvent être, comme les landes littorales, situés et soumis à l’influence de la mer et des flux océaniques. L’accent sera mis dans les dernières parties de ce texte « dessus rivières ou sur étangs », comme le chantait Villon, en délaissant les marais et les zones humides dont on connaît pourtant la valeur symbolique et leur rôle dans la conservation de la biodiversité et du patrimoine génétique. Les risques liés à la pollution qui peuvent aliéner une image du patrimoine ne seront pas abordés, tant cette question peut faire l’objet d’une étude à part entière.

L’histoire du géographe

7Pour le géographe, les rapports à l’histoire sont à la fois clairs et ambigus ; clairs parce que l’histoire est un élément essentiel de l’explication de l’organisation de l’espace, ambigus, car quels traits, quels éléments du passé retenir qui participent encore au fonctionnement ou à la structuration des systèmes spatiaux contemporains. (J.-P. Marchand, 1988) ? Et on peut écrire des contraintes historiques : « leur place n’est pas prépondérante mais elles peuvent l’être ; elles ne sont pas négligeables mais elles peuvent l’être… » (J.-P. Marchand, 1986). De plus, si l’on considère que dans le fonctionnement d’un système spatial, les contraintes historiques sont de même ordre conceptuel que les autres contraintes, sociales, économiques, naturelles etc, alors, l’utilisation de l’histoire, comme celle de la climatologie ou de l’économie est « à sa place, rien qu’à sa place, quand on en a besoin pour expliquer le fonctionnement de l’espace » (J.-P. Marchand, 1986).

8En tout état de cause, c’est à partir des données actuelles de l’organisation spatiale d’un territoire que se posent les rapports avec l’histoire, car tous les événements historiques (par opposition aux contraintes historiques qui organisent l’espace) ne sont pas nécessaires à la compréhension d’un territoire. Dans ces conditions, un chapitre introductif, relatant l’histoire de la région, est, en géographie régionale, sauf cas exceptionnel, aussi détestable qu’un premier chapitre de morphologie. A fortiori, aborder l’histoire selon une chronologie serait une erreur dans le cas du patrimoine qui outre l’aspect factuel, touche à l’histoire des mentalités et à la perception de l’espace au sens d’Armand Frémont (1976).

9Le patrimoine naturel, via son intercesseur le paysage, est un « espace construit », qui implique une idée de représentation ; et le même objet n’a pas toujours eu au cours des temps la même valeur, le même poids économique et social. Les usages des forêts, des landes et des rivières ont changé aux cours de l’histoire. Ainsi, au fil des siècles se sont créés des systèmes spatiaux, dont nous n’avons plus aujourd’hui que des traces à travers des installations obsolètes, des paysages ou des plans d’eau qui sont comme la trace de la mémoire d’une valeur patrimoniale, économique, dévaluée, parfois laissée à l’état de friches industrielles, telles les forges de Martigné-Fer-chaud. Mais ces structures spatiales font partie de notre héritage régional. Et là se pose une question récurrente : que doit-on sauver, que doit-on garder pour transmettre aux générations suivantes, ou plus prosaïquement pour servir de base à un développement local organisé autour d’un tourisme rural ?

10Or l’ambiguïté persiste dans l’objet même du patrimoine. La rivière bretonne apparaît sur un timbre avec ce titre ; mais est-ce la rivière ou la vallée qui fait partie du patrimoine, tant elles sont liées ? Souvent, les deux sont confondues dans l’imaginaire et dans le paysage. Alors, si on estime devoir prendre en compte la vallée, c’est tout le système hydraulique associé que l’on doit étudier ; d’abord les canaux et les rivières canalisées, puis les étangs qui ont contribué à régulariser les cours d’eau et à façonner des paysages tempérés, calmes, aptes à séduire le citadin qui hésite entre cette vision policée de la nature et celle, plus sauvage, héritée de l’époque romantique, du cours d’eau dévalant des rapides.

11Dans ce cas, l’objet est clairement exprimé, même si sa localisation est peu précise s’agissant d’un archétype régional. Mais les rythmes de la nature vont se croiser avec les évolutions sociales et la dynamique de l’objet considéré comme « naturel » va intervenir. C’est là une différence fondamentale avec le patrimoine architectural. Celui-ci a certes subi des modifications, des ajouts, des destructions, des changements d’utilisation, mais ce n’est pas un patrimoine « vivant » au sens biologique du terme. Les châteaux mayennais de la « France châtelaine » (M. Denis, 1977) en sont une illustration.

12Des contraintes nouvelles, une logique spatio-temporelle, le rythme des saisons, la dynamique de la végétation s’ajoutent à l’objet perçu en lui-même comme patrimoine, et donc superposent la dynamique du vivant et celle du bâti. C’est ainsi que se distingue l’évolution architecturale du château de la croissance des arbres du parc pour garder l’exemple de la propriété nobiliaire. La remise en état du parc de la Roche Jagu dans les Côtes d’Armor, suppose des études d’intervisibilité et des simulations paysagères sur l’état de la végétation dans une cinquantaine d’années (L. Le Du, 1995).

La dynamique du patrimoine naturel

13Les landes et les forêts dans l’ouest de la France sont, avec les zones humides, les éléments les plus conservés, éventuellement les mieux reconstitués, les mieux protégés. Le conservatoire du littoral sauve des milliers d’hectares de la convoitise des promoteurs. De même, l’armée a gelé des terres autour des sémaphores ou sur des côtes plus ou moins hospitalières. Mais, dans une forêt que l’on protège, que l’on considère comme un élément patrimonial, c’est l’état apparent, l’enveloppe que l’on conserve. Sauf modifications brutales liées à des reboisements abusifs en conifères remplaçant des feuillus, c’est le massif forestier dans sa totalité, dans son fonctionnement, avec sa logique des coupes, ses pratiques sylvicoles qui est conservé. Toutefois dans les forêts périurbaines, les deux acceptions du patrimoine se heurtent, écartelées entre la valeur vénale et la fonction de loisir.

14Plus pernicieux est le cas des landes dont l’archétype est la lande littorale, que l’on cherche à reconstituer, au prix de grandes opérations comme celle qui débute à la Pointe du Raz, actuellement recouverte, à la suite d’un sur-piétinement touristique, d’une formation végétale ouverte, d’une pelouse rase laissant percer la roche et l’arène granitique alors que, à quelques kilomètres de là, la lande dense couvre la pointe du Van. La même opposition existe entre Fréhel et le cap d’Erquy. Mais on est ici dans un milieu particulier, celui de la lande littorale où, outre les pratiques culturales, le vent, les embruns, sont autant de facteurs limitatifs qui freinent la croissance de la végétation.

15Ailleurs, en milieu plus continental, dès que le proche littoral est dépassé, la logique de la dynamique de la végétation est toute autre. L’évolution normale sur plusieurs décennies est celle d’une série de végétation qui passe de la pelouse à la lande puis à la chênaie atlantique. Or quand, au titre du patrimoine, on classe une lande, c’est en fait la série que l’on conserve, ce qui fait que, quelques cinquante ans plus tard, la lande se sera transformée en forêt et n’aura plus l’image souhaitée, véhiculée, rêvée d’une formation végétale basse, plantée d’ajoncs ou de genêts, et considérée comme l’un des archétypes des paysages bretons. En effet, c’est oublier que les landes continentales ont toujours été maintenues artificiellement en l’état, par écobuage pour servir de terrains de parcours, de réserves à défricher en cas de pressions sur les terres. Et c’est cette image qui perdure, assimilée souvent à la lande littorale dans l’imaginaire collectif ou dans celui du citadin.

16À travers l’exemple de la végétation, on a montré que c’est bien une dynamique que l’on conserve même si, à l’échelle de l’individu, cette vision était statique. L’opposition entre le temps des sociétés et celui des individus, chère à Fernand Braudel, peut ainsi se transposer aux rythmes des rapports entre la société et la nature. Mais comment considérer comme patrimoine un élément mobile en lui même comme le climat ? C’est plutôt par ses foucades que le climat est considéré comme destructeur de patrimoine ! Par les tempêtes, les inondations, il devient agent de la destruction de patrimoine. Mais il peut devenir, en lui même, élément patrimonial à travers la peinture, la littérature ou la chanson : Théodore Botrel, dans La Paimpolaise « aime la Bretagne, sous son ciel gris il faut la voir » et Monet a peint la pluie à Belle-Ile (D. Delouche, 1992).

« Dessus rivière ou sur étang »

17Les rivières de l’Ouest armoricain sont, pour la plupart, des fleuves côtiers ; leurs bassins versants ont de faibles superficies, comparés aux vastes appareils de la Seine ou de la Loire. Relativement étroites et encaissées, les vallées sont faciles à traverser. Cependant la proximité de mers aux forts marnages modifie profondément leur rôle et leurs images le long des rias qui finissent leurs cours. Dans des matériels anciens plus ou moins aplanis en plateaux, la proximité du niveau de base a accéléré l’incision du réseau hydrographique, créant ainsi des reliefs en creux, aux versants souvent boisés et aux fonds parfois difficilement accessibles comme dans les chaos du Huelgoat ou du Gouët.

18Dès lors, en quoi un cours d’eau, une pièce d’eau peuvent-ils se révéler comme un patrimoine ? Au sens premier, il suffit de posséder un étang, d’avoir des droits de pêche sur une rivière pour que la question soit réglée. Mais c’est une conception notariale singulièrement réductrice qui oblige à envisager une deuxième acception plus large et d’estimer qu’au delà du bien commun, une rivière relève d’une représentation de l’espace, que cette représentation s’inscrit dans notre sensibilité propre et qu’elle n’a pour valeur que celle que notre mémoire veut bien lui donner. Mais le même objet n’a pas toujours eu au cours du temps le même poids : l’usage et la perception de la rivière ont changé tout au long de l’histoire.

19Actuellement, la valeur patrimoniale, au sens initial du terme, des rivières de l’ouest est faible. Les transports y sont quasi inexistants et les canaux ne servent plus qu’à un tourisme fluvial réduit. Mais ce tourisme s’appuie sur une autre vision du patrimoine qui sera développée plus loin, celle d’un paysage considéré comme bien commun d’une société. Le canal de Nantes à Brest est coupé à Guerlédan, rompant la continuité territoriale établie au xixe siècle. Après les dégâts entraînés par les crues de l’hiver 1995, il a même été envisagé de ne pas remettre en état les écluses abîmées, ce qui a provoqué de fortes protestations de la part des collectivités locales concernées. La production énergétique est limitée à l’usine marémotrice de la Rance. Les moulins, sur toutes les rivières, les microcentrales qui équipaient la Mayenne, ont cessé de fonctionner. Sur l’Oudon, en amont de Craon, sur la vingtaine de moulins en activité au début de ce siècle, le dernier a fermé au début des années 1990, encore fonctionnait-il depuis longtemps à l’électricité ! Le rôle patrimonial, économique, ne se retrouve donc à l’heure actuelle que pour les étangs écrêteurs de crue, pour ceux résultants de l’ennoiement de gravières et reconvertis en espaces de loisir comme dans le bassin de Rennes, et, évidemment, pour les retenues destinées à l’alimentation des grandes agglomérations. Ces dernières peuvent d’ailleurs poser à terme des problèmes conflictuels entre les usages estivaux, les nécessaires besoins en eau de la ville et la fonction touristique que les communes riveraines ont développées. Toutefois, la sécheresse de 1976 a entraîné la multiplication de retenues collinaires qui sont autant de petits étangs privés servant de base à un tourisme familial de fin de semaine.

20Au milieu du xixe siècle la valeur patrimoniale était beaucoup plus prégnante ; les canaux participaient aux transports de masse et leur contribution à l’arrivée des amendements chaulés a largement profité au développement de l’agriculture bretonne. Les moulins, souvent doublés d’un moulin à vent pour pallier les étiages estivaux, jalonnaient les cours d’eau. Par ailleurs, la nécessaire régularité des débits a amené la construction de nombreux étangs. Le système le plus complet est celui de l’interfluve entre Ille et Rance, alimentant les deux versants du canal du même nom. La multiplications des biefs pour combler les différences d’altitude a conduit les ingénieurs à construire l’échelle des onze écluses près de Hédé. En remontant dans le temps, les besoins de la sidérurgie de l’époque moderne ont entraîné la création de véritables complexes proto-industriels à Paimpont, à Lanoé, près de Martigné Ferchaud, où la force motrice fournie par l’eau des étangs accompagnait les forêts productrices de combustible. Seules restent en activité, dans un paysage hérité du xixe siècle, les forges de Port Brillet. Le château domine l’étang dont la digue surplombe l’usine entourée de maisons ouvrières, un agencement qui n’est pas sans rappeler celui du Creusot en modèle réduit. Plus tôt encore, au début du xiie siècle, les moines cisterciens avaient installé tout un hydrosystème destiné à la pisciculture, dont on voit encore les traces près des anciennes abbayes de Clermont et de Fontaine Daniel en Mayenne. Encore cette dernière a été convertie en filature. Et il semblerait, selon Max Thibault, que des pêcheries fixes aient existé dès le xe siècle sur certaines rias bretonne.

21Des efforts sont faits pour intégrer les rivières, les canaux, les chemins de halage dans des circuits touristiques. Certains moulins sont réhabilités, tel celui du Boël au sud de Rennes. Les maisons des éclusiers sont souvent fleuries, dans le cadre de concours locaux ou régionaux. Le paysage fluvial se double d’une visite du patrimoine architectural à Josselin et Dinan. Mais des progrès sont encore à réaliser : le hameau de Saint-Gobrien, à proximité immédiate de l’Oust, n’est pas signalé depuis l’écluse toute proche ; les forges de Lanoë ne se visitent pas et ne peuvent être incluses dans un circuit comprenant la forêt, celle ci étant dévolue à la chasse à courre (K. Le Forestier, 1995).

22Toutefois cette vision patrimoniale n’est pas nécessairement positive. Il suffit pour s’en convaincre de regarder la vision que deux villes voisines, Rennes et Laval, ont de leur rivière. Dans la capitale de la Bretagne, on recouvre la Vilaine, on comble les canaux, on coupe les perspectives par des ponts en oblique. À Laval, des promenades bordent la rivière, que ce soit à hauteur de quai, ou en hauteur ; la ville médiévale, les jardins de la Perrine dominent la Mayenne et on y a conservé des bateaux lavoirs, témoins d’une activité ancestrale disparue récemment. À une autre échelle on retrouve cette opposition entre la Seine et la Tamise, entre Paris et Londres.

Les lieux de mémoire

23On peut même étendre la notion de patrimoine à celle des « lieux de mémoires », au sens de Pierre Nora (1984), de « hauts lieux » pour lesquels la valeur patrimoniale se double d’une charge émotionnelle, d’une pesanteur historique et culturelle. La forêt de Paimpont en fournit un bon exemple en Bretagne à travers les légendes arturiennes. Sans la quête du Graal, le Val sans retour et la Fontaine de Barenton ne seraient qu’une chênaie atlantique dégradée sur sol brun plus ou moins lessivé que survolent quelques hirondelles d’Afrique, pour faire référence à l’appropriation cinématographique du mythe par les Monty Python (1975). Il existe ainsi toute une hiérarchie des lieux de mémoires, nationale, régionale ou même locale. À cette dernière échelle, les fontaines, votives ou non, qui parsèment la campagne bretonne sont représentatives d’une permanence qui reprend souvent d’anciens lieux de cultes païens, puis christianisés, parfois doublé d’un lavoir près des hameaux. On en compterait près de deux mille, uniquement dans le Finistère. Abandonnés puis retrouvés, certains ont été, dans la période récente, heureusement mis en valeur.

24Les rivières et leurs vallées peuvent être, en soi, des éléments du patrimoine. Elles ont été chantées par les écrivains, les poètes, les cinéastes. Jean Renoir a filmé « le fleuve », en l’occurrence le Gange. Les romans de Maurice Genevoix, Rémy des Rauches par exemple, sont indissociables des calmes, des bancs de sable, du ciel de l’Orléanais et de la lumière de la Loire. Elle a été célébrée par Charles Péguy :

Le long des coteaux courbes et des nobles vallées
Les châteaux sont semés comme des reposoirs,
Et dans la majesté des matins et des soirs
La Loire et ses vassaux s’en vont par ces allées.

25Et avant lui par Du Bellay

Plus que le marbre dur, me plaît l’ardoise fine
Plus mon Loire gaulois que le Tibre latin
Plus mon petit Liré que le Mont Palatin
Et plus que l’air marin, la douceur angevine.

26Mais toutes les rivières n’ont pas trouvé leur intercesseur, leur Heine, et tous les fleuves ne sont pas dominés par la Lorelei même si le mythe de la rivière ne s’installe définitivement que quand il est repris par des manifestations liées à la culture populaire. La Seine à Nogent est indissociable du petit vin blanc. C’est toujours le calme de la Loire que reprend plus récemment la littérature populaire puisque dans un roman publié chez Gallimard, mais dans la Série Noire, Alix de Saint-André (1994) écrit : « il ne faudrait jamais regarder couler la Loire, c’est une chose fatale ; après on ne sait plus faire que cela et le reste est sans importance ». La ville de Nantes, la plus chantée en France après Paris, l’est d’abord par son pont sur lequel « un bal y est donné ».

27Une rivière est également cadre ou support de patrimoine. On a évoqué plus haut les moulins, mais les ponts sont également des éléments du paysage, qu’ils soient au bas de la vallée comme les vieux ponts de Léhon et de Dinan, ou assurant le premier passage en fond de ria. Les aplanissements du massif armoricain ont favorisé la mise en place de reliefs en creux que franchissent des ouvrages d’art qui s’inscrivent dans l’image d’un site ou d’une ville : Laval, Morlaix, Dinan sont indissociables de leurs viaducs. Si le viaduc de Souzin construit sur le Gouët par Louis Harel de la Noë a été détruit, bien qu’inscrit à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques, celui de Toupin, sur le Gouëdic, est toujours présent. Le franchissement des estuaires et les nécessités du trafic imposent de doubler le pont sans que soit détruit l’ancien, gardé au titre de témoin : les ponts de Saint-Hubert sur la Rance et Albert Louppe sur l’Elorn en sont l’illustration. Enfin les vallées servent de cadre au patrimoine. Les méandres mettent en valeur les châteaux comme à la Roche Jagu. L’encaissement favorise la beauté du site du moulin du Boël, qui fait partie du patrimoine des dimanches rennais au même titre que les galettes-saucisses de la Robiquette où se retrouvaient les étudiants des années cinquante.

28Mais souvent ce sont les peintres et leurs tableaux qui ont joué le rôle d’intercesseurs. La vallée de la Seine est celle qu’en ont faite Monet, Sisley, et leurs confrères impressionnistes (M. Laclotte et al., 1985). L’École de Pont-Aven (A. Terrasse, 1995) a rempli le même rôle en Bretagne et certains peintres, peut-être moins connus, ont contribué à façonner une image des rias de la côte nord de Bretagne (L. Le Du, 1995). Que le Conseil général de l’Ille et Vilaine ait décidé de mettre « en site propre » des reproductions de tableaux sur son littoral est symptomatique de cette reconnaissance d’un patrimoine à la fois naturel et culturel. Ce sont par ailleurs ces paysages calmes, policés, soulignés par des alignements d’arbres, de peupliers, que l’on cherche à reconstituer quand sont réaménagés, à des fins touristiques, les chemins de halage des canaux bretons.

29Un fleuve est soumis périodiquement à des inondations. Ces catastrophes font-elles partie de notre patrimoine comme pouvaient l’être les crues du Nil et les sept plaies d’Égypte ? Si Sisley a peint les inondations de 1873 à Port Marly (M. Laclotte et al., 1985) et leur a permis d’entrer dans l’histoire, seules en Bretagne, les tempêtes ont donné lieux à des récits et à des tableaux permettant de prendre en compte des risques naturels. Les inondations en Bretagne auraient plutôt tendance à faire refuser les rivières comme des éléments du patrimoine à part entière, mais relèveraient de la mémoire collective d’une société : c’est du moins une des raisons qui expliqueraient le mépris que les Rennais porteraient à leur fleuve.

30Dans une brochure consacrée au patrimoine naturel en Bretagne (1994), le Conseil régional proposait quatre thèmes : « le trésor des petites rivières, les sons et lumières sur les étangs, les fontaines sacrées et les mares à grenouille, les tourbières infernales » pour des paysages aquatiques opposés aux paysages intérieurs et marins. Il semble bien que, à travers le thème du patrimoine de l’eau, les trois puissent se concilier à condition d’y intégrer l’architecture et les héritages industriels spécifiquement lier à l’eau, sans oublier évidemment les richesses animales et floristiques qui font partie intégrante de notre patrimoine, quel qu’en soit l’acception. Ainsi la « mémoire de l’eau » cessera de devenir une controverse scientifique pour servir de lien, ce qui a toujours été une de ses fonctions premières.

31L’étude des contraintes physiques, dans cette optique, deviendra-t-elle une discipline susceptible de détourner des historiens de leurs objectifs premiers, comme l’histoire (ou l’historien…) a parfois su créer quelques vocations de géographes physiciens en détaillant l’alternance et les rythmes des temps longs et des temps courts ?

Bibliographie

Bibliographie

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Delouche D. (1992), « Monet à Belle-Ile », Armen, Le chasse marée, Douarnenez, 116 p.

Denis M. (1977), Les Royalistes de la Mayenne et le monde moderne, Paris, Klincksieck, 600 p.

Fremond A. (1976) La région, espace vécu, Paris, PUF, 253 p.

Gilliam T. et Jones T. (1975), Monty Python, Sacré Graal.

Le Du L. (1995), Images de paysages, télédétection, intervisibilité et perception : l’exemple des Côtes d’Armor, thèse pour le Doctorat de Géographie, univ. de Rennes 2, 333 p.

Le Forestier K. (1995), Approche touristique d’un pays d’accueil rural et ses implications socio-spatiales, mémoire de maîtrise, univ. de Rennes 2, 103 p.

Marchand J.-P. (1986), « Contraintes physiques et géographie régionale », Espace géographique.

Marchand J.-P. (1988), « Structures spatiales irlandaises et contraintes historiques », actes du Colloque Géopoint, Groupe Dupont Avignon.

Nora P. (sous la direction de), (1984 à 1989), Les lieux de mémoire, tomes I à V, Gallimard, Paris.

Saint André A. de (1994), L’ange et le réservoir de liquide à freins. Série Noire, Gallimard, Paris, 302 p.

Laclotte M. et al. (1985), L’impressionnisme et le paysage français, Éditions de la réunion des musées nationaux, 397 p.

Terrasse A. (1975), Pont-Aven, l’école buissonnière, Coll. Découvertes, Gallimard, Paris, 160 p.

Auteur

Professeur de géographie à l’université Rennes
2 COSTEL URA 1687 CNRS

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