Réanimation du service d’ordre du RPF adossé à l’Association nationale pour le soutien à l’action du général de Gaulle

1Le Service d’action civique est bien la continuation du Service d’ordre du RPF. En 1972, l’éditorial du numéro 25 du bulletin du SAC, Action Civique, le confirme à sa manière en déclarant : « Oui, 1972 est l’année du 25^e anniversaire de notre création politique puisque ce fut en 1947 que le SO du RPF commença à fonctionner1. » Ce souci d’ancrer le SAC dans une sorte de « continuité dynastique » sans rupture, vise à renforcer la légitimité historique d’une organisation alors en proie à divers problèmes en réaffirmant sa filiation gaulliste directe. D’autres responsables du SAC, comme Charles Pasqua qui a connu les deux époques, insistent lors de leurs auditions devant la commission d’enquête parlementaire sur ce passage de témoin entre les deux appareils de sécurité. De fait, la liste des anciens du SO du RPF en poste dans les instances de direction du SAC est longue : Pierre Debizet, Paul Comiti, Henri Djouder, Roger Tessier, Georges Lalanne, Jacques Lenain, Charles Mattei, Jacques Le Meignen, Charles Pasqua, Charles Seigneuret, Ambroise Henry, Gérard Kappé, Roland Rabusseau, Henri Garraud, etc.2. Autre élément symbolique de cette continuité, l’installation du futur SAC au 5 de la rue de Solférino, soit à la même adresse que le SO du RPF. Au rez-de-chaussée, après avoir passé l’imposante porte cochère, les visiteurs se présentent sur la gauche à un poste de garde où des militants détachés de la police vérifient l’identité de l’invité avant de le laisser poursuivre son chemin vers les locaux de l’Association nationale pour le soutien à l’action du général de Gaulle ou ceux du service d’ordre. À partir de la campagne terroriste de l’OAS, les fenêtres donnant sur la rue de Solférino seront bientôt renforcées par un treillage métallique pour éviter toute intrusion ou jet d’explosifs. Les deux premiers étages sont réservés au service d’ordre provincial tandis que le dernier abrite les locaux de l’antenne parisienne. Au sous-sol, une cave abrite le nécessaire du parfait militant (sceaux, colle, affiches).

2Si le SAC des années 1960 est bien la suite du service d’ordre du RPF en termes de personnel, d’organisation et de mode de fonctionnement, la transition ne s’est pas opérée de manière immédiate. Entre le retour au pouvoir du Général début juin 1958 et le lancement officiel du SAC en décembre 1959, près d’un an et demi s’écoule où le nouveau parti gaulliste, l’UNR, ne dispose pas d’un véritable service d’ordre à part entière et doit faire appel lors des campagnes électorales ou pour la sécurité de ses locaux à des solutions de fortune. Comment expliquer cette anomalie ? Elle tient au fait que le service d’ordre gaulliste n’est plus incarné depuis sa réactivation fin 1957 par Dominique Ponchardier (retiré dans sa villa niçoise pour écrire ses Gorilles et qui ne s’intéresse plus désormais à ces histoires de sécurité militante), mais par Pierre Debizet. Or celui-ci, après avoir efficacement remobilisé les réseaux d’anciens gros bras au printemps 1958 et posé les bases du futur service d’ordre du parti gaulliste au pouvoir, n’est plus disponible puisqu’il est parti début juin soigner sa tuberculose dans les montagnes haut-savoyardes. Son absence pendant un an, jusqu’à son retour à la mi-1959, paralyse l’appareil de sécurité gaulliste3.

3Dans une autre formation politique, le problème aurait été contourné par le recours à d’autres responsables. Mais le service d’ordre, structure autoritaire où joue beaucoup le culte de la personnalité, est marqué par la personnification du pouvoir, phénomène amplifié par le fort caractère des dirigeants. Difficile de remplacer le « patron »… D’autant que Claude Dumont, depuis son séjour activiste réussi à Alger en mai 1958, s’est pris de passion pour le pays. Promu directeur adjoint de la Sûreté Nationale en Algérie, il y reste jusqu’au 15 septembre 1959 avant de rejoindre le cabinet de Jacques Soustelle, nommé ministre de l’Information. Celui qui a participé au lancement du CSP Algérie-Sahara et qui s’est fait apprécier des pieds-noirs, prépare déjà les sénatoriales de mai 1959 qui le verront arriver au Palais du Luxembourg comme sénateur UNR de Sétif-Batna. Dans l’attente du rétablissement de Pierre Debizet, les gros bras s’arrangent donc. Le problème est d’ailleurs surmontable puisque de Gaulle revenu aux affaires dispose désormais pour sa protection personnelle des forces de l’ordre et qu’il est raisonnable de penser que la police se montrera à présent mieux disposée à l’égard du futur parti gaulliste qu’elle ne l’était auparavant avec le RPF. Reste que la période reste tendue sur le plan politique et qu’il faut dans l’attente des campagnes électorales de l’automne construire assez vite un appareil de sécurité militant capable de protéger les meetings (toujours contradictoires pour certains) et de défendre les locaux gaullistes.

4L’UNR n’existant pas encore, les gros bras gaullistes trouvent avec l’Association nationale pour le soutien de l’action du général de Gaulle (AN)4, une structure militante à laquelle adosser leur service d’ordre encore embryonnaire. Jérôme Pozzi a montré combien cette organisation avait en partie joué le rôle de service d’ordre officieux pour le mouvement gaulliste durant la période 1958-1959, avant que le SAC ne prenne le relais à partir de 19605. Le fait que l’AN se soit installée rue de Solférino, dans l’ancien siège du RPF, à proximité de l’ancien bureau du Général, a aussi compté pour ces gaullistes fidèles attachés aux symboles. Tout comme le fait que l’AN recrute principalement dans le vivier des associations d’anciens combattants et des ex-adhérents du RPF grâce au fichier du Rassemblement que s’est procuré Jean Runel, secrétaire général adjoint de l’association. Première manifestation de l’autorité reconnue qu’exerce désormais Jacques Foccart (alors conseiller technique au cabinet du président du Conseil) dans le domaine du service d’ordre gaulliste, les RG lui adressent le 13 août une note (vue par Olivier Guichard, directeur adjoint de de Gaulle à Matignon) indiquant que les responsables de l’AN ont l’intention de créer un SO en prévision du référendum du 28 septembre 1958 et que la direction de cet appareil de sécurité est confiée à Daniel Briau6. Si Jacques Foccart a été alerté sur cette nomination, c’est que Daniel Briau, bien qu’ancien membre du SO du RPF, présente un profil inquiétant. Ce détective de l’agence privée Duluc, qui a aussi sécurisé des meetings parisiens du CNI, a été impliqué dans un attentat à l’explosif contre un meeting de gauche en octobre 1955.

5La réanimation du service d’ordre du RPF depuis le printemps 1958 est une réussite puisque lors du grand discours du général de Gaulle place de la République le 4 septembre 1958, l’appareil de sécurité militant (qui double celui des forces de l’ordre) compte près de 1600 hommes7. Certes, tous ne relèvent pas de l’ancien SO. L’AN qui supervise l’opération a recruté aussi ses propres troupes et fait appel aux associations d’anciens combattants dont elle est proche. Une anecdote pittoresque, rapportée par Pierre Lefranc dans ses mémoires, en apporte d’ailleurs la preuve8. Ayant appris par le préfet de police Maurice Papon que le leader communiste Waldeck Rochet disposait d’un appartement donnant sur la place de la République et craignant que les gens du PCF n’en profitent pour perturber le discours du Général, le directeur de cabinet du président du Conseil sollicite des anciens Cadets de la France libre emmenés par Robert Gaitz pour se tenir prêts, avec corde, grappin et échelle, à investir de force le domicile des « camarades9 ». Finalement, de Gaulle peut présenter le projet de constitution de la V^e République sans que le commando des Cadets ait à intervenir. Ce niveau élevé de mobilisation indique qu’à l’automne 1958 plusieurs centaines d’anciens du SO sont prêts en région parisienne à répondre aux convocations qui leur sont adressées10. Sur du papier à en-tête du RPF d’ailleurs, comme si symboliquement la Traversée du Désert n’avait représenté qu’une parenthèse que le retour au pouvoir du Général refermait.

Les « Gorilles » du Général : les ambiguïtés d’une sécurité présidentielle entre service d’ordre militant et service d’ordre officiel

6Ces anciens du SO du RPF encadrent de Gaulle à l’occasion de ses déplacements lors de la campagne référendaire de septembre 1958. Ambroise Henry, ancien responsable du SO du Rassemblement en Normandie dès 1947-1948 et futur membre du bureau national du SAC, fait partie de l’appareil de sécurité militant qui accueille le président du Conseil à son arrivée à Lille le 22 septembre 195811. Lorsque de Gaulle prend la parole au balcon de la préfecture du Nord, un millier de contestataires communistes tentent de perturber l’allocution présidentielle en lançant des ballons sur lesquels est inscrit « NON ». Ils sont aussitôt pris à partie par un service d’ordre composé de jeunes militants arborant une croix de Lorraine au revers de leur veste12. Rapidement, la sécurité officielle du président du Conseil lors de ses déplacements en province se double ainsi d’un cordon militant, sur le modèle de ce qui avait été installé en 1947-1948 avant que les incidents grenoblois de septembre 1948 ne mettent un terme à l’escorte de la Garde républicaine. Même la sécurité officielle du président d’abord à Matignon puis à l’Élysée dès les premiers mois de janvier 1959, est composée en partie des anciens du SO du RPF. Des éléments de « la brigade volante » qui avaient déjà joué les gardes du corps du Général à l’époque du Rassemblement reprennent du service. À la vingtaine d’inspecteurs de police affectés à la protection du Président de la République (en plus des gardes républicains aux portes extérieures, dans le parc et à l’intérieur même du Palais) s’ajoutent Roger Tessier, Paul Comiti, Henri Djouder et René Auvray. Sous la direction de Jacques Cantelaube, chef de la sécurité présidentielle, ils deviennent les fameux « gorilles » du Général, selon la formule empruntée au roman de Dominique Ponchardier. De Gaulle qui les connaît bien depuis le RPF et leur fait une totale confiance, insiste pour que sa protection rapprochée lors de ses déplacements soit limitée à ces quatre hommes. Il faudra toute la persuasion de Jacques Cantelaube pour que quelques inspecteurs de police soient inclus en sus dans le dispositif mais ils resteront cantonnés à des tâches subalternes (surveillance des bagages, garde statique du train ou de la préfecture)13. Dotés officiellement d’une arme (revolver sur soi et mitraillette dans la DS présidentielle) et d’un titre d’officier de police adjoint contractuel à partir du 14 mars 1959 (exemple de promotion socio-professionnelle liée à la proximité avec le décideur politique via le service d’ordre), les quatre gorilles deviennent vite des figures médiatiques, apparaissant souvent sur les photos de presse ou les extraits d’actualité filmée, encadrant et cachant parfois de leur stature massive la silhouette pourtant imposante du Général. L’intéressant film documentaire sur « De Gaulle et ses gorilles » produit par Tony Comiti, un des fils de Paul Comiti, offre à cet égard des extraits savoureux14.

7La place centrale de ces quatre hommes dans la sécurité officielle présidentielle constitue une forme de reconnaissance de l’expertise professionnelle du SO du RPF en matière de sécurité politique. Certains politologues comme Frédérique Matonti et Franck Poupeau évoqueraient à cet égard un « capital militant15 ». Il s’agit de ces « apprentissages conférés par le militantisme », de ces « compétences importées de l’extérieur », ainsi que celles « qui sont apprises sur le tas ». Ce capital militant « s’acquiert pour une bonne part dans le champ politique, s’y valorise, mais peut aussi être reconverti ailleurs en cas d’exit16 ». Les mouvements de jeunes constituent à cet égard de véritables écoles de formation professionnalisantes17. Si le militantisme actif au sein du RPF a pu développer chez certains gaullistes des compétences susceptibles d’être ensuite valorisées sur le marché du travail (en dehors de la politique elle-même) notamment en matière de communication ou de gestion de personnel, il a pu aussi dans le domaine très spécifique du service d’ordre, valoriser des savoir-faire. Au demeurant, le rôle des gorilles du Général ne se limite pas à repousser d’une poigne ferme les admirateurs trop enthousiastes et à écarter poliment les porteurs de cadeaux suspects. Les quatre anciens du SO du RPF sont associés avec les officiers de police et les administratifs du service des « VO » (voyages officiels), dirigé par Georges Albayez, aux préparatifs pratiques des déplacements du Général18.

8Rapidement, un cinquième homme se joint à l’équipe des gorilles, lui aussi issu du SO du RPF mais également du service Action du 11^e choc, Raymond Sasia19. Dès l’automne 1958, au moment de la campagne référendaire puis des législatives, Paul Comiti et Dominique Ponchardier ont demandé l’aide de Raymond Sasia qui excelle dans les sports de combat, pour protéger André Malraux dans les meetings. Son commentaire sur l’écrivain traduit cette valorisation de la violence commune à cette génération de la guerre et qui crée un effet de proximité entre des responsables gaullistes de premier rang et les gros bras du service d’ordre, rapprochés par la même expérience du combat.

« Malraux avait une sympathie prononcée pour les membres du service d’ordre. Nous lui rappelions son engagement courageux et batailleur du temps de la Guerre d’Espagne, mais surtout il voyait en nous l’incarnation musclée de ses idées : il pensait que les convictions devaient se défendre à coup de poing ! Il était obsédé par l’action et détestait les intellectuels en chambre, les idées évanescentes. Il avait d’ailleurs rêvé à cette période d’être appelé par le Général comme ministre de l’Intérieur. Comme il nous appréciait, qu’il était proche de nous et familier, nous étions prêts à lui rendre les services que n’auraient pu obtenir de quelques technocrates qui trouveront une place dans les ministères de Debré, Pompidou et Couve de Murville. »

9Raymond Sasia fait à la même époque connaissance avec Roger Frey par l’intermédiaire d’Alexandre Sanguinetti. Jacques Foccart lui permet de devenir en septembre 1959 chargé de mission au cabinet de Maurice Herzog20. Dans le cadre du volet sportif du programme de redressement national du Général, le haut-commissaire à la jeunesse et aux sports a demandé à Roger Barberot de créer un centre sportif des forces armées et le Compagnon de la Libération s’est tourné vers Raymond Sasia pour monter le futur bataillon de Joinville.

10Dans la foulée, Jacques Foccart le fait entrer au cabinet du directeur général de la Sûreté nationale, le préfet Verdier. Expert en arme à feu, Raymond Sasia est chargé de réorganiser l’entraînement au tir de la police et de renforcer la sécurité du Président de la République et des chefs d’État étrangers en visite en France. Il est intégré à l’âge de 30 ans dans le corps de la police avec le grade de commissaire (son poste ayant été proposé par le ministère de l’Intérieur en ajout dans la loi de finances). Fin 1961, lorsque René Auvray doit quitter le groupe des gardes du corps présidentiels pour raisons de santé, Raymond Sasia, devient progressivement le nouveau « gorille » du Général avec comme particularité d’être le seul du groupe à ne pas appartenir au SAC21. Une originalité qui, ajoutée à ses liens connus avec l’ancien ministre socialiste André Boulloche (démissionnaire en décembre 1959), lui vaut d’être, son propre aveu, « mis à l’index » par les trois autres Gorilles qui cumulent les fonctions de responsables nationaux du service d’ordre gaulliste et membres du service d’ordre officiel. Lorsque Paul Comiti parle du SAC avec Henri Djouder et Roger Tessier, le nouveau venu n’est pas invité à se joindre à la conversation. Après l’attentat du Petit-Clamart qui révèle des failles dans la sécurité présidentielle, Jacques Aubert, directeur de la Sûreté Nationale, envoie Raymond Sasia en stage aux États-Unis en 1962 pour se former aux techniques de tir à l’école du FBI. À son retour, Raymond Sasia intègre définitivement le groupe des Gorilles22.

11L’arrivée de Raymond Sasia complète la section opérationnelle de sécurité des voyages officiels (appelée par commodité VO). Ce dispositif officiel est assez ancien puisqu’il remonte à un décret du 14 décembre 1929 de Gaston Doumergue, dont l’application avait été accélérée après l’assassinat à Marseille du roi yougoslave Alexandre 1^er et de Louis Barthou (instruction interministérielle du 1^er mars 1935). Une compagnie de CRS (la CRS n° 1) assure à partir de 1948 la protection du président du Conseil et du Président de la République23. Après 1958, cette équipe, qui forme un des services des VO, se voit chargée de tous les aspects de la sécurité à l’extérieur de l’Élysée : étude des trajets, liens avec les préfectures et les compagnies de CRS, repérages, contacts avec les structures équivalentes à l’étranger, filtrage du personnel et des invités. La protection personnelle de de Gaulle, enjeu politique majeur dans un régime où l’autorité est plus centralisée et personnifiée qu’avant, et dossier sensible avec les menaces croissantes de l’OAS, s’organise en trois cercles concentriques. Une première garde rapprochée est assurée par les quatre gorilles. Un deuxième cercle est composé d’une douzaine d’inspecteurs de la préfecture de police et des membres du groupe VO de la sûreté nationale. Un troisième cercle est constitué de policiers qui canalisent la foule, effectuent des fouilles et repèrent le terrain avant le passage présidentiel.

12Le rapport à de Gaulle des hommes du premier cercle est empreint d’un mélange paradoxal d’affection et de sacralité24. Poussant jusqu’à ses limites le serment que prête tout nouvel adhérent du SAC (« le titulaire de cette carte s’engage sur l’honneur à soutenir inconditionnellement l’action du Général de Gaulle »), les Gorilles jurent de se sacrifier si nécessaire pour celui qu’ils appellent entre eux « Pépère ». Concrètement, ils se disent prêts à se coucher sur une grenade ou à s’interposer au cas où une balle pourrait l’atteindre. Lorsque Raymond Sasia rejoint l’équipe, il prête à son tour ce serment dans l’avion qui emmène de Gaulle en Iran en octobre 196325. Lorsqu’en avril 1966, le Président, excédé par la conduite de certains d’entre eux (Henri Djouder en particulier), voudra se séparer de ses gorilles, Jacques Foccart interviendra pour les sauver. Il rappellera au Général leur esprit de dévouement qui remonte aux FFL et au SO du RPF, distinguant l’engagement militant sacrificiel total de ces hommes et l’implication strictement professionnelle de policiers « classiques » peu disposés à se jeter sur une grenade pour sauver au péril de leur vie le chef de l’État menacé26. La dimension politique ambiguë de cette protection rapprochée assurée par des Gorilles qui sont en même temps membres du bureau national du SAC, apparaît lors des voyages officiels en province du Général. Paul Comiti, Henri Djouder et Roger Tessier sont en contact avec les responsables du service d’ordre gaulliste. La protection officielle est doublée à l’occasion par un encadrement militant et les gros bras locaux forment par ailleurs ce qu’ils appellent entre eux « la brigade d’acclamation27 ». Si le directeur des services de sécurité de l’Élysée sous de Gaulle, André Ducret, se charge des aspects strictement sécuritaires, les Gorilles font aussi de la politique…

13Préfet de la Marne puis de la région Pays de Loire après avoir été directeur des RG jusqu’à l’été 196128, Jean-Émile Vié assure pourtant devant la commission que lors des quatre visites du chef de l’État dans la Marne, la protection du Président a été « assurée par la police, absolument pas par le SAC ». Avant d’ajouter : « Comiti, Djouder et Sasia, lorsqu’ils assuraient sa protection rapprochée n’étaient plus membres du SAC mais commissaires de police. Jamais des membres du SAC ne nous ont aidés. Encore moins pour des ministres. J’ai reçu le Premier ministre Pompidou à Nantes, pas de SAC non plus29. » Le témoignage de ce responsable policier n’est pas convaincant. Le préfet (qui se trompe sur l’engagement militant de Raymond Sasia) n’est pas forcément informé de la présence des gens du service d’ordre gaulliste (à l’action plus discrète que celle de leurs prédécesseurs du RPF) et peut donc croire en toute bonne foi à leur absence. Quand il affirme que le SAC n’est pas présent lors de la venue de Georges Pompidou à Nantes le 10 février 1967 en pré campagne des législatives, il paraît ignorer le fait que le service d’ordre a mobilisé pour l’occasion près de 200 gros bras, soit le sixième des 1200 personnes du public (venues sur invitation). Pour assurer le filtrage à l’entrée, le quadrillage de la salle et la claque du meeting, le SAC a fait venir des gens de Bordeaux, Rennes et Paris. Près de cent supplétifs, notamment des anciens de la 2^e DB, ont été réquisitionnés en renfort. Ce dispositif de sécurité permet de contenir 3 à 400 ouvriers entamant dehors L’Internationale pour protester contre la fermeture de leur usine.

14Il est vrai toutefois qu’à l’occasion des déplacements très sécurisés du Président, les gros bras assurent surtout une action de propagande (« la brigade d’applaudissement »), laissant aux services policiers l’essentiel sinon l’exclusivité de la mission de protection. Une trop grande présence du SAC politiserait de manière excessive les sorties publiques du chef de l’État, mis « au-dessus de la mêlée » par la Constitution. S’agissant du Premier ministre et de ses ministres, il faut distinguer entre les visites à caractère gouvernemental (où le SAC intervient peu) et celles à tonalité plus politique lors notamment des campagnes électorales (où le SAC double alors la protection policière et assure l’essentiel de la sécurité à l’intérieur des salles de meeting). Lorsque débute la campagne des législatives de 1967, le SAC suit de près Georges Pompidou dans ses déplacements de leader de la majorité. L’appareil de sécurité militante est présent lors du meeting nantais le 10 février 1967, il se montre encore plus actif deux semaines plus tard lors des meetings du même Premier ministre d’abord à Nevers puis à Grenoble.

Une campagne référendaire de septembre 1958 marquée par une forte violence militante

15Si le SAC constitue dès les années 1960 un service d’ordre musclé, c’est sans doute parce qu’il a été marqué par la tension de sa période fondatrice. La première campagne électorale dans laquelle les hommes du SO gaulliste (le SAC n’existe pas encore) interviennent est celle du référendum de septembre 1958 portant sur la constitution de la V^e République. Un survol rapide des troubles politiques de ce mois de rentrée pourrait laisser penser à une simple agitation au caractère parfois ludique. Ces ballons multicolores que les communistes font s’envoler en l’air avec leur petite pancarte « NON » aux abords de la Place de la République le 4 septembre pour parasiter le discours présidentiel et qu’ils vont encore utiliser lors des meetings gaulliens en province à Bordeaux, à Strasbourg et à Lille30, feraient presque sourire. Or une analyse plus approfondie des violences politiques hexagonales de septembre 1958 (qui ne prend pas en compte le terrorisme très spécifique du FLN) montre que ce scrutin voit le retour de formes de brutalité militante qui semblaient avoir disparu en France depuis la manifestation Ridgway de 1952. Le dépouillement pour toute la période de la campagne référendaire de trois grands quotidiens nationaux (Le Monde, L’Humanité et Le Figaro) révèle près de 90 cas d’affrontements allant jusqu’au meurtre par arme à feu d’un militant gaulliste à Toulouse, ce qui n’était jamais arrivé du temps du RPF31. Si les communistes sont les seules victimes des attentats à l’explosif contre des locaux partidaires et si leurs adhérents essuient souvent de la part des forces de l’ordre une répression sévère, les militants du PCF ou de la CGT se montrent de leur côté très agressifs et offensifs durant cette campagne, cherchant souvent l’affrontement direct avec le SO gaulliste ou les agents de police. À cet égard la thèse de Michel Pigenet d’une clôture de la violence militante communiste après 1952 doit sans doute être nuancée tant la campagne référendaire de septembre 1958, par ses violences militantes parisiennes comme provinciales, regarde plus vers la IV^e République et ses dernières années de crise (agitations communiste, poujadiste et des nationaux-gaullistes sur fond de guerre coloniale) que vers la V^e République et sa pacification politique globale32.

16La campagne de septembre 1958 voit la reprise d’une pratique extrême, relativement courante dans les premières années de la guerre froide mais qui s’était estompée au début des années 1950 : l’attentat à la bombe, grenade ou engin incendiaire contre les locaux du parti adverse. Entre le 1^er août et le 29 septembre, 33 cas peuvent être enregistrés de permanences saccagées (ne sont pas prises en compte les atteintes aux domiciles privés)33. Il n’est pas toujours aisé d’identifier l’auteur de ce vandalisme militant. L’acte est très rarement revendiqué, la police n’arrête quasiment jamais les coupables et les communistes attribuent systématiquement dans leur presse le crime aux « fascistes », englobant de manière indifférenciée dans ce terme les gaullistes, nationalistes et parachutistes. Si les gaullistes peuvent être à l’origine de certaines destructions de locaux communistes, d’autres acteurs semblent plus concernés ici, comme les nationalistes (relancés par leur rôle dans les « complots » de mai 1958 et la chute du précédent régime) et des militaires professionnels (notamment parachutistes dans des villes du Sud) désireux de punir le PCF pour ses positions sur la guerre d’Algérie.

17S’agissant de l’usage d’armes à feu (pistolet, revolver, fusil de chasse, carabine militaire, mitraillette), la campagne référendaire de septembre 1958 se caractérise par une bouffée de violence avec 20 cas recensés34. En dehors, précisons-le toujours, du cadre terroriste algérien. Pourtant, à l’image de ce qui avait déjà été montré sous la IV^e République pour la période 1947-1949, si ces cas d’utilisation d’armes à feu sont spectaculaires et concentrent l’attention des médias (ils posent la question récurrente des arsenaux clandestins hérités de la Résistance), la violence militante la plus fréquente et celle qui occasionne le plus de blessés reste celle des armes blanches, matraques et simples coups de poing. C’est celle qui remplit les colonnes des journaux à l’occasion de 10 meetings chahutés35, 18 collages d’affiches et de distributions de tracts perturbés36 et 2 ventes de journaux empêchées37. En matière de destruction de locaux adverses et d’usage d’armes à feu contre des militants adverses, la campagne de septembre 1958 atteint un sommet dans la violence politique suivi d’une rapide et puissante décrue puisque jusqu’aux élections législatives de novembre 1962, les permanences seront très peu visées et les armes à feu quasiment plus utilisées (à l’exception du terrorisme algérien).

18Il est difficile de déterminer avec précision quel parti politique se trouve le plus impliqué dans la violence militante lors de la campagne référendaire de septembre 1958 car l’étude se heurte à un effet de source. L’Humanité, particulièrement sensible à la brutalité de ses adversaires, recense avec minutie le moindre accrochage dont sont victimes les colleurs d’affiches communistes, la moindre vitrine de local brisée par les « nervis fascistes » ou la moindre réunion publique du PCF perturbée par des agitateurs de droite. Dans la mesure où Le Monde et Le Figaro se montrent moins réactifs à ce phénomène et se contentent d’évoquer les violences militantes lorsqu’elles prennent une dimension particulière (personnalité impliquée, morts ou blessés graves, utilisation d’armes à feu ou d’explosifs), il en résulte un corpus déséquilibré. Mais même en prenant en compte ce biais statistique lié à la position victimaire du PCF, il semble attesté que les communistes subissent désormais plus la violence militante qu’ils n’en sont les auteurs. Le phénomène s’oppose à la situation prévalant sous la IV^e République. Des municipales de 1947 aux législatives de 1951, l’immense majorité des actes de violence militante commis en France étaient le fait des communistes. Le retournement s’est opéré sans doute à partir de 1956 (la double attaque des sièges de L’Humanité et du PCF en novembre 1956 marquant à cet égard un virage) et s’est accentué en 1958 avec le changement de régime qui a profité aux adversaires traditionnels des communistes (aux nationalistes à court terme et aux gaullistes de manière plus durable). Les communistes, si offensifs en 1947-1949, se trouvent à présent en position de repli défensif, incapables de protéger efficacement leurs locaux et leurs militants contre leurs adversaires. Si le discours excessif de la presse communiste sur les agressions des « commandos de parachutistes » et autres « nervis fascistes » participe d’une campagne de communication pour mobiliser à gauche en réactivant le vieux réflexe antifasciste, il témoigne aussi d’une réalité : le PCF est devenu une victime de la violence politique.

19Cette évolution n’est pas relevée par les historiens (ou alors de manière partielle en se limitant à la seule violence policière que subissent les militants communistes notamment à la fin de la guerre d’Algérie à l’occasion du massacre de Charonne). Pourtant l’approche statistique quantitative est formelle : si le seul mort de la campagne référendaire est gaulliste (Maurice Cathala) et qu’il a été tué par le chef du SO communiste à Toulouse le 25 septembre 1958, les communistes sont victimes dans seulement un quart des affaires de violence durant cette période. Il s’agit d’obstructions (parfois légères) de meetings en général gaullistes dans 10 cas38, d’attaques de colleurs d’affiches ou de distributeurs de tracts dans 9 cas39 ou d’agressions de militants adverses à la sortie d’entreprise ou sur des lieux publics dans 4 cas40.

20Une approche plus qualitative, via deux études de cas, affine et nuance cette vue d’ensemble. Les violences policières contre les manifestants communistes qui ont émaillé le 4 septembre la présentation officielle du projet de Constitution par de Gaulle place de la République ont été largement oubliées y compris dans les rangs du PCF alors que la presse communiste avait pourtant sur l’instant largement couvert les faits41. Les communistes forment la très grande majorité des manifestants hostiles ce jour-là. Le PCF a préparé avec soin la contre-manifestation comme en témoignent les pancartes et affichettes jaunes standardisées que portent les militants avec l’inscription en noir « NON » ou « Le fascisme ne passera pas », ainsi que des parapluies multicolores arborant les mêmes slogans. Mais les communistes ne parviennent pas à atteindre la place de la République dont tous les accès ont été très tôt verrouillés par un dispositif de barrières métalliques renforcé de cordons policiers42. Seules les personnes présentant un carton d’invitation sont autorisées à pénétrer sur les lieux, ce qui permet de filtrer le public et de prévenir les incidents. De fait, lors du discours du Général, un unique manifestant parvient à brandir pendant quelques secondes son calicot « NON » avant d’être ceinturé. « Une bagarre fit bientôt frissonner la foule » rapporte l’envoyé spécial du Monde, « tandis qu’un peu plus loin une ambulance recueillait le jeune homme assommé43 ».

21L’attitude exacte des forces de l’ordre face aux manifestants est difficile à établir en l’absence d’archives policières44 et compte tenu du fait que les commentaires des journalistes diffèrent selon l’orientation politique du quotidien. Selon Le Figaro45, les policiers qui ont supporté longtemps sans broncher d’être comparés à des SS, ne réagissent que lorsque les manifestants se rapprochent en jetant des grilles d’arbre et des blocs de macadam. À en croire L’Humanité46, les forces de l’ordre chargent immédiatement et sans distinction. Dans tous les cas, les heurts sont violents et durent deux heures (18 h-20 h) sur les artères menant à la Place de la République. Les accrochages les plus durs ont lieu à l’angle du boulevard Voltaire et du Faubourg du Temple, puis rue Froissart et rue du Pont au Chou. Beaucoup de communistes sont arrêtés devant les portes cochères ou dans le métro Sébastien Froissart où ils s’étaient réfugiés. Au même moment, un millier de manifestants communistes massés à la station du Temple ainsi que rue Notre-Dame de Nazareth entrent en contact avec les gens du SO gaulliste. Il s’agit d’éléments jeunes arborant des brassards à croix de Lorraine et armés de ceintures et de matraques47. Mais le heurt prend surtout la forme de joutes verbales entre les deux camps. Au slogan « le fascisme ne passera pas » répond le mot d’ordre « les communistes à Moscou » ou « À Budapest » tandis qu’au « Non » des communistes fait écho le « Niet » des gaullistes. Comme la police a maintenu les communistes loin de la Place, leur agitation ne couvre pas la voix du Général. Pierre Lefranc, présent en bas du podium présidentiel, en témoigne dans ses Mémoires : « De très loin nous parvenait une rumeur : quelques milliers de manifestants tenus à distance respectueuse, criaient à la dictature48. »

22La fin du discours du général de Gaulle ne met pas un terme à l’agitation qui redouble au contraire. La police charge les contre-manifestants pour permettre l’évacuation de la foule par les rues Notre-Dame de Nazareth et Turbigo. Pourchassés, les communistes se reforment à l’angle de l’avenue de la République et du boulevard Richard-Lenoir où ils sont repoussés par les gendarmes mobiles de manière à protéger le passage des voitures officielles quittant la place de la République. « Sous les coups de matraque, des hommes tombent49. » Un autre groupe de 2 000 à 3 000 manifestants communistes qui s’était rassemblé devant la porte Saint-Martin est pris à partie par des forces de police qui n’hésitent pas à frapper des gens à terre. Les gardiens de la paix, qui viennent d’être équipés de leur nouveau casque, d’un long bâton (le « bidule » qu’évoque Alain Dewerpe dans son ouvrage sur la manifestation de Charonne le 8 février 196250) et d’un gant spécial protégeant l’avant-bras gauche, chargent les émeutiers qui répliquent en leur lançant des bouteilles de verre et des pavés. Jusqu’à 20 h, les affrontements se poursuivent entre communistes et forces de l’ordre place de la République et boulevard de Strasbourg. Une barricade est installée rue de Beaubourg, des voitures sont renversées rue de Bretagne sous la fumée des grenades lacrymogènes. Cédant au lyrisme, le journaliste du Monde écrit : « quelques taches de sangs maculent çà et là la chaussée défoncée, et sur les pare-brise des fourgons les pavés laissent des auréoles ».

23Compte tenu de la durée et de l’intensité du choc entre les communistes et la police, le bilan officiel rapporté par le Figaro et Le Monde (24 gardiens de la paix et 8 à 10 contre-manifestants blessés, 80 à 90 interpellations) semble étonnant. L’explication est apportée par L’Humanité selon qui de nombreux manifestants blessés préférèrent éviter les hôpitaux de peur d’y être identifiés et se firent soigner à domicile ou par des infirmiers/ docteurs sympathisants. Le nombre relativement élevé de blessés parmi les policiers atteste de la violence des heurts. Cerné par un groupe de manifestants boulevard Saint-Martin, un gardien de la paix avait tiré en l’air un coup de semonce (L’Humanité ironisera par la suite sur cette « unique balle officielle » qui avait étoilé la vitrine d’une brasserie avant de finir sur le veston d’un consommateur…). En n’indiquant pas à la population parisienne que l’accès à la place de la République se ferait sur invitation, les organisateurs de la manifestation ont compliqué la tâche des forces de l’ordre car celles-ci ont dû gérer une foule indistincte où se mêlaient partisans gaullistes, adversaires communistes et simples badauds. Après avoir un peu hâtivement affirmé qu’aucun blessé n’avait été touché par des armes à feu, le Monde doit reconnaître que plusieurs manifestants ont été atteints par balle. L’Humanité et Libération font en effet leur une sur les « martyrs » du 4 septembre en montrant les photos à l’hôpital de Georges Nuttin, ouvrier de la régie Renault et délégué syndical, blessé de deux balles, et du jeune ouvrier marbrier Charles Delaneuville, également blessé par trois balles51. Il y aurait en tout quatre manifestants touchés par armes à feu (deux noms seulement sont toutefois cités, L’Humanité se contentant pour les deux autres d’évoquer vaguement « un métallo » et « un cheminot »). Des témoins attestent que les coups sont partis de derrière un car de police « en rafale », ce que semble confirmer le calibre des balles (9 mm) et la proximité des impacts sur le corps des victimes52. Gênée, la préfecture de police doit ouvrir une enquête après que les deux communistes touchées eurent porté plainte. Plusieurs fractures ouvertes et des cas de blessés dans le coma attestent de la brutalité des charges policières.

24Les gens du SO gaullistes sont-ils aussi impliqués dans les violences contre les manifestants communistes ? L’absence de blessés parmi l’appareil de sécurité militant ne signifie pas que celui-ci-ci soit resté passif. Le Monde met d’ailleurs en garde les responsables gaullistes contre les excès de leurs gros bras. « Un service d’ordre de “supplétifs” portant croix de Lorraine est sorti du simple rôle d’encadrement qui était le sien. Il suffira de le signaler pour que soient évitées les erreurs commises en 1947 par le RPF. Tout ce qui peut revêtir gratuitement un caractère de violence et une apparence d’autoritarisme se retournera inévitablement contre les efforts du général de Gaulle53. » Le même quotidien a pourtant tendance à minorer le rôle des gros bras dans ces accrochages. « Il n’y eut nulle part de heurts graves entre les partisans du “oui” et ceux du “non”, il n’en alla pas de même entre les contre-manifestants et le service d’ordre. » Des témoins ont pourtant déclaré avoir vu des coups de feu partir d’un véhicule privé (une traction noire dont L’Humanité communique le numéro d’immatriculation) en direction d’un groupe de manifestants communistes lors d’une altercation entre ces derniers et une vingtaine de parachutistes boulevard Magenta54. Sans curieusement exploiter un effet de calendrier (la fusillade de la rue de Beaubourg intervient 10 ans exactement après les incidents meurtriers de septembre 1948 à Grenoble), le PCF recourt aux mêmes éléments de langage qu’à l’époque du RPF pour disqualifier les gens du SO gaulliste présentés comme des « nervis fascistes55 ».

25La condamnation est d’autant plus virulente que les communistes croient avoir aperçu parmi les gens du SO gaulliste Place de la République des éléments du SIR (le Syndicat indépendant Renault) et du syndicat indépendant Simca, avec lesquels la CGT est en lutte ouverte pour le contrôle des usines d’automobiles de la ceinture parisienne. Le syndicat tient là l’occasion d’exploiter politiquement les incidents du 4 septembre. Dans les jours qui suivent la cérémonie officielle, Roger Linet, secrétaire général de la CGT Renault, rassemble ses camarades à Billancourt, place Nationale, pour dénoncer les « jaunes » qui ont été aperçus Place de la République avec un brassard croix de Lorraine56. À en croire le responsable de la CGT Renault, ces éléments du SO gaulliste se seraient rués vers les manifestants, repoussant d’Anciens Combattants qui s’interposaient en criant : « Laissez-nous faire, même si on les tue, nous sommes là pour ça57. »

26L’importance du dispositif policier déployé aux alentours de la Place de la République frappe. Près de 5 000 hommes ont été mobilisés pour assurer la sécurité de l’allocution présidentielle : 1 000 gardiens de la paix, 30 compagnies de gendarmes républicains (2500 hommes), 6 compagnies de CRS (900 hommes) auxquels il faut ajouter 300 inspecteurs en civil dispersés dans la foule ou massés sur les balcons et les toits, une cinquantaine de motards de la police sillonnant les artères. 12 compagnies d’intervention sont enfin déployées en deuxième rideau dans les arrondissements avoisinants ainsi qu’en banlieue proche pour prévenir l’arrivée de manifestants communistes de la banlieue Nord et Est. Pour coordonner les troupes, un hélicoptère de la préfecture de police survole en permanence le lieu de la manifestation et transmet (ainsi que les motocyclistes de la police) des informations au commissaire installé dans un car derrière la tribune présidentielle58. C’est la première fois qu’un dispositif aérien est utilisé pour observer un mouvement de foule en France. L’ampleur des effectifs déployés explique en grande partie l’échec de la contre-manifestation communiste. Dans la mesure où les responsables gaullistes peuvent désormais s’appuyer sur les forces de l’ordre pour protéger les meetings du Général et qu’ils ont connaissance de l’importance du dispositif policier mis en place, comment expliquer qu’ils aient quand même fait appel de leur côté à un SO militant considérable puisqu’il atteint 1600 personnes (soit le niveau de mobilisation des grands meetings du RPF de la fin 1947 et du printemps 1948) ? Certes le souvenir récent des tensions de mai a pu jouer tout comme la prise en compte des nombreuses violences politiques ayant précédé à Paris comme en province la manifestation du 4 septembre. Les responsables de l’AN et les anciens du SO du RPF ont pu estimer qu’il était nécessaire de renforcer par des apports militants le dispositif policier place de la République. Mais un certain atavisme a sans doute joué aussi ici. Sortant de treize ans d’opposition politique où les gens du RPF n’ont dû compter que sur eux-mêmes pour protéger leurs réunions publiques, les gaullistes ont pris des habitudes. Ils s’en débarrasseront d’autant plus vite que le niveau de violence militante diminuera rapidement.

27Il est possible enfin qu’ait subsisté rue de Solférino une certaine méfiance à l’égard d’une police qui avait réprimé et espionné le RPF sous la IV^e République et dont les gaullistes n’étaient pas encore sûrs politiquement. Au demeurant, lors du rassemblement du 4 septembre 1958, tous les policiers ne se montrent pas bienveillants à l’encontre des éléments du SO à croix de Lorraine, comme si les longues années d’opposition du RPF avaient dans l’esprit d’une partie des forces de l’ordre durablement installé le gaulliste comme adversaire. Le Monde se fait l’écho de policiers matraquant des gros bras gaullistes durant les charges. Le même quotidien rapporte l’inertie des agents en képi alors qu’un militant gaulliste passe dans leurs rangs en criant : « allons les gars, criez vive de Gaulle ». À en croire la lettre d’un lecteur, un policier aurait même rétorqué : « Et si ça ne nous plaît pas à nous59 ? » Par ailleurs, le syndicat national indépendant et professionnel des CRS (regroupant 80 % des personnels de ces unités), en la personne de son secrétaire Jean-Louis Boucher, réprouvera dans un communiqué, « les violences qui ne s’imposaient nullement en cette circonstance60 ». La création du SAC, souvent perçu comme une police parallèle, s’inscrit en partie dans ce climat de suspicion.

28Les violences militantes de la campagne référendaire font un mort à Toulouse le 26 septembre 195861. Le début de la campagne a déjà donné lieu à plusieurs chocs autour de la place Anatole-France. Depuis une dizaine de jours, les rencontres autour des lieux d’affichages se terminent par des poursuites et des bagarres violentes « où les hommes de l’extrême gauche, moins nombreux que leurs adversaires, ont régulièrement le dessous62 ». L’esprit de vengeance semble fort du côté du PCF. Ces confrontations répétées et brutales mettent les appareils de sécurité militants respectifs sur le qui-vive et incitent certains à s’équiper de cocktails molotovs et armes à feu. Héritier d’une Résistance communiste puissante et bien organisée, le SO du PCF local est particulièrement dur. Il est commandé par Louis Richon, 37 ans, qui doit ce poste exposé autant à son savoir-faire militaire qu’à ses convictions politiques éprouvées par la guerre. Son père, employé des chemins de fer et déjà engagé au sein du Parti, a été fusillé comme otage durant l’Occupation. Sa mort en 1943, ainsi que celle de sa mère disparue en déportation, incite le jeune Louis Richon à rejoindre le maquis FTP. Engagé dans les combats de la Libération au sein du 1^er régiment FFI de Bigorre, il reste dans l’armée et part avec le corps expéditionnaire en Indochine. Il fait partie de ces sous-officiers et officiers rouges dont Isabelle Sommier a retracé l’histoire au travers du parcours de Jean Brugié63. Ne cachant pas ses préférences politiques, le capitaine Louis Richon subit brimades et menaces de mort. En 1950, il démissionne de l’armée, est cassé de son grade et se voit rayé de l’ordre de la Légion d’Honneur. De retour à la vie civile, il devient photo-reporter au journal communiste Le Patriote où il écrit des articles sous le nom de « Jean » Richon. Il s’engage dans le PCF toulousain qui exploite ses compétences militaires au sein du SO.

29Le 26 septembre, vers deux heures du matin, des membres du service d’ordre communiste toulousain se trouvent au siège du PCF, rue Pargaminière, après un meeting au Palais des Sports quand ils apprennent que leurs adversaires gaullistes collent des affiches près des facultés de droit et de lettres. Trois voitures partent en trombe les rejoindre, équipées de revolvers, matraques, barres de fer et cocktails molotovs. Un quatrième véhicule, une Frégate noire, celle de Louis Richon, part également sur les lieux avec plusieurs individus à bord mais en empruntant une autre route. Sur place, une cinquantaine de membres de la Convention républicaine s’activent rue Albert-Lautman. Parmi eux figure Maurice Cathala, 23 ans, le plus jeune fils du professeur Joseph Cathala qui a fondé le comité de salut public de Toulouse en mai 195864. Lorsque les communistes arrivent, une douzaine d’hommes casqués se ruent sur les gaullistes pour les matraquer et jettent des cocktails molotovs. Maurice Cathala démarre alors sa fourgonnette en urgence mais dans l’affolement percute au bout d’une centaine de mètres la Frégate noire. À peine sorti de son véhicule, le gaulliste s’écroule, touché d’une balle à la poitrine, pendant que les agresseurs s’enfuient65.

30L’enquête confiée à la sûreté toulousaine avance rapidement. La Frégate est retrouvée dans un petit village dans l’Ariège. Des douilles sont récupérées à l’intérieur correspondant à l’arme ayant tué Maurice Cathala. Mais le propriétaire du véhicule, Louis Richon, est en fuite. La foule qui assiste aux obsèques de la victime à la basilique Saint-Sernin, en présence de Jacques Foccart et de Léon Delbecque, révèle l’émotion soulevée à Toulouse par cette affaire. L’éditorialiste du Figaro estime que le « masque rouge est tombé. On sait désormais où sont les tueurs, les matraqueurs, les nervis. On sait où sont les fascistes. On connaît aussi leur couleur. Ils sont rouges. Comme le sang qu’ils ont sur les mains66 ». Les enquêteurs reconstituent globalement les événements. Maurice Cathala a été touché au cœur par une balle tirée de la portière droite de la Frégate, tandis qu’une deuxième balle a traversé la portière de la camionnette avant de se loger dans les vêtements du gaulliste. Deux autres coups de feu ont été tirés par une personne descendue par une des portières gauches67. Plusieurs tireurs semblent donc impliqués68. La préméditation est avancée compte tenu des menaces de mort proférées publiquement à l’encontre des colleurs d’affiches gaullistes. Les occupants de la Frégate ont eu le temps de voir arriver la voiture du gaulliste et un des communistes a fait le tour de la camionnette pour tirer sur le pare-brise. Gêné, le PCF avance, par l’intermédiaire de Jean Llante, membre du comité central et député de la Haute-Garonne, l’hypothèse d’un « règlement de comptes entre organisations fascistes » et d’une « provocation exploitée par Radio-Soustelle pour troubler l’opinion républicaine à la veille du référendum69 ». Avant de choisir prudemment de ne plus évoquer l’affaire…

31En l’absence du principal accusé toujours en fuite, le procès de l’affaire Cathala s’ouvre deux ans plus tard, début 1961. Le 2 février, la cour d’assise de la Haute-Garonne condamne Louis Richon à la peine de mort par contumace tandis que les autres inculpés écopent de peines assez légères. Qu’est devenu Louis Richon ? Celui que tout le monde a oublié réapparaît… le 23 juin 1971 lorsqu’il se constitue prisonnier. Écroué à la prison Saint-Michel à Toulouse sous l’inculpation de meurtre, il raconte son parcours étonnant à la police. Même si l’histoire de sa fuite comporte encore des zones d’ombre, il s’avère que Jean Richon a été pris en charge par l’appareil clandestin du PCF qui, après une étape en Italie, l’exfiltre derrière le rideau de fer, en Tchécoslovaquie. C’est à Prague que sa femme et ses enfants le rejoignent dans un deuxième temps et que la famille réunie s’établit fin 196070. Interrogé sur les raisons de sa fuite, le militant communiste met en avant le climat d’extrême tension qui s’était emparé de Toulouse après l’affaire. Il affirme qu’il ne conduisait pas la Frégate noire, qu’il était resté à la permanence du PCF le soir du crime, qu’il n’a pas tiré sur Maurice Cathala. Il dit être rentré en France pour prouver son innocence. Certains constatent surtout que l’action publique se trouvant éteinte après dix ans, Louis Richon est revenu en France au bon moment… Le représentant du ministère public ayant abandonné les poursuites, aucune action ne peut être engagée contre les personnes ayant participé aux événements du 26 septembre 1958. Celui qui dit « désapprouver cet acte tant sur le plan politique que sur le plan humain », est donc acquitté en décembre 1971. Dans la mesure où le nom des Cathala sera associé dès 1960-1961 sur Toulouse à la cause de l’Algérie française, les gaullistes locaux préfèrent oublier cette affaire et ne font pas de Maurice Cathala un martyr politique. De manière significative, seuls les éléments du SAC, concernés plus directement par la violence politique, s’en rappellent à l’image de Jacques Godfrain, alors étudiant en droit à Toulouse71.

Lancement et structuration du SAC en 1959

32S’il est difficile de dater précisément le retour aux commandes du convalescent Pierre Debizet, ce dernier semble reprendre la main à partir de juin 1959. Le 18 juin 1959, une note signée de sa main et paraphée également par son adjoint Serge Planté, est adressée à tous les anciens du service d’ordre du Rassemblement. « Le SO du RPF entre, en unité constituée à l’AN. Le SO sera représenté au comité directeur de l’AN en équivalence à ce qu’il représente effectivement. D’autre part, le SO aura une autonomie complète au sein de l’AN où il deviendra un SAC. Vous saurez bientôt quelle sera votre mission. Elle sera importante et elle exige qu’en attendant nos instructions, vous restiez étroitement groupés et solidement organisés72. » La structure SAC est donc mise en place au début de l’été 1959, avant même son lancement officiel en décembre 1959 lorsque les statuts seront déposés en préfecture. Le nom « Service d’action civique » est original. Dans le sigle même (« SAC » et non « Service d’ordre de l’UNR ») se lit la volonté nouvelle d’indépendance des gros bras. En effet, contrairement à ce que répéteront les membres de la commission lors des auditions et dans leur rapport final73, le SO du RPF ne représentait pas une structure indépendante du parti même si elle jouissait d’une certaine autonomie. Le SO du RPF était organiquement intégré au secrétariat général du Rassemblement dont il constituait un des services. Il en va tout autrement pour le SAC qui est une organisation totalement distincte du parti gaulliste, dont elle ne partage ni les locaux ni la trésorerie. Le SAC possède son propre état-major, ses propres statuts, ses propres règles de fonctionnement et, se définissant exclusivement comme le bastion des fidèles du Général, manifeste très tôt un discours critique (et parfois hostile) à l’égard d’un parti gaulliste perçu comme opportuniste et politicien. Même si, dans les faits, le SAC assure pourtant le service d’ordre de l’UNR…

33La formulation « service d’action civique », sur l’origine de laquelle les responsables du SAC ne se sont jamais exprimés74, trouve sans doute ses racines dans l’entre-deux-guerres avec le mouvement ancien combattant et ligueur. De 1928 à 1933, l’Union Nationale des Combattants avait en effet lancé une vaste campagne d’opinion (dite « d’action civique ») pour préparer les esprits à une restauration de l’autorité de l’État75. Dans le prolongement, le mouvement Croix-de-Feu avait repris cette formulation pour qualifier le travail de propagande mené par la ligue auprès des Français afin de promouvoir les valeurs chères à de La Rocque (sens de l’intérêt national, patriotisme, coopération entre classes, association capital-travail, etc.). À tous les échelons de son organisation territoriale, le PSF comptait toujours un délégué à l’« action civique » et un autre à l’« action sociale76 ». Une fois de plus se vérifie ce phénomène de filiation idéologique et de continuité politique déjà exploré par Jean-Paul Thomas entre le PSF et le RPF et par extension le SAC des années 196077. Au demeurant, le mouvement gaulliste avait déjà utilisé l’expression « action civique » pour désigner certaines de ses organisations militantes. En juillet 1958 est lancée l’Union civique pour le Référendum en vue de l’avènement de la V^e République, qui prend la suite du Mouvement pour la V^e République fondée en juin, et dont le secrétaire général est Claude de Peyron78. En octobre 1958, apparaît à son tour le Mouvement national universitaire d’action civique (MNUAC), formation de professeurs du secondaire et du supérieur favorables au retour au pouvoir du général de Gaulle. La possibilité que le MNUAC ait influencé dans son sigle le service d’ordre de Pierre Debizet est d’autant plus forte que la formation est proche initialement des positions Algérie Française de l’Usraf et que Jacques Foccart suit de près son développement. Au-delà même de la sphère militante gaulliste, la formule se rencontre également dans la mouvance anciens combattants où les anciens du SO du RPF sont si représentés. Beaucoup d’anciens soldats de la Première et de la Seconde Guerre mondiale, ainsi que des guerres coloniales, appartiennent ainsi au Conseil national d’action civique des anciens combattants (à l’image du commandant FFL Albert Chavanac, élu en 1959 conseiller municipal et conseiller général de la Seine). Influence ou pas, le concept d’action civique est dans l’air du temps chez les gaullistes (notamment les proches de Jacques Foccart) à l’automne 1958. Ce sigle présente enfin l’avantage de n’être pas politisé puisqu’il ne renvoie pas à un courant ou à un parti politique mais seulement, dans l’esprit de ses promoteurs, à une mission plus générale et consensuelle : soutenir de Gaulle dans son œuvre de restauration nationale.

34S’agissant de l’intégration des gros bras dans l’AN à laquelle la circulaire Debizet de juin 1959 fait allusion, il s’agit en fait d’une simple officialisation d’une situation de fait prévalant depuis un an : la présence en masse d’anciens du SO du RPF dans les rangs de l’AN. La seule nouveauté réside dans les sièges attribués au service d’ordre au sein du comité directeur de l’Association nationale, reconnaissance du poids politique représentés par les gens du SO eu égard à leurs effectifs et à leur dévouement militant. En échange d’un cadre institutionnel et de facilités logistiques, les anciens du SO du RPF assurent la protection du siège de l’AN qui est aussi leur adresse. C’est à la fin 1959 que le service d’ordre gaulliste s’émancipe de la tutelle de l’AN pour se constituer en organisation indépendante. Le 15 décembre est lancé officiellement le Service d’action civique dont les statuts sont déposés à la préfecture de police de Paris le 4 janvier 1960 sous le numéro 34511. Les papiers Foccart aux Archives nationales ont conservé ces statuts79. Association sans but lucratif dans le respect de la loi de 1901 sur les associations, le SAC se veut comme le stipule l’article 2 une organisation ayant pour but « de rassembler toutes les personnes, sans distinction de race, désireuse de soutenir l’action du général de Gaulle ». Il est précisé qu’à cette fin, l’association « mènera une action civique, culturelle et sociale, en dehors de toute action politique ». D’emblée donc, la relation privilégiée du SAC avec de Gaulle est posée. La formation ne se veut pas le service d’ordre de l’UNR dont l’existence remonte aux législatives de l’année précédente. Le modèle organisationnel est différent de celui du SO du RPF, structurellement lié au parti. Pourtant (et les membres de la commission d’enquête parlementaire n’auront de cesse de relever le paradoxe), soutenir l’action du général de Gaulle alors que celui-ci est président de la République, n’est-ce pas mener « une action politique » ? Par ailleurs, tout en s’en défendant, le SAC ne constitue-t-il pas de facto l’appareil de sécurité militant du parti gaulliste dont il protège les meetings et assure les campagnes d’affichage ? Dès le début, l’histoire du SAC est marquée par l’ambiguïté. Le discours ne correspond pas toujours aux pratiques.

35La fondation du SAC, annoncée dès juin 1959, n’est donc pas liée à un calendrier électoral (les municipales ont eu lieu en mai 1959) appelant la mise sur pied en urgence d’un service d’ordre militant. Selon Claude Faure, ce serait la dégradation de la situation algérienne qui aurait été déterminante dans le lancement de ce nouveau mouvement gaulliste. « Face à la situation créée par l’affaire algérienne qui divise les Français et risque d’affaiblir le Général, Jacques Foccart “parraine” la création du SAC présidé par Pierre Debizet assisté de Serge Planté. Mouvement rassemblant toutes les personnes désireuses de soutenir l’action du général de Gaulle, le SAC est chargé d’assurer le soutien logistique de l’UNR et devient ainsi le successeur du SO du RPF80. » L’hypothèse est sans doute bonne même si, dans la perspective de « tenir les troupes » trois mois après le discours gaullien sur l’autodétermination, le choix de Pierre Debizet pour animer le service d’ordre est étonnant. Pour être un proche de Jacques Foccart, l’homme n’en reste pas moins un partisan affiché de l’Algérie française depuis les bagarres des VUF et du PPR. Il est vrai toutefois que la grande majorité des gens du SAC naissant sont des nationaux-gaullistes attachés au maintien de la France à Alger. Dans ce contexte, les positions de Pierre Debizet à l’hiver 1959 ne paraissent sans doute pas atypiques à Jacques Foccart qui ne peut imaginer que son protégé va radicaliser son engagement dès le printemps 1960. Devant la commission d’enquête parlementaire, Pierre Lemarchand qui connaît bien ces hommes et leurs convictions, souligne : « Les gens du SAC sont incontestablement des gaullistes. Ils l’ont prouvé, notamment M. Comiti. Mais ils avaient de la France une conception absolue et même M. Comiti qui se serait fait tuer pour le Général, n’a en fait jamais très bien compris pourquoi on avait abandonné l’Algérie81. »

36Pierre Debizet constitue à l’hiver 1959 un bureau resserré avec Serge Planté comme vice-président et André Laviron comme trésorier (ne comptant qu’un seul vice-président et aucun secrétaire général, le bureau ne respecte pas les statuts de l’association)82. La présence de ces deux inconnus au sein de cette équipe resserrée ne doit pas faire illusion. Comme il s’y emploiera de nouveau dès son retour à la tête du SAC fin 1969, le charismatique Pierre Debizet exerce déjà en 1959 sa direction de manière autoritaire et personnelle. Si Jacques Foccart parraine politiquement l’organisation, le président sur le terrain reste Pierre Debizet selon une personnification du pouvoir spécifique aux services d’ordre. Certaines figures gaullistes semblent avoir été associées au lancement du SAC sans que leur rôle exact dans cette opération soit nettement défini. Il s’agit d’Henri Gorce-Franklin, ancien grand résistant fondateur du réseau Gallia, passé par le BCRA puis la DGER à la Libération, ancien responsable de l’AOP au sein du RPF, ex-militant des VUF, colonel de réserve et vice-président de l’Association nationale pour le soutien à l’action du général de Gaulle. Sont également souvent cités les noms de Roger Frey (ancienne figure de l’Usraf, secrétaire général de l’UNR d’octobre 1958 à février 1969, ministre de l’Information à partir de janvier 1959) et de ses proches comme Alexandre Sanguinetti (ancien secrétaire général du CAANAC de 1955 à 1959, figure de l’Usraf, grand activiste de mai 1958, bras droit de Roger Frey au secrétariat général de l’UNR et directeur de cabinet du ministre de l’Information) et Jean Bozzi (ancien secrétaire général de la préfecture d’Alger en 1957-1958, membre du cabinet de Roger Frey en 1961-1962). Si l’implication des trois premiers est probable, il n’en va pas de même pour Jean Bozzi qui ne sera lié à l’histoire du SAC qu’après le putsch des généraux en avril 1961 et son arrivée au cabinet de Roger Frey83.

37Dominique Ponchardier ne joue pas de rôle dans le lancement du SAC, contrairement à ce que croit la commission d’enquête84. Ancien acteur des intrigues gaullistes de mai 1958, « Bibi Fricotin » est retourné à ses romans et ne reviendra en politique qu’à l’occasion de la lutte de l’ombre contre l’OAS à partir de l’automne 1961 (mais le combat des barbouzes ne concerne pas le SAC à proprement parler) puis comme conseiller technique auprès de Maurice Bokanowski, ministre de l’Industrie en 1963. Camille Rayon ne peut suivre le lancement du SAC puisqu’il en est empêché par le scandale de l’affaire Lacaze-Guillaume dans laquelle il est impliqué fin 1958-début 1959 et qui le voit jugé pour complicité de meurtre sur la personne d’un jeune héritier millionnaire85. Quant à Charles Pasqua, s’il est un des fondateurs de l’UNR marseillaise à l’automne 1958 et fréquente les gros bras marseillais, il ne joue encore aucun rôle dans le SAC à l’échelle nationale. Interrogé en 1979 par L’Aurore, il affirme pourtant : « Oui, j’ai été un des créateurs du SAC, je n’en ai pas honte86… » Avant de déclarer à la commission en 1982 qu’il n’a rejoint le service d’ordre qu’en 1962 : « Je n’ai jamais été membre fondateur du SAC. Si je l’avais été, je le dirais, je n’aurais aucune raison de le cacher87. » Âgé de 32 ans seulement en 1959, l’inspecteur des ventes chez Ricard était encore un peu jeune pour participer de manière déterminante au lancement national du SAC.