Protéger de Gaulle : la mission essentielle ?

1Le service d’ordre du RPF s’est construit initialement autour de la protection personnelle de de Gaulle. Dans cette formation verticale marquée par le culte de la personnalité, l’appareil de sécurité militant rassemble d’abord des gardes du corps du Général. Une fois encore, l’organisation du service d’ordre d’un parti renseigne sur la culture politique du mouvement en question. Ceux qui vont bientôt s’occuper du SO rue de Solférino gèrent surtout dans un premier temps la protection physique du Général. Comment s’organise cette dernière après le départ de l’intéressé du gouvernement en janvier 1946 ? Strictement officielle au début avec un service de gendarmerie offert par le gouvernement, la protection du Général se « privatise » et se « politise » progressivement. Après la création du Rassemblement, l’équipe de gendarmes est en effet doublée par un cordon militant apporté par le SO du RPF. Puis, après les incidents de Grenoble qui voit le pouvoir supprimer l’escorte officielle, elle relève exclusivement du parti au point de devenir chose militante. Le RPF assure autant la sécurité privée de son chef à Colombey que sa protection lors de ses déplacements et meetings. Dans tous les cas, ce qui peut apparaître à première vue comme un détail technique secondaire prend souvent une signification politique profonde.

2Après son départ du gouvernement en janvier 1946, de Gaulle accepte de conserver « une escorte officielle de sécurité et d’accompagnement », constituée à la Libération par son aide de camp, Claude Guy, et comportant sept officiers et une quarantaine de sous-officiers et gendarmes relevant de la Garde républicaine. Le détachement, qui accompagne le Général depuis la rue Saint-Dominique, est commandé par le lieutenant Gérard. De Gaulle, attaché à sa liberté de déplacement, accepte mal cette présence, que ce soit à Marly dans un premier temps puis à Colombey. Cette cinquantaine de gendarmes, qui stationne surtout à Paris, constitue une sorte de garde d’honneur. Sous couvert de renforcer la protection de l’homme du 18 juin, le gouvernement dépêche en plus des inspecteurs de la Sûreté qui s’occupent davantage de sa surveillance que de sa sécurité… Comme le note Claude Guy, à Colombey les deux inspecteurs des RG de Chaumont qui se relaient à la grille de la résidence, sont surtout chargés d’identifier les visiteurs pour en informer le directeur général de la Sûreté nationale Pierre Boursicot. Lorsque le RPF est créé en avril 1947, certains responsables gaullistes souhaitent que le mouvement prenne en main la sécurité de son chef de manière à éviter toute interférence gouvernementale et à rester cohérent avec la ligne politique du Rassemblement (un parti peut-il critiquer un gouvernement qui organise et finance la sécurité de son leader ?). Claude Guy, qui s’occupe de ces questions, demande donc au Général la permission d’installer à Colombey quelques fidèles du réseau de Rémy. Sur un dossier sensible, le RPF privilégie la fidélité des liens de la Résistance à des logiques d’appartenance militante. Il est vrai qu’au printemps 1947, le SO du RPF n’existe pas encore en tant que tel. Devant le refus du Général qui craint de voir son espace privé encore plus restreint, l’aide de camp sollicite le soutien de Jacques Soustelle et de Rémy qui entreprennent de Gaulle lors des comités exécutifs d’avril puis de mai 1947. Sans résultat. Pour de Gaulle, « ce n’est pas la présence d’une équipe de protection autour de sa propriété qui empêcherait les communistes d’avoir sa peau s’ils décidaient de commettre un attentat ». Au demeurant, l’intéressé est persuadé « qu’en le tuant, ses adversaires politiques feraient une bêtise tellement énorme qu’elle n’est pas à envisager1 ».

3En août 1947, Claude Guy, Jacques Soustelle et Rémy s’entendent à l’insu du Général avec le commandant de la gendarmerie de Haute-Marne pour que soit installé à Colombey un poste de huit gendarmes (qui doublerait sur place, de manière fixe, l’escorte mobile de gendarmes déjà évoquée). Mais ce cordon officiel ne donne pas entière satisfaction. Les gendarmes (« qui passent bientôt la majeure partie de leur temps à manger et à dormir2 »), se contentent de patrouilles nocturnes nonchalantes aux abords de la Boisserie. Le voyage d’Alger à la mi-octobre est l’occasion pour Claude Guy de relancer la question d’une sécurité privée du Général. La campagne des municipales qui voit le début des violences communistes à l’encontre des militants gaullistes, révèle l’importance et l’actualité du sujet. Dans l’avion du retour, l’aide de camp s’entend avec Rémy et le trésorier du RPF, Alain Bozel, pour doubler la présence de ces gendarmes indolents par « une demi-douzaine d’amis armés ». Cette décision est intéressante à plusieurs titres. Elle confirme un secret de polichinelle, la présence et la circulation d’armes de guerre parmi certains gaullistes passés par la Résistance et qui ont conservé leur « matériel ». Elle voit aussi la montée en puissance sur ces questions de sécurité du colonel Rémy, qui s’est déjà occupé avec Dominique Ponchardier du service d’ordre de la manifestation de Vincennes le 5 octobre. Le RPF, dont le SO commence à se structurer, assume une partie de la protection de son chef. L’allusion à Alain Bozel pose enfin le problème du coût représenté par le service d’ordre. Alors que Claude Guy craint d’essuyer un nouveau refus de la part du Général, celui-ci, sensible sans doute au climat plus tendu de l’automne, prend les devants. Après un comité exécutif le 16 octobre, il s’adresse à son aide de camp dans la voiture qui le ramène à l’Hôtel La Pérouse. Claude Guy rapporte l’anecdote : « Guy, je vais vous demander une chose… » Il avait l’air un peu honteux, exagérément confidentiel : « Il faudrait que – très discrètement – vous fassiez venir à Colombey deux ou trois garçons bien, je veux dire des types qui ne s’excitent pas facilement. La nuit, ils se promèneraient autour de la propriété. Je ne vous demande pas de faire la chose immédiatement : mais cet hiver, il faudra tout de même y penser, car les nuits sont longues3. »

4Devant l’aggravation de la menace communiste après le premier tour des municipales, Claude Guy obtient d’Alain Bozel qu’il voit le général René Jean-Charles Chouteau, gouverneur militaire de Paris (janvier 1947-mars 1953) pour lui demander le détachement à Colombey d’une partie de l’escorte de gendarmerie du lieutenant Gérard (la moitié du personnel soit deux officiers, un adjudant, cinq sous-officiers et dix-sept gendarmes). Cette décision a été prise sans consulter de Gaulle mais la venue de Malraux à la Boisserie le 24 octobre 1947 permet à Claude Guy de préparer psychologiquement le Général. Se fondant sur des rapports de police, l’écrivain a en effet alarmé toute la maisonnée par des propos dramatisants sur un possible coup de force communiste visant à « liquider » de Gaulle. Même si ce dernier reste circonspect quant aux réels projets insurrectionnels du PCF, le voici dans de meilleures dispositions. Habilement, Claude Guy lui présente comme une possibilité l’installation à Colombey d’une partie de l’escorte du lieutenant Gérard alors que la chose est déjà actée. De Gaulle accepte mais tient à ce que la demande ne passe pas par le ministère de la Défense. « Je n’ai rien à demander à ce zigoto de Teitgen, surtout en ce moment4. » Les modalités de la sécurité officielle de de Gaulle posent donc constamment le problème plus fondamental des rapports politiques entre le parti d’opposition gaulliste et le gouvernement. Pour renforcer le dispositif de protection, Claude Guy obtient du général commandant la gendarmerie de Haute-Marne la mise sous les ordres du lieutenant Gérard du petit poste de huit hommes déjà installés à Colombey. Le suréquipement évident de ces huit gendarmes (deux fusils-mitrailleurs, dix mitraillettes, une caisse de grenades, 25 revolvers, un groupe électrogène, une liaison radio avec Paris et une autre avec Chaumont) en dit long sur la mentalité obsidionale de certains gaullistes et la crainte du gouvernement d’un coup communiste.

5Ce dispositif officiel n’empêche pas de prendre des mesures privées supplémentaires. Claude Guy met parallèlement sur pied, avec l’aide d’un ancien déporté dont l’identité reste secrète, un dispositif permettant « en cas de coup dur », de faire venir à Colombey « dans un délai d’une demi-heure une vingtaine de résistants, domiciliés dans les environs, tous munis de voitures et des armements les plus divers, allant du fusil de chasse à des armes récupérées de divers parachutages effectués sous l’occupation5 »… La mentalité clandestine et activiste héritée de la Résistance fonctionne à plein. Reste à… armer les habitants de la Boisserie. Fin octobre 1947, l’aide de camp cherche en compagnie de M^me de Gaulle, un emplacement pour cacher dans la maison du Général une mitraillette en cas d’attaque par un commando communiste6. Finalement M^me de Gaulle (qui doute au grand étonnement de Claude Guy de la capacité et même de la volonté de son mari à se servir de cette arme en cas de danger) renonce, d’autant que trône déjà sur le dernier rayon d’une étagère une mitraillette offerte au Général par la Corse libérée. Lorsqu’après les incidents grenoblois de septembre 1948, Jules Moch décide de supprimer l’escorte officielle de de Gaulle composée de ce détachement de la Garde républicaine, la protection fixe du Général à la Boisserie ne sera plus assurée que par le poste de huit gendarmes de Colombey et le dispositif discret de résistants mis en place par Claude Guy.

6Quand de Gaulle se déplace à Paris ou en province pour participer à un meeting du RPF ou assister à une cérémonie commémorative officielle, sa sécurité constitue aussi un enjeu important tant pour les autorités que pour le parti gaulliste. Ayant pris l’habitude depuis mai 1946 de multiplier les visites pour diffuser directement son message auprès des Français, de Gaulle intensifie ses voyages à partir du lancement du Rassemblement. Le rythme reste soutenu jusqu’en 1953 au point que Gilles Morin recense 92 déplacements entre mai 1946 et juin 19537. Qu’il s’agisse (pour reprendre la typologie de l’historien) de « visites commémoratives sans connotation politique directe », de « voyages officieux culminant par un grand discours politique », de « tournées régionales » liées ou non à une campagne électorale, de « manifestations partisanes » du RPF, de fêtes ou de « visites aux compagnons », dans tous les cas ces déplacements nécessitent un dispositif de sécurité. En 1947-1948, le PCF considère en effet ces déplacements comme des provocations appelant une réponse musclée, il faut donc protéger le chef du Rassemblement.

7Jusqu’en septembre 1948, de Gaulle bénéficie dans ses déplacements d’un accueil et d’une sécurité officielle (police, gendarmerie, armée). Le cérémonial est toujours le même. Accueilli à l’orée du département par le préfet, le Général arrive en ville où l’attend le maire ou le président de l’association d’Anciens Combattants. Le responsable monte dans sa voiture et le cortège se met en marche, précédé d’un véhicule de police suivi lui-même d’un motocycliste portant son fanion de commandement. Arrivé devant le monument aux morts pour une inauguration ou une commémoration, de Gaulle salue les autorités civiles et militaires et passe les troupes en revue. Les soldats présentent les armes au son de la Marseillaise puis le Général prend congé des officiels pour participer à la suite des festivités. Le préfet et le commandement militaire s’esquivent pour ne pas être mêlés à des manifestations plus politiques. Robert Schuman refuse le concours de l’armée pour la visite dans l’Est de l’été 1948. Après les incidents de Grenoble, Jules Moch rappelle les consignes de neutralité politique des préfets (circulaires des 21 janvier et 12 juillet 1948) et dès le 6 novembre 1948, de Gaulle ne peut plus bénéficier de l’escorte militaire officielle. En revanche, une voiture pilote placée en tête du cortège et occupée par un fonctionnaire de police continuera de précéder immédiatement l’automobile du président du RPF8. Le nombre élevé d’instructions, notes et circulaires que le gouvernement envoie à ses représentants départementaux témoigne de l’importance que le pouvoir accorde à ces questions de préséance. Des préfets sont révoqués pour ne pas avoir respecté la circulaire du 12 juillet 1948, comme le gaulliste René Ribière9.

8Lors des déplacements du Général, sa sécurité officielle est doublée d’une protection militante confiée à une équipe spéciale de cinq gros bras : René Serre, Roger Tessier, Paul Comiti, Henri Djouder et Georges Huart (rejoints dans un deuxième temps par René Auvray, André Michaudet et Battut). Ces éléments, éprouvés par la guerre et la Résistance, avaient été repérés pour leur fougue, leur disponibilité et leur maîtrise des arts martiaux lors des premiers meetings violents face aux communistes au début de l’automne 1947. La décision de constituer une équipe mobile de gardes du corps est prise par André Malraux et Dominique Ponchardier à la fin septembre, dans le contexte de tension croissante avec le PCF. René Serre y fait discrètement allusion dans ses mémoires : « Mon knock-out avait été apprécié par des connaisseurs. Notre patron me transmit les compliments de nos protégés. Les grands hommes du Rassemblement étaient satisfaits. Il m’apprit également que “le Centre Solférino” me demandait de constituer un groupe de quatre hommes spécialement sélectionnés dont je prendrais la tête10. » Ces cinq hommes, qui deviennent des permanents du RPF, se trouvent désormais à l’entière disposition de de Gaulle et secondairement des orateurs nationaux du parti. L’équipe apparaît pour la première fois lors du meeting de Lyon le 20 septembre 1947 lorsque de Gaulle prononce un discours sur l’association capital-travail. L’efficacité de ces professionnels de la bagarre est telle qu’à partir de l’hiver 1947-printemps 1948, la direction du RPF constitue avec eux une « brigade volante », sorte de force d’intervention rapide, prêtée aux groupements départementaux lors des meetings à risque ou des grandes occasions.

9Le SO gaulliste se dote donc à l’automne 1947 de deux antennes spécialisées : la « brigade volante » des gardes du corps du Général et des orateurs nationaux, et une « brigade du siège » dirigée par Jean-Louis Lamoure. Cette dernière structure, chargée plus particulièrement de la défense du 5 rue de Solférino11, rassemble des gros bras divisés en deux équipes, l’une assurant la surveillance des locaux le jour (MM. Auvray, Bonnaud, Mawart, Van Demkiste), l’autre intervenant la nuit (MM. Marcilly, de Beauvallon, Karacach, Gillot). Cette élite du SO entretient avec de Gaulle une proximité privilégiée. Alors que les autres adhérents du Rassemblement ne font qu’apercevoir de loin au mieux le Libérateur, ces gros bras le côtoient régulièrement au siège et lors de ses déplacements. Ce contact réitéré favorise un lien affectif fort (tout en alimentant un certain sentiment de supériorité par rapport aux autres compagnons). D’autant que de Gaulle, peut-être par sa formation militaire, semble apprécier la compagnie de ces hommes, sans doute frustes, mais dévoués et entiers qui le changent des « politiques » du RPF. Il se montre à leur égard plein d’indulgence. En octobre 1984, interrogé par Jean Lacouture, Gaston Palewski rapporte les propos de de Gaulle au sujet de ses gros bras : « Il n’y a pas de connerie qu’ils ne soient capables de commettre, ils n’en ratent pas une. Mais on peut compter sur eux vingt-quatre heures sur vingt-quatre12. »

10René Serre semble sous le charme dès le meeting de Lyon de septembre 1947. « Son attitude simple, franche et loyale nous avait conquis. » Pour beaucoup d’hommes du SO, anciens de la Résistance ou de la France libre, faire partie des éléments sélectionnés pour assurer la garde personnelle du Général lors de ses meetings ou déplacements représente un honneur considérable dépassant de loin toute rémunération. À propos des 150 éléments parisiens choisis pour renforcer le SO provençal lors des assises nationales à Marseille en avril 1948, René Serre note : « C’était pour eux une récompense. Protéger le Général valait pour eux plus qu’une récompense financière. Comme nous, ils assuraient la sécurité du Général parce qu’ils avaient le sentiment de servir un homme irréprochable, un des seuls à être vraiment au service de la France, il était leur idéal et le nôtre13. » Le contrat qui unit de Gaulle et ces hommes passe au-delà du parti, il semble personnel et d’ordre plus moral que politique. Lorsque René Serre décide d’arrêter la brigade volante pour partir dans le corps expéditionnaire français en Corée, il demande audience au Général pour solliciter son autorisation. Cette relation de confiance et d’estime perdure. Quand le chef de la brigade volante est blessé à la jambe, il reçoit en juin 1951 une lettre de soutien du Général, « j’ai appris que vous étiez blessé, vous connaissant, vous qui ne vous ménagez pas, je n’ai pas été surpris14 ». À partir de 1958, les « gorilles » du Général à l’Élysée sont les quatre mêmes (René Serre ayant rejoint le SAC) que ceux formant la brigade volante à l’époque du RPF et qui servaient déjà de gardes du corps à « Pépère » (surnom affectueux donné au chef du Rassemblement).

11Cette relation privilégiée à de Gaulle ne concerne pas que la petite équipe du siège et de la brigade volante. Les gens du SO, par leur engagement physique actif au service du Rassemblement, s’estiment liés plus que d’autres militants au chef du RPF. En témoignent ces lettres individuelles ou collectives adressées au Général par de simples gros bras, notamment lors des campagnes électorales, pour signaler tel dysfonctionnement ou solliciter telle faveur, alors que cette démarche de contact direct reste plus rare s’agissant des autres adhérents du mouvement. Il est vrai que les responsables du RPF entretiennent les militants du service d’ordre dans cette conviction d’un rapport privilégié au Libérateur en leur faisant part régulièrement des messages de sympathie et de reconnaissance que celui-ci aurait transmis à leur encontre. En Provence, après la campagne des cantonales de 1949, le délégué régional envoie une lettre aux « actuels soldats du général de Gaulle » les assurant que « la conduite et l’action de beaucoup d’entre eux pendant la dernière campagne électorale a été signalée au général de Gaulle15 ». Lorsque de Gaulle se rend dans un groupement départemental RPF lors de ses nombreux déplacements politiques en province, les premiers militants qu’il rencontre sont toujours les gens du SO qui lui assurent un accueil très martial, avec haie d’honneur et militants en brassard au garde-à-vous. C’est le cas au Plessis dans l’Aube le 28 janvier 1950 quand Jean Durlot et ses hommes accueillent la voiture du chef du Rassemblement entre deux rangées de gros bras immobiles dans la neige. Se lit dans ce dispositif tout l’ethos militaire de cet appareil de sécurité qui voit plus en de Gaulle le chef des armées de la France libre (« le Général ») qu’un leader de parti. Imagine-t-on le SO de la SFIO ou du MRP (au demeurant quasi inexistant) saluer au garde-à-vous Guy Mollet ou Robert Schuman ? Dans le fonctionnement et le système de valeurs du service d’ordre du RPF s’affirme l’originalité de la culture politique gaulliste.

12En matière de service d’ordre, la confusion qui existe, les deux premières années du moins, entre la protection du Général lors de ses déplacements et la sécurité des activités militantes du Rassemblement, est source de problème. À Grenoble en septembre 1948, le SO a d’autant plus paniqué qu’il se sentait investi de la mission sacrée de protéger à tout prix le chef du Rassemblement (même si les coups de feu éclatent après son départ). Avant que ces dérapages n’interviennent, Jacques Laboureau, qui occupe déjà des fonctions importantes à la direction nationale du SO, pressent ces dysfonctionnements nés du malentendu sur la nature exacte du service d’ordre gaulliste. Il charge le 18 août 1948 un de ses proches d’un rapport sur la question. Le document lui est présenté le 22 septembre 1948 et tire les enseignements des incidents grenoblois. Selon l’auteur du rapport, « l’objet même du service d’ordre donne lieu aux interprétations les plus diverses. Les uns, parmi les organisateurs des voyages, voient dans le SO un élément destiné à assurer la sécurité personnelle du Général, d’autres le considèrent comme une force de police supplétive ayant autorité sur la population pour la faire circuler et l’empêcher de stationner, d’autres enfin y voient des groupes de choc destinés à faire la police de la cérémonie en écrasant par la force toute contre-manifestation16 ». Le colonel Rémy et Dominique Ponchardier sont ici désignés entre les lignes puisque ces deux responsables, adeptes de la manière forte face à la menace communiste, ont effectivement fait évoluer depuis le printemps 1948 le SO vers des « groupes de choc ».

13Pour l’auteur de la note, il faut donc distinguer entre le service d’ordre pour les voyages du Général et le service d’ordre des réunions publiques du RPF.

« Alors que pour ces dernières, l’objet du SO doit être de faire respecter la liberté de parole de nos orateurs, au besoin par la force, pour les voyages du Général, le service d’ordre doit se borner à assurer le bon ordonnancement des cérémonies, en filtrant les invités, en les accompagnant à leurs places, et en faisant des haies d’honneur sur le passage du Général. Le SO doit être aussi étoffé que possible pour pouvoir, par sa seule présence, imposer le silence aux perturbateurs isolés ou disposés par petits groupes. La force doit être employée dans ce cas. Mais lorsqu’il s’agit d’une contre-manifestation organisée, le SO en principe, ne doit pas intervenir. Les responsables doivent se borner à alerter les services de police qui sont seuls chargés du maintien de l’ordre public. C’est à la police seule qu’il appartient d’empêcher les manifestants d’approcher du lieu de nos cérémonies. »

14Ce rapport, transmis à Claude Guy en charge de la sécurité des déplacements du Général, témoigne de la réflexion dont le service d’ordre et ses enjeux sont l’objet au sein du Rassemblement. Le texte redéfinit les procédures d’action du SO en distinguant entre ses deux champs d’intervention : les meetings du RPF et les voyages de de Gaulle. Si dans le premier cas les gros bras peuvent user de la force face à l’obstruction, ils doivent se limiter lors des déplacements du Général à un rôle dissuasif en accompagnement des forces de police. C’est l’émergence d’une ligne modérée et légaliste qui annonce la « démilitarisation » partielle du SO gaulliste durant la période Carré/Laboureau.

15En matière de sécurisation militante des déplacements du Général, tout est repensé en profondeur. L’effet Grenoble est double. La sécurité devient un enjeu de la communication gaulliste. Confronté au discours communiste (et dans une moindre mesure gouvernemental) présentant de Gaulle comme le chef factieux de nervis, le RPF tente de sortir de cette perception négative en jouant la continuité rassurante et valorisante de la Résistance et de la France libre. Aux gens du SO à l’allure parfois inquiétante se trouve adjoint systématiquement à partir de l’automne 1948 un groupe d’Anciens Combattants munis de leurs décorations et drapeaux. Avec leurs symboles de la France combattante, ils assurent une garde d’honneur autour du Général et accessoirement canalisent la foule. Lorsque de Gaulle se dirige vers le monument aux morts pour y déposer une gerbe et prononcer un discours, ce sont eux qui sont mis en avant. Les drapeaux des délégations encadrent le monument et dessinent un « V » de part et d’autre quand les lieux le permettent. La fanfare entame La Marseillaise puis le Général dépose une gerbe en forme de croix de Lorraine. La sonnerie Aux morts retentit avant que de Gaulle ne se fasse présenter des familles d’Anciens Combattants. Ces derniers continuent d’assurer (conjointement au SO) la sécurité du chef du RPF le reste de la visite. Dans ces cérémonies patriotiques chargées d’histoire, la dimension militante est évacuée le plus possible. Les équipes du service d’ordre se voient recommander la discrétion. La foule et les photographes ne doivent apercevoir que les porte-drapeaux des Anciens Combattants. Ce sont eux qui assurent officiellement la sécurité du chef de la France libre. Comme le note Gilles Morin, « la sécurité se marie ainsi à la propagande17 ».

16La multiplication des contre-manifestations communistes oblige de toute façon les gaullistes à revoir leurs dispositifs militants. La présence du chef du RPF sur les hauts lieux de la lutte contre l’occupant et lors des cérémonies devant les monuments aux morts n’est pas acceptable pour le PCF dans le cadre de la concurrence mémorielle pour la captation exclusive du souvenir de la Résistance. À partir d’avril 1948, le parti communiste organise systématiquement des contre-manifestations qui reprennent les schémas de la lutte antifasciste des années trente. Au départ, ces contremanifestations restent limitées et séparées de l’espace occupé par de Gaulle et ses partisans (Marseille en avril 1948). La situation se dégrade à l’automne avec les premières échauffourées. À Bastia, le Général ne peut prendre la parole au balcon de la mairie. Après la contre-manifestation sanglante de Grenoble, les gaullistes revoient l’organisation et la nature des voyages gaulliens. Selon Gilles Morin toutefois, la décision de changer la forme des déplacements a été prise avant la visite dans la capitale du Dauphiné. Fatigué de cette guérilla communiste qui l’oblige à changer souvent l’itinéraire et le programme des voyages, le colonel Rémy déclare aux journalistes de France-Soir le 19-20 septembre 1948 que c’est « la fin des voyages officieux ». De fait de Gaulle privilégie désormais les « rencontres privées » et autres « visites aux compagnons » plus tranquilles. En dehors des législatives de 1951, les meetings de masse se font plus rares et le rapport de force engagé avec les communistes moins intense. De Gaulle délaisse « progressivement l’espace public pour se consacrer à l’espace partisan18 ». Si le SO gaulliste a gagné la bataille des meetings contradictoires, il a peut-être perdu celui des voyages du Général… La pression des contre-manifestations communistes, l’inquiétude que ces violences militantes suscitent dans l’opinion, le reflux du RPF et les difficultés financières rencontrées par le Rassemblement se conjuguent pour modifier le type de rencontres de de Gaulle avec les Français. La question a priori secondaire de la sécurité a pu influencer le problème plus central de la définition d’un mode de propagande.

Des relations parfois conflictuelles avec le reste du RPF

17Les relations entre les gens du SO et le reste du RPF ne sont pas toujours excellentes. Pourtant les membres du service d’ordre s’engagent beaucoup pour leur parti en plus de leurs activités de sécurité. Les archives du Rassemblement les révèlent souvent comme de supers militants assurant sur leur temps libre des activités ingrates de collage d’affiches ou de distribution de tracts (ce que Dominique Ponchardier appelle « les corvées » dans sa circulaire d’entrée en fonction au printemps 1952). À Aix-en-Provence, en septembre 1947, après qu’une équipe d’affichage eut été matraquée de nuit par les communistes, Léo Serre, responsable SO local, confie l’affichage aux membres de la sécurité et met en place une « équipe volante » pour améliorer la réactivité des gros bras. En Algérie, lors de la campagne tendue des municipales de l’automne 1947, les éléments de la brigade volante (René Serre et ses amis) qui surveillent l’hôtel du Général à Alger, sont dès le premier soir de leur arrivée mis à contribution pour le collage d’affiches par Dominique Ponchardier. « Nous apprenons que les affiches annonçant le discours et la réunion du lendemain ont été lacérées par les communistes. “En voilà un stock”, nous dit à minuit le patron. “Voilà aussi des pinceaux et des pots de colle, au boulot.” Jusqu’à cinq heures du matin, nous sillonnâmes Alger endormi, en tous sens. À sept heures, nous étions en train d’organiser l’escorte du Général19. » La même équipe participe à l’installation des tribunes et barrières lors des meetings du Général, comme à Lyon en septembre 1947 ou à Vincennes en octobre 1947. Plus qu’une nécessité liée au manque d’effectifs ou de moyens financiers, ce dont ne souffre pas le Rassemblement dans les premiers temps de son histoire, cette mobilisation globale des gens du SO tient à leur enthousiasme et à leur disponibilité supérieurs à ceux des adhérents lambda, mais aussi au fait que l’époque associe encore sécurité et propagande. Surtout dans les territoires où le PCF est présent et offensif, les gros bras sont prioritairement sollicités pour les collages d’affiches.

18Cette combinaison est d’ailleurs officialisée en décembre 1950 quand le SO fusionne avec les Comités de diffusion du Rassemblement (CDR)20. Cette décision permet de sécuriser et par là même d’améliorer la vente à la criée du journal y compris dans les bastions communistes. Par la suite, quand le RPF commence à voir le nombre de ses adhérents diminuer et leur enthousiasme décroître après le demi-échec des législatives de 1951, cette surmobilisation des gens du SO s’accentue, renforçant le phénomène de « réduit militant ». En décembre 1950, le délégué départemental de la Savoie présente sa douzaine d’adhérents du SO comme « des militants employés aussi bien à l’affichage qu’à d’autres besognes21 ». Au printemps 1952, à l’occasion du meeting du Général à Nice le 29 mars, le SO des Alpes-Maritimes est envoyé la nuit précédant la réunion dans le quartier de Fabron effacer à la chaux les inscriptions injurieuses écrites sur les murs par les communistes avant de grossir les rangs du public lors du meeting. Cet engagement très actif sur le terrain de la propagande vaut souvent aux gens du SO d’être représentés dans les conseils départementaux du RPF. En mars 1952, le service d’ordre du Rhône compte ainsi quatre compagnons parmi cette instance départementale. Les « gros bras » du RPF sont donc aussi ses « petites mains », qui assurent autant la claque qu’ils jouent des poings.

19Mais cette surmobilisation militante contribue aussi à alimenter chez les membres du SO un sentiment élitiste. Beaucoup sont persuadés de former le carré des fidèles, d’incarner les gaullistes purs et durs, face aux « politiques » prêts aux compromissions, opportunismes et trahisons. Un sentiment exacerbé après le ralliement en 1952 de ceux qui « vont à la soupe ». Souvent passés par la Résistance et la France libre à la différence de la majorité des adhérents du RPF et persuadés que cette expérience vaut comme brevet de gaullisme, les militants du SO sont les produits d’un gaullisme de guerre qui contraste avec le gaullisme politique du Rassemblement. Ils sont marqués par un esprit ancien combattant fonctionnant sur le principe disjonctif eux/nous. « Ils ont des droits sur nous » déclarait Clemenceau à propos des rescapés des tranchés, les gens du SO ne sont pas loin de penser que leurs sacrifices durant la guerre puis leur engagement au cœur de cette autre bataille qu’est l’affrontement avec les communistes après 1947, leur confèrent un statut particulier et une place à part au sein du RPF. Gardiens de l’ordre, les membres du SO sont aussi les gardiens du temple. Cette expression n’est pas exagérée tant le vocabulaire utilisé par les gros bras pour qualifier leur gaullisme relève parfois d’un registre moral et religieux. Au printemps 1952, le responsable du SO lyonnais, Maurice Getto, reconnaît ainsi que « si l’objectif avec les politiques est le même, le Général de Gaulle au pouvoir, l’esprit change, les uns recherchant le succès électoral, les autres s’accrochant désespérément à une mystique22 ». Ce contentieux de fond se double d’un autre motif de mécontentement, qui affleure sans être jamais formulé explicitement, le relatif mépris dans lequel les politiques du RPF tiendraient les gens du SO. Mépris dans lequel jouerait autant le peu de considération de ces politiques et intellectuels des instances dirigeantes pour l’humble travail de terrain, que les origines modestes de ces gros bras souvent issus des catégories populaires et au gaullisme rugueux.

20L’irritation du SO s’exprime parfois de manière frontale. À Saint-Étienne en 1949, le responsable SO, M. Fourno, contacte le délégué régional RPF pour se plaindre de la fermeture permanente du local du parti et de l’inaction du délégué départemental, Michel Durafour, dont il propose le remplacement par un secrétaire général de préfecture en retraite. Alors que le Rassemblement dispose localement d’un sénateur, de deux conseillers généraux, d’un maire et de huit adjoints au maire, cette passivité militante lui semble inexcusable. « Nos éléments politiques, qui malheureusement sont en même temps les plus puissants, manquent de bon sens et de méthode. Ceux-ci ne devraient-ils pas verser une partie de leurs indemnités au siège départemental afin de le faire vivre ? Ce sacrifice ne serait que justice car les SO, eux, ont sacrifié des journées de travail et des nuits de repos afin d’assurer le succès de ceux qui les oublient toujours23. » Ce type de discours critique s’amplifie après 1952 quand le regain de dynamisme apporté à l’appareil de sécurité par Dominique Ponchardier le met en position de force dans un RPF déclinant et en proie aux scissions. Le Lyonnais Maurice Getto, s’adressant à son nouveau patron, fin mars 1952, ne lui cache pas les divergences qui opposent « les compagnons SO, militants gaullistes éprouvés, et les opportunistes venus au Rassemblement pour des raisons qui n’ont aucun rapport avec l’idéal qui nous anime ». Et le compagnon du service d’ordre d’exposer les motifs du contentieux.

« Les compagnons SO demandent qu’il y ait dans les relations qu’ils entretiennent avec les politiques et leurs amis moins de condescendance et plus de sincérité. Ils demandent que ne soient pas confondues vanité personnelle et dignité. Ils rappellent que gaullistes d’instinct, ils sont venus au Rassemblement en soldats pour servir, sans aucune ambition. Que ce dévouement désintéressé est réfléchi, qu’il n’est pas la conséquence d’une innocente crédulité mais seulement de la pénible évidence qu’il faut bien que quelques-uns fassent ce que d’autres ne veulent pas faire24. »

21Les tensions sont telles entre le service d’ordre et le reste de l’appareil du RPF que certaines antennes (dont celle du Rhône) en viennent à demander des locaux distincts.

22Ce gaullisme intégriste et moralisateur du SO pousse quelques éléments à jouer les commissaires politiques au sein du RPF en espionnant les responsables pour débusquer les incompétents ou les déviationnistes. Certains rapports envoyés par des délégués départementaux SO au siège se contentent de souligner le manque de dynamisme de tel groupement RPF. Fin 1948, Claude Besnard, responsable SO du Loir-et-Cher note que « la tenue de la permanence départementale n’est pas parfaite », ce qui selon lui « explique une implantation médiocre ». Mais d’autres rapports ressemblent à des notes des RG mêlant des considérations sur d’éventuelles divergences politiques à des appréciations personnelles sur des comportements privés inadéquats. Le SO a pu glisser ainsi à certains endroits et à certaines époques vers une sorte de police politique où le maintien de l’ordre est aussi envisagé de manière interne au parti selon un modèle proche, toutes proportions gardées, du Parti communiste25. La campagne des cantonales de 1949 est ainsi l’occasion pour le chargé de mission régional SO Georges Burnier de communiquer à la rue de Solférino ses impressions peu amènes sur le délégué RPF du Pas-de-Calais, Jean-Pierre Leclercq.

« Celui-ci, bien qu’ayant déployé une grande activité pendant ces élections, manque totalement de discrétion. […] Monsieur Leclercq discute des affaires du RPF en public et à haute voix. J’estime qu’un représentant du Général doit avoir en permanence une attitude irréprochable et je considère celle de Monsieur Leclercq comme étant quelques fois celle d’un Monsieur ne se rendant absolument pas compte du poste qu’il occupe. Ceci s’ajoutant aux histoires créées par Monsieur Leclercq depuis sa nomination et qui rendent sur ce département le travail très difficile, je pense qu’il y aurait lieu de revoir la question sous un autre angle26. »

23En janvier 1951, à l’approche des législatives, le responsable SO de la Haute-Loire, André Chouzenoux dénonce au siège l’inaction du délégué départemental Bertojo, « surtout préoccupé de sa députation27 ». Si on est loin des « listes noires » du PCF et de la liquidation des « traîtres » assurée par le détachement Valmy durant l’Occupation28, il y a bien au SO gaulliste une exigence de pureté militante qui se prête à des pratiques d’espionnage interne et entretient des velléités d’épuration.

24Ces tensions entre le SO et l’appareil politique du RPF sont accentuées par les petites vexations que multiplient parfois à l’encontre du service d’ordre les délégués départementaux. Statutairement ces derniers n’ont pas le pouvoir de nommer ou de relever de ses fonctions un délégué SO, le choix de celui appartient strictement aux instances nationales de l’appareil de sécurité selon le modèle administratif autoritaire et vertical du Rassemblement (même si dans la réalité, le responsable SO est souvent désigné sur proposition du délégué départemental). Les deux structures, politique et sécurité, sont séparées et fonctionnent en parallèle. Pourtant, les délégués départementaux du RPF ne se gênent pas pour nommer et révoquer selon leur convenance personnelle leur délégué SO qu’il considère comme leur simple adjoint. En janvier 1950, le colonel Carré doit joindre Léon Delbecque pour lui rappeler sèchement qu’il n’a pas autorité pour remplacer au poste de délégué SO du Nord, Jacques Lenain (futur responsable du SAC), par son protégé, M. Debruyne et que le premier reste en fonction. À Lyon, Jacques Soustelle entre en conflit à l’été 1952 avec le sergent Roland de l’Assomption (adjoint du responsable SO local Maurice Getto) qu’il n’estime pas qualifié pour assurer la responsabilité de la sécurité départementale du RPF et dont la promotion à ce poste ne lui a pas été communiquée. La tension est si vive que Dominique Ponchardier et Luc Collet, tout en confirmant la nomination du sergent, lui demandent, « pour éviter tout drame local », de ne plus rencontrer Jacques Soustelle mais de passer par la direction nationale du SO « qui fera suivre ». Si les relations entre le SO et l’appareil politique peuvent être mauvaises, elles sont aussi parfois inexistantes. De nombreux cadres du SO se plaignent de ne jamais voir le délégué départemental du RPF et de fonctionner de manière autonome et isolée.

Le SO coûte cher au RPF

25À côté de la violence militante qui altère l’image publique du mouvement, le SO a généré une autre nuisance pour le Rassemblement : des dépenses lourdes aggravant une situation financière déjà difficile. Selon la formule d’Hubert Bonin, le RPF se situe « en crise financière permanente » (87 MF de dettes fin 1951)29, notamment en raison de frais de propagande démesurés et d’un personnel salarié pléthorique. Le service d’ordre, avec ses effectifs considérables et ses dépenses de fonctionnement importantes, grève les trésoreries des groupements départementaux. Les archives du SO permettent d’apprécier avec une certaine précision le poids de la sécurité sur le plan financier.

26A priori, les gros bras ne devraient pas coûter cher au Rassemblement puisqu’en province comme en région parisienne leur engagement est bénévole. Mais il faut déjà prendre en compte les permanents salariés SO de la rue de Solférino, soit en 1948 une quinzaine de personnes (MM. Ponchardier, Rémy, Laboureau, Mauger, Moulines, Battut, Platz, les quatre de la brigade volante et les huit de la brigade du siège). Le RPF se trouvant dès 1949 en situation de surendettement, le nombre de permanents se voit drastiquement restreint et le SO ne compte plus en 1951-1952 que trois salariés (MM. Ponchardier, Dumont et Collet). Le cœur du problème se situe donc ailleurs. Lors de meetings importants avec présence d’orateurs nationaux ou d’événements exceptionnels (assises nationales, déplacements du général de Gaulle), il est d’usage de renforcer les gros bras locaux par des éléments parisiens (brigade volante) et/ou de membres du SO venus de toute la région avoisinante. Cela suppose de louer des cars et de régler des frais de restauration, voire d’hébergement. Lors de la venue du colonel Rémy à Bergerac le 18 mars 1949, le responsable SO de la Dordogne, René Tallet-Violette30, qui ne veut pas voir se répéter le précédent du meeting de Jacques Debu-Bridel dans la même ville en 1948 (la salle avait dû être évacuée sous l’assaut des communistes), mobilise 150 gros bras venus de tout le département en trois cars. Si la réunion se déroule dans le calme, cette réussite a un prix : 52 000 F (37 000 F pour la location des trois véhicules et 17 000 pour le déplacement et les « frais personnels » du délégué)31. Certains meetings peuvent générer des frais encore plus élevés. La venue d’André Malraux à Toulouse début mars 1949 dans une ville marquée par la violence communiste, est précédée de la convocation par le régional SO Garnier-Thénon de 430 militants. La Haute-Garonne n’ayant fourni que 130 éléments, les autres viennent de huit départements avoisinants (Pyrénées orientales, Aude, Tarn, Aveyron, Hautes-Pyrénées, Hérault, Lot-et-Garonne et Tarn-et-Garonne) par cars et voitures. Les frais de déplacement s’élèvent à 118 000 F auxquels s’ajoutent des dépenses de restauration d’environ 70 000 F à 80 000 F. L’ensemble avoisine donc les 20 0000 F. Même les petits groupements départementaux sont concernés par ces dépenses liées au service d’ordre. Pour sécuriser un meeting à Brest en mars 1949, le SO local fait venir un car de Locminé qui coûte 22 000 F au RPF.

27Reste à apprécier la part de ces dépenses dans le budget total d’une fédération. L’étude de la comptabilité du RPF de l’Hérault pour la période septembre-décembre 1951 permet de la mesurer32. Le groupement départemental a dépensé 308 000 F durant ces quatre mois. Sur ce total, la part du SO s’élève à 55 000 F (30 000 F pour le déplacement de gros bras de Marseille et 20 000 F pour leur restauration), soit le sixième de l’ensemble. Les dépenses liées directement et indirectement à la propagande (imprimerie, affichage, restauration et hébergement des orateurs nationaux, location de véhicule) constituent l’essentiel des frais engagés mais les 30 000 F du déplacement du SO marseillais représentent la deuxième dépense la plus élevée de la fédération. Les frais de transport sont donc les plus importants du SO. Dans les dépenses engagées pour organiser une réunion publique (50 000 F pour un meeting à Agen et 75 000 F pour un autre à Tarbes en février 1949 selon le délégué régional Jean Hamel), la part du SO correspond globalement au tiers ou à la moitié du total. Devant l’importance de ces sommes et les difficultés financières croissantes du RPF, le parti tente dès 1949 de limiter les sorties d’argent en incitant les fédérations à réduire les effectifs de gros bras mobilisés lors des meetings. Lors de la campagne des cantonales de 1949, le groupement isérois suit ces consignes en n’appelant que 300 hommes sur les 400 initialement prévus pour sécuriser le meeting du 18 janvier à Grenoble.

28Qui règle ces dépenses importantes de fonctionnement ? Si le Centre national accepte parfois de prendre à sa charge par mandat télégraphique les frais de déplacement d’un car, l’importance des sommes engagées et la situation financière désastreuse de la rue de Solférino empêchent le siège de se montrer trop généreux. C’est donc aux groupements départementaux d’apporter les fonds nécessaires. Mais ces derniers, eux-mêmes en proie à des difficultés de trésorerie, rechignent. La direction parisienne doit régulièrement rappeler les délégués départementaux à leur devoir. Début mars 1949, Jacques Laboureau invite avec diplomatie le docteur de Vernejoul à allouer un budget mensuel à son équipe SO qui n’a reçu qu’une enveloppe de 60 000 F en décembre 1948 et ne peut fonctionner avec une caisse aussi irrégulière. Les délégués départementaux sont souvent choqués par les dépenses à leurs yeux excessives du SO. Après le séjour de de Gaulle en Isère en septembre 1948, le responsable isérois envoie un rapport critique à Jacques Laboureau où il accuse le colonel Rémy d’avoir multiplié les dépenses inconsidérées que le groupement départemental doit désormais régler. Alors qu’un repas de 50 couverts avait été prévu pour les gens du SO, le colonel a fait commander 500 « lunchs » auxquels il faut ajouter « force apéritifs et suppléments » que la suite du Général a fait porter sur le compte du groupement. « Ce sont là des manières auxquelles il faudrait porter remède » note le délégué départemental.

29Sous le général Billotte, la direction nationale du SO tente de réorganiser le financement du service. D’autant que le siège a demandé au délégué régional Bastos d’assurer une formation itinérante qui suppose la location d’une voiture et des frais de déplacement estimés à 1 000 F par jour33. Il est prévu de faire porter les frais du SO en deux parts égales, 50 % par le national et 50 % par le local. Mais la direction, qui connaît l’état de la trésorerie du RPF, reste lucide. « Pour les besoins au départ, précise la note de Jacques Laboureau, il peut être envisagé des visites auprès d’industriels de la région parisienne ou autres, sous l’autorité du général Billotte et par introduction de MM. Burnier, Ponchardier, etc.34. » Cette dernière suggestion s’inscrit dans la nouvelle stratégie du RPF dès 1949 pour sortir de son surendettement : l’autofinancement. Il ne s’agit plus de la vente du timbre comme à l’été 1948 (puis de la carte en 1951 et enfin des bons en 1952) mais du soutien de donateurs privés « généreux et discrets » (le lancement de l’Upang formalisant bientôt cette quête). Cette évolution est intéressante car elle introduit dans l’histoire du service d’ordre gaulliste une pratique destinée à perdurer sous la V^e République (y compris jusqu’au RPR des années 1980) : la recherche « persuasive » de financements privés auprès d’industriels, banquiers, négociants et autres particuliers fortunés. Un document du RPF Haute-Savoie dévoile ces agissements aux limites de la morale et de la légalité35. Il s’agit à l’évidence de forcer un peu la main à des notables d’Annecy dont on suppose pour de bonnes raisons (certains sont des sympathisants gaullistes plus ou moins avoués) et d’autres plus mauvaises (certains ont déjà financé le PCF et semblent prêts à s’acheter les bonnes grâces de tous les partis) qu’ils pourraient verser discrètement une contribution au Rassemblement (entre 10 000 F et 50 000 F)36. Certaines considérations sur le caractère des intéressés, leur niveau de patrimoine et leurs accointances politiques laissent entrevoir derrière cette liste une bonne connaissance de la société locale… Au demeurant, ces financements officiels comme officieux restent toujours insuffisants et certains responsables SO en sont réduits à financer sur leurs ressources personnelles les activités militantes de leurs équipes. En Haute-Savoie toujours, le fonctionnaire de l’ONF Jacques Le Meignen qui a fondé le RPF local et s’occupe de son service d’ordre grâce à son autorité d’ancien résistant, se ruine littéralement en remboursant les dettes croissantes de son groupement départemental et préfère se retirer fin 1948. Il aura poussé l’honnêteté jusqu’à régler sur ses fonds propres les carnets (campagne du timbre) perdus par d’autres compagnons.

Une forte conflictualité interne qui déteint sur le Rassemblement

30Les historiens du RPF ont souligné l’intense conflictualité existant au sein de ce parti déchiré par des rivalités personnelles particulièrement aiguës37. Si ces tensions internes ne constituent pas la principale raison de l’échec final du Rassemblement, elles ont contribué à son affaiblissement progressif. Quelle est la part du service d’ordre dans ces querelles intestines ? Formation par essence pathogène en raison de son contact privilégié avec la violence et le secret, de son recrutement d’éléments souvent entiers, impulsifs, portés à la bagarre et parfois issus de milieux interlopes, l’appareil de sécurité militant génère structurellement des tensions au sein du parti dont il relève. Au point que ce dernier doit souvent procéder à des purges et à des réorganisations pour reprendre la main et remettre de l’ordre… dans son service d’ordre ! Des dispos au DPS en passant par l’autodéfense communiste et le SAC, l’histoire des SO est faite de crises répétées au point que cette dynamique négative constitue un élément d’identité de ces organisations. Dans le cas du SO du RPF, ce dernier n’aurait-il pas contaminé le Rassemblement par ses rivalités personnelles, ses adhérents parfois douteux et ses mauvaises fréquentations occasionnelles ? En réalité, la situation est complexe car le SO est aussi utilisé par la direction du RPF, comme une police politique pour enquêter puis régler en interne des conflits de personne.

31A priori, le système de parrainage nécessaire pour entrer au SO, avec recommandation des chefs de groupe ou section et enquête préalable, permet d’opérer une certaine sélection parmi les gros bras en éliminant les individus à la moralité douteuse ou au comportement trop violent. Une note de la Sûreté en date du 18 février 1948 évoque même la nécessité de fournir un extrait de casier judiciaire vierge. Cette pratique (reprise au SAC dans les années 1960), ne semble pas appliquée partout et reste dans tous les cas bien artificielle. Les archives du RPF contiennent de fait plusieurs exemples de membres du service d’ordre impliqués dans des affaires de violence et/ou d’escroquerie38. Le recours à la commission de discipline (structure d’arbitrage des conflits) est assez rare s’agissant du SO. Dans cet univers viril, les contentieux se règlent souvent de manière plus directe et rapide par des « coups de gueule », la démission ou l’éviction des personnes. Toutefois, le problème est aggravé par le fort esprit de corps existant au sein du SO et qui favorise parfois des réactions de solidarité défensive lorsqu’un élément de l’appareil de sécurité est accusé par un responsable politique. En avril 1949, le délégué RPF isérois, Jean Bidault, doit écrire en personne au général de Gaulle pour qu’il interdise aux gros bras des Bouches-du-Rhône d’affréter trois cars de militants pour soutenir au tribunal un certain Hurault, membre du SO grenoblois, arrêté à Marseille pour une escroquerie de 20 0000 F au détriment de la caisse sociale de l’Isère. Pour le délégué, « Hurault ne mérite pas d’être soutenu quel que soit son courage dans “les bagarres” car nous ne pouvons pas être un ramassis d’escrocs39 ». Jacques Soustelle fait le nécessaire auprès du provençal Camille Rayon pour qu’il cesse de protéger cet individu douteux.

32Parfois ces affaires concernent des responsables SO à un certain niveau, ce qui entraîne des désorganisations dans l’appareil et nuit en interne à l’image du service d’ordre. En février 1949 éclate dans le Rhône un différend impliquant le délégué départemental SO, l’avocat Louis Rigal, et le chargé de mission régional SO Roger Altwegg. Fort de son statut de figure de la Résistance locale (MUR) et de ses liens privilégiés avec Jacques Soustelle, Maître Rigal se plaint que Roger Altwegg ne respecte pas les consignes de prudence émises par le siège après les incidents de Grenoble. Pour sécuriser des réunions sensibles, le chargé de mission continuerait de mobiliser des « équipes spéciales » armées et recrutées en dehors du SO. Dans le même temps, Roger Altwegg, soutenu par le délégué régional du Nord, Georges Burnier, tente de discréditer son adversaire en laissant entendre à la direction parisienne que Louis Rigal aurait été suspendu par l’ordre des avocats après s’être compromis dans une affaire criminelle. Il le remplace au poste de délégué départemental par M.Durand et en informe Jacques Laboureau dans une lettre très dure pour Maître Rigal qualifié « d’avocat truand ». Une tentative de conciliation entre les deux responsables SO organisée par le délégué régional Jacquet ayant échoué, Louis Rigal contacte le colonel Carré pour l’informer de détails privés concernant son adversaire. Cette querelle de chefs, prolongée par des tensions entre leurs clans respectifs, désorganise le service d’ordre lyonnais, incapable de protéger efficacement Gaston Palewski lors du meeting lyonnais du 15 mars 1949. L’affaire se règle finalement au détriment de Roger Altwegg début juillet 1949. Le colonel Carré apprend par Jean-Pierre Buenzod, agent de change lyonnais dont les locaux hébergent gracieusement le bureau de Roger Altwegg, que ce dernier aurait conservé de l’argent (19 000 F) envoyé par le siège pour un gros bras blessé lors d’un meeting à Givors. D’autres témoins assurent qu’il serait impliqué dans le complot de la Pentecôte et aurait reçu des armes à cet effet. L’intéressé nie mais présente sa démission. Le 7 juillet, le tandem Carré/Laboureau solde cet épisode pénible en chargeant Roger Frey de réorganiser le SO lyonnais en liaison directe avec le centre national pour éviter toute interférence locale.

33Les archives du SO renferment de nombreux cas similaires où des responsables sont compromis dans des affaires parfois complexes. En mai 1948, le délégué SO du Puy-de-Dôme, Jean Tavers, est arrêté à la frontière espagnole puis interné quatre mois à la prison de Bayonne. Bien que l’intéressé soit, selon la formule de Jacques Soustelle, « un magnifique résistant40 », il n’est pas possible de le conserver en poste. Que s’est-il passé ? Les renseignements obtenus par les gaullistes auprès du commandant Spindler, chef du service de contre-espionnage à l’état-major de Clermont-Ferrand, restent confus et contradictoires. Difficile de savoir si le chef du SO du Puy-de-Dôme a été arrêté pour trafic d’armes à la frontière espagnole, « création d’une chaîne de passage sur l’Espagne » ou… simple passage d’une voiture en fraude de l’autre côté des Pyrénées. Jean Tavers bénéficiera finalement d’un non-lieu fin 1948. Cette affaire recoupe et alimente une ligne de clivage au sein du RPF du Puy-de-Dôme entre les partisans de Jean-Michel Flandin41 et le docteur Guy Fric, l’homme fort du gaullisme auvergnat, appuyé par Julien Roux, fondateur du RPF dans le Puy-de-Dôme. Si le premier, ami de Georges Pompidou, incarne l’aile sociale et laïque du gaullisme, le second représente un courant plus conservateur. Jean Tavers, adjoint de Guy Fric au SO, est logiquement l’adversaire de Jean-Michel Flandin. Le SO auvergnat, solidaire de son patron et révolté par cette arrestation qu’il interprète comme un complot du clan flandiniste, envoie au siège un rapport diffamant à l’encontre de Jean-Michel Flandin. Sa Résistance aurait été « passive » et « bureaucratique », son image dans l’opinion clermontoise mauvaise (« arriviste et ambitieux ») et ses liens avec le MRP Barbaut avérés. Le même texte laisse entendre que l’intéressé serait lié à des trafics de pneus, un trafic d’or datant de l’Occupation et même… un trafic d’influence concernant les copies du bac ! Le rapport se clôt sur des indications précises concernant le train de vie anormal du tandem Flandin/Barbaut (voiture, ameublement, domesticité, voyages hebdomadaires à Paris)42. Ce type de situation où le SO gaulliste devient autant l’acteur que l’otage des tensions du parti n’est pas rare. D’autres groupements départementaux présentent des cas analogues où des membres du service d’ordre s’engagent dans des conflits de personnes et des querelles de clans, cherchant à discréditer leur adversaire après de pseudo-enquêtes. S’y mêlent de manière médiocre des relents de clandestinité et d’espionnage hérités de la Résistance, des règlements de compte personnels remontant parfois à la même époque et de réelles divergences politiques. Ces querelles intestines ne constituent pas une spécificité du SO, elles se retrouvent dans tous les groupements du RPF, mais elles prennent un relief particulier au sein de l’appareil de sécurité en raison d’une part de la tension et du secret inhérents à cette structure (climat qui favorise ces dérives) et d’autre part des enjeux politiques qui lui sont associés.

34Pour rétablir les faits, la direction du SO fait intervenir des responsables nationaux du service d’ordre qui enquêtent à leur tour et prennent ensuite les sanctions. L’affaire Rey/Meeus de 1948 illustre ces pratiques étonnantes d’un appareil de sécurité agissant en interne dans une double démarche policière et judiciaire. Le groupement départemental RPF de Loire inférieure se trouve scindé en deux courants antagonistes. Le premier, incarné par le docteur Émile Meeus43, proche de l’UDSR, incarne une aile laïque et centriste. Le second, plus conservateur, représenté par Henry Rey (adjoint au maire et patron d’une entreprise de transport routier), est favorable à une alliance avec le PRL. Bien que les deux hommes soient tous deux issus du PSF, leur opposition est totale. En 1948, le docteur Meeus tente de discréditer son adversaire en envoyant à la rue de Solférino un rapport concernant « Monsieur R… » et présentant ce dernier comme un « individu suspect dont le maintien à son poste gêne considérablement les adhésions en même temps que les apports de fonds ». Le dossier cumule des motifs d’accusation d’ordre politique et moral. À la mi-janvier 1949, les deux responsables SO Jean Laboureau et Robert Perreau (délégué SO d’Anger et « chargé d’enquête ») remettent un contre-rapport au cabinet de Jacques Soustelle démontant chaque accusation, prouvant que les reproches adressés à Henry Rey relèvent « des plus basses calomnies » avant de proposer l’exclusion du docteur Meeus.

35Certaines régions semblent plus affectées que d’autres par les dérives du service d’ordre au point de voir par endroits les tensions de l’appareil de sécurité parasiter l’ensemble du groupement départemental. C’est le cas de la Provence avec ses effectifs SO pléthoriques, ses responsables charismatiques mais pas toujours respectueux de la légalité (Camille Rayon), son rapport privilégié à la violence armée et ses mauvaises fréquentations. Ici plus qu’ailleurs, les affaires et les purges se succèdent au sein du SO à un rythme anormal, révélant l’incapacité de l’appareil politique local à contrôler efficacement des gros bras qui évoluent de manière autonome. L’affaire Léo Serre en 1949 est emblématique de ces dérives. Léo Serre, petit commerçant, conseiller municipal d’Aix-en-Provence, ancien FFL blessé et décoré de la croix de guerre, occupe les fonctions de délégué SO du deuxième groupement (Aix-en-Provence) en 1947-1948 avant de prendre en charge la totalité du département début 1949. Très estimé pour son dynamisme lors des municipales de 1947, il est proche du colonel Roger Coudrais, responsable politique du secteur, rencontré en Indochine (alors qu’il était adjudant de l’infanterie coloniale). Le 22 décembre 1949, Léo Serre est brutalement démis de ses fonctions par Jacques Soustelle à la demande du délégué départemental Robert de Vernejoul et de Pierre de Bénouville (qui intervient en voisin puisqu’il s’occupe du RPF corse). Léo Serre a mis en place des structures clandestines paramilitaires de type activiste à la demande de Camille Rayon à un moment où le RPF entend se démarquer de ce genre d’initiatives après le complot de la Pentecôte. C’est surtout un prétexte dont se saisit le tandem de docteurs marseillais Vernejoul/Vidal pour se débarrasser politiquement de leur rival Coudrais resté fidèle à Léo Serre après son éviction. Ce dernier, proche de Camille Rayon (dont cette affaire marque le déclin), résiste un temps en accusant le docteur Vidal de fréquenter les socialistes et les francs-maçons avant de disparaître de la scène politique marseillaise.

36La situation semble encore plus conflictuelle dans les Alpes-Maritimes, notamment à Cannes où le bureau RPF dresse fin 1948 un bilan sombre de l’action du SO. « Cette section a été progressivement démolie du fait de l’action systématique des dirigeants du SO qui lui ont un jour été imposés et qui dès le début se sont attelés à cette tache de sape avec une constance telle que la seule bêtise doit être exclue. » Alors que s’était mis en place dès 1947 un SO efficace dirigé par le local M. Sancio, le délégué SO des Alpes-Maritimes Jean Audibert profite d’un incident (un coup de main réalisé par trois gros bras cannois ivres chez un habitant) pour renvoyer le responsable de la sécurité et le remplacer par un homme étranger à la ville, M. Clément. Celui-ci gère mal ses troupes au point que les meilleurs éléments (Anciens Combattants) quittent l’appareil de sécurité après avoir assuré une dernière fois la protection du Général de passage à Cannes en septembre 1948. Les nouveaux recrutés sont des jeunes fébriles et amateurs d’armes, parmi lesquels se sont glissés des repris de justice connus de la population locale. « Quantité de plaintes me parviennent de commerçants » note le docteur Bousquet, président du bureau, « de diverses personnes que visitent ces chefs bottés du SO pour obtenir de l’argent, des bons d’essence. Ils ont mis la ville en coupe réglée. Leurs procédés ne sont pas de la plus parfaite correction. Il s’agit plutôt d’extorsion que de demandes de fonds. Beaucoup d’argent est passé entre leurs mains. Jouant aux policiers, ils établissent des filatures, remplissent des fiches44 ». La police locale, proche des gaullistes, tente de mettre en garde les responsables RPF mais l’image du parti gaulliste dans cette petite ville est déjà détériorée en profondeur fin 1948. Les compagnons ne viennent plus aux réunions et les commerçants n’alimentent plus les caisses de la section. Ce RPF cannois, victime des exactions de son propre service d’ordre, subit en fait la mauvaise gestion du douteux délégué départemental SO Jean Audibert. Impliqué dans les incidents de Grenoble de septembre 1948, traînant derrière lui une affaire de trafic de dollars, l’intéressé, défendu par l’avocat gaulliste niçois Pierre Pasquini, est écarté de son poste au printemps 1949. Une décision prise par Jacques Soustelle en personne après lecture d’un rapport de Jean Poilleux (vice-président de la section de Cannes et délégué cantonal de l’action ouvrière) et Jean Mangiantini (ancien FFI, chef de section des groupes de protection cannois) envoyé directement au général de Gaulle et portant sur les malversations financières du tandem Audibert/Clément.

37À une vingtaine de kilomètres, la ville de Cagnes-sur-Mer offre un autre exemple d’un SO impliqué dans les querelles de personnes déchirant la petite section gaulliste locale. Ancien résistant, l’avocat Pierre Sauvaigo (futur maire de Cagnes en 1961 et député gaulliste des Alpes-Maritimes en 1973) a monté sur place avec l’aide d’anciens compagnons de réseaux un service d’ordre efficace dont il s’occupe en tant que délégué départemental adjoint du SO en 1947. Mais pris par ses fonctions de délégué départemental adjoint du RPF l’année suivante puis par la préparation des cantonales de 1949 (il est battu par le député-maire de Nice, Jean Médecin), Pierre Sauvaigo commet l’erreur de déléguer la direction du SO de Cagnes à Jean Audibert (conseiller municipal de Cagnes depuis 1947). Rapidement les gros bras locaux multiplient les exactions et violences qui discréditent le RPF et font décliner ce qui représentait en 1947 le bastion gaulliste du département. Début 1951, le différend qui oppose Tete de Gallardo (délégué départemental) et Paul Hibon (délégué départemental adjoint, délégué à la propagande et trésorier local de la section niçoise) est l’occasion d’un nouveau dérapage. En février 1951, Jo Burdin, délégué adjoint du SO et partisan de Tete de Gallardo, frappe Paul Hibon dans un café de la ville. Venues du SO, des rumeurs diffamantes accusent Paul Hibon d’avoir tenu une maison close et participé au marché noir sous l’Occupation. Ces tensions incitent le régional André Astoux à dissoudre la délégation départementale en décembre 1951 et à nommer un homme neuf et énergique, René Gantois, à la tête du SO local (le responsable SO a été choisi avant le délégué départemental, preuve de l’importance local de ce service). Il relance l’appareil de sécurité sur des bases plus saines au point qu’en 1952 celui-ci représente avec 200 militants un peu plus du tiers des adhérents gaullistes des Alpes-Maritimes.

38Ces exemples soulignent une donnée structurelle de l’histoire des services d’ordre : le poids des individus et de leur caractère. Si le phénomène n’est pas négligeable dans les autres composantes du RPF, il s’affirme ici avec plus de force. Ces appareils de sécurité constituent des formations atypiques où le jeu des personnalités paraît primordial. Parce que les liens affectifs sont forts entre ces militants qui se connaissent tous (les solidarités héritées de la Résistance s’ajoutant aux logiques strictement politiques), parce que le SO attire des caractères trempés et exubérants souvent marqués par la violence, parce qu’il y règne une culture d’autorité et de secret pouvant couvrir des abus (phénomène accentué dans le cas du gaullisme déjà dominé par des valeurs d’ordre), ces services d’ordre reposent sur des données humaines fragiles. Si les chefs tiennent leur rôle et font respecter les limites ténues séparant le maintien de l’ordre de l’usage inconsidéré de la violence, la structure fonctionne efficacement mais si les règles ne sont pas respectées par des chefs qui ne donnent pas l’exemple, le SO bascule vite dans le chaos (brutalité, corruption, pression) au détriment du parti. La création en 1959 avec le SAC d’un SO extérieur au parti sera sans doute pour l’UNR une manière d’externaliser les dérives potentielles liées structurellement à tout service d’ordre.