Une lecture politique et culturelle de cette violence militante

1Toute réflexion sur les causes de la violence politique suppose d’insister sur les origines multiples d’un phénomène irréductible à une seule grille d’explication, qu’elle soit de nature politique, socio-économique ou culturelle. Pendant longtemps, les expressions françaises des violences politiques de la période 1947-1954 ont été surtout étudiées au travers d’un prisme privilégiant les contextes socio-économiques et géopolitiques1. Dans leurs travaux sur les violences communistes de cette période, Michel Pigenet, Danielle Tartakowsky, Robert Mencherini, Jean-Claude Lahaxe, mettaient en avant la crise économique et les tensions sociales de l’après-guerre ainsi que les crispations internationales des débuts de la guerre froide, pour éclairer ces manifestations dures et ces heurts avec la police2. Le politologue Philippe Braud a proposé dans sa synthèse sur la violence politique des interprétations essentiellement sociologiques et psychologiques du phénomène3. Si ces lectures sont pertinentes en elles-mêmes, ne conduisent-elles pas cependant à « dépolitiser » en partie le sujet ? À l’image des chercheurs italiens qui comme Donatella Della Porta se penchent sur la radicalité des extrêmes gauches italiennes et allemandes en prenant surtout en compte les blocages structurels du système politique, le jeu interactionnel avec d’autres forces militantes ou institutionnelles (comme la police) et les dynamiques intra-organisationnelles4, il faut sans doute appréhender la violence politique comme aussi et d’abord une pratique militante et le mode d’expression d’une culture politique. La violence militante à laquelle se trouvent confrontés les gaullistes à l’époque du RPF, tant pour celle qu’ils produisent que pour celle qu’ils subissent (cette deuxième part étant de loin plus importante), nécessite une approche globale mettant l’accent sur les aspects politiques et culturels du phénomène.

2Pour rendre compte de la violence militante dans laquelle évolue le service d’ordre gaulliste, le rappel de la conjoncture s’impose en premier. Cette violence est d’abord une violence de guerre froide. Si le RPF est lancé en avril 1947, le Rassemblement subit l’essentiel des attaques communistes, ses principaux (et presque uniques) adversaires de rue et de salle de meeting, à partir de l’automne 1947. Les heurts les plus graves débutent juste après la réunion fondatrice du Kominform en 22-28 septembre, qui voit le PCF opter pour une ligne dure d’affrontement avec le gouvernement et l’opposition gaulliste. L’anticommunisme virulent du Rassemblement5, exacerbé par les discours alarmistes du Général sur les complots des « séparatistes » et les menaces soviétiques, conduit le parti gaulliste, par ailleurs réellement confronté dans ses réunions publiques à la violence des agitateurs du PCF, à mettre sur pied un service d’ordre hypertrophié et militarisé. Les terribles grèves « insurrectionnelles » de 1947-1948 incitent la direction à durcir son appareil de sécurité pour pallier une éventuelle défaillance de l’État. La peur du rouge autorise parfois en retour des comportements violents et des pratiques illégales mais légitimées car perçues comme « défensives6 ». C’est aussi l’anticommunisme du RPF qui vaut à son SO la bienveillance de certains policiers et militaires. Le poids de la guerre froide dans la violence militante s’observe également dans le fait que les meetings du colonel Rémy, pourtant chef du SO, ne sont jamais perturbés par les communistes. C’est que, comme le rappelle Madeleine Bazin de Jessey, le colonel, contrairement aux orateurs nationaux du Rassemblement, n’aborde pas dans ses réunions les questions brûlantes de politique extérieure mais se contente de présenter ses souvenirs personnels de résistant et d’agent du BCRA7.

3Pourtant, le contexte de guerre froide n’explique pas tout. En amont, le premier accrochage sérieux avec les communistes, le meeting de Japy 1, date du 2 septembre 1947, soit trois semaines avant la nouvelle stratégie de tension communiste. En aval, les heurts avec les militants du PCF diminuent certes fortement après le printemps 1949 et semblent presque disparaître après 1953, mais est-ce en raison de la mort de Staline qui met un terme à la phase la plus intense de la guerre froide ou à cause du déclin accéléré du Rassemblement qui limite les occasions de contacts entre les deux adversaires ? Les gros bras toujours engagés en politique restent sur une ligne très anticommuniste. Ceux qui militent dans les rangs des VUF (Volontaires de l’Union française) feront notamment le coup de poing aux côtés des nationalistes lors de la tentative d’assaut de L’Humanité le 7 novembre 1956. Un contexte secondaire lié à celui de la guerre froide peut aussi être rappelé, celui de la guerre d’Indochine qui alimente de sa violence le champ politique français à ses extrêmes8. Le SO recrute facilement dans le vivier des soldats et sous-officiers des bataillons coloniaux et il trouve au début des années 1950 un relais associatif efficace auprès des organisations d’anciens combattants de l’Union française comme l’ACUF9. Habitués aux coups durs, ces hommes transposent sur le terrain militant des pratiques militaires avec toute la frustration de ceux qui s’estiment « trahis » par le système politique et ignorés par la population. Mais le contexte des guerres coloniales n’affecte le SO gaulliste qu’à la marge et plutôt tardivement.

4Après le contexte, les héritages. L’hypothèse d’une violence de guerre qui aurait marqué les esprits en « brutalisant » le champ politique de l’après 1945 peut être avancée à la lumière des travaux de George Mosse pour l’après Première Guerre mondiale10. Certains historiens anglo-saxons, comme Keit Lowe, insistent sur l’importance des traumatismes psychologiques affectant civils comme militaires dans la population européenne de l’Europe des années d’après-guerre11. Parmi les gens du SO gaulliste, les anciens FFL, FFI et soldats de la 1^re armée française sont surreprésentés, notamment dans l’encadrement. Ces anciens des maquis et réseaux de la Résistance ou des brigades de la France libre, peinent après la Libération à sortir mentalement des schémas de la lutte armée pour appréhender avec sérénité les nouvelles règles du débat démocratique. Comme chez les communistes12, des réflexes conditionnés de clandestinité et de violence sont réactivés par le contexte de guerre froide et l’opposition dure de la Troisième Force. De Gaulle lui-même entretient cette ambiguïté référentielle, notamment auprès des gens du service d’ordre. Après l’incident d’Épernay où des militants du SO avaient été touchés par des éclats de grenade, il fait parvenir par l’intermédiaire d’André Malraux une lettre au comité gaulliste local où il exprime son soutien aux compagnons « blessés au service volontaire13 ». La confusion, plus ou moins consciente, entre les registres sémantiques du militant et du militaire révèle au plus niveau du Rassemblement, la prégnance du souvenir de la guerre. Et la tentation afférente de considérer l’affrontement politique comme la poursuite du combat contre un ennemi cette fois intérieur14. La guerre a abouti à une privatisation de la violence dont l’État français a perdu le monopole légitime selon le paradigme webérien face aux menées résistantes.

5Les mémoires de Roger Barberot reflètent l’importance de cette culture de guerre chez les gaullistes du SO, de cet état d’esprit selon lequel la guerre au fond se prolonge. Évoquant de Gaulle à la création du RPF, il note :

« Tous ceux qui sont autour de lui sont ses compagnons des premiers jours de la France libre et de la Résistance. La guerre n’est pas loin et beaucoup sont en uniforme. […] Dès l’appel du Général, je m’engageai totalement dans le Mouvement, tant il m’apparaissait évident que le combat auquel il nous appelait n’était que la poursuite, sous une autre forme, de celui que nous avions mené depuis cinq ans à ses côtés. […] De soldats, nous nous transformons en militants. […] Le RPF s’organise d’ailleurs dans le style de l’improvisation guerrière de la France libre, c’est une troupe en campagne qui campe dans les bureaux aménagés en hâte rue de Solférino, rue Taitbout, rue de Rome. Derrière toutes les portes se trouvent des camarades de guerre15. »

6Les réserves que lui inspire la personne de Jacques Soustelle s’expliquent d’ailleurs par ce rapport à la guerre.

« Il ne me plaît pas que Jacques Soustelle ait été désigné comme secrétaire général. Il a pourtant rallié la France libre dans les premiers. Le Général lui a confié d’importantes responsabilités à Londres. Il a des tas de parchemins en poche. On lui reconnaît une grande culture et une vaste intelligence. Mais il est, pour tous ceux qui ont combattu, l’antithèse de la vertu gaulliste. Pour nous, la vertu gaulliste dans la guerre est de faire la guerre. Or, Soustelle est un des rares hommes de son âge qui n’ait pas, après avoir rejoint Londres, ressenti le besoin impérieux de combattre. Il n’a jamais partagé les joies et les peines des combattants. Il ignore ce qu’est la solidarité profonde des hommes au combat. C’est en sociologue et en politique qu’il suit la campagne, comme ces savants que Bonaparte emmène dans les bagages de sa campagne d’Égypte. »

7Il y a chez les gens du SO et ceux qui gravitent autour (comme Roger Barberot) cette fierté un peu méprisante de l’ancien combattant pour le civil de l’arrière, le « planqué » qui refuse le combat et les valeurs viriles qui l’accompagnent. Au reste, les personnalités RPF que les gros bras préfèrent restent de manière significative celles qui se sont battues les armes à la main et continuent de payer de leur personne lors des meetings contradictoires qui dégénèrent. Parmi celles-ci, André Malraux jouit d’une aura particulière. « L’écrivain engagé qui manie aussi bien la plume que le 6,35 » selon la formule laudative d’un René Serre, est « le chéri du SO16 ». Autant pour son engagement dans les troupes de la France libre que pour son courage physique face aux agitateurs communistes, Gaston Palewski bénéficie aussi d’une cote élevée auprès des militants du service d’ordre. Le chef de la brigade volante ne cache pas son admiration : « Il a une bonne droite, Palewski, nous l’avons vu au boulot, il sait s’en servir. […] La Lavande était très sympathique au service d’ordre […]. Gaston Palewski n’avait pas de plus ardent supporter que moi. Ardent, rageur, il me plaisait. » Le même se montre en revanche plus sobre à propos de Jacques Soustelle, « le secrétaire général du Rassemblement est un homme simple et direct pour lequel nous avons de l’estime ». À l’évidence, il y a bien ceux qui se sont battus les armes à la main et les autres… Bien des violences militantes du SO relèvent donc des retards et échecs de la « débrutalisation » de la société française d’après-guerre pour reprendre l’expression de Luc Capdevila17.

8Il est possible de remonter encore plus en amont et voir dans cette radicalité du SO gaulliste les traces de pratiques militantes ligueuses. Certains gros bras ont déjà fait le coup de poing contre les communistes au moment du Front populaire (Jacques Le Meignen chez les JP). Même si le service d’ordre rassemble par définition des hommes jeunes (entre 18 et 30 ans pour la plupart) nés souvent entre 1920 et 1928, certains d’entre eux, notamment dans l’encadrement, relèvent de générations légèrement antérieures (nés avant 1918) et marquées par la violence des affrontements entre communistes et nationalistes durant les années 193018. Si des phénomènes d’écho jouent à plein pour la gauche communiste (et dans une moindre mesure socialiste) qui voit dans les équipes de choc militarisées du Rassemblement une nouvelle version des « nervis » de La Rocque (si ce n’est d’Hitler) et vit les événements de Grenoble le 18 septembre 1948 comme un nouveau 6 février 193419, ils fonctionnent aussi du côté des gaullistes dont certains n’ont pas oublié les affrontements avec les communistes dans les années 1930. L’utilisation dans le cadre du SO de termes (« commissaires ») et de techniques (« brigade volante ») remontant à l’entre-deux-guerres témoigne de ce jeu d’influence.

9Repolitiser l’analyse du service d’ordre gaulliste sous la IV^e République, c’est aussi prendre en compte la morphologie du Rassemblement et sa situation dans le système des partis. La spécificité structurelle des partis de masse explique une part des violences des SO gaulliste et communiste. Des partis de cadres comme le parti radical ou le CNIP ne disposent pas d’appareil de sécurité et ne sont pas concernés directement par ces problèmes de violence. La sociologie de leur recrutement, leur niveau d’effectifs, leurs référents historiques, leurs modes d’action et de propagande, la géographie de leur implantation, les mettent globalement à l’abri des incidents. Sans compter que la protection policière leur est mieux garantie puisque ces partis relèvent de la Troisième Force. La place du RPF dans le système politique français de la IV^e République explique aussi son rapport particulier à la violence. Le RPF et le PCF constituent deux partis d’opposition, forts certes de centaines de milliers d’adhérents, des principales municipalités depuis 1947, et en 1951 des deux plus gros groupes parlementaires à l’Assemblée. Ils n’en restent pas moins marginalisés par le « système » qui les repousse dans les bords du champ politique notamment par le jeu des apparentements. La violence militante dans laquelle évoluent gaullistes et communistes ne constitue-t-elle pas dès lors un exutoire à leurs frustrations ? Elle représenterait un mode d’action et d’expression protestataire de partis peut-être majoritaires en voix et en adhérents mais écartés du pouvoir à l’échelle nationale. Le 24 mars 1948, le journaliste du Monde, Rémy Roure, établissait un lien entre violence militante et blocage politique, estimant que les dérapages des militants communistes s’étaient intensifiés après les mauvais résultats électoraux du PCF et son échec lors de la grande grève de l’hiver 1947. « Battu aux élections partielles où le chiffre de ses voix diminue, désavoué par une fraction importante des travailleurs français, voudrait-il suppléer cet affaiblissement par une guerre civile larvée20 ? » Dans le cas gaulliste, ce phénomène de violence en crispation après de mauvais résultats électoraux ou des revers politiques ne s’observe pas. Mais il est possible de penser que les actions fortes du service d’ordre du RPF, notamment dans la banlieue rouge au printemps 1948 et en province début 1949, aient été conçues comme un moyen « d’exister » politiquement pour le Rassemblement dans une période d’entre-deux électoral (municipales de 1947-législatives de 1951) propice à la démobilisation militante et au silence médiatique.

10Proposer une lecture en histoire politique de cette violence militante, c’est aussi insister sur l’importance centrale de la notion de « bastion » (social ou géographique) dans la construction et la légitimation de ces processus de radicalisation. Les historiens du politique, comme François Dubasque, Éric Kocher-Marboeuf, Jean El Gammal, s’intéressent de plus en plus aux logiques de territorialisation de la vie politique et à ses effets à différentes échelles chronologiques21. La manière dont une identité et une culture politique s’enracinent dans un espace sur la durée et la façon dont ces phénomènes de « pouvoir ancré » s’expriment et se recomposent au travers de traditions, folklore et jeux d’influence, constituent une problématique stimulante ayant renouvelé l’histoire politique française contemporaine. L’analyse spatiale de la violence militante intègre les apports des politistes et sociologues sur la question. Dans le deuxième tome (Les relations en public) de son ouvrage La mise en scène de la vie quotidienne, le sociologue américain Erving Goffman a théorisé ce qu’il appelle « le territoire du moi22 ». Le politiste français Michel Dobry, spécialiste des crises politiques, applique le concept dans son étude des phénomènes de sectorisation et désectorisation en politique23. Selon lui, les moments de crise favorisent les désectorisations politiques, à savoir qu’un acteur social et/ou politique sort de son espace traditionnel et identitaire pour essayer d’investir d’autres périmètres. Cette désectorisation engendre nécessairement de nouvelles tensions qui entretiennent et prolongent la crise.

11Dans le cas de la violence militante opposant gaullistes et communistes sous la IV^e République, ces dynamiques de territorialité jouent à plein. Lorsqu’en pleine guerre froide, le RPF crée l’AOP (Action ouvrière et professionnelle) et diffuse le message social du gaullisme dans les entreprises et les banlieues ouvrières, le PCF ne peut accepter cette entreprise de désectorisation politique qui menace ses bastions géographiques (l’usine, la ceinture rouge) et sociologiques (le monde ouvrier). Gaullistes et communistes s’affrontent physiquement pour le contrôle d’un espace identitaire pour le PCF (relayé par la CGT) et lourd d’enjeux politiques pour le gaullisme qui doit s’y implanter pour valider l’intéressement capital/travail. Le parti communiste disqualifie ces poussées gaullistes en terre ouvrière en présentant l’AOP comme un syndicat jaune et une milice patronale24. Lorsque le maire RPF de Mulhouse, Lucien Gander, loue (via le syndicat FO) une salle de la Maison de l’ouvrier pour un meeting d’Édmond Michelet le 28 mai 1948, ce geste est perçu comme une provocation par le PCF et la CGT qui invitent leurs adhérents à perturber la réunion. Une centaine de militants communistes (dont Madeleine Rébérioux) déclenchent une bagarre générale avant d’être évacués par le SO25. Jacques Baumel insiste dans ses mémoires sur ce rapport au bastion en évoquant la violence communiste de l’automne 1947. « Cette offensive ne nous épargne pas, plus précisément les meetings que nous tenons insolemment dans ces banlieues que les communistes prétendent leurs fiefs ou bien dans ces villes “interdites” où Malraux, Palewski, Fouchet, Frey, Guichard et moi nous aventurons pour porter la bonne parole26. » Les gaullistes jouent donc de manière délibérée la carte de la provocation comme le reconnaît le même Baumel à propos des assises nationales RPF de Marseille en avril 1948. « Pourquoi ce choix ? Probablement parce que Marseille est un bastion communiste dans lequel nous sommes parvenus à faire élire un maire, Carlini. »

12Sur un plan géographique, les batailles entre gaullistes et communistes ne sont jamais aussi dures que lorsque les gaullistes s’aventurent dans les fiefs populaires de l’adversaire acquis à la gauche et plus précisément au PCF parfois depuis les années 1930 : quartiers populaires du nord et de l’est parisien, banlieue rouge, communes minières et sidérurgiques du Nord et de l’Est, terres de maquis FTP. À Maubeuge, dans le Nord le 26 juin 1948, les communistes chassent par la force et au son de L’Internationale les membres RPF qui avaient osé tenir une réunion dans le quartier ouvrier de Sous-le-Bois et leur lancent des pierres du haut de l’immeuble voisin, avant de bloquer leur sortie27. Le PCF n’entend pas partager son influence dans ce qu’il perçoit comme son fief social et géographique. Dans les usines, notamment celles métallurgiques de la banlieue parisienne où les communistes sont en situation de force, les militants gaullistes sont particulièrement exposés. Lors des grèves de juin 1952 dans les usines Renault de Boulogne-Billancourt, les ouvriers suspectés de sympathie gaulliste sont passés à tabac28.

13La pratique communiste de la contre-manifestation est liée à cette territorialité du politique. Organiser un rassemblement populaire sur les lieux de l’incident causé par la venue « provoquante » de l’adversaire gaulliste permet de rétablir symboliquement l’emprise du parti sur son bastion et de laver l’espace « souillé » par la présence de l’intrus. Ces contre-manifestations relèvent de ce que le sociologue Erving Goffman appelle « des cérémonies réparatrices » destinées à restaurer la pureté du lieu après sa profanation. En général, un ou plusieurs élus du PCF sont présents pour affirmer le respect par les communistes des procédures démocratiques du vote en opposition à la brutalité de la politique « par le fait » qui serait celle des gaullistes. C’est le cas à Aix-en-Provence après l’attaque d’un local du PCF en mai 1948, à Montpellier en juin 1948 après des brutalités commises contre des permanents au siège du PCF ou à Nancy en juillet 1948 après les dégradations contre le siège de la fédération communiste de Meurthe-et-Moselle. Danielle Tartakowsky a insisté sur le nombre et l’automaticité de ces contre-manifestations29. Ces dernières permettent aussi de poser le parti communiste en victime et de rappeler le soutien populaire dont il bénéficie. Quand la contre-manifestation ne suffit pas à effacer l’humiliation et à dissiper la frustration des militants, des représailles sont organisées qui, dans cette même logique de territorialité, interviennent sur le lieu de l’incident. Gaullistes comme communistes ont recours à ce jeu de riposte symbolique dont la surenchère entretient le climat général de violence politique.

14L’implication des partis dans ces contre-manifestations et représailles témoigne du rôle des directions militantes dans cet engrenage. Loin d’être une manifestation spontanée, sorte de bouffée éruptive provoquée par un contexte de tensions politiques et socio-économiques, la violence communiste contre le RPF est bien militante en ce qu’elle est organisée par le Parti communiste qui la stimule, l’oriente, l’encadre et la légitime. Pascal Girard l’avait noté : « il y a bien un processus de préparation et de mobilisation qui s’opère au sein du parti30 ». L’étude des réunions RPF perturbées par les communistes le confirme. Les adhérents communistes sont en général convoqués par leurs responsables locaux pour faire de l’obstruction (par affiches dans les usines et sur les murs de la ville pour la réunion RPF de Maubeuge le 26 juin 1948, par tracts et voitures radio lors de la réunion RPF du Havre le 26 septembre 1948). Ils sont parfois conduits sur le lieu du meeting par autocars (affrétés par le PCF et/ou la CGT) en provenance de tout le département, voire des départements limitrophes (réunion RPF de Longwy le 20 août 1948). Des techniques d’obstruction efficaces et récurrentes (infiltration individuelle très tôt dans la salle pour échapper à la vigilance du SO puis regroupement près de la tribune lors des réunions RPF de Japy puis du Gymnase Jean Jaurès les 25 et 27 septembre 1948 à Paris), la présence occasionnelle de chefs donnant des ordres, l’utilisation de matériel spécifique préparé à l’avance (bouteilles d’acide, matraques artisanales), témoignent d’une concertation minimale, voire d’un certain professionnalisme de ces militants.

15Du côté gaulliste, la culture de violence n’est pas de même nature et n’atteint pas la même intensité. Excepté quelques opérations offensives, le SO du RPF reste un service d’ordre défensif protégeant les réunions publiques du Rassemblement face aux obstructions communistes. La violence militante n’est donc pas égale et reste largement le fait du PCF. Le 24 mars 1948, le journaliste du Monde, Rémy Roure, le rappelle : « Si cela continue, les cadavres ne tarderont guère. Obstruction à Montpellier, bagarres à Marseille, à Angoulême, à Toulouse, à Lyon, à Saint-Brieuc au cours de réunions du RPF. On compte déjà des blessés. Toutes ces atteintes à la liberté de réunion viennent du parti communiste. […] Quelle est cette nouvelle inquisition qui s’élève et au nom de quel dogme ? Car enfin M. Thorez et M. Duclos peuvent parler sans obstacle dans les réunions et les meetings du parti communiste. » Reste qu’il y a bien aussi chez les gaullistes un rapport de force assumé avec le camp adverse, comme le montre la détermination des responsables RPF à venger Japy et à investir la banlieue rouge. Lors des assises nationales de Marseille en avril 1948, Jacques Baumel, après avoir annoncé dans son discours que la banlieue parisienne n’était plus « la banlieue rouge mais la banlieue tricolore, c’est-à-dire RPF », ajoute, menaçant : « Il faut qu’on sache que pour un de nos compagnons attaqués, cinq staliniens paieront31. » Même logique de représailles en avril 1950 dans ce courrier de Jacques Soustelle à M. Tête de Gallardo, le délégué départemental du Rassemblement dans les Alpes-Maritimes. Ayant appris par la lecture de L’Humanité que les communistes niçois avaient détruit des exemplaires du journal gaulliste, le secrétaire général du RPF somme son représentant local de réagir : « S’il est vrai que les staliniens ont pu détruire publiquement un certain nombre de journaux, il faut d’urgence renforcer le SO et donner une leçon aux communistes à la première occasion32. » Pour bien des gaullistes de l’après-guerre, la propagande n’est pas dissociable du combat, celui-ci engage autant les mots que les poings. René Serre résume la situation en évoquant le meeting contradictoire agité de Jacques Soustelle à Orléans au printemps 1948 face aux communistes : « De temps en temps, nous descendions dans les travées, et le corps à corps, inséparable de l’éloquence, reprenait aussitôt ses droits. »

16La responsabilité de la police dans cette violence militante n’est pas négligeable dans la mesure où son absence ou sa passivité lors des incidents incite les militants à recourir aux coups. Ceux qui agressent savent qu’ils ne risquent pas grand-chose tandis que ceux qui se défendent comprennent qu’ils devront se protéger eux-mêmes. Il est rare que la police procède à des arrestations et lorsqu’elle s’y résout, les interpellations ne sont quasiment jamais maintenues. Les exemples où les fauteurs de troubles communistes sont relâchés très vite sont nombreux (Maubeuge 26 juin 1948). Même dans des circonstances dramatiques comme Grenoble en septembre 1948 où la montée de la tension était pourtant perceptible, les autorités policières ne se donnent pas vraiment les moyens de séparer les deux camps. Après les accrochages, elles ne procèdent qu’à une seule arrestation (un militant communiste ayant lancé un pavé sur les forces de l’ordre, il est rapidement relâché) et laissent partir les gens du SO gaulliste sans procéder à des fouilles sérieuses. Pourtant la création des CRS, l’amélioration de l’équipement (le gaz lacrymogène qui éloigne le policier de l’émeutier et diffère le contact physique) et l’adoption de nouvelles techniques (moins de charges, plus de barrages statiques et décrochages en cas d’infériorité numérique) améliorent la gestion policière des conflits33. L’échec communiste lors des grèves « insurrectionnelles » de 1947-1948 en témoigne du reste34. Mais ces progrès s’observent surtout face aux manifestations de rue car en matière de sécurité des réunions publiques, le respect de codes anciens prévaut toujours. Dans ce cadre précis, l’immobilité de la police tient au maintien d’un accord ancien tacite stipulant que les forces de l’ordre assurent la sécurité à l’extérieur de la salle tandis que le service d’ordre militant a la responsabilité de la sécurité à l’intérieur35. Roger Barberot rappelle cette répartition des rôles dans ses mémoires à l’occasion d’un meeting RPF dans le Sud-Ouest :

« C’est à Agen où la réunion annoncée de Gaston Palewski a mobilisé deux ou trois cents membres des équipes de choc communistes de la région et du coup en nombre égal des équipes gaullistes envoyées de Bordeaux par Jacques Chaban. À l’annonce de ces affrontements, le préfet a demandé deux compagnies de CRS qui occupent les côtés et les abords de la salle et ont l’ordre d’intervenir au premier incident36. »

17En réalité, peu désireux de prendre des coups, les policiers attendent souvent que la situation dégénère dans la salle pour intervenir (Aulnay le 27 septembre 1948). Mais même dans ces conditions, face à des foules considérables et en furie, stimulées par des professionnels de l’agitation, les policiers sont dépassés. À Maubeuge le 26 juin 1948, lorsque des centaines de communistes attaquent le meeting RPF en lançant briques, tuiles et tessons à travers les vitres, avant de pénétrer en force dans la salle via les galeries, la trentaine d’agents, dépourvus de masques à gaz, est impuissante. Les policiers et le SO gaullistes doivent battre en retraite face à des manifestants armés de boulons, marteaux et grenades lacrymogènes. Les gros bras gaullistes tentent une percée vers un dépôt de tramway où ils subissent un siège de plusieurs heures avant que des renforts policiers ne les délivrent vers minuit. Le RPF comptera une quinzaine de blessés dont deux graves (fracture du crâne, visage martelé à coup de talon)37.

18En réalité, les forces de l’ordre préfèrent agir en amont et prévenir les violences. Les exemples existent où un commissaire, voire le préfet, joue les arbitres entre les deux parties, établissant, avant la manifestation ou le meeting un protocole minimal évitant les contacts directs entre les militants des deux bords. À Ivry en janvier 1950, un commissaire intervient rapidement alors que les gens du RPF ont déjà investi la ville ouvrière pour séparer les vendeurs de L’Humanité et du Rassemblement et éviter toute provocation de part et d’autre. Dans ces conditions, l’opération se déroule dans la tension mais sans dérapage. Une gestion efficace de la violence militante étant donc possible, la passivité globale de la police interroge. Communistes et gaullistes l’expliquent par des discours complotistes, les premiers dénonçant l’indulgence coupable du gouvernement envers le RPF tandis que les seconds ne sont pas loin d’adhérer, du moins pour certains, à la thèse d’une « stratégie de la tension » de la part de la Troisième Force. S’il est évident que cette dernière n’est pas mécontente de voir ses adversaires se discréditer par une surenchère de violence, l’intérêt ne fait pas l’intention et la relative passivité policière relève sans doute plutôt d’un cadre socio-culturel plus global qui voit l’opinion tolérer, sinon valoriser la brutalité au sortir de la guerre.

19Jeune adolescent en 1947, l’éthologue Boris Cyrulnik revient (dans une réflexion où la notion de genre est sous-jacente) sur l’évolution du contexte culturel et le bouleversement que cette évolution a induit dans le rapport à la violence et la signification de cette violence.

« Quand j’étais adolescent après la guerre, la violence était glorifiée. Elle avait une fonction adaptative et témoignait du courage des garçons. La guerre avait héroïsé les hommes violents, on admirait les femmes qui s’y étaient mises. Ma famille logeait porte de Clignancourt dans des cabanes en bois, on félicitait les petits garçons qui descendaient à la mine dès leur certificat d’études, on récitait comme un stéréotype éducatif qu’un homme ne pouvait traverser la vie sans connaître une ou deux guerres et plusieurs bagarres de rue. Dans la “zone” mal urbanisée, des mauvais garçons s’en prenaient aux passants bien vêtus, et les hommes bien-pensants seraient morts de honte s’ils n’étaient pas intervenus. On apprenait aux garçons à être durs au mal, à se battre fièrement, à ne pas se plaindre38. »

20Dans l’après-guerre, la violence constitue donc bien un mode de socialisation où l’on fabrique du social avec ses poings. Les mémoires de René Serre, chef de la brigade volante du RPF, sont remplies de pages décrivant la foule frémissante se presser aux réunions publiques du Rassemblement, autant pour écouter les orateurs du Général que pour assister aux échanges de coups et compter les points en connaisseur. Lorsque le colonel Rémy donne une conférence dans le Midi rouge à la Halle du Marcadieu à Tarbes le 6 septembre 1947, celle-ci ne donne lieu à aucune rixe au grand dam de ceux qui étaient venus pour assister au déchaînement de la violence comme le note Sud-Ouest. « Des esprits surchauffés et mal renseignés sans doute, étaient venus là point pour entendre un orateur traitant d’un sujet d’une brûlante actualité mais pour assister à on ne sait quelle scène désordonnée et passionnée. Les sadiques en furent pour leurs frais. La conférence se déroula sans interruption notable, et quelques sarcasmes plus ou moins importuns ne purent amoindrir le débit du conférencier ni lui faire perdre le fil de son discours39. » Les métaphores sportives récurrentes pour décrire les charges et les assauts parfois très brutaux traduisent une euphémisation de ces pratiques extrêmes. La violence est un spectacle, prisé par beaucoup, encore toléré par tous. Certes, les mentalités commencent à évoluer. Lorsqu’après les dérapages de Grenoble en septembre 1948, Rémy Roure déclare avec force dans les colonnes du Monde : « Il est inadmissible qu’une organisation politique, quelle qu’elle soit, dispose d’un service de sécurité armé, la démocratie ne peut admettre des polices “complémentaires”, et la France n’est pas une jungle40 », il se fait l’écho d’une opinion pour laquelle certaines lignes rouges ne doivent pas être franchies en matière de violence militante (utilisation d’armes de guerre).

21Tous ces facteurs (contextes tendus de guerre froide et de crise coloniale, culture de guerre et héritage d’un modèle de confrontation remontant aux années 1930, tensions inhérentes aux partis de masse et frustration née d’une exclusion du système politique, crispation autour d’un rapport identitaire à un espace-bastion et stratégie assumée du rapport de force, passivité et inefficacité de la police, tolérance voire valorisation par l’opinion de cette brutalité) se croisent pour générer durant la période considérée (avec une diminution en fin de cycle) un haut niveau de violence militante appelant des appareils de sécurité disproportionnés. Dans ce tableau d’ensemble faut-il introduire la nuance distinctive entre violence réelle (celle des coups) et violence symbolique (celle des paroles, des images et des postures) ? Pour simplifier l’étude et ne pas entrer dans le délicat problème de la définition du périmètre exact la violence politique, la violence des mots (insultes, provocations, diffamations41) et des images (caricatures42) n’a pas été prise en compte au profit des seules atteintes à caractère politique aux personnes et aux biens43. Dans tous les cas, le politologue Philippe Braud a montré le caractère spécieux de cette distinction. Les deux modes de violence sont toujours imbriqués, l’insulte précède et accompagne généralement le coup qui appelle en retour une nouvelle invective. Tous les comptes rendus journalistes ou militants de réunions ayant dégénéré évoquent le climat de violence verbale ayant précédé les échanges d’horions. Des actes dérisoires comme des interruptions de courant, des graffitis insultants ou des lacérations d’affiches sont souvent intégrés à un ensemble de violences aboutissant à des blessures physiques graves par armes blanches ou matraques.

22Comme le souligne Pascal Girard à propos de la violence communiste de l’après-guerre commise à l’encontre des « jaunes », « il y a un continuum entre la menace, l’intimidation, la violence matérielle, la contrainte et la violence physique qui paraissent moins des procédés distincts que des violences graduées, employées de manière diachroniques ou synchroniques pour faire cesser le travail44 ». Les réunions contradictoires gaullistes perturbées par les communistes offrent la même combinaison de violences symboliques et réelles. Lors d’un meeting RPF à Tarbes le 13 juillet 1948, l’obstruction communiste prend la forme au début banale d’une simple interruption de courant, puis d’insultes parasitant le discours de Gaston Palewski, avant que des projectiles et des coups ne soient échangés. En dépit de l’intervention du SO gaulliste, le président départemental du Rassemblement est finalement blessé d’un coup de couteau. Violences réelles et symboliques sont bien indissociables.

Une propagande accidentogène favorise la violence militante

23Pour rendre compte de la violence militante de l’après-guerre, une autre grille interprétative est possible qui insiste sur la persistance sous la IV^e République de modes de communication politique (réunion contradictoire, vente de journaux militants à la criée, distribution de tracts sur le territoire adverse) « accidentogènes ». En incitant le militant à aller au contact direct de l’adversaire (à la sortie de l’usine, devant le local de la permanence) et en lui permettant de s’installer chez l’adversaire pour le provoquer dans le cadre du meeting contradictoire, cette propagande (vestige de la démocratisation de la vie politique dans le dernier tiers du xix^e siècle) ne peut que produire de la tension. Parmi ces modes de propagande « à risques », les réunions contradictoires sont celles qui semblent générer le plus d’accidents au vu des archives militantes, rapports policiers ou comptes rendus journalistiques. Attention toutefois à un éventuel effet de source. Les historiens manquent de données concernant les « petites » violences liées à des pratiques militantes banales comme les campagnes d’affichage ou les distributions de tracts. Ces dernières mobilisent moins de personnel que les meetings, n’attirent pas les journalistes, marquent moins les imaginaires et provoquent enfin moins de blessés que les grands meetings urbains qui dérapent. La banalisation de la violence politique ne les a pas fait émerger sur le triple plan archivistique, médiatique et policier. Mais sur le long terme et dans une approche strictement quantitative, ces micro-violences se révèlent peut-être plus déterminantes. Elles constituent un maquis d’actions certes modestes mais qui troublent le quotidien militant et installent un climat diffus de tension.

24La dangerosité des réunions contradictoire a déjà été soulignée45. Pourtant, sans que l’on sache si cette obstination relève du respect des règles traditionnelles régissant alors le débat public, d’une volonté de provocation ou d’un simple souci prosélyte, les gaullistes recherchent la contradiction et plus particulièrement celle de l’adversaire communiste. Les affiches annonçant les meetings gaullistes indiquent souvent : « La contradiction sera non seulement admise mais sollicitée46. » Lors du meeting de Jean Fribourg (Braman) à Quimper au printemps 1948, l’ancien mutiné de la Mer Noire, figure de l’ARAC, adhérent de l’association des « Amis de l’URSS » puis membre des brigades internationales en Espagne avant de devenir gaulliste après la guerre, débute son discours en déclarant qu’il était venu « avec l’espoir qu’il y aurait des communistes dans la salle, car il avait l’intention de leur parler objectivement de l’Armée rouge et du camarade Staline, leur petit père ». René Serre, présent et admiratif devant cet « orateur de choc », rapporte la phrase rituelle de Jean Fribourg : « J’espère trouver parmi les communistes quelques contradicteurs courageux. » Cette provocation répétée produit toujours le même effet, des auditeurs irrités se lèvent pour prendre la parole et insulter l’orateur. Maniant la litote, le patron de la brigade volante décrit la suite : « Nous dûmes circuler dans la salle et donner des conseils amicaux de prudence et quelques pichenettes à ces fanatiques du bavardage. » Ceci étant, bien des meetings RPF ayant dégénéré sous l’effet d’une brutale obstruction communiste ne relèvent pas de la réunion contradictoire mais de la rencontre traditionnelle avec un seul orateur (comme les deux Japy). Le meeting contradictoire, s’il porte en lui les germes d’une violence potentielle, ne conduit donc pas nécessairement au dérapage. Le SO prend ici toute son importance en canalisant la tension que cet événement suscite. Lors des législatives de 1951 en Meurthe-et-Moselle, sur les 121 réunions contradictoires organisées par les gaullistes entre le 25 mai et le 16 juin, les détracteurs ne se déplacent que dans 16 % des cas47.

25La vente à la criée des journaux militants alimente le bilan des violences politiques. Les services d’ordre y sont souvent impliqués car lorsque l’activité se déroule dans le fief adverse, les partis protègent les vendeurs en les encadrant de gros bras. Le SO du RPF accompagne ceux qui se risquent dans la banlieue rouge. Le 10 octobre 1948, une bagarre éclate au marché d’Ivry-Port entre les crieurs du Rassemblement et ceux de L’Humanité, de nombreux coups sont échangés malgré l’intervention de la police et un militant est hospitalisé à la Pitié. Des incidents analogues sont signalés le même jour place de Stalingrad à Puteaux. Des communistes agressent des vendeurs du journal RPF, la police doit séparer les deux groupes et arrête un militant porteur d’un couteau à cran d’arrêt. Raymond Sasia, qui rejoint le SO gaulliste au début des années 1950, rapporte dans ses mémoires qu’il formait avec ses amis « des petits commandos le dimanche matin pour bousculer les vendeurs à la criée de L’Humanité et que nous leur volions leurs stocks de journaux48 ». Les jeunes qui constituent l’essentiel des équipes de CDR (comités de diffusion du Rassemblement) sont souvent concernés par ces accrochages. L’ancien étudiant en droit Bernard Fauquenot, responsable des jeunes gaullistes du 18^e arrondissement puis délégué régional des jeunes pour la région parisienne, se rappelle avoir été souvent embarqué au commissariat après des rixes avec des jeunes communistes à l’occasion de la vente du Rassemblement boulevard Saint-Michel49. Bernard Marin, lycéen parisien participant aux équipes des CDR, confirme l’intensité de cet engagement sur la capitale : « Les communistes étaient extrêmement puissants et virulents et nous avons dû nous imposer contre eux. Dans le 16^e arrondissement, cela se passait convenablement parce que ce n’est pas un quartier très agité, mais nos amis ont dû se battre dans le 18^e en particulier, pour s’imposer parce que les communistes refusaient que nous vendions le journal. Ils n’y allaient pas de main morte. […] Nous avons toujours été les seuls à vendre dans la rue un journal qui n’était pas communiste50. »

26Les campagnes d’affichage constituent un autre moment militant exposé. Au point que cette pratique reste souvent nocturne pour limiter les rencontres avec l’adversaire. Un jeu de piste s’engage entre équipes gaullistes et communistes, chacun épiant l’autre et attendant son départ pour arracher les affiches encore humides (ou les lacérer si elles sont déjà sèches). Jean Runel, délégué départemental de la Côte-d’Or, rapporte ces péripéties. « On ne se faisait pas de cadeaux, on s’arrachait toutes les affiches, on passait des nuits à recoller des affiches qu’ils nous avaient arrachées et on arrachait toutes les leurs. On essayait de rester jusqu’à 6 heures du matin avant que les gens se mettent à circuler51. » L’exercice devient périlleux si l’affichage se fait en terrain hostile. Le phénomène de territorialité évoqué plus haut impose une réaction brutale de l’acteur local et les colleurs d’affiches doivent donc être protégés par un SO… quand ce ne sont pas les gros bras eux-mêmes qui s’emparent des seaux de colle et des balais, phénomène assez courant. Lors des municipales de l’automne 1947, René Serre et ses hommes accompagnent de Gaulle en Algérie. Chaque meeting est précédé d’une campagne d’affichages où les gros bras collent mais aussi cognent. À Oran, où le communiste Nicolas Zannetaci affronte le gaulliste Henri Fouques-Duparc, la situation est particulièrement tendue.

« Dans le quartier réservé, nous surprîmes un autochtone qui recouvrait consciencieusement nos affiches d’affiches cocos. Avec la politesse qui s’imposait, nous lui demandâmes de ne pas persister dans cette funeste erreur. Sa réponse, fournie en mot d’un polysyllabisme aussi déplaisant que technique nous encouragea à le recouvrir lui-même de ses affiches, au préalable enduite de colle et à lui confisquer ses tracts. Vers minuit, Fouques-Duparc nous signala qu’une équipe de souteneurs oranais terrorisait la ville et corrigeait sauvagement nos partisans colleurs. C’est alors qu’une délégation qu’on aurait dite sortie tout droit d’une cour des miracles s’approcha peureusement de nous. Ce n’était que figures de travers, yeux pochés, bras en écharpe, boitillement et compagnie, en réalité, le service d’ordre local qui venait de recevoir une bonne raclée lors du dernier collage d’affiches52. »

27Lors des assises nationales à Marseille en avril 1948, René Serre et sa brigade volante sont de nouveau mis à contribution dans un climat de grande tension. « Les jours qui précédèrent l’arrivée du Général furent consacrés à la bataille des affiches. Nous en posions, les communistes les lacéraient, nous en reposions, ils relacéraient. De temps en temps, nous rossions quelques communistes, ce qui nous épargnait quelques affiches. » Délégué à la propagande, André Malraux fera du reste allusion à ces affiches déchirées dans un discours lyrique : « Notre propagande, c’est cette affiche jadis dessinée par Rude, cette République qui hurle son espoir dans le destin de la France sur tous les murs de la ville. Affiche bien inutilement lacérées ! Il n’y a pas de meilleures affiches que les affiches lacérées ! Il n’y a pas de plus beaux visages que les visages qui portent ces blessures53. » Lors des cantonales du printemps 1949 à Givors, commune industrielle du Rhône contrôlée par la SFIO mais où les communistes sont bien implantés, le collage d’affiches est confié au SO du RPF local renforcé d’éléments lyonnais. Le rapport du chargé de mission régional Roger Altwegg relate leur rencontre nocturne explosive avec une trentaine d’éléments communistes de Givors. Le premier choc à 23 h 45 ayant tourné à l’avantage des gaullistes, les communistes reviennent à la charge avec des renforts mais sont défaits une deuxième fois. Finalement, vers deux heures du matin, « une véritable meute de 150 à 200 communistes fait irruption au domicile de notre compagnon Laval en poussant des cris de “à mort, nous les pendrons”. Une véritable bagarre s’ensuit au cours de laquelle trois de nos compagnons sont assez grièvement blessés. La police alertée ne daigne pas intervenir, seule la gendarmerie intervient mais seulement vers 4 h 3054 ». Tout en demandant au siège le remboursement des frais d’hospitalisation, le délégué régional indique le nombre, l’identité des victimes communistes et la gravité de leurs blessures. Cette pratique du « tableau de chasse », qui se retrouve dans d’autres rapports de délégués régionaux ou départementaux RPF à la même période (1948-1949), est significative de ce rapport assumé à la violence militante et de la persistance d’une certaine culture de guerre. On notera la passivité des forces de l’ordre pour qui les dérapages de campagnes d’affichages sont banalisés et normalisés. L’intervention n’a lieu que lorsque les incidents sortent du moment et du périmètre de l’affichage pour toucher le domicile privé d’un militant. La lacération des affiches adverses constitue un acte militant si attendu qu’une partie des gros bras du SO de Haute-Garonne reprochent par pétition en 1952 à leur responsable, M. Strickler, de ne pas s’y livrer suffisamment (« lacérage jamais fait ! »).

28Pour être banal, l’affichage reste si risqué que les gens du SO doivent par endroits obtenir l’autorisation de leur responsable pour s’y livrer. Faute d’avoir respecté cette consigne de prudence, des gros bras du SO de Vienne (pourtant d’origine modeste) se voient refuser par le délégué régional Roger Altwegg la prise en charge de leurs amendes (15 000 F) après des incidents ayant eu lieu lors d’un affichage en décembre 1948. Si en général les accrochages liés aux affiches ont lieu lors des campagnes électorales, certains heurts interviennent en dehors de ces moments de fébrilité. En Haute-Savoie, le délégué départemental, l’avocat Jean Vailly, justifie en juillet 1949 les affrontements liés aux affiches par le souci d’être crédible politiquement. La victoire du RPF à Annecy lors des municipales de 1947 puis des cantonales de février 1949 (dans le canton d’Annecy-Nord le MRP Charles Bosson a été battu) n’a en effet pas changé la donne dans ce département tenu par les démocrates-chrétiens et les modérés. « Malgré ces victoires locales, nous ne parvenions pas à nous assurer la suprématie dans le département où nous rencontrions le plus souvent l’indifférence ou la raillerie. Pour tout dire, ON NE NOUS PRENAIT PAS AU SÉRIEUX. Rompant avec la tactique des derniers temps où nous essayions de lutter contre les partis en opposant à leurs programmes détaillés les idées-forces du Rassemblement, nous avons été conduits à reprendre le combat sur le point qui, je crois représente la raison d’être première de notre Rassemblement : la lutte anticommuniste55. » Ce choix d’une action militante plus offensive aboutit en juin 1949 à une opération tournée contre les affiches communistes « Paix au Vietnam : pas un sou pas un homme pour l’Indochine » collées sur les murs d’Annecy. Les affrontements ne tardent pas.

« Mon frère, lieutenant au 1^er régiment de chasseurs parachutistes, de retour d’Extrême Orient ne pouvait supporter la lecture de ces insanités qu’il considérait comme une souillure de la mémoire de ceux qui étaient tombés à ses côtés. Nous avons décidé, tous deux, de les faire disparaître. Une nuit, nous avons couvert ces inscriptions d’affiches du Rassemblement. Alors qu’ayant achevé notre travail, nous regagnions notre domicile, nous avons aperçu deux militants communistes qui s’efforçaient à coup d’ongles de détruire nos papiers. L’un d’eux, pris à partie par le lieutenant Vailly reçut la correction que méritait son geste. L’hebdomadaire communiste L’Étincelle nous consacra un article injurieux immédiatement connu de toute la population annécienne. Des affiches furent également placardées par leurs soins où il était question “des gangsters du RPF”… Notre meilleure publicité. Ce premier échec subi, les communistes en connurent un autre, deux jours plus tard, plus cuisant encore que le premier. Renforcé de notre côté par la présence de huit membres du SO et celle de notre conseiller national, Jacques Le Meignen, nous avons infligé à une quinzaine de communistes une correction dans le souvenir n’est pas prêt de s’effacer de leur mémoire. La même nuit, nous couvrions la ville de croix de Lorraine. La population, frappée par ce déploiement d’activité, commença à applaudir56. »

29La violence relève ici du choix délibéré d’une confrontation physique avec l’adversaire perçue comme capitalisable politiquement.

30La distribution de tracts, pratique militante moins importante sous la IV^e République qu’elle ne le sera dans les années 1960 et 1970, peut donner lieu également à de sévères accrochages puisqu’elle suppose, à l’inverse de l’affichage plus anonyme et souvent nocturne, d’aller au contact du public en des lieux parfois hostiles (la distribution discrète dans les boîtes aux lettres étant alors plutôt rare). L’exercice se révèle d’autant plus risqué que le format impose un texte court et percutant pour retenir l’attention et que le PCF et le RPF s’engagent très tôt dans une dangereuse surenchère faites d’attaques ad hominem, d’accusations outrancières et de mises en garde dramatisantes. Lors des cantonales du printemps 1949, les gaullistes de Meurthe-et-Moselle dénoncent « les menées des séparatistes préparant la voie de l’annexion et de la servitude soviétique ». En 1951, lors des cantonales à Joeuf, les militants RPF diffusent un tract : « pour ne pas être Moscou-illonné, votez Souchal ». Cette campagne virulente frappe d’autant plus les esprits qu’elle s’appuie sur des moyens importants (10 000 tracts distribués uniquement à Briey en octobre 1947, largage de tracts par avion au-dessus de Nancy lors des mêmes municipales). Pour autant, dans l’Est, cette campagne aboutit rarement à des violences physiques sur les personnes, c’est surtout le matériel qui fait les frais des passions militantes. En témoigne ce qui est appelé localement « la bataille des tracts » et qui oppose lors des législatives de juin 1951 communistes et gaullistes à Homécourt, commune minière près de Metz tenue par le PCF57.

Une géographie de la violence militante marquée par de fortes disparités régionales

31Si la période 1947-1954 est globalement marquée par un niveau élevé de tension militante (avec un relâchement sensible après le printemps 1949), cette violence n’est pas uniforme géographiquement. Sur un double plan quantitatif (nombre et fréquence des agressions) et qualitatif (gravité de celles-ci), certaines régions (Paris et sa banlieue, Provence, Languedoc, Nord, région lyonnaise, Algérie) semblent plus concernées que d’autres par la violence politique. Au rebours, des espaces constituent des îlots de relative modération où les incidents relèvent de simples bousculades, insultes et bris de matériel. Ces disparités spatiales peuvent être interrogées en termes de distribution de la violence militante58. S’agissant du choc gaullistes/ communistes, plusieurs niveaux de violence peuvent être distingués :

• Niveau 1 : simple violence verbale à l’encontre d’un adversaire dénigré dans le cadre d’une propagande virulente.
• Niveau 2 : accrochages physiques (avec intervention possible du SO) et dégradation du matériel, peu de blessés (pas de blessure grave), pas d’utilisation d’armes, pas ou peu d’intervention policière, pas de suite judiciaire, pas de couverture médiatique.
• Niveau 3 : heurts fréquents et sérieux, avec blessés nombreux dont certains graves, utilisation d’armes (mais pas d’armes à feu), intervention du SO, des forces de l’ordre, suites judiciaires, couverture médiatique.
• Niveau 4 : véritable petite bataille rangée ou accident grave isolé mais avec utilisation d’armes de guerre (fusil, mitraillette, grenade), morts, intervention forte de la police, procès, retentissement médiatique important, éventuel écho au Parlement et réaction officielle du parti dont l’image est écornée. Certaines régions atteignent régulièrement le niveau 3 mais seule la

32Provence a été concernée par le niveau 4, directement avec la mort de Vincent Voulant en novembre 1947 et indirectement en septembre 1948 avec celle de Lucien Voitrin. Dans ce dernier cas en effet, c’est bien le SO provençal emmené par « Archiduc » qui est responsable du crime. L’incident illustre la situation originale d’une région plutôt calme en matière d’affrontements politiques (les Alpes) mais touchée par une violence importée. Le tableau d’ensemble distingue donc des zones particulièrement tendues : bloc méridional (Bouches-du-Rhône, Var, Alpes-Maritimes), Nord-Pas-de-Calais, bassin parisien, vallée du Rhône. Dans l’Est, les affrontements communistes visent plus les « jaunes » et les forces de l’ordre que les gaullistes. « Il s’agit de la France des grandes agglomérations et des activités industrielles par opposition aux régions du Centre, du Sud-Ouest et de l’Ouest (avec des cas particuliers comme Lorient ou Brest)59. » Ces particularismes locaux renvoient à des cultures politiques spécifiques et à des contextes politiques et sociaux particuliers rendant nécessaire la prise en compte de ce que Bernard Lachaise appelle « le rapport du gaullisme à l’espace60 ». La focale pourrait être encore affinée tant les situations varient d’un département voisin à l’autre, d’un canton à l’autre, voire d’une commune à l’autre. Par ailleurs certains espaces, traditionnellement calmes, peuvent être le lieu d’une explosion momentanée à l’occasion d’une campagne électorale à enjeu, du déplacement d’une personnalité politique (ce que les politologues appellent des manifestations « dépendantes » car liées à la présence d’une figure importante qui cristallise les passions militantes et favorise la mobilisation61) ou des provocations d’un orateur62. En raison de l’obstruction communiste, des meetings RPF dérapent en 1948 de manière violente dans des régions plutôt apaisées comme la Bretagne (Quimper en février), l’Auvergne (Clermont-Ferrand en mars), le Sud-Ouest (Agen en juillet) et la Lorraine (Longwy en août).

33Ces facteurs conjoncturels sont-ils suffisants à rendre compte de la violence ? Il est difficile de comprendre pourquoi un espace se révèle moins enclin qu’un autre à basculer dans la radicalité militante. Dans le quart Nord-Est, le choc gaullistes/communistes a pris globalement une forme atténuée contrairement à ce qu’avancent certains témoins dans le cadre d’une reconstruction mémorielle63. Des considérations psychologisantes peu scientifiques sur d’éventuelles mentalités régionales ne pouvant être retenues, il faut se tourner vers des facteurs explicatifs socio-culturels et politiques plus pertinents. L’importance du peuplement rural joue un rôle étant entendu que les villes constituent traditionnellement des espaces privilégiés de radicalité politique. Le rôle globalement tempérant d’une Église encore très influente par endroits et qui oriente les voix vers les modérés et les démocrates-chrétiens n’est pas non plus négligeable. Le choix d’un mode de communication moins accidentogène (dominée par des petits meetings dans des villes moyennes) et l’efficacité d’un SO performant (l’Est sera aussi un des bastions du SAC dans les années 1960-1970) doivent être pris en compte64. Tout comme la faiblesse locale de l’adversaire communiste. En Lorraine, en dépit de succès notables lors des premières élections de la Libération, le PCF n’a pas confirmé cette dynamique dans les scrutins suivants et doit attendre les législatives de 1956 puis les municipales de 1959 pour percer véritablement65. Dans cette région encore rurale et paysanne en profondeur, les communistes peinent à s’implanter en dehors de quelques bastions miniers. Certes le Pays Haut est marqué lors des grèves de 1947 et 1948 par des grèves violentes66, mais rien de commun avec ce que connaissent au même moment Marseille, les bassins miniers du Nord et de Saint-Étienne ou la ceinture métallurgique parisienne. Même dans les zones industrielles lorraines, la SFIO domine le PCF en contrôlant le réseau municipal. Trop lié à la CGT qui recrute localement dans la main-d’œuvre immigrée (notamment italienne), le PCF attire peu les ouvriers lorrains de souche (mineurs, métallos et cheminots) qui votent plutôt socialiste tandis que le MRP et le RPF mordent sur l’électorat paysan et les classes moyennes urbaines. Dans une Alsace marquée par les récits des Malgré-nous de retour du camp de Tambov, le PCF reste très faible électoralement tandis que la Champagne rurale se refuse au communisme en dehors de quelques municipalités comme Épernay. Lors d’un meeting dans l’Aube, un orateur national gaulliste habitué des réunions publiques violentes de la banlieue rouge, monte à la tribune avec un revolver sur lui. Sur place, personne ne comprend ce geste inadapté à la culture politique locale67.

34Dans la mesure où les heurts entre gaullistes et communistes en région parisienne ont déjà été évoqués par Nathalie Pistre-Garnier dans sa thèse sur le RPF en Seine-banlieue68, concentrons-nous sur un autre territoire très touché par la violence militante, la Provence, avant d’aborder deux espaces traditionnellement négligés : la Corse et l’Algérie. Des facteurs structurels (une cité portuaire pauvre, façonnée par l’immigration et historiquement marquée par la puissance du crime organisé) et conjoncturels (la guerre froide et les conflits coloniaux) alimentent la violence militante à Marseille, tous partis confondus. Anne-Laure Ollivier a montré que les socialistes locaux avaient entretenu avec la violence politique un rapport ambigu69. Parmi ceux qui entourent Gaston Defferre dans l’après-guerre, beaucoup ont une expérience de la violence, qu’il s’agisse des bagarres de rue contre les « fascistes » dans les années 1930 (au sein du mouvement de jeunesse socialiste les Faucons rouges comme Charles-Émile Loo) ou des affrontements armés contre l’occupant dans le cadre des milices socialistes d’où sont issus beaucoup des gens du SO de la SFIO marseillaise sous la IV^e République (comme Louis Rossi, commandant des milices et garde du corps de Gaston Defferre après-guerre). Les socialistes ne sont pas les derniers à fréquenter la pègre pour y recruter des « agents électoraux ». Ce système typiquement provençal (il existe aussi à Toulon et Nice) a été développé dans les années 1930 par le chef local du PPF, Simon Sabiani et ses hommes de main, les caïds Paul Carbone et François Spirito. L’agent électoral est un malfrat qui assure le service d’ordre d’une manifestation, protège un local, exerce des pressions dans le bureau de vote et contribue au financement de la campagne électorale en échange d’une protection politique70. Dès 1935, le maire socialiste Henri Tasso s’octroie la protection des frères Guerini, Antoine et Barthélemy, qui lui apportent le soutien d’une partie des habitants corses du quartier du Port. Après la guerre, Gaston Defferre améliore ce système de clientélisme entre solidarités insulaires et partisanes, en puisant ses hommes de main dans le « village corse » du Panier (à l’image de Nick Venturi qui s’illustrera dans le trafic de cigarettes). Toutes les conditions sont donc réunies pour que les socialistes marseillais utilisent la violence pour favoriser leur domination politique locale. Face aux communistes qui tiennent le port via la CGT dockers et perturbent tant le départ des troupes pour l’Indochine que l’arrivée des cargos de ravitaillement du plan Marshall, Gaston Defferre crée sa propre officine de recrutement de dockers, la Socoma, qui fait le coup de poing contre l’adversaire et reprend le contrôle des quais, tandis que la corporation des taxis assure de manière musclée le service d’ordre des manifestations socialistes. Deux figures du milieu marseillais, Louis Rossi, qui dirige une des sections locales de la SFIO, et son neveu, Nick Venturi, qui bénéficie d’un emploi fictif au Provençal, organise l’appareil de sécurité du parti socialiste tout en servant (avec l’autre malfrat Antoine Paolini) de garde du corps à Gaston Defferre. Rien d’étonnant dans ces conditions à ce que les dérapages du SO socialiste se multiplient. Des coups de feu sont tirés contre les communistes à l’issue d’un meeting lors des législatives puis des cantonales de 1951.

35Le RPF marseillais et plus précisément son service d’ordre s’insèrent dans ce qui semble constituer une culture politique marseillaise de la violence militante et de la collusion avec le crime organisé. Dans leur enquête d’investigation sur les parrains corses71, les journalistes Jacques Follorou et Vincent Nouzille ont montré la place particulière qu’occupent les malfrats dans l’appareil de sécurité du RPF marseillais à la faveur du contexte de guerre froide qui fait du contrôle du port phocéen un enjeu politique majeur. Certaines figures criminelles locales émergent comme Jo Renucci. Né à Marseille en 1908 mais originaire d’une famille de Corse du sud, ce dernier, s’enrichit dans divers trafics et braquages durant les années 1930 sans jamais se faire arrêter. Après avoir fréquenté le tandem Carbone/ Spirito au PPF puis dans la collaboration, il rejoint la Résistance, rend des services au BCRA, croise l’autre caïd corse Marcel Francisci et participe aux combats de la libération de Marseille dans les rangs FFI. En 1947, il adhère au RPF et se rapproche d’un député gaulliste du Pas-de-Calais, Antoine Chalvet de Récy. Son nom sera cité dans l’affaire du vol des bons du Trésor à Arras en 194972. Toute la famille Renucci semble liée au gaullisme puisque son frère, Dominique, sert de chauffeur à de Gaulle lors de sa tournée en Provence en septembre 1948 et que son autre frère, Noël, est le secrétaire particulier de Gaston Palewski. Dès 1946, Jo Renucci devient le représentant du parrain new-yorkais Lucky Luciano. Le Corso-Marseillais s’entend avec le Sicilo-Américain pour mettre en place (avec l’aide de Dominique Venturi) un trafic de cigarettes américaines entre Tanger et la Provence. D’autres figures du milieu corse marseillais rejoignent Jo Renucci et le SO du parti gaulliste, comme Marcel Francisci, qui évolue dans « l’import-export », et André Guelfi, et qui après avoir fait fortune dans l’Indochine, s’installe dans l’industrie de la pêche près de Tanger73.

36À Marseille, où la liste RPF a remporté de justesse la mairie face aux communistes, le service d’ordre gaulliste est constitué en grande partie de gros bras recrutés sur le port et dans les bars du quartier du Panier tenus par le milieu corse. Pour autant, lorsque le 12 novembre 1947, les malfrats tirent pour repousser les communistes venus attaquer les boîtes et bars de la pègre dans le quartier de l’Opéra, ce ne sont pas les amis du RPF mais plutôt ceux de Gaston Defferre qui semblent impliqués dans le meurtre de l’ouvrier métallurgiste Vincent Voulant. Devant l’établissement Le Colibri, où se sont retranchés les malfrats et d’où partent les coups de feu, les témoins reconnaissent Antoine et Mémé Guérini ainsi qu’un de leurs proches, Antoine Sinibaldi74. Mais pour la presse et les députés communistes qui veulent surtout fragiliser l’avocat Michel Carlini, ce sont bien « les hommes de main du RPF qui attaquent les élus républicains et tirent sur la foule ». François Billoux déclare à la tribune : « le sang a coulé et une fois de plus ce sont les travailleurs qui ont été assassinés par les gangsters soutenus par le RPF », avant d’accuser Henri Bergasse : « Défendre la République, pour vous, cela veut dire que les gangsters du RPF ont le droit de frapper des conseillers municipaux communistes de Marseille75. » Le 18 septembre, l’ancien maire PCF Jean Christofol joue toujours l’amalgame en s’emportant contre les Guérini, « amis intimes de Gaston Defferre et de Carlini ». En réalité, les accusations communistes ne sont pas sans fondements, car face à la grève qui touche bientôt Marseille comme le reste du pays et qui bloque toute activité sur le port, les malfrats phocéens proches de la SFIO comme les Guérini et ceux proches du RPF comme Marcel Francisci, s’unissent. « Les combats sont rudes sur les quais » comme le rappellent Jacques Follorou et Vincent Nouzille. « On se bagarre, la nuit venue, à coup de couteau et de revolver76. » Les malfrats reçoivent aussi l’aide discrète de la CIA qui a besoin de libérer le port de Marseille de l’emprise de la CGT (qui détient le monopole de l’embauche des 12 000 dockers via le bureau central de la main-d’œuvre). Pour permettre l’acheminement dès le printemps 1948 des marchandises du Plan Marshall, les Américains Irving Brown et Jay Lovestone favorisent la création de syndicats indépendants77. Un ancien leader socialiste marseillais d’origine corse, Pierre Ferri-Pisani, lance avec le soutien des services secrets américains des syndicats de marins et dockers FO à Marseille mais aussi dans d’autres ports français (Sète, Bordeaux, Nantes, Rouen et Le Havre). L’opération à laquelle participe aussi Jo Renucci est un succès mais conforte durablement dans l’opinion l’idée d’une collusion entre le milieu corse et le service d’ordre gaulliste de la côte.

37Au-delà des liens entre le SO provençal et le Milieu qui ne jouent qu’aux marges, du poids de la Résistance et de l’implantation communiste qui compte également mais qu’on retrouverait dans d’autres régions, l’explication de la violence militante propre à cet espace méridional tient peut-être plus à des facteurs culturels. Interviennent sans doute ici des codes spécifiquement méditerranéens d’expression de la virilité. L’hypothèse d’une brutalité militante, entendue dans ce monde provençal comme une manifestation peut-être plus forte qu’ailleurs de la masculinité, doit être envisagée. Un passage des mémoires du colonel Rémy semble à cet égard explicite. Juste avant les assises nationales du RPF à Marseille en avril 1948, le chef du service d’ordre gaulliste, d’origine bretonne, se rend à Toulon pour y dédicacer son ouvrage De Gaulle cet inconnu dont les ventes alimentent la trésorerie du Rassemblement. À cette occasion, il rencontre un individu très « couleur local » qui lui demande une signature… au fond de son canotier. La conversation qui s’engage entre le colonel Rémy et cet homme révèle l’importance d’une certaine culture de la violence physique au sein du service d’ordre gaulliste marseillais où l’expression « gros bras » ne semble pas usurpée (on notera la distance ironique de Rémy face à cette tartarinade même s’il peut à l’occasion faire lui aussi le coup de poing contre les communistes).

« Tel que vous me voyez, je suis du service d’ordre Airpeueffe de Toulon et vous me verrez dimanche prochain à Marseille en tenue de combat. — Que voulez-vous dire ? demandai-je un peu inquiet. — D’abord, je garde mon canotier, que j’enfonce jusqu’aux oreilles pour qu’il ne bouge pas. Après, hé bé, c’est comme vous me voyez : tricot de corps, short – il prononçait « chôôrt » – et pieds nus dans mes espadrilles. — Vous n’emportez pas d’armes, j’espère ? — Des armes ? Les voilà mes armes : je me croise les bras en faisant saillir les biceps et j’entre dans la foule en disant : “Circulez ! Circulez !” J’écarte brusquement les bras, et le tranchant de mes deux mains s’en va frapper les gens juste à la base du nez. Alors vous les voyez tomber comme des marionnettes78. »

38Quelques jours plus tard, le colonel Rémy a l’occasion d’éprouver une nouvelle fois l’importance de la violence et de l’image de l’arme dans le système méditerranéen de représentation de la masculinité à l’occasion de la découverte d’un homme assassiné (peut-être un communiste ayant cherché à saboter le matériel RPF) dans le parc Chanot qui sert de base aux gros bras gaullistes lors des assises. La discussion que lui rapporte le responsable de la Sûreté marseillaise entre la police locale et le militant SO trouvé en face du cadavre est éloquente.

« “C’est toi qui a fait ça ? — Moi ? Je suis du Airpeueffe et je garde le matériel. J’ai entendu des coups de feu, je suis arrivé, j’ai vu ce type par terre, c’est tout. — Ce n’est pas toi qui a tiré ? — Puisque je vous dis que ce type-là, il était mort quand je suis arrivé. — D’ailleurs, avec quoi tu aurais tiré puisque tu n’as pas d’armes ? — Pas d’arme moi ?” Là, votre homme s’est fâché. Il a ouvert son blouson et les agents ont vu dessous, accroché à ses bretelles, un revolver gros comme ça. Alors il a fallu l’emmener au commissariat. »

39Même si les spécialistes de la violence politique sur l’île de Beauté inscrivent rarement leur réflexion dans une profondeur historique et se limitent en général à la période d’émergence des tensions nationalistes après les incidents d’Aléria en 197579, la Corse semble marquée précocement par un fort niveau de violence politique. Les règles tacites respectées en la matière sur le continent (pas d’utilisation d’armes à feu dans le cadre militant) semblent ici moins suivies. La venue du Général en Corse en septembre 1948 est l’occasion de diverses agressions commises à coups de revolver. À Ajaccio, dans la nuit du 12 au 13 septembre des éléments gaullistes s’en prennent à des opposants à coup de crosse de revolver, une bagarre s’ensuit au cours de laquelle des coups de feu sont tirés. Peu de temps après, le secrétaire de l’Union locale des syndicats d’Ajaccio, Antoine Carella, essuie deux coups de revolver au moment où il s’apprête à rentrer chez lui. La visite de de Gaulle à Bastia le 14 septembre s’effectue dans une ambiance très tendue au milieu de centaines de gardes et gendarmes. La presse communiste dénonce « les gangsters à la démarche chaloupée venus en nombre du continent et d’Ajaccio » et qui entourent « l’apprenti dictateur80 ». Le SO corse est de fait réputé pour sa dureté et son efficacité. Lors des assises nationales à Marseille en avril 1948, le SO gaulliste compte selon les RG près de 2 000 hommes dont des « éléments choisis » de la région parisienne et « des SO venus spécialement de Corse81 ». En 1952 encore, le SO de la seule Corse du Nord aligne 260 gros bras, ce qui en fait un des bastions du service d’ordre gaulliste. La disproportion entre la taille de ce service d’ordre et l’importance réelle des menaces militantes locales suscite l’interrogation sur les objectifs véritables d’un pareil dispositif.

40Il est possible que le territoire algérien ait atteint le niveau 4 en 1947 et 1948 car certains témoignages suggèrent un climat local extrêmement tendu lors des scrutins82. Mais l’histoire politique de ces trois départements reste lacunaire sur ces points échappant au dossier historiographiquement plus couvert des tensions coloniales et des débuts de la guerre d’indépendance. De manière générale, l’histoire des violences militantes ultramarines sous la IV^e République, violences qui ne se limitent pas aux seules crispations engendrées par le colonialisme, représente un chantier encore largement ouvert83. Le récit que présente René Serre de son séjour à Oran en novembre 1947 à l’occasion de la campagne municipale laisse deviner un monde à part en matière de rapports de force et d’utilisation d’armes à feu dans un cadre militant. À la sortie d’un meeting de Philippe Serre et d’Henri Fouques-Duparc, les militants RPF se retrouvent encerclés par des communistes appartenant à la communauté espagnole locale et armés de mitraillettes, fusils et revolvers. Seule l’intervention de Dominique Ponchardier brandissant son Mauser permet aux gaullistes de se dégager. Même si l’auteur en rajoute dans l’atmosphère « gangster » avec son argot et ses personnages stéréotypés, le passage traduit bien la singularité algérienne en matière de violence militante84. Celle-ci ne trouverait d’équivalent en Métropole que dans la région Toulon/Marseille marquée elle aussi par la collusion malfrats/politiques et la circulation d’armes à feu. Le milieu corse assure du reste la connexion entre ces deux espaces.

Une violence réglée ? Les modalités d’arrangement d’une tension parfois ambiguë

41Si l’impression d’ensemble qui se dégage des archives du service d’ordre, comptes rendus journalistiques et rapports de police, est d’abord celle d’une violence extrême entre gaullistes et communistes, une analyse plus fine de ces mêmes sources révèle des arrangements entre les deux adversaires et la mise au point de procédures officieuses de limitation de la tension. Au demeurant, l’existence de services d’ordre puissants et efficaces de part et d’autre constitue déjà le premier moyen d’encadrer et de limiter la violence militante, même si ces appareils de sécurité participent aussi paradoxalement aux incidents par leurs excès. Cette volonté de contingentement de la violence peut prendre la forme organisée d’un arbitrage officiel supervisé par les autorités publiques et destiné à empêcher le contact entre les deux parties. C’est le cas lors des assises nationales du RPF à Marseille début avril 1948, dans cette ville marquée par un niveau de tension politique élevé depuis l’entre-deux-guerres et la première année de la guerre froide. Le préfet des Bouches-du-Rhône, Jean Baylot, qui commence véritablement là sa carrière préfectorale, intervient pour proposer une concertation entre communistes et gaullistes. Le préfet s’entend d’autant mieux avec le colonel Rémy qu’il a appartenu sous l’Occupation au réseau Résistance PTT étroitement lié à CND85. Pour faciliter le lien entre police et gaullistes, Jean Baylot met à la disposition du colonel Rémy un de ses proches, chef local de la Sûreté, qui assurera durant la durée des assises le contact entre le SO du RPF et la préfecture.

42Après avoir appris que le PCF entendait organiser une contre-manifestation aux « Réformés », à 10 minutes seulement du lieu du meeting gaulliste, il impose aux deux parties la signature d’un « protocole de trêve » très remarqué dans la presse. Au terme d’une discussion ayant duré une journée, les communistes (qui avaient d’abord refusé) et les gaullistes s’engagent « sur l’honneur » à ce que leurs militants ne cherchent pas à rencontrer l’autre. La contre-manifestation communiste est autorisée à condition qu’elle se tienne à une distance d’au moins 1500 mètres du meeting gaulliste et qu’elle ait lieu au même moment. Le PCF et le préfet s’entendent finalement sur la place Bernex devant le palais Longchamp, loin du Vieux Port où le RPF a installé sa tribune. Le colonel Rémy paraphe l’accord au nom du Rassemblement. Pour faire respecter cet accord, Jean Baylot mobilise près de 1 000 CRS avec leurs mousquetons qui s’interposent entre les deux. L’accord est un succès, « la fièvre est retombée » titre Libération. « Seuls les murs font les frais du choc RPF/PCF » renchérit Le Populaire qui souligne le nombre élevé d’affiches lacérées des deux côtés86. Le jour des assises, aucun incident ne survient si ce n’est un bref accrochage à la sortie d’une réunion d’étudiants RPF à la mairie d’Aix-en-Provence entre cadets gaullistes et jeunes communistes. Ce modus vivendi avec les communistes sera présenté ensuite comme un modèle à suivre en cas de contre-manifestation du PCF. Lorsque de Gaulle se déplace à Lille à l’occasion des assises nationales du RPF le 13 février 1949, Claude Guy, inquiet par la contre-manifestation communiste prévue, contacte le professeur Jean Minne pour lui exposer le précédent de Marseille de manière à ce qu’il soit « à même de défendre une position perpétuellement soutenue auprès de Messieurs les Préfets des départements visités par le Général de Gaulle87 ». Évoquant ces arrangements tacites, Danielle Tartakowsky résume la situation : « les contre-manifestations communistes sont conçues pour éviter l’affrontement direct à la faveur d’un partage de l’espace préalablement négocié ».

43Ce « modèle marseillais » d’avril 1948 a peut-être toutefois été entaché par le meurtre d’un contre-manifestant communiste… Dans ses mémoires, le colonel Rémy affirme en effet avoir dû se rendre en urgence à la préfecture le matin des assises pour être informé qu’un homme avait été trouvé tué par balle dans le Parc Chanot où le SO du RPF entreposait et surveillait le matériel du meeting. À en croire les services du préfet Baylot, des communistes auraient tenté de s’y introduire de nuit pour casser et saboter ce matériel, s’attirant la riposte des gaullistes qui avaient tiré des coups de feu. Quand les agents étaient arrivés, ils avaient trouvé un homme du SO fumant une cigarette à côté du communiste mort. Interpellé, l’individu avait nié être à l’origine du crime mais avait été trouvé avec un pistolet sur lui. Comme les gens de la préfecture proposaient au colonel Rémy « d’arranger » l’affaire, le responsable du SO s’était fâché, exigeant au contraire que la police enquête sur cet incident. Ce légalisme avait suscité l’agacement du policier. « Un mort, un mort ! grommela le responsable de la Sûreté marseillaise. Qu’est-ce que vous voulez ? Ici à Marseille, on n’a jamais su exactement le chiffre de la population. Alors un mort ou un vivant de plus ou de moins88… » Si ce drame et sa pittoresque évocation par Rémy sont significatifs de la complicité tacite d’une partie de l’appareil policier avec le service d’ordre gaulliste (au nom d’un anticommunisme commun) comme de l’extrême tension du rapport de force entre RPF-PCF en 1948, les archives militantes et policières comme la presse restent curieusement silencieuses à propos de cet incident. Pourtant les quotidiens communistes auraient assurément mis en avant ce dérapage sanglant du SO gaulliste. L’hypothèse d’une tentative de vol ayant mal tourné et qui a été couverte par la suite par une police locale complaisante doit sans doute être retenue.

44Ces arrangements entre militants des deux bords peuvent prendre un tour plus informel. Christian Fouchet, élu député RPF de la Seine en 1951, évoque dans ses mémoires une paix des braves entre communistes et gaullistes à partir de 1949. « Finalement RPF et PC en vinrent à garder une sorte de trêve. Gardez vos hordes ! Nous garderons les nôtres89. » Pierre Lemarchand, ancien de la 1^re armée, avocat, responsable RPF d’une partie du département de la Seine et organisateur de meetings gaullistes dans la banlieue rouge, rapporte que le ramassage des militants à la sortie des usines Simca de Poissy obéissait à une répartition tacite et relativement pacifique de l’espace : « il y avait d’un côté les camions pour aller dans nos meetings et de l’autre ceux qui embarquaient les communistes chargés d’aller nous chahuter. Et certains jours, l’inverse était vrai aussi90 ». La vente à la criée du Rassemblement, si elle « représentait une autre excursion sur les chasses gardées des camarades marxistes », peut aussi se dérouler sans tension voire favoriser des contacts entre militants des deux bords. Pierre Lemarchand se souvient d’un matin où, vendant son journal dans l’île Saint-Louis, il discuta politique avec le vendeur de L’Humanité, un certain… Yves Montand. Ces arrangements témoignent-ils d’une sorte de complicité tacite et inattendue entre gaullistes et communistes ? Pour Pierre Lemarchand, le rapport commun à la Résistance et une même conception pratique de la politique, entendu comme un engagement total allant potentiellement jusqu’à l’affrontement physique, rapprochaient les militants des deux bords.

« Les communistes ne nous en ont jamais voulu de ces affrontements “virils et corrects” car ils nous rendaient bien les coups et ne s’attendaient pas, de toute façon, à être accueillis avec des fleurs quand ils nous honoraient de leur visite. Mais cette conception un peu musclée du militantisme nous valut d’emblée les cris de vierges effarouchées des radicaux, socialistes et MRP qui étaient bien en peine d’organiser quoi que ce soit à Ivry, Vitry, Montreuil. Les communistes n’arrivaient plus à nous déloger. Mais nos actions communes dans la Résistance autorisaient une certaine estime réciproque. »

45Reconstruction mémorielle a posteriori ? Sans doute en partie, mais ce même rapport viril à la violence politique, assumée et intégrée des deux côtés dans le registre des actions militantes possibles, cette même valorisation du militantisme de terrain rapprochaient gaullistes et communistes en les différenciant des autres partis dont la culture politique rejetait la radicalité et négligeait (chez les Modérés, le MRP et les radicaux surtout) le militant de base. Leur lien ambigu à la violence met donc ces deux partis de masse en décalage par rapport aux autres formations. Pierre Lemarchand s’en fait encore l’écho à propos des incidents entre RPF et PCF : « Cela soulevait l’indignation des bien-pensants. L’éditorialiste du Figaro, Louis Gabriel Robinet, que nous appelions entre nous “Robinet d’eau tiède” ne manquait jamais d’écrire que les bagarres entre communistes et gaullistes apportaient des “ferments de guerre civile”. Ces “belles âmes” nous prenaient pour des brutes. Ils ne comprenaient pas grand-chose aux réalités d’un pays complètement chamboulé par la guerre91. » De fait, des amitiés personnelles héritées de la guerre entre membres du SO gaulliste et anciens résistants communistes peuvent être citées. Roger Barberot évoque le cas de Joël Le Tac, ancien FFL, résistant et déporté, qui de retour du bataillon français de Corée en 1953, fait le coup de poing contre les communistes au sein du service d’ordre gaulliste. Il se réfugie un soir dans sa villa de Bois-le-Roi près de la forêt de Fontainebleau, « le bras cassé, après une bagarre violente avec les communistes, en compagnie d’un de ses copains d’alors, Sylvio Gaillardi, qui lui, a perdu un sourcil dans la bagarre. C’est le docteur du village, réveillé à deux heures du matin pour un prétendu accident d’auto qui les répare. Et c’est Marcel Fouché (Degliame), ancien chef communiste, Compagnon de la Libération, qui l’aide en regrettant que Joël Le Tac et ses amis s’étiquettent à droite alors qu’ils sont de si bons copains92 ». Le même Degliame est proche de Pierre de Bénouville qu’il vient prévenir à son domicile de la rue du Ranelagh un jour de 1947 de l’imminence d’un coup de force communiste : « Il m’a dit : “Tu sais, ça va chauffer incessamment ! Est-ce que tu as chez toi des instruments ?” Il voulait dire : “Qu’as-tu comme armes ?” »

46Des témoignages invitent à prendre la direction d’une violence ritualisée tournant parfois au combat de coq. Mentionnant les batailles entre vendeurs à la criée communistes et gaullistes auxquelles il participait, le futur « gorille » Raymond Sasia les minimise rétrospectivement : « ce combat contre le communisme pouvait revêtir parfois les aspects cocasses de la guerre des boutons urbaine93 ». Tout ceci incite à reconsidérer en partie ces violences militantes pour en interroger la nature exacte. N’y aurait-il pas dans ces tensions une certaine dimension presque ludique, sportive, virile, qui ferait de ces accrochages une « affaire d’hommes » cherchant à éprouver leur masculinité dans des échanges de coups codifiés où la brutalité n’empêche pas parfois l’estime réciproque (celle-ci ne s’exprimant qu’implicitement et presque inconsciemment) ? De nombreux textes d’époque décrivant les accrochages entre SO gaullistes et groupes de choc du PCF frappent par leurs métaphores sportives et ludiques qui invitent à relativiser la portée de ces heurts. Prenons le compte rendu par René Serre d’un meeting de Gaston Palewski à Perpignan au printemps 1948 (une des rares défaites de l’équipe volante parisienne venue en soutien). L’orateur gaulliste vient de prendre la parole : « Un solide coup de pied ennemi le retourna à notre groupe comme un ballon de football. En un instant, nous fûmes encerclés par une centaine de communistes. Les coups pleuvaient. Gaston protégeait ses arrières en criant : “Tilt” à chaque coup au but. Il se battait avec la fougue d’un “Gant d’or”. Il refusait de capituler. Son exemple décuplait nos forces. Tous les coups étaient bons, manchettes, étranglements et coups de pied. Heureusement que nous avions nos coquilles de boxeurs. Nous encaissâmes ainsi avec le sourire des centaines de coups vicieux à la stupéfaction de nos adversaires94. » Pour le gros bras (ses mémoires paraissent six ans après les faits rapportés), l’affrontement militant devient une compétition sportive (football, boxe, catch, lutte, karaté) et même… une partie de flipper95. Sous sa plume, le meeting de Juvisy est « un ring », la réunion de Japy II est annoncée d’un amusant : « va y avoir du sport ! », le retour des gros bras après leur séjour à risque en Algérie juste avant les municipale de 1947 les voit « groggy ». Commentant l’intervention de la brigade volante lors du meeting mouvementé de Fribourg à Quimper au printemps 1948, le même René Serre note : « Tout volait en l’air ; tibias, clavicules, péronés, les os prenaient de l’exercice. On prenait des coups, on en donnait, c’était la noble incertitude du sport. »

47Ces références obsédantes aux sports de combat et à leur scénarisation codifiée de la violence, s’inscrivent dans le succès populaire considérable que rencontrent au sortir de la guerre la boxe et le catch. Plusieurs gros bras du RPF (et notamment ceux de l’équipe volante) les pratiquent à un haut niveau et sont marqués par cet univers. La boxe fait partie durant la période 1940-1960 des sports les plus appréciés du grand public, notamment dans les catégories populaires. Les combats font salle comble et les champions sont idolâtrés. Des figures exceptionnelles comme Marcel Cerdan, champion du monde des poids moyens à New York le 21 septembre 1947 et compagnon d’Édith Piaf, contribuent à cet engouement. La mort tragique du « bombardier marocain » le 29 octobre 1949 la veille de sa revanche contre l’Américain Jake Lamotta le hisse au rang de martyr national. L’historien André Rauch, spécialiste du genre, a montré comment ce sport de combat, « l’haleine des faubourgs », qui valorise « l’homme dur au mal », avait contribué à forger au sortir de la guerre une identité masculine structurée autour des valeurs de brutalité et d’endurance96. Le succès du catch s’insère dans la même configuration socio-culturelle. Dans son Histoire de la lutte et du catch en France, Frédéric Loyer souligne la relance du « catch as catch can » après la Seconde Guerre mondiale alors que la lutte professionnelle avait beaucoup décliné dans l’entre-deux-guerres97. Des spectacles au Cirque d’hiver, des foires et des galas permettent à des publics populaires d’apprécier ces personnages hauts en couleurs (L’Ange blanc, le Bourreau de Béthune, Chéri-Bibi, le Dragon de Bagnolet) dans des combats scénarisés dont le storytelling exalte de manière manichéenne une virilité primaire. Les affrontements entre gaullistes et communistes entre 1947 et 1954, avec leurs crochets du droit et leurs étranglements, mais aussi leurs personnages mythiques (Ponchardier, Serre), leurs instants tragiques (Japy, Grenoble, Marseille) et leurs règles non écrites, font à l’évidence écho à ces sports d’hommes du peuple endurcis par une guerre encore proche. Ils représentent l’arène du politique où le duel contradictoire entre les deux orateurs se prolonge par les coups de poing dans l’arrière-salle, par une bagarre qui permet à ceux qui n’intellectualisent pas le débat de vivre activement l’affrontement politique.

48L’opposition communistes/gaullistes peut parfois, notamment dans les régions à faible niveau de conflictualité, prendre l’aspect d’un blocage « bon enfant » assez codifié. Cette situation accrédite alors l’impression d’un jeu entre adversaires respectant des limites tacitement convenues. Lors du meeting de Gaston Palewski à Nancy le 10 août 1947, les communistes sabotent l’installation électrique de la salle, obligeant le RPF à s’éclairer à la bougie. Un an plus tard, les gaullistes de l’AOP de Meurthe-et-Moselle prennent leur revanche en faisant sonner les cloches de l’Église pendant la réunion communiste de Villerupt le 27 août 194898. Les gens du PCF avaient eu recours au même stratagème pour perturber le voyage et parasiter le discours de de Gaulle à Verdun le 20 juin. L’obstruction prend parfois des aspects cocasses. Grâce à des complicités parmi le personnel communal préposé à l’affichage électoral, les gaullistes meusiens parviennent à « kidnapper » (selon leur formule) lors des cantonales de 1949 le matériel de propagande communiste dès son arrivée en mairie.

La violence militante du RPF : violence de genre ? Violence de génération ? Violence de classe ?

49Au risque d’énoncer une banalité, rappelons que le SO gaulliste, comme tous les appareils de sécurité de partis de l’époque, ne recrute que des hommes. Dans la mesure où le Rassemblement ne possède pas d’organisations féminines satellites (à la différence du Parti communiste de l’époque ou plus tard de l’UNR puis de l’UDR avec le Centre féminin d’étude et d’information), le service d’ordre constitue donc une singularité militante sexuée. Les seules femmes travaillant pour le SO sont, fin 1948, les deux secrétaires détachées au service du colonel Carré rue de Solférino : M^lles Le Bozec et Renault. La violence potentielle des actions dans lesquelles le SO peut être engagé disqualifie d’emblée tout recrutement féminin, surtout dans le système de valeurs et de représentation des sexes qui est celui de la France de l’après-guerre. Même si des femmes ont appartenu aux réseaux de la Résistance et même si certaines ont pris, armes à la main, une part active aux combats des maquis à la Libération, cette parenthèse s’est vite refermée. Les communistes, qui avaient ouvert les rangs des FTP aux femmes et comptaient des fusillées parmi leurs martyrs, sont revenus dans l’après-guerre à leur ligne de virilité prolétarienne. La société française a reconfiné les femmes dans les valeurs de la maternité et du foyer conjugal99. Dans ce pays qui s’engage alors dans le défi du baby-boom, associer féminité et violence paraît incongru100. Le Rassemblement, qui compte une part non négligeable de femmes parmi ses adhérents (le contraste n’en étant que plus fort avec le SO), ne transgresse pas ces normes symboliques. Rue de Solférino, où aucune femme ne figure dans l’organigramme de direction (si ce n’est comme secrétaire, rédactrice, archiviste et standardiste), il est impensable d’embaucher des femmes dans l’appareil de sécurité même à des postes subalternes non exposés. L’évolution repérée par la sociologue Isabelle Sommier (à l’occasion de son étude du SO de la CGT des années 1960 aux années 1980101), celle d’un « service d’ordre » devenant un « service d’accueil » et où les femmes ont désormais leur place, n’est pas encore intervenue. Seule la modernisation socio-culturelle des années 1960-1970 rendra possible ces changements. À l’époque considérée, l’état général des mentalités limite donc le service d’ordre à une structure de combat réservée aux hommes.

50Cette masculinité exclusive et les représentations spécifiques qui l’accompagnent à cette époque, autorisent une analyse en genre. Depuis plusieurs années, sous l’influence de l’école anglo-saxonne pionnière en la matière102, des historiens français (Anne-Marie Sohn, Luc Capdevila, Fabrice Virgili, André Rauch103) ont réfléchi sur un temps long (xix^e-xx^e siècle) à la construction socio-culturelle de la masculinité en France. Penser cette dernière comme un acte institutionnel suppose de repérer les mécanismes de son inculcation. Des études ont souligné combien cette affirmation d’une identité masculine a évolué dans ses supports, codes, repères, intensité et réception. Jusqu’aux années 1950, la société a attendu des hommes qu’ils se conforment à un idéal masculin encore autoritaire s’exprimant autour des notions de force et de brutalité. Maîtriser l’habitus masculin, c’était souvent et surtout faire preuve d’agressivité. L’homme se confondait avec l’homme fort qui s’imposait en dominant son adversaire jusqu’à l’humilier, révélant chez l’autre une faiblesse jugée féminine par essence. Les hommes étaient supposés s’aguerrir à l’occasion de rites initiatiques (service militaire, bizutage d’internat, bals de village) et de codes comportementaux (grossièreté de langage, pratiques à risque, défis à l’institution) prouvant leur endurance, ardeur et aptitude au commandement. Puis, cette masculinité fondée sur le défi, la provocation et une vitalité exacerbée, s’est recomposée autour de valeurs plus apaisées propres à une société en voie de pacification. La parole remplace le geste, l’aptitude intellectuelle prend le pas sur la domination primaire, la médiation l’emporte sur l’affrontement. Échos et conséquences des progrès de l’instruction, du niveau de vie et de la démocratie qui maîtrise les pulsions et valorise l’autodiscipline selon le modèle éliassien.

51Si les historiens du social et du culturel ont pris l’habitude de réfléchir aux identités sexuelles et aux enjeux de leur construction, cette grille d’analyse est moins usitée en histoire politique. Parce qu’il est composé exclusivement d’hommes par ailleurs confrontés à la violence dans leur mission même, un service d’ordre constitue pourtant un observatoire privilégié des transformations évoquées plus haut. D’autant que le SO abrite prioritairement des individus jeunes. À l’aube de leur affirmation d’homme, ceux-ci forgent donc leur identité masculine dans un rapport à la violence. Dans le cas du SO gaulliste, les archives du RPF offrent de nombreuses lettres et rapports d’activité valorisant de manière appuyée une virilité s’exprimant dans la force pure et l’ardeur au combat. Début avril 1951, le responsable SO de l’Aude indique au général Billotte pouvoir compter sur 80 hommes composés ainsi : « Un groupe de 40 hommes de choc, anciens parachutistes, catcheurs, boxeurs, mineurs, ne dépassant pas la trentaine, exerçant pour la plupart des métiers manuels les conservant en bonne forme physique prêts pour les coups durs. Un groupe de 40 hommes environ physiquement moins aptes à faire un coup de main mais gonflés, et qui ont montré que l’on peut malgré tout compter sur eux104. » Cette masculinité de choc s’alimente ici à plusieurs sources : la guerre (les parachutistes), les sports de combat (catch, boxe), les métiers de force (mineurs), la jeunesse (moins de 30 ans), le caractère (courage et audace). En février 1951, le responsable SO de la Drôme, André Plumel confie au même général Billotte que si ses effectifs ne sont pas très nombreux, ils sont de « tous de la première heure, bien décidés à ne pas s’en laisser compter ». En février 1949, le responsable pour la région Normandie/Bretagne indique à ses supérieurs que son SO peut fournir près de 400 « hommes solides », mettant en avant les « tueurs de bœufs en particulier »… Le profil de l’adhérent idéal du SO, tel qu’il se détache de ces rapports, est donc celui d’un homme solide, dur au mal et bagarreur. Sa masculinité (qui s’apparente ici à une sur-masculinité), déjà éprouvée à la guerre, peut s’exprimer et s’épanouir dans l’affrontement militant. Virilité et violence semblent encore inséparables. Le dernier conflit mondial, prolongé par la guerre froide, a renforcé ce couple.

52Cette masculinité est en perpétuelle recomposition puisqu’elle dépend en partie de la société qui la produit et des mutations de cette dernière. La Seconde Guerre mondiale et la « brutalisation des sociétés » qui en découle favorisent la réaffirmation d’une masculinité agressive. Cette « crispation virile » selon la formule d’Anne-Marie Sohn, dont Fabrice Virgili a étudié les premières et terribles manifestations en s’intéressant au « carnaval moche » des femmes tondues de la Libération105, voit beaucoup de Français, hantés par les pratiques de violence liées à la guerre et peinant à sortir de ce cadre mental, forger de nouveau leur identité dans des conduites de confrontation « entre hommes » et des rapports de domination. Les combats de libération et leur valorisation dans la propagande gaulliste et communiste, ont pour un temps délégitimé les procédures pacificatrices chères à Norbert Elias. Dans les années qui suivent la Libération, les films de guerre (« La bataille du ciel » et « Pour qui sonne le glas » en 1947, « La bataille de l’eau lourde » en 1948) sont au premier rang du box-office du cinéma français. Ce machisme ambiant qui pose le soldat en modèle de masculinité et définit la brutalité comme code privilégié de virilité s’observe dans les archives du SO gaulliste. La complaisance avec laquelle les récits d’accrochages avec les communistes insistent sur les coups portés, les blessures infligées et les humiliations imposées à l’adversaire, est significative d’un certain état d’esprit.

53Les mémoires de René Serre sont à cet égard presque caricaturales. Lors du deuxième meeting de Japy au printemps 1948, la confrontation entre les deux SO se clôt de manière homérique par un duel « entre hommes » opposant les deux chefs des équipes de sécurité. « J’empoignai le chef du SO communiste et je terminai rapidement ce duel d’homme à homme, de bagarreur de profession, d’une solide droite qui le renvoya à son point de départ106. » Tout chez les gros bras, et surtout ceux de l’équipe volante qui constitue un bastion de sur-masculinité au sein d’un SO déjà très machiste, renvoie à une virilité exacerbée. L’apparence (« nez désossés, oreilles en choux-fleurs et épaules d’une largeur qui ne devait rien à nos tailleurs »), l’appétit (« chacun de nous ne pouvait vivre sans manger environ un kilo de viande et un kilo de pain à chaque repas, cela soulevait l’inquiétude des délégués départementaux car ils réglaient nos notes de restaurant et en nous examinant un peu, ils se rendaient compte que le genre de portions à nous satisfaire n’était pas du genre starlette ayant peur de grossir »), l’habillement et l’allure (René Serre est célèbre pour ses costumes de cow-boy, ses amis parcourent les villes où se tiennent les meetings en faisant claquer par terre leur chaussure de sécurité à bout métallique selon une dégaine propre aux mauvais garçons des films de gangsters). Relatant un meeting de Fribourg tenu à Concarneau au printemps 1948, René Serre offre un condensé de cette masculinité militante s’exprimant dans la violence directe (les coups) ou indirecte (intimidation, postures, paroles)107. Dans son témoignage, le chef de la brigade volante discrédite les communistes en laissant entendre qu’ils ne respectent pas les codes de virilité agressive.

54L’affrontement PCF-RPF prend d’emblée la forme d’une violence genrée. Tout commence par une intimidation verbale de chaque côté passant par des sous-entendus sexuels assez explicites (« la population nous regardait avec la compassion que l’on a pour une cheftaine scoute à lunette qui décide d’épouser un de ses petits louveteaux la veille de ses cinquante ans »). Les métaphores militaires arrivent vite : « la guerre était déclarée, une fois de plus, entre les communistes et nous. Nous devions, pour faire honneur à notre pavillon, nous préparer à mettre, comme on dit, le paquet. Nous décidâmes de procéder au recrutement de forces auxiliaires ». Pour dissuader les communistes, les gros bras gaullistes parcourent Concarneau en multipliant les démonstrations de virilité (« en marchant sur un rang, et en faisant saillir le maximum de muscles, nous ratissâmes Concarneau, tout en glapissant, avec des voix de fausset, quelques insultes aussi grasses que percutantes ») et de force physique (« nous repérâmes quelques boules en métal pesant bien trente kilos chacune et nous les lançâmes pour nous mettre en main. Ce numéro de main à main fit forte impression sur le public. Puis nous fîmes entre nous cinq quelques prises classiques de lutte greco-romaine, de catch et de judo »). Les auxiliaires recrutés sur place pour renforcer l’équipe volante sont des Bretons qui ne se sont « pas dégonflés », ils confirment par là même les qualités supposées masculines par excellence de courage, de rusticité et de fidélité que la tradition attribue aux hommes de cette région. À l’inverse le maire communiste de Concarneau est disqualifié par ses pratiques indignes du code de virilité : il refuse personnellement le combat en s’abritant derrière des cageots de légumes et protège ses hommes de main en intercalant entre eux et les gaullistes des femmes et des enfants. Cette inversion des rôles sexués le discrédite comme leader, d’autant qu’il aggrave son cas en faisant monter à l’assaut des gros bras du RPF des invalides de 1914-1918 (aveugles et mutilés). René Serre continue de recourir au registre militaire pour décrire l’affrontement (« mouvement tournant », « rideau défensif », « vague d’assaut ») tout en multipliant les allusions sportives (« je faisais des poids et haltères avec le SO adverse », « je l’envoyais d’une bonne poussée dans un groupe de ses camarades qu’il abattit comme des quilles », « les derniers soubresauts de cette gigantesque partie de catch as catch can »). Cette combinaison contradictoire montre le statut ambigu de la violence militante à cette époque, entre références guerrières et dimension ludique. Les gens du SO gaullistes prouvent leur respect des codes virils en refusant l’intervention de la police et en proposant de continuer le combat contre les communistes en dépit « de bosses et de plaies bien gagnées ». Leur victoire est autant morale que politique et c’est bien sur le plan de l’honneur que l’orateur se place pour saluer la défaite des communistes : « Regardez les lâches qui s’en vont… Ils ont pris une bonne leçon, ils ne sont pas fiers. » René Serre le comprend intuitivement qui présente son défilé dans Concarneau comme « le tour d’honneur du vainqueur ».

55D’autres témoignages publiés et certaines pratiques militantes révélées par les archives du RPF témoignent de cette même valorisation virile du choc. Évoquant le meeting de Longwy à l’été 1948 où Gaston Palewski avait subi une obstruction très rude de la part des communistes lorrains, Roger Tessier, présent ce soir-là dans la brigade volante dépêchée de Paris, insiste dans ses mémoires sur l’agressivité des militantes communistes. Manière de déviriliser l’adversaire puisque celui-ci est représenté par des femmes disqualifiées par nature pour les épreuves physiques. L’inversion sexuée est d’autant plus marquée qu’en face les attributs masculins sont bien mis en évidence…

« La scène ne manquait pas d’insolite. On remarquait au sein des contestataires un certain nombre de militantes communistes. La tactique des adversaires consistait à placer des femmes en première ligne. Elles se montraient plus enragées que les hommes. Et il me fut permis d’assister à un spectacle que je ne suis pas près d’oublier. L’une des militantes communistes, dans un accès d’enthousiasme pour son parti, se précipita sur notre ami Sénéchal, le saisissant par la partie de son anatomie où l’homme est le plus vulnérable, et elle se mit à exercer des mouvements latéraux, verticaux, horizontaux… à un rythme tel que les cris de douleur du pauvre militant RPF couvraient les vociférations des communistes encourageant leur compagne. Nous eûmes toutes les peines du monde à lui faire lâcher prise108. »

56Le SO gaulliste est du reste tellement sûr de la virilité agressive de ses militants, qu’il peut se permettre une ironique inversion des codes sexués en qualifiant ses gros bras « d’ouvreuses » de meeting…

57Une pratique militante renvoie aux mêmes codes sexués du militantisme de choc : celle du « tableau d’honneur du SO » consistant pour le RPF à récompenser par une distinction symbolique au niveau national les militants blessés par l’adversaire dans le cadre d’activités de propagande. L’inscription est proposée par les chargés de mission régionaux puis validée par le siège après examen du dossier. La pratique débute en février 1949 lorsque le siège demande aux chargés de mission régionaux de lui signaler les militants du SO blessés et méritants. Les propositions affluent aussitôt. Roger Altwegg suggère la candidature au tableau d’honneur de Jean Prouvier, né le 28 février 1924, artisan décolleteur domicilié à Villeurbanne et gravement blessé lors des incidents du 18 septembre 1948 à Grenoble. Atteint par un pavé à la nuque, l’intéressé, chef de groupe SO, a été opéré et a réglé personnellement les frais médicaux (7 000 F). Dans la région Bourgogne/Franche-Comté, André Lehmann propose les noms de trois militants blessés lors des réunions de Jean Hamel dans l’Yonne durant l’été 1948. Dans un souci explicite de s’inspirer du modèle militaire, une inscription au tableau d’honneur RPF s’accompagne toujours d’une citation reprenant étroitement le style des textes brefs accompagnant les décorations militaires et par lesquels tel soldat ou tel officier est « cité à l’ordre du régiment » ou « de l’armée » pour ses actes de bravoure au feu. Dans le cas de Jean Prouvier, Roger Altwegg écrit : « Excellent élément du service d’ordre du Rhône qui s’est toujours parfaitement comporté dans son rôle de chef de groupe, a été blessé à Grenoble le 18 septembre 1948, sans aucune provocation de sa part. Malgré sa blessure, longue à guérir, a été présent par la suite, à toutes les réunions du Rassemblement. Mérite d’avoir son nom inscrit au Tableau d’honneur109. » D’autres pratiques militantes renvoient à ce même univers de virilité combattive comme la pratique consistant à ramener des trophées « pris à l’ennemi » lors de raids contre des locaux adverses ou lors de bagarres à l’occasion de meetings contradictoires ou de campagnes d’affichages. Ces objets, souvent dérisoires (fanions, sifflets, affiches, clairons), sont exposés dans la permanence pour attester du courage physique des militants. Des tracts sont parfois réalisés à l’issue d’un accrochage victorieux pour interpeller l’adversaire et célébrer le triomphe. Le SO girondin, après avoir déplacé en mai 1952 cent hommes à Marmande et tenu bon face aux communistes, diffuse ainsi un tract pour immortaliser l’événement et mettre en garde le PCF : « Communistes, nous ne troublons pas vos réunions car nous respectons la liberté de parole. S’il vous prend envie de troubler les nôtres, souvenez-vous de Marmande110. »

58Certains gros bras s’affublent enfin de surnoms faisant écho parfois à des pseudos de la Résistance mais plus souvent à des personnages tirés des héros de catch ou de films de western ou de gangsters. En 1951, le responsable du SO des vieux quartiers de Nice, le lieutenant Pierre Berri, est ainsi surnommé « l’enfant de chœur » dans une évidente antithèse. Lorsqu’en 1954 Dominique Ponchardier écrit sous le pseudonyme Antoine-Louis Dominique et dans la Série noire chez Gallimard son premier roman sur le Gorille (Le Gorille vous salue bien) qui connaîtra un gros succès populaire, il met en scène un agent secret, Géo Paquet, dont le physique imposant, le caractère ombrageux, le goût pour la bagarre mais aussi le patriotisme sans faille et l’esprit de sacrifice, s’inspirent des gros bras du RPF, à commencer par ceux de la brigade volante. Les connaisseurs s’amuseront d’ailleurs à repérer derrière des pseudos souvent transparents les noms des personnes ayant inspiré ces personnages et transposeront dans l’histoire réelle certaines scènes et lieux supposés imaginaires (Gorille sur champ d’Azur évoque ainsi entre les lignes le personnage de Camille Rayon). À la faveur de sorties éditoriales à un rythme soutenu (pas moins de huit titres du Gorille pour la seule année 1955), il fixe dans l’imaginaire collectif un type sur-masculin, le « gorille », dont la virilité s’éprouve dans la violence. Cette figure, caricaturalement genrée, deviendra encore plus populaire avec l’adaptation cinématographique des romans de Dominique Ponchardier à partir de 1958. Le 3 septembre 1958 (veille de la présentation de la Constitution par de Gaulle place de la République, événement auquel assiste le père du Gorille), sort sur les écrans Le Gorille vous salue bien, film réalisé l’année précédente par Bernard Borderie avec Lino Ventura dans le rôle principal111. L’ancien champion d’Europe poids moyen de lutte gréco-romaine en 1950 et spécialiste des rôles noirs depuis Touchez pas au grisbi de Jacques Becker en 1954, incarne parfaitement ce personnage bourru et costaud, apprécié des dames mais préférant l’amitié virile entre revolvers, alcools, cigares et bagarres. À la faveur de la lutte contre l’OAS, le « gorille » deviendra bientôt le « barbouze » et ce second type d’hypermasculinité partageant les mêmes attributs genrés que son prédécesseur, sera consacré par un autre film, Les Barbouzes de Georges Lautner en 1964 avec le même Lino Ventura. Au sein du SO gaulliste, la violence n’est donc pas forcément perçue comme un dérapage accidentel ou un échec. Dans cet univers viril marqué par le souvenir de la guerre, la pratique des sports de combat et les références aux films noirs, la masculinité suppose l’usage de la force.

59Après la violence de genre, la violence d’âge et de génération. Participer à un service d’ordre, surtout à cette époque marquée par la tension, exige d’être à la fois disponible, motivé et physiquement capable de se battre avec efficacité. La jeunesse offre a priori ce triple avantage. Le cadet est souvent moins engagé que l’adulte dans la vie professionnelle et familiale (même si l’entrée dans la vie active et le mariage est alors beaucoup plus précoce, notamment dans les milieux populaires). Il est encore en pleine possession de ses moyens physiques, entretenus à l’occasion par une pratique sportive régulière et l’entraînement reçu au service militaire. Il est enfin sous le coup de l’enthousiasme propre à la jeunesse qui le rend peut-être inconscient des risques encourus. Le jeune constitue donc une recrue de choix pour tout appareil de sécurité. Le responsable du SO de Haute-Garonne, André Razel, en a conscience qui dans une circulaire de 1949 invite ses délégués cantonaux « à faire le plus de propagande possible parmi les jeunes du RPF pour donner le maximum d’efficacité au SO ». Les communistes ne s’y sont pas trompés non plus, qui dans les années d’après-guerre ont « durci » leur organisation de jeunesse en utilisant les JC comme supplétifs du service d’ordre112.

60Chez les gaullistes, la tentation de recourir aux cadets du RJF (Rassemblement de la jeunesse française, l’organisation de jeunesse du RPF à distinguer de la branche étudiante113) pour renforcer le SO existe également. Une circulaire de janvier 1948 consacrée à l’organisation du RJF spécifie que dans chaque département le RJF local doit constituer « un service action » chargé d’organiser des « équipes volantes ». Si ces dernières participent à la logistique de la propagande (affiches, tracts, vente du journal), elles forment aussi des « groupes action » engagés dans « la protection des réunions et des services » du parti. Les cadets du Rassemblement se voient donc officiellement et explicitement rattachés au service d’ordre aîné. Pour améliorer leur potentiel physique, ces jeunes comptent sur une structure sportive lancée à l’automne 1947 par le RPF : le groupement national sport qui se développe à partir de janvier 1948 sous la conduite de… Robert Maloubier, international d’athlétisme, ancien membre du collège de Joinville et surtout ancien du SOE britannique durant la guerre et membre du service Action du SDECE114.

61Le fait que le colonel Rémy ait supervisé durant la même année 1948 à la fois le RJF et le SO, favorise le rapprochement entre les deux structures. Chef du service d’ordre gaulliste, il entend diffuser au sein de l’organisation de jeunesse (dont il prend officiellement la direction au début de l’été 1948), des valeurs (autorité, discipline) et des pratiques (exercice physique, port de l’uniforme) propres à l’appareil de sécurité. Formé avant-guerre à l’Action française où il a observé le rôle central joué par les Camelots du roi dans le SO de la ligue, le traditionnaliste qu’est Gilbert Renault est resté marqué par ce modèle ligueur français (et non celui étranger des organisations de jeunesse fascistes italiennes et allemandes comme l’affirment ses détracteurs). Toutefois, au sortir de la guerre, cette formule où des cadets en uniforme se consacrent à des activités sportives en plein air rappelle trop les jeunesses maréchalistes et une partie du RJF emmenée par le docteur Paul Milliez refuse ces nouveaux chantiers de jeunesse au profit d’une formation plus politique et civique115. Dans un entretien réalisé le 6 juillet 1995 par la Fondation Charles-de-Gaulle, Lucien Neuwirth témoigne de son rejet de ce modèle autoritaire. « J’ai été aux assises de Lille, où il y avait Rémy qui voulait former des jeunes un peu tendance militarisée et ça n’a pas plu du tout au Général, à nous non plus. On était plusieurs à dire : “qu’est-ce que c’est que ça, on ne va pas faire la Hitlerjugend !”, cela n’a donc pas marché. » En réalité, de Gaulle, bien que sceptique sur l’opportunité de cette formule trop militarisée de la jeunesse gaulliste, temporise surtout jusqu’au départ de Rémy du Rassemblement au printemps 1950 après la controverse sur Pétain. Au demeurant, tous les cadets gaullistes ne semblent pas réticents à défiler ou faire le coup de poing contre les communistes, comme en témoigne leur « hymne de combat » rédigé par Manuel Bridier sur l’air du chant des Spartakistes116…

Debout, enfant de la France
Il faut sauver ton pays, ton pays
De la peur et de l’impuissance
Où l’ont jeté les partis
Le sang glorieux de nos frères
N’a pas coulé pour cela, pour cela
Une France est à refaire
Dont ont rêvé nos soldats
De Gaulle, aux jours de souffrance
Nous a menés à la gloire, à la gloire
C’est grâce à lui que notre France
Retrouvera sa victoire117

62Les cadets du RPF, sous la forme organisée du RJF ou sous la forme plus informelle d’un engagement individuel, continuent donc d’offrir leur concours au SO gaulliste au moins jusqu’en 1949, année marquée par la décrue de la tension avec les communistes. Les archives en apportent la trace, comme à Montpellier ou dans la Loire-Inférieure. En Gironde, comme le souligne Bernard Lachaise, « la jeunesse semble la première caractéristique des membres du SO118 », à l’image du délégué départemental du service d’ordre, Paul Belin, qui n’a que 20 ans. Les 150 à 200 hommes qu’il réunit à Bordeaux en 1947-1948 sont âgés de 20 à 40 ans. La présence de nombreux jeunes dans le SO gaulliste explique aussi peut-être en partie certains dérapages. Moins expérimentés, moins disciplinés, plus fougueux, ils basculent plus vite que leurs aînés dans la violence. Au demeurant, plusieurs responsables du service d’ordre considèrent les éléments trop jeunes avec une certaine réserve. Le SO lyonnais décide fin 1948 de n’accepter dans ses rangs que des compagnons âgés de plus de 21 ans pour éviter tout ennui juridique en cas de violences impliquant des mineurs. Chargé de mission SO pour la Bretagne/Normandie, Jacques Bruneau évoque dans son rapport de février 1949 l’existence en Loire-Inférieure d’un « SO minable à base de RJF »… Le militant idéal reste pour beaucoup un adulte d’environ 25-40 ans dont le courage, la solidité et le sens de la discipline ont déjà été validés dans les combats de la Résistance ou de la France libre. Au Rassemblement où l’expérience de la guerre vaut comme brevet de gaullisme, les cadets souffrent d’un déficit de légitimité119.

63Mais plus encore que l’âge, c’est le phénomène de génération, distinct du précédent, qui importe ici. Non seulement beaucoup de membres du SO sont jeunes (« la plupart des membres du SO sont âgés de 18 à 30 ans et rares sont ceux dont l’âge dépasse 40 ans » selon un rapport de la Sûreté du 18 février 1948), mais ils relèvent en plus pour la plupart (ceux nés à la fin des années 1920) d’une génération qui s’est formée intellectuellement, psychologiquement et moralement dans le contexte de la guerre. Imprégnés en profondeur de cette culture de guerre, ils ont tendance à en reproduire plus que d’autres les schémas mentaux et les attitudes physiques dans le cadre militant du service d’ordre. Cette lecture générationnelle du SO permet de nuancer en partie l’influence du modèle « ligueur » et de la culture guerrière sur les gros bras. Un cadet de 18 ans en 1948 (et a fortiori en 1951) est trop jeune pour avoir participé activement aux combats de la Résistance et de la Libération (le souvenir de cette époque où il était encore adolescent a pu en revanche fortement le marquer), ou pour avoir connu l’époque des Croix-de-Feu et Jeunesses patriotes avant-guerre. Si les cadres de l’appareil de sécurité gaullistes, nécessairement plus âgés, ont pu être déterminés par ces références historiques (Jacques Le Meignen qui s’occupe du SO en Haute-Savoie est ainsi passé par les JP dans les années 1930120), il n’en est pas de même pour les 17-20 ans de 1948-1949. Dans son témoignage, Paul Sentenac, responsable du SO gaulliste successivement pour l’Ariège, l’Hérault et la Haute-Garonne, insiste sur cet effet de génération. « Il y eut évidemment plus d’anciens combattants de la France libre et de la Résistance dans le RPF que dans les autres formations politiques. Dans le SO, ce fut pareil mais il y eut surtout, mis à part les cadres, des jeunes souvent trop jeunes pour avoir participé à l’épopée contre le nazisme et à la libération du pays121. »

64La violence du SO ne serait-elle pas enfin une violence de « classe » ? Les informations sur la composition sociologique des membres du SO gaulliste restent rares. Les responsables locaux du service d’ordre n’indiquent pas en général dans leurs rapports les métiers pratiqués par leurs adhérents. Dans leurs témoignages, les anciens du SO reprennent volontiers le cliché d’un appareil de sécurité composé d’individus socialement variés mais unis par un même patriotisme. Pour Paul Sentenac, le SO, c’était « la foule des braves types, la foule du métro comme disait André Malraux dans son style électrisé, pathétique, épique. L’adhérent lambda normal n’était pas plus médiocre que ceux des autres formations politiques et civiques fréquentables. Les membres du SO étaient des étudiants sportifs, de jeunes ouvriers, d’anciens résistants de toutes professions, y compris des artisans, des boutiquiers. […] Chacun était à sa place en fonction d’une dévolution normale du travail à accomplir. En raison des aptitudes, de la disponibilité122 ». Dans la réalité, le SO gaulliste forme-t-il vraiment un « rassemblement du peuple français » ? Les archives permettent de penser le contraire. Même si les situations semblent variées s’agissant des responsables départementaux du SO123, les militants de base relèvent plutôt des milieux populaires. En 1951, dans un rapport adressé à sa hiérarchie, le délégué SO pour l’Indre-et-Loire, Richard Olivier, lui-même conducteur de travaux, précise la composition sociologique de sa petite troupe de 48 hommes. Celle-ci compte 23 ouvriers, 17 paysans, 2 employés. Dans l’Aude selon le délégué départemental, les gens du SO exercent pour la plupart des « métiers manuels ». Lorsqu’en janvier 1954, Dominique Ponchardier obtient pour ses responsables SO parisiens une entrevue avec le Général, il demande au siège que lui soit indiquée assez tôt la date de cette rencontre. « Il faut que mes rombiers puissent prendre leurs dispositions auprès de leurs employeurs (ce sont des ouvriers et des employés). Et des chics types124. » Dans la remarque finale soulignée par l’intéressé, se lit le ressentiment du SO où certains estiment, en dépit de leur dévouement, être tenus à l’écart du reste du parti en raison de leurs origines modestes et de leur militantisme trop « physique ».

65L’origine plutôt humble des gens du SO n’est pas sans poser quelques problèmes de trésorerie à la direction. Si la règle veut que les membres du service d’ordre assurent bénévolement la sécurité des manifestations, on ne peut attendre de personnes aux faibles revenus qu’elles prennent en charge leurs frais de déplacement et de restauration. Mobiliser trop longtemps des adhérents qui prennent sur leur maigre temps de repos (deux semaines de congés payés depuis le Front populaire) pour faire le service d’ordre paraît aussi impensable. En cas de blessures enfin, qui (dans un système de Sécurité sociale alors encore imparfait) paiera les frais de soins médicaux et d’immobilisation hospitalière occasionnés par des accidents ne relevant pas du temps de travail ? Conscient de ces problèmes, André Razel, qui supervise le SO de la Haute-Garonne depuis novembre 1948, s’en plaint à sa hiérarchie. « En ce qui concerne les moyens financiers mis à notre disposition, ils sont inexistants. Le SO est formé en grande partie par les ouvriers et il serait normal que chaque fois qu’il y a un déplacement, l’on puisse payer soit un léger casse-croûte, soit une boisson chaude, et prévoir des frais, soit pour hospitalisation, soit pour soins, et même le paiement des journées d’immobilisation125. » Bien des responsables SO insistent aussi pour que les meetings se tiennent le dimanche de manière à ce que les salariés du service d’ordre puissent y participer sans problème. En semaine, une réunion publique ne peut pour les mêmes raisons commencer avant 20h ou 21h.

66Si la base du SO semble provenir majoritairement des milieux populaires (avec des variantes selon les activités économiques dominantes des départements considérés), c’est aussi que les délégués départementaux orientent le recrutement dans cette direction avec la conviction que ces catégories sociales se montrent plus aptes à faire le coup de poing face aux communistes. Dans le Pas-de-Calais, certains métiers (mineurs, dockers, pêcheurs) sont plus prospectés que d’autres, car ils sont perçus comme dépositaires de valeurs viriles et d’engagement physique se prêtant au combat militant. Dans le Nord, le délégué départemental tire les leçons du fiasco du meeting de Jean Hamel le 17 juillet 1948 où, profitant d’un SO insuffisant, défaillant et timoré, plusieurs centaines de communistes ont pris d’assaut la tribune et empêché l’orateur gaulliste de s’exprimer. Dans le rapport envoyé au siège, le responsable note : « Le SO a eu peur, ce qui nous obligera à changer les cadres et les milieux où nous avons l’habitude de recruter nos éléments. C’est dans les milieux ouvriers principalement et surtout parmi les jeunes qu’il nous faut recruter et au plus vite. […] Il faut réorganiser le service d’ordre et trouver ses éléments dans les classes laborieuses beaucoup plus aptes que la classe bourgeoise à défendre les intérêts du Rassemblement par la force126. » Ainsi, de même que chez les communistes, certaines professions sont surreprésentées parmi celles impliquées dans des violences militantes entre 1947 et 1953 (ouvriers du bâtiment et de la métallurgie, mineurs, dockers), de même les acteurs de la violence militante gaulliste relèvent de corps de métiers spécifiques. Chez ces derniers, l’habitude du travail de force, l’endurance à la peine et le poids d’une culture virile peuvent favoriser certains dérapages.