1Parce que sa nature même l’expose à la violence, un service d’ordre est confronté plus qu’une autre organisation militante à des périodes d’extrême tension qui le marquent en profondeur. S’agissant du SO du RPF, les deux meetings de Japy constituent des moments fondateurs, l’incident sanglant du rassemblement grenoblois de septembre 1948 représente un virage en matière de gestion du rapport de force avec les communistes, tandis que les « complots » de mai 1958 voient les gros bras sortir de leur réserve pour participer activement au retour au pouvoir du Général. Au-delà de ces grandes séquences, l’étude a toutefois mis l’accent sur un maquis d’actions plus modestes et anonymes, qui de meetings contradictoires chahutés en campagnes d’affichage locales perturbées1, a permis aux gens du service d’ordre de développer un professionnalisme en matière de sécurité militante et d’affirmer plutôt efficacement la présence gaulliste. Cette « technicité » du service d’ordre est essentielle. Contrairement aux idées reçues, la sécurité militante ne consiste pas dans le seul étalage de la force mais exige la maîtrise de compétences particulières et le respect d’un protocole d’action spécifique.

2Le service d’ordre gaulliste, c’est enfin toute une galerie de personnages singuliers. D’abord ceux qui, au sommet, vont « incarner » l’appareil de sécurité aux yeux du grand public (le colonel Rémy, Dominique Ponchardier, Pierre Debizet, Claude Dumont, etc.), des personnages charismatiques souvent hauts en couleur, héros de la Résistance ou de la France libre. Dans un courant politique déjà marqué par le culte du chef et une culture d’ordre, le service d’ordre dominé par un éthos militaire pousse à l’extrême cette personnification de l’autorité. Ensuite ceux, qui sur le terrain, forment les « hommes du service d’ordre », ces éléments rugueux, souvent jeunes et issus de milieux socio-professionnels modestes, à qui reviennent les tâches ingrates d’un militantisme du quotidien que seul un gaullisme passionné vécu avec la foi du charbonnier permet d’accepter, voire de valoriser. C’est bien le terrain et l’humble militantisme qui l’accompagnent que l’étude de l’appareil de sécurité met en avant, ce militantisme au cœur du compagnonnage gaulliste, mais parfois un peu négligé par certains historiens de cette famille politique.

Du SO du RPF au SAC, continuités et ruptures

3En lien avec un contexte politique et socio-culturel en rapide mutation, le service d’ordre gaulliste entreprend une démilitarisation progressive de son organisation comme de ses méthodes. À l’époque du RPF, l’appareil de sécurité était profondément militarisé : effectifs considérables (10 000-15 000 hommes) qui le faisait ressembler à une petite armée privée, encadrement autoritaire et vertical, surreprésentations de militaires de réserve mais aussi d’active, circulation occasionnelle et discrète d’armes à feu même si la pratique était interdite, opérations offensives où les militants en convois motorisés allaient provoquer l’adversaire dans ses bastions, présence d’un service de renseignement qui enquêtait sur la supposée infiltration rouge dans l’armée et la police. Ce modèle paramilitaire n’était pas anodin. S’il s’était constitué en réaction au contexte d’extrême tension politique lié à la guerre froide et à une agressivité communiste bien réelle, s’il était porté par l’héritage ligueur de l’entre-deux-guerres et la culture de virilité brutale de l’après-guerre, il favorisait les dérapages et validait les discours de la Troisième Force comme du PCF présentant le Rassemblement comme un parti factieux et violent.

4Dans les années 1960, le service d’ordre change passe d’un modèle paramilitaire de sécurité militante à un autre plus policier. Conséquence du basculement d’un cadre oppositionnel de guerre froide où il devait contrer les attaques de l’autre adversaire communiste, au contexte plus favorable de SO du parti au pouvoir (les responsables gaullistes bénéficiant mieux à ce titre de la protection des services de police officiels). Conséquence aussi d’un environnement politique national et international plus apaisé. À partir de 1959, la tendance sur le long terme est à la décrue de la violence militante même si, sur le moment, les violences terroristes de la guerre d’Algérie puis les incidents parfois graves de Mai 68, ont occulté ce trend de fond. Tout y participe, l’affaiblissement après 1962 du courant nationaliste que les troubles algériens avaient provisoirement relancé, comme le renoncement global du PCF à la violence (même si des exceptions peuvent être notées localement et épisodiquement) assimilée autrefois à un registre « normal » d’action politique. En réaction, le SAC glisse vers une posture plus défensive. Le nouvel appareil de sécurité gaulliste mobilise moins de troupes (autour de 3 000 adhérents) et abandonne ses références militarisées. Les armes se font plus discrètes, les insignes remplacent les fanions et brassards, les grades s’estompent au profit d’une terminologie politique, l’esprit offensif cède la place à une présence dissuasive. Même lors des moments d’extrême tension comme avril 1961 ou mai 1968, les gros bras ne basculent pas dans la violence armée face à l’adversaire nationaliste puis gauchiste. Cette nouvelle posture renvoie enfin à l’évolution des mentalités. La violence politique, autrefois acceptée par l’opinion, voire valorisée par les militants, devient globalement répulsive dans la France modernisée des Trente Glorieuses. De manière symptomatique, le service d’ordre gaulliste, autrefois intégré au parti, en est sorti comme s’il fallait symboliquement refouler cette structure marquée par la brutalité.

5L’histoire du service d’ordre gaulliste de l’après-guerre à Mai 68 n’est-elle que ruptures ? En réalité, sur certains points, la continuité semble l’emporter. C’est le cas en matière de personnel (la permanence des cadres paraît forte entre le SO du RPF et le SAC, elle est plus difficile à appréhender pour les simples adhérents) et de techniques de maintien de l’ordre (même manière de « tenir la salle », même façon de bloquer les carrefours) où l’expertise acquise du temps du Rassemblement est recyclée dans les années 1960, contribuant à l’efficacité du SAC face à ses adversaires. C’est le cas aussi en matière d’infiltration et de renseignement politique. Avant et après 1958, le SO gaulliste constitue aussi un SR même si les logiques ne sont évidemment pas les mêmes entre le SO du RPF qui espionnait les commissariats et les casernes pour y déceler des éléments communistes supposés préparer l’insurrection, et le SAC dont les membres/sympathisants évoluant dans/autour des services officiels de sécurité et de renseignement, surveillent la fidélité politique de ces mêmes structures et jouent à l’occasion les polices parallèles. Abritant des policiers en détachement, collaborant officieusement avec la place Beauvau en matière de surveillance politique, profitant d’une certaine indulgence de la part de commissaires et magistrats, le SAC posera la question de l’existence dans une démocratie moderne d’une organisation militante en partie clandestine, reliée par son responsable politique (Jacques Foccart) au cœur même de l’exécutif présidentiel. Des habitudes ayant été prises à l’époque du RPF puis durant la guerre d’Algérie, certains responsables du service d’ordre gaulliste garderont la conviction qu’il est possible de contourner les lois et les structures officielles pour combattre ou espionner plus efficacement les adversaires politiques. Les années 1960, marquées par l’émergence de la figure de « l’ennemi intérieur2 », verront fonctionner des réseaux et officines parallèles. Le SAC entretiendra des connexions discrètes avec ce monde de l’ombre qui recoupe, mais en partie seulement, les réseaux Foccart3. Avec cet appareil militant dont les ramifications s’étendent jusqu’à la Françafrique et qui pénètrent les services de sécurité officiels, le pouvoir disposera d’une force parallèle politiquement sûre, capable au besoin de doubler l’État dans son travail d’information et de maintien de l’ordre. Comme sous la IV^e République, la fonction du service d’ordre ne s’arrêtera donc pas à la seule protection des meetings gaullistes…

6Continuité également en matière de mauvaises fréquentations localisées avec des éléments du Milieu qui contribueront à altérer l’image du service d’ordre gaulliste et à favoriser les amalgames entre gros bras et hommes de main4. Continuité aussi dans la relation privilégiée avec de Gaulle. Le service d’ordre gaulliste, structuré dès le début autour de la protection rapprochée du leader du Rassemblement, continuera d’évoluer, une fois de Gaulle revenu au pouvoir en 1958, dans la même proximité politique et affective avec l’homme du 18 juin. Se définissant toujours comme le carré des fidèles, les gens de l’appareil de sécurité continueront d’entretenir des relations difficiles avec le parti dont la ferveur gaulliste leur paraîtra toujours suspecte ou insuffisante. Cette méfiance se doublera toujours, comme à l’époque du RPF, d’une frustration socio-culturelle. Issus de milieux souvent populaires, les adhérents du SAC se réclameront encore une fois de ce gaullisme « instinctif » et passionné, en opposition au gaullisme supposé opportuniste et intellectualisé des élus et responsables du parti.

7Continuité enfin en matière de « discours du soupçon » à gauche comme dans une partie de la droite. Le SO du RPF, par sa verticalité autoritaire, ses dérapages violents occasionnels et les tentations activistes de certains de ses membres, validait aux yeux des adversaires du gaullisme la lecture de ce courant politique comme le prolongement d’un césarisme plébiscitaire ou la nouvelle expression d’un supposé fascisme français5. Ce réquisitoire, où les méfaits du service d’ordre gaulliste occupaient une place importante, se prolongera et se précisera après 1958. Supposé revenu au pouvoir dans les fourgons du plan Résurrection, le gaullisme sera accusé d’avoir conservé les marques de cette tare originelle selon la thèse mitterrandienne du « coup d’État permanent6 ». Tout dans le fonctionnement de la V^e République gaullienne, tel que beaucoup à gauche le percevront alors (pouvoir présidentiel discrétionnaire, pratique abusive du secret d’État, recours aux polices parallèles, contrôle des médias et justice aux ordres), renverra à ses origines prétendument factieuses. Les actions musclées et parfois criminelles du SAC comme les agissements secrets de son parrain politique Jacques Foccart alimenteront cet imaginaire négatif. Dans les années 1960 pour certains, les dérapages du service d’ordre ne constitueront pas des accidents de parcours mais révéleront la nature exacte d’un pouvoir répressif qui utiliserait ses nervis pour verrouiller la société et intimider la population. Miroir grossissant, le SAC constituerait la face cachée du gaullisme dont il trahirait la part consubstantielle de violence et de secret.

Les enjeux politiques d’un service d’ordre

8Le service d’ordre militant ne se limite pas à un simple réservoir de gros bras un peu frustes dont le rôle resterait dérisoire dans l’évolution du parti dont il dépend. Le premier historien du RPF, Christian Purtschet, en avait d’ailleurs conscience. Dans le passage consacré au SO du Rassemblement, il commence par rappeler les missions « techniques » de cette organisation (protéger dans ses déplacements et apparitions en public les chefs et personnalités du mouvement, quadriller les salles de réunion pour neutraliser les éventuels perturbateurs, aider à la préparation pratique des meetings et évacuer les personnes atteintes de malaise) et utilise cette formule amusante : « Le service d’ordre est à un mouvement politique de masse ce que les gardiens de la paix et les pompiers sont à la cité. » Mais c’est pour insister ensuite sur ce qui, à ses yeux, représente l’enjeu fondamental de l’appareil de sécurité : « Selon l’organisation, le rôle et l’importance donnée au service d’ordre, on peut taxer ou non de fascisme un mouvement politique. La structure et l’action du service d’ordre sont en quelque sorte le baromètre du caractère fasciste d’un mouvement7. » Cette analyse, qui doit être replacée dans son contexte politico-intellectuel (l’historien écrit en 1965, soit un an après la publication du Coup d’État permanent de François Mitterrand et à une époque où l’accusation sur les origines « factieuses » d’un régime « autoritaire » est récurrente à gauche), renvoie de fait à une dimension essentielle de ce type de formation. Parce qu’elle s’organise selon un modèle hiérarchisé et autoritaire qui regarde vers le monde militaire, parce qu’elle pratique par nature le secret voire la clandestinité, parce que ses hommes sont nécessairement impliqués dans des actions violentes, elle évolue sur une corde raide entre service d’ordre et milice.

9Même si le gaullisme s’est construit historiquement dans le rejet du fascisme, il ne peut ignorer le risque de développer à ses côtés une formation proche, toutes proportions gardées, des services d’ordre des partis totalitaires étrangers et des ligues d’extrême droite française de l’entre-deux-guerres. S’agissant de ce deuxième horizon de référence, plus pertinent que le premier, la pente est d’autant plus glissante pour le gaullisme que ce dernier s’inscrit largement, sur le double plan idéologique et historique, dans ce creuset de la droite populaire et plébiscitaire marquée par la puissance hypertrophiée de ces appareils de sécurité8. Déjà critiqué pour ses rassemblements géants, son culte du chef et sa valorisation d’un exécutif fort qui s’opposent au modèle républicain défini depuis la fin du xix^e siècle, le RPF ne prend-il pas un risque supplémentaire en termes d’image et de réputation avec ce service d’ordre pléthorique, paramilitaire, semi-clandestin et parfois offensif ? Pour le gaullisme, suspect par nature pour ceux qui le renvoient à ses origines bonapartistes et ligueuses, comment maintenir l’ordre militant sans basculer dans la violence politique ? Le dilemme n’est pas facile. Rétrospectivement, les attaques portées à l’encontre du service d’ordre gaulliste du Rassemblement semblent exagérées. Celui-ci adopte largement une posture défensive et subit l’agressivité bien supérieure des militants communistes qui viennent perturber la plupart des meetings du RPF. Quant au SAC des années 1960, sa démilitarisation ne sera pas portée à son crédit et passera inaperçue aux yeux des contemporains qui insisteront sur les dérapages de la période. La violence militante communiste de la guerre froide a été moins mise en avant sur le moment et l’opinion en a moins gardé le souvenir par la suite9.

10Comment expliquer cette différence de traitement ? En matière de violence militante, le gaullisme, parce qu’il relève « génétiquement » de la droite césariste, est victime d’un soupçon systématique, surtout au sortir d’une guerre contre le fascisme. Les communistes, auréolés des combats de la Résistance et victimes après-guerre de la répression policière, sont moins suspectés. Symboliquement aussi, alors qu’à la grande époque du rapport de force gaullistes/communistes sous la IV^e République le nombre de blessés est bien supérieur du côté RPF que du côté PCF, les apparences jouent contre le gaullisme à un double niveau. Tout d’abord, le Rassemblement a contre lui de disposer d’un service d’ordre voyant car permanent et massif. Les communistes, avec leur dispositif léger et « démontable », s’exposent moins à la critique. Par ailleurs, en termes de bilan, dans ce face-à-face, les morts (par arme à feu de surcroît) appartiennent au camp communiste qui du reste ne se prive pas de communiquer sur le sujet en transformant ses militants tués (Vincent Voulant et Lucien Vautrin sous la IV^e République, Marc Lanvin en juin 196810) en martyrs politiques. D’autant qu’à ces victimes du choc avec les gaullistes s’ajoutent tous ceux qui sont tombés sous les coups des policiers.

11Un autre enjeu lié au service d’ordre tient aux potentialités du service d’ordre gaulliste. Si ce dernier reste sous la IV^e République avant tout voué à la sécurité des meetings et à la protection du personnel du Rassemblement, il n’en reste pas moins une sorte d’armée de réserve, disponible au cas où… Même si de Gaulle reste sur une ligne légaliste durant toute l’histoire du RPF, la présence de ces milliers d’hommes disponibles et piaffants, porteurs d’une mentalité parfois activiste, n’est pas sans effet sur l’esprit du gaullisme d’opposition surtout lorsque ce dernier comprend, après 1951-1952, que la voie électorale et parlementaire d’accès au pouvoir lui est probablement fermée. Dans cette époque encore troublée par le souvenir récent de la Seconde Guerre mondiale et marquée par les tensions de la guerre froide, un SO puissant et impatient peut faire naître sous une forme largement inconsciente dans une formation politique (surtout lorsque sa culture politique profonde y trouve une certaine résonance) la tentation du « coup » en situation de crise. Dans son ouvrage sur le plan Résurrection, Christophe Nick insiste sur l’importance que revêt l’existence d’un service d’ordre militant pour des responsables politiques tentés par cette option. Dans la mesure où il est impossible de faire fonctionner une structure insurrectionnelle durablement sans attirer l’attention des organes de sécurité de l’État et plus généralement des médias et du public, un service d’ordre légal permet de disposer d’une plate-forme discrète mais efficace, permettant d’entraîner et de maintenir en tension des militants pour le moment décisif.

12Évoquant l’insurrection, le journaliste note :

« elle nécessite au moment X la coordination de plusieurs centaines, voire plusieurs milliers d’hommes, mobiles et agiles, pas forcément professionnels de l’action, dont les principaux atouts sont la détermination et l’obéissance. Il s’agit donc de fédérer ces troupes, de les réunir régulièrement et ouvertement. C’est l’inverse de l’esprit commando, isolé et clandestin. Nous sommes beaucoup plus prêts du modèle fantassin, destiné à faire partie d’une masse que l’on conduit à l’assaut. Le service d’ordre d’un parti politique est, à ce titre, le meilleur cadre de camouflage. Un SO constitue par ailleurs un très bon vivier pour recruter des volontaires : par définition, ses membres aiment l’action, la soumission à des chefs, et sont déjà des convaincus. Seuls les plus hauts responsables doivent connaître le but assigné à cette structure. Il leur suffit de demander aux cadres intermédiaires de recenser dans leurs effectifs les profils les plus favorables à l’action offensive pour disposer d’un fichier légal d’hommes particulièrement entraînés et préparés à la prise du pouvoir – le plus souvent à leur insu. On peut fort bien imaginer qu’un parti de masse dispose dans toute la France d’un service d’ordre de dix mille hommes à l’intérieur duquel mille à trois mille sont sélectionnés en vue de missions plus expéditives11 ».

13Si l’historiographie récente de mai 1958 a montré le caractère spécieux d’une lecture trop intentionnaliste et téléologique de cet épisode complexe et confus12, et si le rôle des anciens hommes du SO dans les intrigues gaullistes du printemps 1958 est important mais pas décisif, il est évident que le fait de disposer en réserve de milliers d’hommes décidés et expérimentés, n’est pas politiquement anodin pour une formation militante. Le gaullisme en fera de nouveau l’expérience en avril 1961 et en mai 1968 même si, une fois encore, dans les deux cas, le service d’ordre ne joue pas une partition majeure et sert plus de force dissuasive ou rassurante en deuxième rideau.

Place de l’informel et de l’officieux, rôle de la violence et du secret : que révèle le service d’ordre sur la culture politique gaulliste ?

14Au-delà des aspects concernant l’organisation en elle-même, l’étude du service d’ordre gaulliste interroge la part de l’informel et de l’officieux dans la culture politique gaulliste, qu’il s’agisse de sa dimension militante (avec le service d’ordre RPF) ou gouvernementale (avec le SAC plus tard). Les gaullistes savent mieux que d’autres mobiliser le double registre du légal et du clandestin, de l’officiel et de l’officieux, du structuré et de l’informel. C’est la clé de leur réussite au printemps 1958. En Métropole comme en Algérie, les partisans du Général ont combiné l’action ouverte des organisations militantes (les Républicains sociaux, l’Usraf) et légales des ministres gaullistes du gouvernement avec celle plus secrète et parfois illicite des réseaux. Jacques Soustelle a croisé Jacques Foccart. Parce qu’il s’est constitué dans la Seconde Guerre mondiale entre intrigues politiques et pratiques clandestines du BCRA, parce qu’il s’est structuré ensuite sur le plan partidaire dans la double et dure opposition au gouvernement et aux communistes sur fond de guerre froide, le gaullisme a élaboré un modèle d’action et d’organisation politique original où la tension et le secret tiennent une part non négligeable. « Plongeant leur racine dans la Résistance et la France libre » note Jérôme Pozzi, « les gaullistes qui s’activent au printemps 1958 pour le retour au pouvoir du Général ont reproduit des formes d’engagement héritées des combats de la clandestinité et de l’épopée du RPF (cloisonnement des mouvements et des réseaux, militantisme musclé, propagande ciblée, dévouement sans limite envers leur chef, désignation d’un ennemi commun). Acclimatée par nature à des formes d’action de l’ombre, la culture politique gaulliste a poussé cette génération à reproduire de vieux réflexes13 ». Dans l’ouvrage collectif qu’il a dirigé sur les cultures politiques en France, Serge Berstein prolonge l’analyse de René Rémond et voit dans ce modèle gaulliste original où se croisent autorité et secret l’héritage du vieux fond bonapartiste, boulangiste puis ligueur, acclimaté aux nouvelles conditions socio-économiques et aux nouvelles règles politico-culturelles de la France de l’après 194514.

15Cette part dans la culture politique gaulliste de l’informel et de l’officieux, voire du clandestin et de l’illicite, a longtemps été ignorée ou minorée par les historiens, sans doute mal à l’aise devant le manque de sources « sérieuses » et ce qui leur apparaissait comme relevant du trivial, de la rumeur et de l’anecdote. Les liens tissés avec les instituts et fondations du gaullisme ont pu créer aussi chez les chercheurs une sorte d’autocensure sur certains sujets perçus comme « sensibles15 ». Longtemps délaissés par l’histoire savante, ces sujets ont donc été abordés par des journalistes qui ont abondamment écrit sur les « complots » et « secrets » de mai 1958 ou de mai 1968, sur les réseaux et polices parallèles du gaullisme (de Serge Bromberger, Jean Ferniot, Raymond Tournioux et Claude Paillat dans les années 1960-197016 à Pierre Péan et Christophe Nick dans les années 1990-2000). D’une qualité inégale, cette littérature n’est pas dépourvue d’intérêt (lorsqu’elle se fonde sur des sources écrites et orales nouvelles que ces enquêteurs ont eu le mérite d’utiliser ou de constituer). Mais, comme l’a montré Pascal Girard à propos de l’historiographie du 13 mai17, elle reste marquée (en plus de son traitement trop narratif et de ses éventuels partis pris politiques) par une conception discutable de l’histoire politique où les intrigues et complots prennent par principe le pas sur l’action ouverte et où nombre de décisions majeures semblent se réduire aux agissements souterrains de réseaux occultes tout-puissants18. Cette approche journalistique a pu participer au discrédit de ces sujets auprès de la communauté historienne et retarder leur examen.

16Celui-ci semble pourtant nécessaire, surtout si de l’action politique, l’analyse se tourne vers la culture politique. La part de tension et de secret est si prégnante dans la culture gaulliste qu’elle y persiste partiellement jusqu’aux deux premières décennies de la V^e République (avant que le renouvellement générationnel ne change la donne). Moins dans l’UNR (puis l’UDR) qui marque une certaine banalisation politique du gaullisme parvenu au pouvoir, que dans le SAC qui à bien des titres reste plus conforme au modèle RPF des origines. Ce goût que manifestent certains gaullistes (et l’indulgence dont témoignent les autres) pour la clandestinité, le cloisonnement, le réseau, l’action parallèle (et la violence potentielle qui l’accompagne), constitue un des fils rouges unissant le gaullisme de guerre, le gaullisme d’opposition et le gaullisme du pouvoir. Il n’est pas possible de comprendre le SAC des années 1960 sans se référer à la Seconde Guerre mondiale, à la guerre froide et aux guerres coloniales. Dans un monde où les frontières du légal et de l’illégal ont pu se confondre, et où l’action de l’État a pu croiser celle des réseaux et des officines, un climat occasionnel de clandestinité ou de pré-guerre civile a pu normaliser le recours à la violence et la pratique du secret. Des habitudes ont été prises, des liens informels se sont noués qui ont été maintenus par la suite. Le fait que des militants du SAC aient été associés dans les années 1960 à des entreprises de police parallèle avec parfois le soutien discret des forces de l’ordre, qu’ils aient fréquenté par endroits des individus au casier judiciaire chargé et qu’ils aient perçu leurs adversaires comme « l’ennemi de l’intérieur », n’a rien d’étonnant. « C’est la suite d’une histoire » constatait en juillet 1981 Gérard Leclerc alors journaliste au Quotidien de Paris, « l’héritage d’une épopée. La participation directe aux entreprises menées pour la sécurité de l’État a assuré la pérennité d’une organisation structurée pour la lutte clandestine, perpétuellement branchée sur le monde trouble qui participe constamment des luttes et des trafics de la politique souterraine19 ».