Un modèle militaire par le niveau d’effectifs : un service d’ordre de 15 000 hommes

1S’agissant du service d’ordre du RPF, la presse hostile aux gaullistes comme les rapports policiers indiquent des niveaux d’effectifs élevés se situant en 1948 autour des 10 000 hommes. Une fois n’est pas coutume, ces estimations sont confirmées et même dépassées par la consultation des archives militantes. Ces dernières, en dépit de leurs lacunes sur ces aspects numériques, permettent d’envisager une barre à 15 000 militants environ en 1949 et à près de 10 000 en 1952. Si l’évolution des effectifs du SO suit globalement la chronologie d’ensemble du Rassemblement (démarrage fort en 1947-1948, déclin après 1951), elle n’en épouse pas avec exactitude tous les temps forts. L’appareil de sécurité n’aligne au printemps, à l’été et au début de l’automne 1947 que des troupes modestes, sans commune mesure avec les flots massifs d’adhérents qu’enregistre alors la direction du Rassemblement. Cette faiblesse quantitative (qui se double d’une déficience dans l’encadrement comme d’un manque d’expérience dans la gestion de la violence militante) explique les revers essuyés alors par les gaullistes face aux communistes, notamment en région parisienne. À partir des municipales d’octobre 1947, le tandem Rémy-Ponchardier reprend en main le SO et cette amélioration se traduit autant par un nouveau professionnalisme que par l’augmentation des effectifs. Le recrutement semble avoir été d’abord restreint aux seuls arrondissements parisiens avant de s’élargir à la banlieue et à la province. En septembre 1947, la section SO de la Seine regroupe quelque 450 recrues1. Puis est créée une brigade centrale, forte de 300 hommes, affectée au siège central du SO rue de Taitbout et destinée à constituer le noyau dur du service d’ordre. Avec près de 10 000 hommes encore en 1952, le SO gaulliste présente des effectifs qui, bien qu’inférieurs à ceux de 1948-1949, restent importants. Alors que le parti encaisse mal le demi-échec des législatives de 1951, le service d’ordre, parce qu’il constitue un bastion de fidèles moins sensibles que d’autres au doute et qu’il est repris en main par l’énergique Ponchardier, reste sur des niveaux élevés. Au printemps 1954 encore, alors que le Rassemblement est déjà mis en sommeil, son appareil de sécurité continue de rassembler de nombreux militants comme le prouve la manifestation de l’Étoile le 9 mai 1954. Situation étonnante d’un parti survivant par son service d’ordre…

2Un SO à 15 000 hommes en 1948-1949 fait ressembler l’appareil de sécurité du Rassemblement à une petite armée privée dont le seul précédent sur le plan quantitatif serait l’imposant service d’ordre du PSF de la deuxième moitié des années 1930. Entendu que le SO du PCF, pour puissant qu’il soit, reste dans l’après-guerre une organisation informelle appuyée sur le service d’ordre de la CGT. Parti de masse, le Rassemblement dispose comme attendu d’un service d’ordre de même nature. Mais cette logique structurelle n’explique pas tout. Si l’encadrement des grandes célébrations du RPF (assises de Marseille ou de la porte de Versailles, meetings de Vincennes ou du Vel d’Hiv, 1^er mai à Bagatelle) nécessite la mobilisation de nombreux gros bras pour maîtriser la foule, ce niveau d’effectifs atteste aussi de la volonté des responsables RPF de « faire nombre » face aux communistes et d’impressionner l’opinion comme le gouvernement. Par le déploiement massif de centaines, voire de milliers de militants du service d’ordre, le Rassemblement démontre sa puissance militante et sa crédibilité politique en matière de sécurité publique. Le mouvement dispose des moyens d’assurer l’ordre en cas de défaillance des autorités officielles. Un enjeu décisif dans ces années marquées par les tensions de la guerre froide. Au risque par cet étalage de force de cautionner les accusations (d’abord portées par les communistes puis relayées sur un mode mineur par le reste de la gauche et du centre) d’être un parti ligueur et factieux. Quatorze ans après le 6 février 1934 et les défilés martiaux des Volontaires nationaux, une formation qui n’appartient pas à la gauche n’affiche pas impunément dans la rue des centaines d’hommes motorisés en semi-uniforme…

3Quantifier précisément les effectifs du SO gaulliste n’est pas aisé. Dans une note de février 1948 adressée au cabinet de Vincent Auriol, la direction de la Sûreté générale estime que l’appareil de sécurité du RPF, « d’abord embryonnaire », a été « étoffé » par le colonel Rémy à l’occasion des municipales. À en croire le document officiel, celui-ci aligne déjà lors du scrutin d’octobre 1947 près de 10 000 militants, à raison « d’environ 4 000 pour la région parisienne et de 6 000 hommes pour la province2 ». Ce niveau élevé d’effectifs laisse sceptique dans un premier temps. Certes, pour être capable de mobiliser 5 000 hommes lors du meeting géant à Vincennes le 5 octobre 1947, le SO gaulliste ne doit pas manquer de recrues, mais la Sûreté n’aurait-elle pas délibérément grossi le danger gaulliste en exagérant l’importance de son service d’ordre ? Au printemps 1948, des services de police ont pu offrir à Vincent Auriol (dont le Journal du septennat témoigne d’une fixation obsessionnelle sur la double menace gaulliste et communiste) la « preuve » des visées dangereuses du Général. Pourquoi ce dernier aurait entretenu un tel SO si ce n’est pour engager au besoin une guerre civile avec les communistes et/ou envisager de s’emparer du pouvoir par la force ? Même si aucun document ne l’atteste, les services de l’Élysée ont pu préparer administrativement et juridiquement un dossier de dissolution du service d’ordre gaulliste (sur la base de la loi de janvier 1936 sur les groupes paramilitaires) pour atteindre le RPF au travers de son appareil de sécurité… Dans les rangs socialistes, cette option sera envisagée après les incidents de Grenoble en septembre 1948. Les erreurs grossières figurant à la même époque dans d’autres rapports policiers destinés à l’Élysée sur la menace armée communiste, invitent à considérer avec prudence ces notes. Elles intoxiquent la Présidence autant qu’elles l’informent.

4Pourtant, même en exagérant à des fins politiques la menace gaulliste, la police a vu juste quant aux effectifs du SO du Rassemblement au printemps 1948 et les a même sans doute sous-estimés si on les rapporte aux données de la circulaire du colonel Carré de janvier 1949. Ce dernier envoie à chaque responsable de groupement départemental un formulaire-type lui demandant d’indiquer les effectifs dont il dispose localement pour le SO. Même si un tiers seulement des réponses ont été conservées, il est possible, à partir de cette source lacunaire (enrichie de données chiffrées provenant du courrier de secrétaires fédéraux), de reconstituer le potentiel humain de l’appareil de sécurité. Notons que les responsables, par souci de réalisme, indiquent souvent des niveaux modestes d’effectifs et prennent parfois la précaution de distinguer les éléments fiables de ceux mobilisables en dernier recours seulement (seul le premier contingent a alors été comptabilisé).

5Fin 1948/début 1949, les effectifs recensés via cette circulaire se montent à 8250 hommes3. Dans la mesure où seuls 54 départements (concernant tous la Métropole) sont ici présents, le chiffre doit être pondéré pour obtenir un résultat d’ensemble correct. Un total corrigé d’environ 15 000 militants semble crédible. Cette amplification tient compte de l’absence d’une vingtaine de groupements RPF importants : ceux de Paris et de la Seine-et-Oise (la Sûreté estime le SO de la région parisienne à 4 000 militants), puis en province ceux du Doubs, Corse, Côte-d’Or, Eure, Eure-et-Loir, Gard, Indre-et-Loire, Isère, Loire-Atlantique, Maine-et-Loire, Manche, Marne, Meurthe-et-Moselle, Moselle, Seine-Inférieure, Bas-Rhin, Haut-Rhin, Var et Vosges. Si à ces départements (connus pour être pour la plupart d’entre eux favorables au gaullisme à l’époque considérée) s’ajoutent ceux d’autres fédérations départementales secondaires et enfin ceux des départements ultramarins (à commencer par les trois algériens), la barre des 15 000 militants mobilisables est atteinte en 1948-1949.

6D’autres documents tirés des archives RPF pour le printemps 1948 valident ces estimations élevées. Les 7 et 8 février 1948, de Gaulle programme un important déplacement de propagande en Seine-et-Oise. Le colonel Rémy et Dominique Ponchardier supervisent les mesures de sécurité pour ce deuxième voyage militant de l’année 1948 après celui de Saint-Étienne marqué par le discours sur l’association capital-travail. Pour chaque étape, se trouvent précisés les effectifs SO à mobiliser ainsi que leur origine géographique (secteurs de Paris et de Seine-et-Oise)4. En dehors de deux localités mineures où la gendarmerie locale est jugée suffisante, ceux-ci varient de 50 hommes (Meulan) à 350 hommes (Mantes et Juvisy). Mais ils culminent à 3 000 hommes pour l’étape finale de Versailles. Ce dernier chiffre confirme l’estimation de la Sûreté concernant les effectifs de la région parisienne. Lors du voyage du Général à Compiègne le 7 mars 1948, le commandant Thamys, chef d’état-major du SO gaulliste, envoie 450 hommes de la capitale pour épauler 50 gros bras picards. S’agissant de la province, le SO des Bouches-du-Rhône, deuxième de France après celui de la capitale, confirme son rang lors des assises de Marseille les 16-18 avril où il assure seul avec 750 hommes la sécurité de cet important rassemblement5.

7Si le chiffre de 15 000 hommes paraît élevé, il reste modeste rapporté aux 40 0000 adhérents que le Rassemblement a vraisemblablement atteints début 1948 selon divers spécialistes du gaullisme d’opposition. Le ratio gros bras/adhérents serait donc d’environ 1 pour 25. À une échelle locale, celui-ci s’observe en 1948 dans des départements comme le Territoire-de-Belfort (120 hommes du SO pour 2300 adhérents, rapport de 1 à 20). Dans d’autres secteurs, l’importance du SO est plus forte, à l’image de l’Allier (de 1 à 12) ou de l’Yonne et des Deux-Sèvres (de 1 à 8). Sans même parler de certaines fédérations atypiques, comme celle de Charente-Inférieure avec 1500 membres du SO pour 2100 adhérents en 1948… Si l’étude se limite aux adhérents à jour de cotisation (nuance de taille au Rassemblement), le ratio diminue au profit du SO qui concentre les militants les plus convaincus. Dans tous les cas, le rapport est élevé et renvoie au climat de violence politique de ces débuts de guerre froide.

8Ces 15 000 hommes ne recouvrent pas la totalité de l’effectif mobilisable par le RPF sur le plan de la sécurité. Dès son lancement (voir antérieurement à sa création dans certaines régions), le parti gaulliste dispose parallèlement à son SO officiel d’une force de frappe plus secrète : les groupes d’auto-défense (AD). Ils intègrent des éléments nationalistes qui n’appartiennent pas forcément au RPF mais manifestent un fort anticommunisme. Au printemps 1948, les rapports de police les dénomment imparfaitement « Gardes civiques ». Soucieuse de ne pas cautionner l’image d’un parti factieux et violent, la direction du Rassemblement réorganise rapidement ces groupes. Ceux-ci sont rebaptisés « SO² » pour les intégrer symboliquement au reste du service d’ordre avant d’opérer la fusion en 1949. S’agissant des effectifs de ces organisations, les archives SO du RPF restent lacunaires mais le rapport du délégué régional Rigollier daté du 25 janvier 1949 et concernant les départements de la Haute-Vienne, Dordogne, Charente, Vienne, Indre, Creuse, Allier, Puy-de-Dôme, apporte quelques éléments d’information. Le SO² y rassemble des effectifs supérieurs à ceux du SO classique. Entre le SO et le SO², le rapport semble de 1 à 2 (Vienne : 200 SO pour 450 SO²) ou de 1 à 3 (Haute-Vienne : 500 SO pour 1500 SO², Dordogne : 400 SO pour 1500 SO²), mais il peut atteindre 1 pour 6 (Allier : 100 SO pour 600 SO²) et 1 pour 12 (Indre : 100 SO pour 1200 SO²). Si ces données sont élargies à l’ensemble du territoire, les effectifs de l’appareil de sécurité gaulliste dépasseraient en 1948 les 30 000 hommes…

9La prudence reste toutefois de mise s’agissant de l’AD. Cette structure, d’abord éphémère, semble ne pas avoir existé partout (ses traces archivistiques se limitent au Grand Ouest et à une partie du Sud-Ouest). Des anciens responsables départementaux du SO (P. Belin en Gironde ou P. Sentenac dans l’Hérault et en Haute-Garonne) n’en ont jamais entendu parler et envisagent même (P. Sentenac) l’hypothèse d’une affabulation policière dans le climat complotiste de l’après-guerre. Mémoire défaillante ? Effet de cloisonnement lié à la nature secrète de ce doublon ? En réalité, dans le contexte tendu des débuts de la guerre froide, l’AD puis le SO² renvoient peut-être plus à une « réserve » hypothétique en cas de clash avec le PCF qu’à de véritables troupes supplémentaires. Dans les régions où l’amalgame SO-SO² s’est effectué début 1949, le service d’ordre du RPF y a en tout cas trouvé des renforts importants. Cet amalgame permet au SO du RPF de disposer en 1950 de son optimum d’effectifs.

10Ce chiffre global masque d’importantes disparités géographiques et fluctuations chronologiques. La région parisienne représente entre le tiers et la moitié du total, reflet (en plus du poids démographique de la capitale et de la bonne implantation locale du RPF) de la nécessité de disposer de troupes importantes à opposer aux communistes dans les arrondissements ouvriers et la banlieue rouge. Les autres bastions régionaux se trouvent aussi être des terrains d’affrontements violents avec la gauche communiste, à l’image du Nord et de la Provence. De manière plus surprenante, les Charentes ou la Normandie abritent des contingents élevés disproportionnés par rapport aux « menaces » locales. Mais ces deux régions constituent des zones de force pour le RPF. Il suffit par ailleurs qu’un énergique leader local dynamise son groupe pour que celui-ci prenne pour quelque temps une ampleur exceptionnelle. Les variations d’effectifs sont souvent marquées d’une année à l’autre pour le même département, montrant bien l’importance du personnel d’encadrement dans le recrutement de l’équipe locale. Atteignant 1500 membres en 1948, le SO de Charente inférieure n’en compte plus que la moitié l’année suivante. Dans ces structures militantes marquées plus qu’ailleurs par la personnification de l’autorité, le départ d’un responsable charismatique affaiblit souvent brutalement la formation.

11Ces approches quantitatives ne permettent pas toujours enfin d’apprécier la qualité véritable de ces groupes. Le niveau d’effectif seul ne renseigne pas sur le degré de motivation, la rapidité de mobilisation et l’efficacité sur le terrain. Certains rapports de chargés de mission régionaux SO déplorent la médiocrité d’un contingent pourtant imposant sur le papier. Responsable pour la Bretagne et la Normandie en février 1949, Jacques Bruneau trouve à redire dans tous les départements de sa juridiction à l’exception du Morbihan et du Calvados6. Dans les Côtes-du-Nord, le service d’ordre se limite dans les faits à la seule personne de son responsable jugé trop « mou ». Dans le Finistère, le SO local a prouvé sa carence lors d’une conférence de Louis Vallon. La Loire-Inférieure se limite à « un SO minable ». La Mayenne n’affiche qu’un « SO embryonnaire, existant sur le papier, mais manquant de fonds pour se déplacer ». Dans la Manche enfin, l’appareil de sécurité est jugé « inexistant ». Au total, alors que ces deux régions alignent en théorie plus d’un millier de gros bras, les militants disponibles et efficaces n’y ont pas dépassé les 200 hommes. Un taux de déperdition qui s’observe dans d’autres régions à en croire la tonalité souvent critique des rapports des chargés de mission SO.

12Comment évoluent les effectifs du SO entre 1949 et 1952 ? Difficile de se prononcer dans la mesure où durant la période la direction ne procède plus à des quantifications générales de son appareil de sécurité. Il faut attendre la relance Ponchardier de mars 1952 pour disposer à nouveau d’un document statistique fiable : le nouveau patron du SO contacte tous ses correspondants départementaux pour leur demander de dénombrer leurs équipes et les ranger en quatre catégories hiérarchisées. Seules 19 réponses sont exploitables mais, complétées par le courrier des groupements, elles permettent d’apprécier la relative stabilité du potentiel de sécurité du parti gaulliste. Alors que le RPF a entamé après 1948 un rapide reflux au point ne plus compter fin 1950 que 125 000 inscrits, et alors que cette décrue s’est accélérée rapidement après le demi-échec des législatives de 1951, le service d’ordre résiste à cette dynamique négative. La circulaire Ponchardier de 1952 permet de comptabiliser un total de 2720 hommes7. Seuls 21 départements sont recensés, beaucoup d’importants groupements gaullistes sont absents à commencer par ceux de la région parisienne. Claude Paillat, informé par Claude Dumont, avance que les troupes parisiennes de Dominique Ponchardier se montent encore à 3 000 hommes. Par extension, un total d’à peu près 10 000 hommes est probable. Le rapport adhérents/gros bras s’est modifié au profit du SO avec en 1952 un ratio d’environ 1 à 10 qui peut s’abaisser encore dans certains départements. Dans les Alpes-Maritimes (où l’appareil de sécurité a toujours été important), le SO compte désormais 200 adhérents pour 571 adhérents, soit un rapport légèrement inférieur à 1 pour 3. Les conséquences politiques de cette nouvelle situation ne sont pas anodines. Même si le SO du RPF compte dans l’absolu moins de militants qu’en 1948, ceux-ci représentent proportionnellement une part plus importante d’adhérents. Le parti s’en trouve durci. Cette tendance favorise l’influence des « activistes » comme Dominique Ponchardier ou Roger Barberot. Ces derniers ont l’impression, au demeurant réelle, de représenter encore quelque chose de solide dans un parti où les autres adhérents ont déserté, où les notables ont fui et où les parlementaires se sont divisés.

Un modèle militaire par la présence d’une organisation parallèle au SO de type milice : l’Auto-Défense

13Le contexte d’extrême tension politique de l’année 1947, marqué par la crainte dans une partie de l’opinion d’un coup de force communiste, suscite un climat de rumeurs et de complots favorisant l’apparition en France de groupes dits « d’autodéfense » prêts à riposter à un éventuel putsch du PCF8. Dans ces formations figurent des éléments vichystes mais aussi des résistants conservateurs et anticommunistes, parfois issus de l’Armée secrète. Toujours habités par le climat de combat clandestin des années de l’ombre, ils cherchent à le retrouver dans leur lutte contre le péril rouge. Parmi ces structures secrètes citons notamment les « groupes d’ordre » du Réseau français ou Réseau anticommuniste (RAC) qui encadrent des meetings de la CGPME. Liés au RAC apparaissent des mouvements anticommunistes (MAC) dont l’objectif est d’instaurer un gouvernement d’ordre. Ces organisations existent en Auvergne, Bretagne, Bourgogne, Franche-Comté. Si ces structures clandestines privilégiant l’action concrète sont groupusculaires, le gouvernement, soucieux de renforcer sa majorité politique après le départ des communistes en jouant l’union des Républicains face à l’extrême droite (le procès contre la Cagoule, interrompu par la guerre, reprend alors), leur assure une forte publicité et gonfle leur importance. C’est la conférence de presse du ministre de l’Intérieur le 30 juin 1947 qui lance le complot du « Plan bleu » avec ses « révélations » sur le « maquis noir » de Bretagne9. Si les historiens ont déconstruit cette opération de communication gouvernementale en l’inscrivant dans son double contexte politique intérieur et extérieur et en soulignant la médiocrité de ses acteurs (escrocs mythomanes ou naïfs abusés), l’affaire révèle l’existence, bien réelle, d’organisations anticommunistes paramilitaires et clandestines liées pour certaines au RPF.

14Les archives du RPF laissent entrevoir entre 1947 et 1949 dans une vingtaine de départements de la France de l’Ouest (Charente, Côtes-du-Nord, Finistère, Ille-et-Vilaine, Mayenne, Morbihan, Vienne), du Centre (Indre), du Limousin (Creuse), du Sud-Ouest (Gironde, Landes), de l’Est (Aube), de Midi-Pyrénées (Hautes-Pyrénées, Haute-Garonne, Aveyron, Tarn), du Languedoc-Roussillon (Aude, Pyrénées-Orientales, Hérault), de l’Auvergne (Allier, Puy-de-Dôme) et de la Provence (Bouches-du-Rhône) une structure de ce type : l’Auto-Défense (AD). Cette AD double par endroits l’appareil de sécurité du Rassemblement sans se confondre avec lui puisque l’identité politique comme la raison d’être originelle de l’AD est l’anticommunisme et non le gaullisme10. C’est parce que le RPF apparaît au début de la guerre froide comme le meilleur rempart contre un éventuel coup de force communiste que les gens de l’AD se sont rapprochés du service d’ordre gaulliste.

15Repérées par la Sûreté qui les évoque dans son rapport du 18 février 1948 sous le nom de « gardes civiques11 », ces formations clandestines paramilitaires ont pu favoriser, dans les rapports policiers comme dans la presse communiste, certains amalgames avec le SO du Rassemblement présenté comme une milice factieuse. Le rapport de la Sûreté apprend au président Vincent Auriol que ces Gardes civiques ont été créées entre l’extrême fin de l’année 1947 et le début de l’année 1948 (soit au sortir de la première vague de grèves)12. Les membres de cette structure ne sont pas astreints à s’inscrire au RPF (on leur recommande même de prendre la carte d’autres partis) même si leur chef de groupe doit en relever. Ces chefs de groupe commandent 20 à 25 hommes qu’ils ont eux-mêmes recrutés. Leur rôle est « de constituer des organismes clandestins susceptibles d’aider la police et les pouvoirs publics en cas de troubles ». À Paris, les chefs de groupe auraient reçu l’ordre de se tenir prêts à intervenir en cas de coup de force communiste. Ils obtiendraient alors des armes et agiraient « conformément aux ordres qu’ils recevront de l’équipe RPF de la préfecture de police qui se dévoilera au moment propice ». On y précise enfin que le chef des Gardes civiques à l’échelle nationale est le colonel Rémy tandis que le colonel Ponchardier s’en occupe pour la région parisienne. Dans ce pittoresque portrait d’une 5^e colonne subversive gaulliste se trouvent rassemblés tous les ingrédients du discours complotiste en vigueur dans certains milieux gouvernementaux des années 1947-1948 : réseaux occultes, armées de l’ombre, arsenaux clandestins, infiltration de la police et des partis politiques. Les archives du RPF, même lacunaires sur cette question sensible, permettent de sortir du fantasme pour appréhender la réalité de cette organisation.

16Le terme générique « autodéfense » est utilisé par les gaullistes pour désigner des groupes disparates. Chargé de mission régional, Roger Altwegg décrit « des groupes nombreux déjà constitués sous les formes les plus diverses : reconstitutions d’anciens réseaux de résistance, groupements paramilitaires, groupes particuliers au compte de particuliers. Les uns, complètement en dehors du Rassemblement, les autres avec13 ». Ces structures AD remontent soit à la Libération, quand certains redoutaient une prise de pouvoir par la force du PCF, soit au printemps-été 1947 lorsque la guerre froide débutant fit croire à une possible invasion soviétique. Dans tous les cas, l’AD existe avant la création du RPF qui récupère ses groupes dans un second temps et les réorganise à son profit. Le délégué régional pour la Bretagne-Normandie note au sujet de l’AD des Côtes-du-Nord : « Elle est en fait une organisation qui existait fragmentairement avant la création du RPF et qui sous forme de “bandes” s’était spontanément créée sous l’impulsion du danger communiste local. »

17Ses membres sont constitués de militaires et d’anciens résistants. Dans l’Aude, l’AD est structurée autour d’anciens membres du réseau Gallia. Dans le Finistère, André Astoux, enseigne de vaisseau en 1940, résistant dans l’Oise, membre de la 2^e DB, puis à la Libération instructeur à l’École navale de Brest comme capitaine de corvette puis de frégate, a créé un groupe AD au sein de l’École navale. Lorsqu’il démissionne de la Marine en 1947 pour rejoindre le RPF dont il devient délégué départemental puis régional, il laisse la structure AD à son successeur. L’importance de l’AD dans le Sud-Ouest s’explique de l’aveu même du délégué régional « par l’importance des effectifs parachutistes stationnés dans les Landes, les Basses-Pyrénées et les Hautes-Pyrénées14 ». Dans tous les cas, l’AD se différencie du SO sur deux points importants : sa clandestinité et sa nature paramilitaire marquée par la présence d’armes et d’un équipement radio. Dans le Finistère, l’AD a été équipée d’un poste émetteur amené clandestinement dans un camion transportant du papier cigarette. Bien différentes de nature, SO et AD peuvent travailler ensemble à l’occasion pour la protection d’une réunion mais leurs responsables sont rarement les mêmes (quelques exceptions liées au manque de personnel comme dans les Hautes-Pyrénées où M. Bercut est chargé du SO comme de l’AD). Dans le Morbihan, l’AD est dirigée par le colonel de réserve Muller tandis que le SO est confié à M. Gougaud. La clandestinité de l’AD exige des chefs discrets à l’inverse du SO qui agit à découvert. Le RPF cloisonne selon des pratiques de sécurité héritées de la Résistance. Le fait que les éléments de l’AD ne soient pas tous gaullistes empêche de confier l’organisation à des figures du Rassemblement. Dans les Côtes-du-Nord, le délégué régional s’oppose à ce que M. Branchoux, déjà en charge du SO, s’occupe de l’AD. « Il est peut-être bon pour l’AD, mais non pour le SO dont il ne comprend pas suffisamment l’intérêt, étant peu RPF de tempérament. »

18Les équipes AD semblent peu actives sur le plan militant, restant surtout en stand-by dans l’attente d’une éventuelle insurrection communiste. L’essentiel de l’action militante effectuée relève d’un travail de renseignement sur les agissements communistes. Dans les Bouches-du-Rhône, l’équipe AD, pilotée par Léo Serre, se consacre « à la recherche discrète de l’information ». Courant 1948, elle espionne les responsables communistes en signalant leurs séjours en URSS, rapporte des rumeurs (« de source sérieuse, attaché d’ambassade soviétique [sic] ») concernant un éventuel coup de force du PCF en France vers février-mars 1948 dans le cadre d’une possible invasion de l’Armée rouge (« les Russes tiendraient 45 divisions prêtes à se porter sur la frontière des Alpes ») et affirme que les Soviétiques forment des agents allemands « pour les faire passer en zone alliée y fomenter des troubles révolutionnaires15 ». Faut-il voir dans ces équipes AD des cellules Stay-Behind mises en place par les services secrets américains en prévision d’une éventuelle invasion soviétique16 ? L’opération, qui concerna toute l’Europe de l’Ouest durant la guerre froide, consistait à installer des structures dormantes activables en cas de crise militaire ou politique majeure, de manière à fournir aux troupes américaines voulant intervenir dans une Europe de l’Ouest occupée par l’URSS, des réseaux d’appui sur le modèle de la Résistance durant la Seconde Guerre mondiale17. Le caractère clandestin et anticommuniste des AD correspondrait a priori au projet mais le nombre trop important de militants concernés (qui nuit au caractère secret de l’opération), la médiocrité des renseignements fournis (traduisant l’amateurisme de ces espions du dimanche), la chronologie de leur installation (avant la mise en place de l’Otan) et la ligne bien peu atlantiste du RPF (bientôt en pointe contre la CED) empêchent de voir là la main des services américains. Les réservistes du 11^e choc forment de meilleurs candidats. Il ne faut toutefois pas évacuer trop rapidement la question d’éventuels contacts en 1947-1948 entre certains responsables du service d’ordre gaulliste et les services américains. Claude Dumont, administrateur au ministère de l’Intérieur mais aussi bras droit de Pierre Debizet au SO parisien, fréquente Jean-Paul David dont il est le voisin immédiat villa Bosquet, une impasse du 5^e arrondissement. Ensemble, ils accueillent Irwing Brown, représentant en Europe du syndicat AFL-CIO proche des services secrets américains. Avec l’argent de Washington, Claude Dumont et Jean-Paul David travailleront à organiser en France la scission de Force ouvrière au sein de la CGT18.

19Les délégués régionaux du RPF manifestent tous, à des degrés divers, des réserves à l’égard de l’AD. Les réticences portent sur le manque de clarté et d’efficacité de ces groupes (« tous avec des effectifs plus imaginaires que réels et sans coordination, en un mot, beaucoup de bonnes volontés mais rien de palpable », Roger Altwegg) comme sur la sincérité de leur ralliement au Rassemblement et les dangers liés à leur nature paramilitaire (« l’adhésion de ces groupes chez nous a été motivée surtout dans l’espoir d’obtenir gracieusement des armes qui leur manquaient, les leçons des demandes faites pendant la guerre à Londres en grossissant les effectifs n’ont pas été perdues », Jacques Bruneau). Au demeurant, même si ces structures paramilitaires montrent ici et là quelque efficacité face au PCF, leur adéquation aux projets politiques de de Gaulle n’est pas évidente. Roger Altwegg s’en inquiète : « les formations paramilitaires, si je ne m’abuse, n’ont jamais fait partie des vues du Général ». Ne risquent-elles pas de compromettre le Rassemblement en l’assimilant comme le fait déjà la presse communiste à un mouvement fascisant et factieux ? Jacques Bruneau pose clairement l’enjeu du débat : « toute la question est de savoir si nous voulons les conserver avec nous et par là les contrôler19 ».

20Après les incidents de Grenoble de septembre 1948, Jules Moch, en distinguant à la tribune de l’Assemblée, « les nervis » qui avaient tiré sur le jeune communiste et le service d’ordre gaulliste, invite entre les lignes le RPF à se séparer de ces éléments extérieurs incontrôlés. Début 1949, l’ouverture du procès du Plan bleu puis la découverte d’un nouveau complot dit « de la Pentecôte » où des officiers gaullistes semblent impliqués, réactivent dans la presse communiste le discours sur le gaullisme autoritaire, son noyautage de l’armée et ses projets factieux. Il est temps pour le SO du RPF de sortir de cette dangereuse logique semi-clandestine, produit de la Résistance prolongé par la guerre froide et de l’hostilité gouvernementale. De même qu’il dissout le SR rattaché au SO, le colonel Carré impose fin 1948-printemps 1949 l’intégration de l’AD dans le SO. L’opération gonfle les effectifs du SO mais n’est pas partout une réussite. Jacques Bruneau s’en explique : « Ce ne sont pas en général les mêmes personnes qui veulent se démasquer dans une réunion publique par l’apport de leurs poings, et qui clandestinement s’arment en cachette pour être en mesure de défendre leur peau le jour venu, ce n’est pas la même clientèle20. » Certains anciens chefs de l’AD deviennent toutefois responsables du SO comme Adolphe Beaufeist, délégué SO de l’Aube de 1951 à 1953. Dans les départements marqués par l’empreinte de la Résistance et la culture du secret afférente, la transition s’opère mal. Jean Hamel le souligne : « cela a été assez difficile dans la Haute-Garonne où la “clandestinité” a laissé beaucoup de traces ». En 1950, ces vestiges des années de tension d’après-guerre et de début de la guerre froide ont disparu et la direction du SO semble résolue à ne pas réitérer cette expérience risquée. En septembre 1950, le général Billotte contacte tous les délégués départementaux et régionaux du SO pour les mettre en garde contre des tentatives de reconstitution de formations paramilitaires émanant d’agents provocateurs. « Dans certains départements, plusieurs individus se sont présentés à des compagnons du Rassemblement avec un ordre de mission portant ma signature et ayant soi-disant pour consigne la formation de groupes paramilitaires d’autodéfense. » À moins d’un an des législatives de 1951, l’heure est plus que jamais à l’action politique légale.

Un modèle militaire par la surreprésentation des militaires au sein du service d’ordre

21La place des militaires au sein du RPF a déjà été étudiée par Jean Charlot et Bernard Lachaise qui ont souligné l’importance concrète mais aussi symbolique de ce corps dans le milieu militant gaulliste21. Le statut d’officier de Charles de Gaulle, l’épopée militaire de la France libre, les valeurs plutôt conservatrices du gaullisme (et notamment son anticommunisme comme son soutien à l’Empire) favorisent cette surreprésentation même si le gouvernement surveille les visées gaullistes en la matière. Le rôle spécifique des militaires dans le service d’ordre gaulliste sous la IV^e République n’a en revanche jamais été analysé. A priori, les compétences techniques des militaires dans le domaine de la sécurité comme leur sens de l’autorité en font des recrues idéales. De fait, les militaires, bien que minoritaires au sein du SO gaulliste restent surreprésentés par rapport à leur poids dans le reste du Rassemblement et plus généralement dans la société française de l’époque. À la direction nationale du SO, la liste des responsables successifs se résume à une série de gradés : capitaine Derancourt (1947), colonel Rémy et colonel Ponchardier (1948), colonel Carré (1949-1950), général Billotte (1950-1951) et retour du colonel Ponchardier (1952-1954). Parmi les délégués départementaux SO, figurent aussi de nombreux officiers (et dans une moindre mesure sous-officiers)22. Parmi les délégués régionaux SO, désignés en 1949 par le colonel Carré pour restructurer l’appareil de sécurité après les incidents de Grenoble, apparaît un autre militaire, le général Louis-Henri Noetinger23. Reste une question essentielle : de quels « militaires » s’agit-il ? Le cas du « colonel » Dagonnet, qui n’est pas un militaire mais le directeur de la fabrique de liqueur Izarra dans les Pyrénées, nécessite de faire la part entre militaires de réserve et militaires d’active, comme de prendre en compte les grades issus de la Résistance.

22A priori il ne peut y avoir aucun militaire d’active au sein du SO gaulliste. Si les militaires obtiennent en 1945 le droit de vote, la possibilité d’appartenir à un groupement ou à une association à caractère politique leur est toujours refusée. Seuls les militaires de réserve rendus à la vie civile peuvent militer au sein de l’appareil de sécurité du Rassemblement. De fait, l’immense majorité des responsables du SO apparaissant dans les archives du service d’ordre sous un grade militaire relèvent de la réserve (comme l’indique parfois la mention « dégagé des cadres » en face de leur grade). Une partie d’entre eux ont appartenu aux FFL (le commandant Gouy en Haute-Garonne ou le capitaine Dominique Borghi dans les Bouches-du-Rhône en 1952), à l’armée d’Afrique (dans la Drôme en 1952 Antoine Trépier, ancien sous-officier du 28^e régiment de tirailleurs tunisiens) ou à l’armée régulière d’armistice, avant d’être démobilisés à la Libération. Leurs anciens grades ont été conservés dans le SO, par habitude et fonctionnalité, mais aussi par fascination pour l’univers militaire. Le souvenir obsédant de la dernière guerre entretient chez les membres du SO le culte de la discipline et le respect de l’uniforme. À la même époque, des officiers de réserve exerçant des responsabilités militantes dans des partis comme la SFIO, le MRP ou le parti radical, n’affichent pas ainsi leur grade et se présentent sous leur statut professionnel civil. Ce rapport privilégié à la chose militaire représente une spécificité gaulliste.

23Le nombre et l’influence de ces militaires de réserve dans le SO gaulliste sont doublement sous-estimés. D’une part parce que les archives du RPF ne contiennent que les rapports des responsables départementaux/officiers de réserve et ne disent rien des simples sous-officiers et hommes de troupe plus nombreux. Cette vue « par le haut » crée un effet de source minorant. D’autre part, certains des responsables départementaux ou régionaux du SO, alors même qu’ils sont officiers de réserve et en tirent une partie de leur autorité et légitimité, n’indiquent pas leur grade sur leurs circulaires et courrier. C’est le cas du responsable SO pour l’Hérault en 1949, André Collières. Ce dernier, connu de ses hommes comme l’ancien chef du maquis des corsaires près du Vigan, est également capitaine de cavalerie de réserve, ce qui en impose aussi auprès des militants. Le délégué régional SO Garnier-Thénon n’affiche pas non plus son rang dans la réserve alors qu’il est un ancien officier FFL. Tout comme Roger Lévêque, responsable du SO des Pyrénées-Orientales de 1949 à 1952. Certains des « gradés » du SO gaulliste peuvent être aussi d’anciens officiers FFI. Le lieutenant de réserve Jean Tavers qui dirige le SO du Puy-de-Dôme jusqu’à son arrestation au printemps 1948 est un ancien caporal-chef engagé volontaire dans l’infanterie en 1938, qui travaille en liaison avec le Réseau Buckmaster avant d’entrer aux MUR à Vic-le-Conte puis de rejoindre le maquis comme capitaine FFI24. La réorganisation de l’armée française au moment de l’amalgame de l’automne 1944 voit l’intégration à la 1^re armée de de Lattre de nombreux éléments FFI qui renforcent la troupe avant les difficiles combats en Alsace à l’hiver 1944 puis en Allemagne au printemps 1945. Mais si les FFI sont en général homologués dans leurs grades, la plupart sont ensuite versés dans la réserve. Au sortir de la guerre, seuls 3 000 à 4 000 éléments (souvent issus de familles ayant une tradition militaire) sont autorisés à rester dans l’armée d’active.

24Le statut et l’expérience militaire, tout comme l’habitude du secret, semblent déterminants dans le recrutement du personnel encadrant. Dans le Vaucluse, le « Commandant M. », chargé par Jacques Laboureau de trouver un successeur à la tête du SO d’Avignon après le départ du compagnon Guillen, propose en juin 1949 le capitaine d’artillerie en retraite Moine. Ayant « fait glorieusement les deux guerres 14-18 et 39-40 » et ayant été « particulièrement agissant sous l’Occupation », c’est un homme « sérieux, droit et honnête, ayant l’habitude du commandement et de la stratégie militaire25 ». Il existe un lien discret mais efficace entre ces officiers de réserve et le service d’ordre gaulliste : les centres de préparation militaire (PM). Dépendants de l’armée, ces centres, alors nombreux, assurent une double mission. Préparer d’abord les jeunes volontaires à leur service militaire par des cours théoriques (organisation générale de l’armée, structuration des unités, grades et spécialités, présentation du matériel) et des exercices pratiques (parcours du combattant, apprentissage des règles du tir). Le passage par ces PM est nécessaire pour ceux qui souhaitent devenir sous-officiers à l’issue de leur service ou qui se destinent à intégrer certains corps spécialisés (comme les parachutistes pour lesquels il existe des PM particulières). Les centres assurent également l’instruction et le perfectionnement des sous-officiers (notamment dans les corps techniques comme les transmissions). De 1947 à 1954, plusieurs de ces PM sont dirigées par des officiers de réserve RPF qui les utilisent pour diffuser au sein de l’armée la propagande gaulliste et recruter discrètement des éléments pour le SO (notamment des jeunes). Dans les Ardennes, le lieutenant de réserve Henri Gervois, employé dans une usine de la vallée de la Meuse et nommé délégué SO en octobre 1950, suit de près les centres de son département. Celui de Givet est dirigé par le lieutenant de réserve et délégué cantonal RPF Bourguet, assisté du chef de bataillon de réserve Wauthier et de Facon, sympathisant RPF et directeur de la société de gymnastique La Givetoise. Celui de Vousiers, créé en 1948, est décrit comme « sous contrôle RPF ». Fondé par le gaulliste Schroene, il est dirigé en 1950 par le « compagnon » Paul Ledou, sous-officier de réserve d’artillerie26. En novembre 1948 déjà, la presse communiste s’offusque de voir le délégué départemental RPF du Haut-Rhin, un capitaine de réserve de parachutiste, instructeur du service militaire préparatoire (SMP) pour la région de Mulhouse, organiser en guise d’exercice l’attaque à balle à blanc par 80 jeunes du SMP d’un piquet de grève cheminot en gare de Mulhouse… Pour L’Humanité, le centre de préparation militaire est détourné de ses fonctions pour devenir « une école du RPF » où des « bandes armées et semi-militarisées » se préparent à « la guerre civile27 ».

25Le SO gaulliste ne respecte pas totalement la règle de la « grande muette ». Les archives du service d’ordre laissent entrevoir de 1948 à 1952 des exemples de militaires d’active membres de l’appareil de sécurité. C’est souvent le cas dans les départements à forte présence militaire et abritant des régiments parachutistes. Dans les Pyrénées-Orientales, le service d’ordre gaulliste est composé en 1948-1949 d’une quarantaine de marsouins et de parachutistes dits « civilisés ». Le terme, qui figure à plusieurs reprises dans la correspondance du SO, désigne des militaires habillés en civil lors des réunions publiques pour donner le change. Situation similaire en 1949 à Brest où des parachutistes « en civil » assurent la sécurité des meetings gaullistes. Le socle du SO gaulliste dans le Gers en 1952 est composé des parachutistes de la base d’Auch. Dans le Vaucluse la même année, le responsable SO Robert Chausse intègre dans son dispositif une quinzaine de militaires du régiment d’Orange. En Savoie, le SO gaulliste est composé jusqu’en 1952 d’une vingtaine de militaires stationnés sur la base du Bourget avant que ce groupe n’éclate à la suite de diverses affectations. Dans l’Aisne, le délégué SO Georges Lalanne signale à Dominique Ponchardier qu’il a « l’avantage » d’avoir dans son département deux régiments : le 67^e BI et le 6^e cuirassier, qui à eux seuls lui procurent « un effectif de compagnons officiers et sous-officiers de 80 inscrits28 ». En Lozère, les seuls éléments du SO sont le lieutenant Buysse de l’armée de l’air à Mende (qui dirige la 284^e compagnie de balisage radio) et quelques gendarmes. L’adjoint du responsable SO de Lyon (Maurice Getto) en 1952 est Roger de l’Assomption, sergent à la 1^re demi-brigade coloniale de commandos parachutistes. Sans parler de l’existence d’un SO gaulliste dans la Zone française d’occupation (ZFO) en Allemagne alors que seuls des militaires français d’active y stationnent29.

26Certaines antennes du SO semblent très militarisées comme le service d’ordre gaulliste du Puy-de-Dôme en janvier 1949. Supervisé par le docteur Guy Fric, délégué départemental du RPF, l’appareil de sécurité local dispose d’un bureau comprenant le capitaine et ancien résistant Jean Tavers (adjoint de Guy Fric) assisté du lieutenant de réserve Marcel Guillaume (industriel et à ce titre « trésorier SO »). Ce même bureau compte des « conseillers » tous militaires (à l’exception de Coissard, ancien intendant de police) : les colonels Mahan (ingénieur militaire), Guillaume et Vidal, les commandants Lamarine et Spindler (chef d’état-major et « ex-chef du contre-espionnage région »). Si les colonels Guillaume et Vidal sont dits « dégagés des cadres », cette mention ne figure pas pour les autres officiers, laissant supposer qu’ils se trouvent toujours en activité. Les cadres du SO de Clermont-Ferrand sont tous des officiers, parmi lesquels douze lieutenants et un sous-lieutenant. Très précise, la note des chargés de mission régionaux Bastos et Rigollier précise que trois de ces lieutenants se trouvent encore dans l’armée active : MM. Dubost, Luc-Bellemont et Sarlat. Comptant près de 200 membres, ce SO estime pouvoir recruter et encadrer jusqu’à 2 000 hommes si nécessaire. Ces éléments (relevant parfois d’amicales d’anciens de la 1^re DFL et FFL) diffusent discrètement la propagande gaulliste en milieu militaire mais constituent aussi de potentiels agents « infiltrés » susceptibles de recueillir des informations sur le « climat politique » (selon une expression employée dans les rapports internes du Rassemblement) au sein des unités et repérer une éventuelle subversion communiste. Si ces pratiques semblent souvent empiriques et informelles, elles prennent parfois une forme plus organisée. Le SO de Clermont-Ferrand a constitué une équipe de « noyautage » (sic) composée de plusieurs responsables : pour les prisonniers de guerre, pour la base aérienne d’Aulnat (lieutenant Goalard), pour le 92^e RI train (colonel Barlier) et pour la police30. La mention « responsable Nord-Africains » se retrouve fréquemment dans les archives du SO concernant les éléments militaires, laissant entendre que la direction a organisé délibérément un recrutement dans ce milieu militaire spécifique. Soit pour y prévenir une propagande indépendantiste, soit parce que le travail de pénétration y est plus facile. En février 1949, le chargé de mission régional André Lehmann met ainsi en relation le capitaine Germain en poste à Metz et le compagnon Pinel, « chargé de mission SO Nord-Africains » dans le but de mettre en place « un sérieux travail d’implantation dans le milieu musulman31 ».

27Pour être présents au sein du service d’ordre, les militaires d’active y restent néanmoins minoritaires. Si le geste relativement anonyme consistant à prendre une carte du RPF les place déjà dans l’illégalité, l’engagement actif au sein d’un service d’ordre militant les expose trop au regard des autorités. Les intéressés ont du reste conscience du caractère clandestin de leur activité politique et des dangers que celle-ci peut leur apporter. Désireux d’organiser dans le camp de Satory à l’été 1951 un groupement d’anciens d’Indochine et de la 1^re DFL et FFL, les deux militaires gaullistes Soichet et Roques envisagent cette fondation de manière « secrète puisqu’à titre militaire32 ». Si les systèmes idéologiques et les logiques finales sont radicalement différents, cette pénétration gaulliste n’est pas sans rappeler celle tentée par le parti communiste à la même époque pour infiltrer l’appareil militaire et mettre en place un appareil paramilitaire clandestin33. La discrétion est recommandée par la direction nationale elle-même. En mai 1949, le siège fait parvenir à la fédération marseillaise une circulaire lui demandant d’éviter de nommer des militaires de carrière à des postes de responsables afin « d’éviter des mutations punitives (Colonies, Indochine)34 ». L’oubli de ces principes de précaution a de graves conséquences. Début 1949, la permanence RPF de Saint-Étienne commet l’erreur d’envoyer des convocations ouvertes à la caserne Ruillère qui abrite le 38^e régiment d’infanterie. La sécurité militaire ouvre une enquête qui s’achève par des mesures disciplinaires. Les militaires se contentent donc d’offrir au RPF une aide occasionnelle discrète. À Saint-Brieuc en mars 1948, 80 parachutistes du bataillon SAS local permettent à Roger Barberot de tenir son meeting face aux communistes, en assurant un service d’ordre improvisé que le SO officiel du parti s’est montré incapable d’organiser. Au fur et à mesure des années, le contrôle de la sécurité militaire se durcit, rendant de plus en plus délicat l’emploi de militaire dans le SO. Avant de partir pour le Brésil en novembre 1950, l’ancien responsable SO pour les Alpes-Maritimes Robert Calviera écrit au siège pour solliciter un « piston » en faveur d’un de ses amis, Pierre Vinciguerra, sergent en Allemagne et selon lui « cassé pour son gaullisme ». Le Rassemblement, de plus en plus isolé politiquement, peine à protéger ses sympathisants.

28Au demeurant, les militaires d’active posent aussi problème aux responsables de la sécurité. Peu disponibles car pris par les astreintes de leur métier et leurs missions extérieures, surveillés de près par leurs supérieurs, ces sympathisants gaullistes restent d’une utilité relative pour la protection du RPF. Le délégué SO de l’Aude le reconnaît en avril 1951. Sollicité par le général Billotte pour lui indiquer les effectifs de son service d’ordre, le responsable, s’il place en première position un groupe de 40 « hommes de choc » composés notamment d’anciens parachutistes, il repousse en troisième ligne « un élément instable de militaires appartenant à deux bataillons de coloniaux stationnés à Carcassonne ». Les fréquentes affectations en Indochine et Afrique du Nord ont amputé ce groupe autrefois très important (50 hommes). Dans le Haut-Rhin, le SO se disloque en mai 1952 quand le militaire qui s’en occupait est envoyé en Indochine. Dans le Vaucluse, cette forte mobilité des militaires pousse le délégué Robert Chausse à les considérer comme un simple appoint. Sollicité par Dominique Ponchardier pour distinguer des éléments « sûrs » et rapidement mobilisables, il ne range pas les parachutistes de la base d’Orange dans cette première catégorie. Selon lui, ces militaires restent « des braves gens qui marcheront seulement si cela ne les dérange pas trop, qu’ils soient ou non prévenus à l’avance […], qui seront disponibles suivant les circonstances (indépendantes de leur volonté)35 ».

Un modèle militaire par la structuration verticale, le caractère permanent et le fonctionnement autoritaire du service d’ordre

29Serge Berstein a insisté sur le caractère « pyramidal et hiérarchique » de l’organisation du RPF, « tout entière destinée à affirmer l’autorité du président ». Ce dernier n’est pas élu, les instances dirigeantes ne sont en rien l’émanation de la base, de Gaulle qui dispose d’aides de camp, a désigné seul les membres du comité exécutif. L’organigramme du RPF est donc de nature à alimenter les soupçons sur les projets politiques du Général. « Ce parti-armée » selon la formule de l’historien, « organisé pour porter son chef au pouvoir, apparaît comme ignorant les procédures démocratiques. On est bien en présence d’une chaîne de commandement de type militaire où seul le chef décide, même s’il prend conseil de ses féaux36 ». Dans son organisation, le service d’ordre du Rassemblement pousse à l’extrême cette tendance autoritaire du gaullisme d’opposition. Sa structuration de type militaire contribue à faire de l’appareil de sécurité RPF une formation paramilitaire. Certes, un service d’ordre militant, parce qu’il est destiné à intervenir rapidement dans des situations tendues pour rétablir l’ordre par la violence si besoin, est nécessairement marqué par une organisation hiérarchique et un fonctionnement autoritaire. Au sein de tous les SO, un chef donne des ordres, la troupe suit et le principe de discipline est essentiel. Il ne s’agit pas pour les gros bras de discuter librement de motions lors d’un congrès mais d’obéir et d’agir. Toutefois, à partir de ces invariants s’imposant à tous les appareils de sécurité toutes tendances confondues, les modes d’organisation diffèrent selon les cultures des familles politiques. Au nom de l’efficacité, jusqu’où est allé le service d’ordre du RPF dans son organisation paramilitaire ?

30À en croire les rapports policiers remis aux autorités politiques, le SO du Rassemblement est structuré comme une véritable phalange selon un modèle pyramidal permettant une mobilisation rapide37. En 1948, l’unité de base serait « le groupe » composé de 24 hommes placés sous le commandement d’un chef de groupe. Trois groupes formeraient une « section » placée sous l’autorité d’un chef de section. Les sections recevraient leurs ordres d’un chef de secteur dépendant directement du centre régional. Le secteur ne serait pas strictement délimité. Il comprendrait selon les cas soit un département entier soit seulement un arrondissement. La note de la Sûreté cite l’exemple du secteur sud-est de la banlieue parisienne intégrant les communes de Maisons-Alfort, Charenton, Vitry, Ivry, Saint-Maur, Créteil, Alfortville, Choisy-le-Roi, Montrouge, Malakoff. À Paris, six chefs de secteurs se partageraient la capitale, chacun d’eux étant aidé par un adjoint en liaison constante avec les chefs de section. Dominique Ponchardier chapeauterait l’ensemble du SO en région parisienne. À en croire le même rapport, il n’y aurait pas à proprement parler de « groupes de communes » mais dans chaque commune serait désignée par roulement chaque matin une équipe de permanence dite « équipe centrale », capable d’entrer en action à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Cette équipe centrale serait chargée éventuellement des représailles en cas d’attaque de la permanence. S’agissant du recrutement, les membres du SO seraient parrainés pour des raisons de sécurité par les chefs de groupe ou de section, pris en général parmi d’anciens combattants. Ces éléments seraient choisis soigneusement, une enquête serait faite à leur sujet sous la responsabilité des chefs de secteur et chaque centre posséderait un fichier complet avec photographie et extrait du casier judiciaire (en principe vierge). L’assiduité aux réunions serait de rigueur, trois absences non justifiées pendant un mois entraînant une radiation d’office.

31En réalité ce discours policier contribue à entretenir la crainte fantasmatique du complot gaulliste. La description du SO du Rassemblement n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle du PSF dans les années 1930 avec son organisation militaire en « mains » et son principe d’autorité verticale. Ce rapport de la Sûreté présente plus un modèle organisationnel théorique qu’une réalité militante. Certes, la structuration pyramidale rapportée ici est la bonne : groupe/section (département ou arrondissement)/centre régional/siège. Certes, des permanences RPF sont surveillées notamment durant la nuit lors des campagnes électorales. Certes, le recrutement donne lieu à des vérifications pour écarter d’éventuels provocateurs ou éléments excités. Il existe même, ce que ne dit pas le rapport, des fichiers départementaux et cantonaux du SO, avec pour chaque membre une fiche mentionnant âge, profession, numéro de téléphone, spécialités et moyen de transport (à raison d’une voiture pour cinq hommes)38. Pour le reste, il y a loin de la coupe aux lèvres. Les archives du service d’ordre, notamment les rapports des délégués régionaux SO début 1949 (phase de réorganisation Carré) laissent plutôt entrevoir une structuration assez chaotique ou inexistante par endroits, des groupes et sections fonctionnant en huis clos sans directive du siège, des responsables autoproclamés ou en situation de concurrence avec d’autres chefs locaux, des recrutements malheureux enfin d’individus louches donnant lieu par la suite à bien des problèmes.

32De nombreux départements sont dépourvus de tout appareil de sécurité gaulliste. De l’avis des responsables concernés, le SO reste « embryonnaire » en 1949 dans le Pas-de-Calais, « en sommeil » de 1950 à 1952 dans la Haute-Marne, « inexistant » en 1952 en Ardèche, dans l’Eure ou dans le Jura. Fin mars 1948, Roger Barberot envoie un rapport à André Malraux après avoir animé plusieurs meetings en Loire inférieure et dans les Côtes-du-Nord, le constat est sévère : « Nulle part le service d’ordre n’est organisé de façon sérieuse, aucune instruction n’a été donnée aux délégués pour l’organiser. Ceux-ci croient que leur travail est achevé lorsqu’ils ont disposé dans la salle un certain nombre de militants. Il faut une organisation minutieuse, des hommes disciplinés et groupés en sections, sous-sections. À Saint-Brieuc, la réunion s’est déroulée calmement grâce à notre organisation, à Guingamp, le service d’ordre a été inexistant et la réunion détestable39. » En réalité, la situation est variable d’un endroit à un autre. Dans le Sud-Ouest, le SO bordelais compte six sections de six hommes dans chacun des sept cantons avec un responsable par canton et par section. La Charente maritime et le Béarn sont également concernés par ce modèle hiérarchisé et structuré. En revanche le Lot et le pays basque ne comptent pas du tout de SO40.

33Bras droit de Paul Leistenschneider, Jacques Laboureau s’efforce, en 1949-1950 avec un bonheur inégal, de discipliner l’appareil de sécurité gaulliste en rappelant l’autorité du siège et les domaines de responsabilité de chacun41. Mais en veillant bien à ne pas faire dériver son mouvement vers une forme trop paramilitaire susceptible d’inquiéter la population et de valider les soupçons du gouvernement comme les accusations communistes. La direction nationale réfrène ainsi certaines initiatives locales trop marquées par l’influence militaire en termes d’organisation, d’esprit et de sémantique. Dans le Haut-Rhin, début 1951, le nouveau responsable départemental du SO, A. Sibille, propose un dispositif ambitieux composé de « groupes », « sous-groupes », « sections », « compagnies d’ordre », « bataillons d’ordre », dirigé par un « état-major avec service de liaison et groupes spéciaux », appuyé par « service d’ordre complémentaire » (réserve) et un « service d’ordre spécial », sorte de « service de renseignement » pratiquant « le renseignement sur les hommes politiques et l’infiltration dans tous les partis » grâce à ses « indicateurs, HC, agents, poste et antenne42 ». Le rapport envoyé au siège suscite les réserves de Jacques Laboureau qui note en marge : « À mon avis, les termes militaires sont évidemment à ne pas retenir. » Avec son organisation en « listes » selon une distinction qui n’est pas sans rappeler celle entre militaires d’active et militaires de réserve, Dominique Ponchardier retrouve une logique paramilitaire conforme à son tempérament baroudeur.

34L’appareil de sécurité gaulliste présente un niveau et des modalités de structuration très divers selon les époques et la personnalité de ceux qui l’animent localement. Certains s’efforcent de respecter la distinction civils/ militaires et se contentent d’une discipline minimale. À propos du SO bordelais entre 1947 et 1949, Paul Belin note : « La hiérarchie n’était pas très rigide, mais le volontariat enflammé des participants permettait d’obtenir un ordre convenable dans nos rangs et nos actions diverses, y compris le collage d’affiches qui provoquait des contacts avec ceux d’en face43. » D’autres, souvent officiers de réserve et/ou anciens chefs de maquis, appliquent à leur SO un modèle militaire assumé. À Metz en avril 1952, le responsable met au point une organisation stricte. La quarantaine de membres sont répartis en trois équipes, chacune se composant d’un chef, d’un adjoint et d’une quinzaine d’hommes. « En cas de manifestations importantes, ce service d’ordre est renforcé par des volontaires, lesquels ne sont admis que sur présentation de leur carte de membres du RPF. Ces auxiliaires sont immédiatement incorporés dans une équipe, l’équipe initiale se scinde alors en deux, la deuxième fraction passant sous les ordres de l’adjoint44. » Dans le Vaucluse, en juin 1949, le Commandant M. ne s’embarrasse pas de circonvolution pour faire l’apologie du modèle paramilitaire : « L’organisation du SO pour être efficace et correcte doit obligatoirement prendre une forme d’organisation prémilitaire, son fonctionnement doit conserver la plus grande clandestinité, ces conditions ne peuvent être obtenues qu’avec une discipline stricte de la part des chefs et librement consentie de la part des hommes. »

35Autre caractéristique du SO gaulliste qui le fait pencher du côté paramilitaire : sa nature permanente. Les autres services d’ordre militants de l’époque fonctionnent de manière occasionnelle, les adhérents sont sollicités pour sécuriser une manifestation avant d’être démobilisés après l’événement. Même le PCF marqué par une culture d’autorité et un SO massif ne semble pas disposer sous la IV^e République de bataillons permanents (exceptées les équipes affectées à la défense du siège ou des personnalités), se contentant de puiser dans les effectifs de ses fédérations (ou dans les rangs de la CGT) pour former un service d’ordre à l’occasion d’un défilé ou d’une manifestation (ce qui n’empêche pas de solliciter souvent les mêmes individus qui développent alors un savoir-faire particulier et appliquent des procédures types d’intervention). En revanche, les gros bras gaullistes appartiennent à une structure fixe qui ne dépend pas de l’instant mais se trouve inscrite dans la durée. Le SO fonctionne en continu sur le modèle de l’armée qui n’existe pas uniquement en temps de guerre mais s’entraîne en permanence pour être prête en cas de conflit. Cette structuration pérenne fait ressembler le SO gaulliste aux appareils de sécurité de l’entre-deux-guerres, tant les SO ligueurs que les SO de gauche (SO communiste d’avant 1934 avec les GDA ou TPPS socialistes des années de Front populaire) marqués par cette caractéristique propre aux phases historiques de tension politique (qui maintient en tension constante les énergies militantes).

36Comment expliquer cette spécificité organisationnelle ? Le fait qu’elle se retrouve avec le SAC (SO aussi permanent) dans le contexte politique et institutionnel pourtant très différent de la V^e République, tend à prouver que cette particularité relève moins d’une conjoncture spécifique (la guerre froide marquée par le choc avec les communistes) que d’une culture politique. Lors des auditions en 1981-1982 de la commission d’enquête parlementaire sur le SAC, le rapporteur communiste et député de la Seine-Saint-Denis Louis Odru interroge le journaliste de L’Humanité Alain Guérin sur le sujet : « Les partis classiques n’ont pas de service d’ordre permanent : quand il y a une manifestation, la CGT, le PC, le PS en créent un qui disparaît le soir même. Comment expliquez-vous que le RPF puis le RPR aient eu une structure particulière ? Qu’est-ce qui faisait que le général de Gaulle avait besoin d’un organisme plus “musclé” et plus lié à sa personne qu’à son propre parti45 ? » Avec une certaine partialité, le journaliste, qui a longtemps tenu la rubrique judiciaire de L’Humanité46, répond que le caractère permanent des services d’ordre est le fait des partis de droite (globalisant de manière excessive cette famille politique, alors que les Modérés n’ont jamais eu de SO permanent, voire de SO tout court). Avant de suggérer que cette disposition s’explique par le manque de militants de ce courant politique qui obligerait les responsables à s’entourer de manière permanente d’équipes « de gens payés ». Compte tenu des effectifs important du SO du RPF, la remarque n’est pas pertinente. Le même journaliste est en revanche plus crédible quand il met en avant « le sentiment de compagnonnage » et « la conscience d’être un petit nombre ». Cette particularité gaulliste en matière de psychologie militante, déjà interrogée par Bernard Lachaise et Floran Vadillo47, et qui croise la fidélité inconditionnelle à un homme et à son combat avec le sentiment un peu élitiste d’appartenir à une petite cohorte partageant les mêmes valeurs, joue ici un rôle essentiel. Ce sentiment de « compagnonnage » semble plus fort chez les gens du service d’ordre que chez les autres adhérents du Rassemblement et favorise la volonté de se regrouper dans une organisation spécifique et pérenne pour vivre intensément et de manière excluante cette fidélité identitaire. Deux autres caractéristiques du SO expliquent sa nature permanente. Le poids des militaires et anciens combattants au sein de cette structure qui ont amené avec eux leur modèle organisationnel. Le fait enfin que le service d’ordre en question, à la différence des autres structures du même type à gauche, ne sert pas à encadrer les manifestations, pratique militante quasi inconnue de la culture politique gaulliste, mais à sécuriser les locaux et à protéger les orateurs du RPF lors des meetings. Ces deux fonctions appelant par définition une action en continue, le service d’ordre ne peut être que permanent.

37Si dans sa structuration, son fonctionnement et son recrutement, le SO gaulliste s’inspire de l’armée, il n’en respecte pas tout le décorum. Dans l’appareil de sécurité du Rassemblement, pas d’uniforme, pas de défilés, pas de port d’armes. Alors que ces trois critères (permettant de dire d’une organisation qu’elle est de nature paramilitaire) étaient souvent réunis avant-guerre dans les services d’ordre des ligues nationalistes (avec des nuances puisque les dispos des Croix-de-Feu ne portaient pas l’uniforme) mais aussi des partis de gauche, ils sont largement absents du SO du RPF. L’uniforme y est inconnu et la distinction vestimentaire se limite au port d’un insigne (épingle de couleur ou croix de Lorraine fixée de manière inclinée pour distinguer les gens du SO des autres militants). Dans la Loire où Lucien Neuwirth commande les groupes de protection du RPF en 1947-1948, ces derniers arborent un insigne inspiré de celui des FNFL48. Le colonel Rémy justifie ce refus de l’uniforme : « Nous ne devons, en aucune façon, jouer au petit soldat et je déteste pour ma part, tout essai d’habillement uniforme qui nous ferait ressembler à ces SOL dont nous détestons jusqu’au souvenir49. » Les exceptions sont très rares et toujours liées à des raisons pratiques n’ayant rien à voir avec l’esprit paramilitaire. Interrogé par Bernard Lachaise, Paul Belin, responsable du SO bordelais de 1947 à 1949, évoque lors d’un déplacement à Bergerac pour un meeting de Jacques Debu-Bridel le port de treillis kaki militaires par-dessus le pantalon, « mais c’était pour mieux nous reconnaître entre Bordelais au milieu de gens inconnus de nous50 ». L’impression martiale qui s’en dégage selon le préfet (décrivant ces hommes comme « vêtus de chemises et de culottes kaki »), nuit toutefois à l’image du RPF d’autant que la presse du PCF ne manque pas de rappeler le précédent ligueur. À l’occasion d’une réunion gaulliste avec Jacques Chaban-Delmas en présence d’un SO en uniforme, le quotidien communiste La Gironde populaire évoque « les groupes d’assaut en tenue kaki, rappelant étrangement les bandes de La Rocque51 ».

38S’agissant des défilés, si les gros bras gaullistes ont pu en 1948 traverser les municipalités de la banlieue rouge en des convois motorisés bruyants pour fêter des réunions publiques tenues sans problème en territoire « adverse », ils n’ont jamais défilé au pas. Le colonel Paul Sentenac, qui lance le RPF en 1947 dans l’Ariège avant de suivre les activités du Rassemblement dans la Haute-Garonne puis l’Hérault, se montre catégorique. « Je n’ai jamais connu aucun défilé organisé par le RPF. Avant-guerre les ligues fascistes défilaient le bras tendu, pendant l’Occupation la Milice défilait au pas cadencé, le PC défilait le poing tendu dès après la Libération comme il le faisait avant-guerre, les partis de gauche également le poing levé, le RPF pas52. » Reste le rapport particulier à l’autorité. La dimension paramilitaire du SO gaulliste s’observe avec le plus d’évidence dans la véritable mystique du chef qui anime les gros bras et le langage martial avec lequel cette fièvre s’exprime. Tout le Rassemblement est concerné à des degrés divers par ce culte de l’autorité mais il prend dans le service d’ordre une dimension supérieure. Au-delà de son titre officiel dans l’appareil militant, le responsable est un « chef ». Son autorité ne découle pas d’un statut politique quelconque mais de son courage (éprouvé si possible à la guerre), de sa fidélité (validée par une adhésion souvent précoce au RPF) et de son charisme personnel. Il s’y ajoute un lien moral qui l’unit au leader national du service d’ordre et au-delà à de Gaulle en personne. Le courrier de l’appareil de sécurité est rempli des termes « fidélité », « honneur », « courage », « sacrifice », « mission », « exemple », « combattants », « chef », « guerre » qui contribuent à dépolitiser le service d’ordre pour mieux le moraliser et le militariser en présentant le SO comme une troupe d’élite, un bastion des fidèles.

39Dans ce contexte, la démission d’un responsable local est inenvisageable même en contexte de tensions internes. Alors que M. Rodes, un des adjoints du responsable SO de Seine-et-Oise, Vannes-Jouve, veut quitter son poste en février 1949, son supérieur lui rappelle son devoir en des termes rappelant ceux qu’emploierait un capitaine pour motiver sa troupe avant une mission difficile :

« Le colonel vous considère toujours comme membre du Service d’Ordre et engagé solennellement vis-à-vis de lui. Il sait que vous êtes un homme de valeur. Il vous dit que vous n’avez pas à vous décourager par l’immédiat. Il est souvent pénible de survivre à la guerre sage que nous menons. Les vrais combattants seront ceux qui auront tenu jusqu’au bout. Et ceux qui tiendront jusqu’au bout ne seront d’autres que ceux du SERVICE D’ORDRE. C’est par nous et sur nous que cette guerre se terminera. Votre rôle est de vous ressaisir, quoi que vous ayez pu voir se passer autour de vous. C’est le rôle d’un Chef à qui le Colonel a fait confiance. Et c’est justement dans les moments difficiles que se reconnaît un Chef […]. Vous n’avez pas le droit de démissionner de votre poste vis-à-vis de la Direction mais aussi vis-à-vis de vos hommes. Nous formons une équipe solide et homogène. Nous comptons sur vous, sur vos hommes, comme vous pouvez compter sur nous. Se retirer, c’est une dérobade… Et nous savons que vous n’êtes pas de ceux qui se dérobent53. »

40Ce discours viril, qui fait du SO une élite de compagnons engagés par un serment de fidélité, est récurrent dans toute l’histoire du service d’ordre. Il prend encore plus de force à partir de 1952, quand les difficultés politiques s’accumulent et que certains sont tentés par l’abandon54. Cette distinction valorisante entre les SO et les « politiques » du RPF constitue la source de bien des problèmes relationnels entre l’appareil de sécurité et le reste du Rassemblement.

Un modèle militaire par la circulation d’armes

41Dans la France des années suivant la Libération, les armes de guerre sont encore abondantes et leur circulation clandestine alimente bien des rumeurs. Spécialiste du BCRA, Sébastien Albertelli a recensé 592 tonnes d’armes (pistolets, fusils, mitraillettes, grenades, munitions) parachutées par les alliés en France entre 1943 et l’été 194455. Parmi elles, près de 20 0000 mitraillettes… À ceci s’ajoutent les armes récupérées lors de la débâcle de 1940, celles saisies dans les dépôts de l’armée d’armistice et celles enfin prises à l’occupant lors des combats de la Libération56. Même si la plupart ont été soit détruites lors des batailles soit remises aux nouvelles autorités officielles (notamment lors du désarmement des Milices patriotiques à l’automne 1944), une part non négligeable a été conservée par les intéressés et dissimulées dans des caches diverses. Une fascination pour les armes (traditionnel support d’identité masculine comme le rappelle François Cochet57) renforcée durant la guerre et la volonté de conserver un souvenir concret de son engagement, le souci d’assurer sa protection en cette période tendue de la Libération où la désorganisation administrative et policière crée l’insécurité, la tentation insurrectionnelle chez certains communistes, tout concourt à favoriser la constitution d’arsenaux clandestins plus ou moins importants notamment dans les régions marquées par la Résistance. Le journal du président Vincent Auriol est plein pour les années 1947-1949 de références à des dépôts d’armes clandestins (en général communistes) que la police découvre ou dont elle subodore l’existence58. Durant toute la IV^e République et même au-delà, ces revolvers, fusils et mitraillettes ressurgiront par l’intermédiaire du grand banditisme ou d’affaires criminelles concernant de simples particuliers59. La politique s’en trouve aussi affectée. Lors d’affrontements entre militants durant les années 1947-1948, des armes de guerre sont utilisées (grenades à Épernay contre des gaullistes le 11 avril 194860, mitraillettes comme à Grenoble contre des communistes le 18 septembre 1948) qui étaient encore inaccessibles dans les années 1930 marquées pourtant par une forte violence politique. Les services d’ordre des partis, structures militantes les plus à même d’être au contact d’armes par leur nature et leur clientèle, sont les premiers touchés par cette nouvelle configuration61.

42Qu’en est-il précisément du SO du RPF composé en grande partie d’anciens résistants et de militaires de réserve, où la crainte d’un coup de force communiste est obsédante ? Cet appareil de sécurité s’est-il équipé d’armes de guerre, et si oui dans quelle mesure et pour quels objectifs ? Loin d’être anecdotique ou simplement technique, la question des armes à feu est en réalité fondamentale car elle permet de distinguer entre d’un côté le service d’ordre d’un parti, structure politique certes marquée par la tension mais acceptée par la police et la justice tant qu’elle respecte certains interdits (dont justement celui du port et de l’utilisation d’armes à feu en public), et de l’autre la milice qui s’affranchit de l’interdit sur les armes à feu. Lors des incidents de Grenoble en septembre 1948, le ministre de l’Intérieur, invité par le député socialiste de Limoges Jean Le Bail à distinguer les services d’ordre des formations paramilitaires pour éviter « le retour d’un 6 février 1934 », propose le distinguo suivant : « Lorsqu’un parti quelconque met un brassard à une dizaine de ses hommes pour assurer le bon ordre de ses réunions, il ne commet aucun acte illicite. Il en va différemment s’agissant de ces groupes armés sur les jeeps. Aucune autorisation de port d’arme n’a été donnée et ne sera donnée à un membre quelconque d’un service d’ordre politique62. »

43Si le rapport aux armes constitue une nette ligne de démarcation entre service d’ordre et milice, reste une question importante : de quel type d’armes parle-t-on ? À aucun moment dans sa réponse, Jules Moch n’a précisé qu’il s’agissait d’armes à feu. Si l’implicite semble évident, cette nuance mérite d’être soulevée car l’immense majorité des blessés lors d’affrontements entre communistes et gaullistes le sont par des armes blanches (couteaux), matraques et coups de poing américain, frondes et lance-pierres, tessons et rasoirs, grenades lacrymogènes et bouteilles d’acide, fouets et nerfs de bœuf. Voire par des chaises, bancs, cailloux et autres objets projetés avec force. Lors d’un meeting se déroulant à La Rochelle le 15 mars 1949, le responsable départemental du SO Jean Foulquier et ses 76 hommes peinent à maintenir l’ordre face à 300 communistes déchaînés. S’étant repliés devant la tribune, ils subissent l’assaut de leurs adversaires : « Les chaises et les tabourets entrent en action et de part et d’autre force horions furent échangés, un de nous a reçu un coup de chaise sur le crâne et a eu deux dents cassées. Le commissaire de police, également présent dans la salle, en a pris un drôle de coup63. » Lors de la réunion RPF du gymnase Jean Jaurès du 27 septembre 1948, le communiste qui monte à la tribune porter la contradiction… laisse tomber sa matraque. Beaucoup de gens du service d’ordre seront blessés, parfois grièvement, en l’absence de toute arme, par des simples coups de pied et coups de poing. Or, s’agissant de ces violences physiques commises sans armes à feu, les autorités font preuve d’une tolérance tacite.

44Le SO également. Dès mars 1948, le colonel Rémy le reconnaît explicitement lors d’une réunion des cadres du service d’ordre où ses propos sont rapportés par les RG : « La question des armes est abordée : celles-ci seront uniquement défensives, matraques et poings américains pouvant être utilisés en tout dernier ressort64. » En 1950, les statuts du service d’ordre du RPF du Bas-Rhin précisent : « le SO condamne et interdit strictement tout port d’armes prohibées à ses membres ». Ce qui laisse entendre que les armes non « prohibées » sont potentiellement autorisées… La presse communiste se fait régulièrement l’écho de violences commises lors de réunions contradictoires par des gros bras gaullistes armés de matraques et de couteaux. ÀToulouse le 22 mars 1948, à en croire L’Humanité, lors d’un meeting de Gaston Palewski, les hommes du RPF « se ruent sur les patriotes qui proclament leur haine du fascisme. Armés de matraques, de coups de poing américains et de couteaux à cran d’arrêt, ils brutalisent des femmes et blessent de nombreuses personnes65 ». Le même jour à Angoulême, le quotidien communiste rapporte la présence dans un meeting RPF d’un service d’ordre équipé « de coups de poing américain et de matraques ». Si ces allégations sont discutables par leur origine partisane, certaines arrestations de militants du SO par la police attestent de la présence occasionnelle d’armes blanches et/ou de matraques parmi les gens de la sécurité gaulliste. Après le meeting parisien avenue Jean-Jaurès du 27 septembre 1948 qui voit des bagarres entre adhérents du RPF et communistes, 22 gaullistes sont arrêtés pour port d’armes et jugés en audience de flagrant délit de la 12^e chambre correctionnelle. Les prévenus, dont des anciens de la 2^e DB, s’étaient équipés de matraques et couteaux. Ils sont condamnés (ainsi que trois communistes trouvés avec sur eux des billes d’acier) à une peine de quinze jours de prison, sentence sévère qui montre que la justice tient à faire des exemples après les incidents de Grenoble66. Si la question des armes à feu est essentielle puisqu’elle fonde la réglementation en matière de sécurité militante, elle doit donc être relativisée car les seules armes à feu n’épuisent pas le sujet de l’armement du service d’ordre.

45Une chose est certaine : des armes à feu circulent parmi les gros bras du Rassemblement. Plusieurs éléments en apportent la preuve : l’arrestation par la police de membres du SO propriétaires illégaux d’armes de guerre sur eux ou à leur domicile, la découverte d’arsenaux clandestins liés plus ou moins directement au RPF, des accidents mettant en œuvre des militants du SO et impliquant des armes à feu, des utilisations criminelles d’armes de guerre lors de réunions ou de rassemblements politiques. Autant d’affaires dont le coût politique en termes d’image est important pour le RPF. Celles-ci permettent dès le printemps 1948 au comité central du PCF de réclamer dans le point 12 du « programme de salut national » la dissolution « des groupes paramilitaires de guerre civile organisés par le RPF dans un souci de défense républicaine et de salubrité nationale ».

46Les premières affaires de militants RPF arrêtés en possession d’armes de guerre débutent dès l’année 194767. À Montbéliard le 27 mai une auto conduite par quatre membres du Rassemblement est arrêtée par la police qui découvre à l’intérieur des grenades. À Lille, le 5 décembre, une voiture force plusieurs barrages. La voiture enfin maîtrisée, on arrête quatre militants RPF en possession de mitraillettes et de grenades68. Le 11 février 1948, Michel Sillion, membre du service central de propagande, est interpellé par les inspecteurs de la Sûreté nationale qui découvrent à son domicile de Saint-Rémy-les-Chevreuses (Seine-et-Oise) deux fusils-mitrailleurs modèle 1924, neuf fusils de guerre français et un pistolet-mitrailleur allemand. Perquisitionnant rue Taitbout dans les locaux du Rassemblement, les policiers récupèrent une autre mitraillette que Michel Sillion avait dissimulée aux toilettes. Les responsables RPF ont beau expliquer que l’interpellé n’est plus membre du Rassemblement depuis une dizaine de jours (système de dénégation repris plus tard par le SAC), la presse de gauche (socialiste avec Le Populaire, communiste avec Ce soir et L’Humanité) ne se satisfait pas de cette défense et fait sa une sur le « trafic d’armes au siège du RPF ». L’écho est d’autant plus fort que l’affaire tombe en pleine relance (janvier 1948) de l’affaire du Plan bleu dont le gouvernement croit avoir trouvé des prolongements dans l’est de la France. Ce complot avait impliqué des religieux et des châtelains. Or, Michel Sillion a visiblement entreposé ses armes chez des ecclésiastiques en charge d’orphelinats, d’où la question du quotidien Ce soir : « Après l’affaire des couvents, connaîtrons-nous celle des orphelinats ? »

47Deux mois plus tard, le 16 avril, c’est le service d’ordre qui est touché directement en la personne de Georges Davoine. Ce dernier avait assuré la garde du Général lors du meeting géant de Vincennes parmi le GP (« groupe de protection ») qui encadrait la tribune. Des photos dans la presse le représentaient alors en uniforme prenant la pose d’un air martial. En perquisitionnant à son restaurant (« Pierre l’aubergiste ») du 18 bis de l’avenue d’Italie, la police découvre un arsenal mais ne communique pas le nombre et le type d’armes saisies. Ce silence permet à la presse communiste de suggérer que « la police de Jules Moch essaie d’étouffer l’affaire » et l’autorise à exagérer l’importance de l’arsenal en évoquant « une mitrailleuse lourde, plusieurs mitraillettes, des revolvers et des caisses de munition69 ». Comme elle l’avait déjà fait à Marseille lors de l’assassinat de Vincent Voulant et comme elle le refera à Grenoble après le meurtre de Lucien Voitrin, L’Humanité procède à une double disqualification du nervi gaulliste : politiquement par son recours à la violence armée, moralement par son implication dans un trafic de faux tickets de pain (la France étant alors encore rationnée) et pour lequel Georges Davoine est également renvoyé devant un tribunal correctionnel. Le même jour, deux camionnettes ne seraient pas suffisantes à en croire le même quotidien pour déménager fusils, mitraillettes, revolvers, grenades, chargeurs, munitions (et même une mitrailleuse lourde jumelée !) entreposés à Ivry chez un militant RPF local. L’arsenal est présenté d’une manière d’autant plus menaçante que le Rassemblement tient au même moment ses assises nationales à Marseille et qu’il convient de faire du parti gaulliste un instrument de guerre civile. Le 13 mai 1948, des fusils de guerre et des munitions sont découverts au domicile de Raymond Massiet, l’ancien commandant Dufresne (chef des groupes militaires CDLR de la Seine et chef d’état-major FFI pour Paris) et président de la commission de l’enseignement du RPF70. Le 15 novembre 1948, la police interpelle au Perreux près de Nogent-sur-Marne, un publiciste du RPF, Robert Guebey, dont la villa abrite un arsenal composé de quatre mitraillettes, huit fusils, une carabine, douze revolvers et plusieurs caisses de munitions contenant 6500 cartouches. Deux mois seulement après les dérapages sanglants de Grenoble, l’incident est supposé illustrer la dangerosité « des groupes armés du RPF fomenteurs de troubles et de guerre civiles71 ». En juin 1949, en plein complot de la Pentecôte, la police arrête le conseiller municipal RPF du 18^e Jack Rateau, impliqué dans cette affaire avec des armes dans sa voiture. Le 7 septembre 1949 enfin, à 2 h 20 du matin, une ronde d’agents interpelle rue Delambre à Paris un individu porteur d’un revolver Colt 11 mm. Amené au commissariat, l’homme se révèle être Jean-Louis Lamoure, « directeur du personnel administratif du RPF » (en réalité ancien responsable de la sécurité du siège). Comparaissant devant le tribunal correctionnel, l’intéressé revient sur sa première déclaration (« ce revolver m’a été donné par mon parti ») et, sur les conseils de son avocat, le jeune et prometteur Jean-Louis Biaggi (membre du SO du RPF72), avance qu’il s’est procuré l’arme « parce qu’il avait peur de ses adversaires politiques et qu’il a cru nécessaire de se défendre après avoir été menacé de mort ». En dépit des antécédents judiciaires de l’interpelé73, le défenseur corse obtient pour son client la peine symbolique de 30 jours de prison avec sursis.

48Certains accidents attestent aussi chez les gens du SO du port occasionnel d’armes à feu durant des meetings du Rassemblement. Lors des assises nationales du RPF à Marseille en avril 1948, un militant du service d’ordre, l’étudiant en médecine Jean Cauvet, qui porte un revolver accroché à sa ceinture, laisse par maladresse tomber l’arme. Le coup part et le blesse au ventre. La police découvre, dans la valise que l’individu portait au moment de l’accident, plusieurs mitraillettes, un revolver, un poignard et des chargeurs74. L’événement s’étant produit le même jour que l’arrestation à Paris de Georges Davoine et la mise à jour de son arsenal clandestin, les deux faits sont rapprochés par L’Humanité pour valider la thèse d’un parti militarisé préparant des provocations. En 1948, lors d’une séance du conseil municipal de Cagnes-sur-Mer, un membre du service d’ordre laisse tomber un revolver de sa poche qui est récupéré rapidement par un voisin gaulliste sans que l’opposition s’en rende compte75. Certaines régions et certains milieux semblent particulièrement concernés par l’usage d’armes. Comme le prouvent les incidents de Grenoble, des armes de guerre circulent dans les milieux gaullistes de la Côte d’Azur. Camille Rayon, délégué régional du RPF et responsable du SO pour la Provence, figure de la Résistance mais personnage fantasque bientôt impliqué lui-même dans des affaires douteuses, contrôle mal ses troupes pénétrées par les gens du Milieu notamment à Marseille et à Toulon. Mais en Provence à cette époque l’utilisation d’armes de guerre et la présence de malfrats dans un service d’ordre politique constituent-elles une spécificité gaulliste ? Anne-Laure Ollivier a montré comment le double modèle de la violence armée et de la collusion politique/criminels s’était diffusé dans l’ensemble du monde politique marseillais (y compris chez les socialistes liés à la famille Guérini) depuis l’entre-deux-guerres au point d’en constituer sous la IV^e République un élément presque banalisé76.

49Tous ces éléments attestent de la présence d’armes de guerre parmi les gens du service d’ordre gaulliste. Ceci étant, la thèse communiste des « bandes armées du RPF » et des « arsenaux du Rassemblement » ne tient pas77. La première réserve tient au nombre assez limité d’affaires de ce type impliquant des militants gaullistes. Alors que la police et la presse communiste sont à l’affût des dérapages du Rassemblement en la matière, ceux-ci restent rares et cantonnés à la période des débuts du parti gaulliste (1947-début 1949) marquée par la tension extrême des premières années de la guerre froide et l’influence encore forte des pratiques de clandestinité et de violence héritées de la Seconde Guerre mondiale. Passé l’affaire Lamoure à l’automne 1949, L’Humanité doit cesser d’alimenter sa rubrique sur les « arsenaux du RPF » faute de nouveaux éléments. La dernière occurrence date du 7 mars 1952 quand le quotidien communiste dénonce « l’agression fasciste » commise par « sept nervis du RPF » qui auraient menacé de leur revolver et brutalisé des militants du PCF dans le local de l’Union des femmes françaises de la rue des Archives à Paris. Par ailleurs, si certains gaullistes sont trouvés porteurs d’armes à feu, tous ne sont pas membres du service d’ordre (à l’image de M. Sillion). Le lien entre ces armes et le parti gaulliste n’est jamais établi clairement. L’Humanité a beau présenter le 27 novembre 1947 l’exemple du maire de Colombes, Paul Bouchu, qui selon le quotidien, envisagerait de distribuer « à ses complices les mitraillettes américaines parachutées », le cas relève plus de la diffamation en période électorale que d’une enquête policière solide. Si le jeune communiste marseillais Vincent Voulant a été tué le 12 novembre 1947 par arme à feu, son meurtrier appartient plus au monde de la pègre qu’à celui du service d’ordre gaulliste même si des passerelles existent localement entre ces deux univers.

50Bien souvent, les faits avancés par la presse communiste manquent de sérieux. Le 18 avril 1948, au moment des assises nationales RPF de Marseille, L’Humanité évoque la présence dans le bureau d’André Malraux d’hommes « armés de mitraillettes occupés à remplir des caisses de grenades » avant de rapporter les propos supposés tenus par l’écrivain : « il faudra qu’à Marseille, l’abcès soit crevé, je vais partir pour cette ville dans ma voiture blindée »… . Parfois, dans le cadre des campagnes de désinformation de la guerre froide, le quotidien se fait l’écho de dépêches alarmistes en provenance d’Europe de l’Est sur les prétendus complots armés du RPF. Le 17 novembre 1948, L’Humanité cite une dépêche de l’agence Telepress de Prague indiquant que le général américain Clay (commandant des troupes américaines en Allemagne) a reçu l’ordre du ministre de la Défense des États-Unis « d’expédier au général de Gaulle des armes prélevées sur les stocks américains en Allemagne : 10 000 fusils et mitraillettes, 1000 mitrailleuses, 10 000 revolvers, 6 000 grenades à main et 5 millions de cartouches » et qu’une partie de ce chargement, qui a passé la frontière par le train, a déjà été signalé à Strasbourg. En fait ces pseudo-révélations communistes sur les arsenaux gaullistes cachés et les coups d’État qu’ils annoncent, s’inscrivent certes dans le nouveau contexte de tension Est-Ouest mais suivent aussi un modèle politique et médiatique plus ancien, celui du combat du PCF contre les ligues nationalistes des années 1930 quand le Parti, suivi par d’autres forces de gauche, dénonçait les caches d’armes du PSF et les complots du colonel de La Rocque. Dix ans plus tard, ce sont les mêmes recettes journalistiques à même de faire fantasmer les lecteurs de gauche (arsenaux considérables dissimulés comme il se doit dans des couvents et châteaux avec la complicité de la police) qui sont employées au profit des mêmes ambitions politiques (discréditer un adversaire sorti du champ démocratique et rassembler à gauche en créant une dynamique de front commun contre le fascisme et pour la défense de la République). Même si dans les deux cas (PSF et RPF) la réalité est décevante (arsenaux dérisoires et complots inexistants) et même si en matière de caches d’armes et de tentation « insurrectionnelle » le PCF n’est pas exempt de tout reproche, la campagne d’opinion communiste, servie par les dérapages limités mais spectaculaires du SO gaulliste (Grenoble en septembre 1948), porte ses fruits auprès de l’opinion.

51Cette campagne contre les nervis armés d’un RPF factieux sera relayée après la guerre d’Algérie par des éléments d’extrême droite pour discréditer politiquement le gaullisme en soulignant sa nature essentiellement autoritaire et ses liens immoraux avec le Milieu. Pour Dominique Calzi, renégat du SAC réfugié à l’extrême droite et qui publiera en 1975 un brûlot sur le service d’ordre gaulliste, le SO du RPF disposait déjà d’armes à feu en grande quantité. Prenant l’exemple de Nice, il rapporte le témoignage du fondateur du SO local, Aimé Pierri. Celui-ci atteste avoir installé avec l’accord de Jacques Foccart et de Jean Dides « une véritable organisation parallèle susceptible en cas de troubles de pallier l’arrêt des services publics », équipée d’émetteurs-récepteurs portables américains (SCR 300) et d’armes datant de la guerre. « Sur le plan armement, nous n’avions aucun problème car la Libération était toute proche. L’essentiel du matériel était constitué par des mitraillettes Sten, Thompson et Schmeisser, des pistolets Colt 45, P-38 et Lüger, des fusils-mitrailleurs Bren, BAR et MG 42 et des grenades à profusion78. » Si le témoignage semble crédible par son apparente précision, il se révèle peu sûr. Jacques Foccart n’a pas en 1947-1948 l’autorité que Patrice Chairoff lui prête sur le service d’ordre du RPF et les noms des responsables niçois locaux cités (Aimé Pieri, Philippe Alfonsi), s’ils font couleur locale, sont inconnus. Il s’agit vraisemblablement d’un des nombreux faux d’un livre ressemblant plus à un règlement de compte politique qu’à une étude solide du service d’ordre gaulliste.

52S’agissant des seuls cas avérés de port d’armes révélés par des enquêtes policières, ils relèvent surtout d’initiatives spontanées et individuelles dans le contexte de tension politique d’après-guerre. Voire parfois d’une démarche de collectionneur amateur désireux de conserver un souvenir de « sa » guerre. Quand ce ne sont pas des trafics clandestins n’ayant rien à voir avec la politique. Michel Sillion avoue à la police avoir cherché à écouler son arsenal auprès d’acheteurs sans y parvenir. S’agissant des armes, c’est la position officielle du RPF qui importe. De 1947 à 1954, la ligne du Rassemblement reste claire : les instances dirigeantes n’ont jamais accepté ou cautionné le port et encore moins l’emploi d’armes à feu au sein du service d’ordre, autant par respect des règles républicaines que par crainte d’une provocation ou d’un dérapage exploité par l’opposition communiste ou le gouvernement. Fin août 1947, l’antenne de Chartres des renseignements généraux avertit le gouvernement qu’une quantité importante d’armes (800 mitraillettes transportées sur deux camions militaires) aurait été proposée au RPF dans le département par un individu proche du Rassemblement79. C’est le RPF qui, ayant refusé la transaction, a transmis l’information aux autorités, permettant aux RG de jouer le rôle de l’acheteur pour identifier et arrêter le trafiquant. Peu importe que les armes (le nombre paraît exorbitant) aient réellement existé ou non dans ce contexte fantasmatique du Plan bleu, la réaction de la direction RPF montre que le Rassemblement n’entend pas sortir du cadre légal.

53Le combat mené par le SO étant de nature strictement politique, il n’appelle pas le recours aux armes. L’action n’est pas l’activisme même si par moments, par endroits et selon les personnes cette distinction semble plus ou moins nette. Un rapport policier du 18 février 1948 émanant de la préfecture de police de Paris et consacré au RPF insiste sur le fait que « le port d’armes individuelles est rigoureusement interdit sous peine exclusion immédiate80 ». Ces menaces ne sont pas que théoriques. Lorsqu’au moment des assises nationales à Marseille en avril 1948, un membre du SO laisse par inadvertance tomber un pistolet qu’il portait et qui le blesse, le colonel Rémy convoque aussitôt les deux responsables locaux du service d’ordre le lieutenant René Auvray (chef de la brigade volante et futur gorille du Général) et Jean-Louis Lamoure (chef de la brigade du siège) pour les réprimander en présence du secrétaire général Jacques Soustelle. Il leur reproche de laisser des gens « apparemment armés » sur les lieux du meeting en violation du règlement intérieur au risque de provoquer des accidents. Cette ligne prudente et légaliste irrite le lieutenant Auvray selon un rapport des RG. « On signale que la discussion serait ensuite devenue orageuse, Auvray ayant reproché au colonel Rémy de suivre trop les politiciens81. » À l’évidence, le tabou concernant le port discret d’armes à feu ne fait pas l’unanimité au sein du SO même si l’interdiction représente la ligne officielle. Cet accrochage recoupe le clivage parmi les gros bras entre ceux qui restent acquis à la ligne légaliste et ceux qui estiment que le RPF peut s’affranchir des règles « politiciennes ». Minoritaires au sein du Rassemblement, ces activistes sont plus nombreux au service d’ordre.

54Instruit par le précédent marseillais, le colonel Rémy, à la veille du déplacement du Général dans le Sud-Est à l’automne 1948, demande au chef du SO des Alpes-Maritimes, Jean Audibert, de faire passer à ses hommes la consigne suivante : « le port d’armes est prohibé, tous les détenteurs seront remis entre les mains de la police ». Au vu du dérapage grenoblois, il semble que la recommandation ait été mal diffusée… Il est vrai que Jean Audibert ne donne pas le bon exemple puisqu’il sera inculpé après Grenoble pour « port d’armes prohibé » (avant de bénéficier finalement d’un non-lieu). Après ces incidents, le « désarmement » est plus que jamais de rigueur comme l’attestent plusieurs rapports policiers concernant l’activité politique du RPF à l’automne 194882. Dans une circulaire adressée en décembre 1949 aux délégués départementaux et régionaux, le nouveau responsable du SO, le colonel Carré, rappelle que « tout membre du RPF surpris porteur d’une arme dans une manifestation sera immédiatement exclu du Rassemblement ». La crainte de provocations gouvernementales semble déterminante. « Nous avons la preuve », ajoute en effet Paul Leistenschneider, « que sur différents points du territoire, l’Intérieur, aidé par les Communistes, cherche à nous compromettre dans des histoires de trafics d’armes ».

55Les délégués départementaux l’ont bien compris qui répercutent la consigne auprès de leurs troupes. Paul Sentenac se souvient de la vigilance sur ce point : « Port d’armes interdit. Les excités étaient refoulés, des fouilles systématiques étaient effectuées avant les activités, les déplacements et à la montée dans les véhicules83. » Responsable du SO gaulliste à Bordeaux de 1947 à 1949, Paul Belin confirme la même intransigeance. « Pas d’arme pendant ma période, sauf quelquefois quelques matraques cloutées que cachaient nos braves africains gaullistes et que je faisais mettre de côté84. » En février 1951, le responsable SO de l’Aisne, Georges Lalanne (que l’on retrouvera au SAC) informe un prétendant à la fonction de délégué d’arrondissement SO : « Le SO ne doit servir qu’à la sécurité de nos réunions et tout élément trop excité devra être éliminé immédiatement. […] Que vos hommes ne soient jamais armés, fouillez-les au besoin […]. Je vous demande une fois de plus de toujours rester dans la plus stricte légalité, cela pour le bien du Rassemblement. » Certes, si les responsables sont obligés à date régulière de rappeler les mêmes interdits, c’est que ceux-ci ne sont pas toujours respectés. Mais force est de constater que les incidents graves impliquant des armes à feu sont finalement restés rares rapportés au nombre de gros bras mobilisés (une dizaine de milliers chaque année pendant au moins cinq ans) et le nombre d’accrochages entre gaullistes et communistes lors de réunions publiques ou collages d’affiches. Les gens du SO ont bien intériorisé cette ligne rouge symbolique de l’usage de l’arme à feu dans un cadre politique.

56Loin du dérapage grenoblois grave mais isolé ou de quelques cas ambigus et non représentatifs des éléments SO, la réalité en matière d’armement en contexte militant semble celle, inattendue, d’un relatif sous-équipement… Surtout par rapport aux adversaires communistes moins réticents quant à l’usage des armes blanches (même si un interdit identique existe concernant l’usage d’armes à feu). « Les “cocos” étaient armés de barres de fer, de matraques, de couteaux et de rasoirs » se rappelle Paul Sentenac. « Je fus agressé à la fin d’une réunion en juin 1951 (au cours de laquelle j’avais porté la contradiction à Jules Moch) par des socialistes armés de gourdins. Il y eut quelques morts du côté du RPF (trois ou quatre), dont un agressé chez lui en banlieue parisienne, me semble-t-il, à la grenade. Et des centaines de blessés, lardés de coups de couteau, lacérés au rasoir ou matraqué85. » Confrontés à la menace communiste dans la rue mais soumis aux consignes strictes du siège en matière « d’équipement », les gros bras du RPF éprouvent parfois une frustration qu’ils expriment dans leur courrier adressé aux instances dirigeantes. Leur amertume traduit un certain décalage entre la violence bien réelle qu’ils expérimentent concrètement lors des réunions ou devant les panneaux d’affichage et sa perception atténuée qu’en ont parfois les « politiques ». Ces derniers, parce qu’ils sont moins souvent que les gens du SO des Anciens Combattants, parce qu’ils ne sont pas issus du même milieu socio-culturel, mais aussi parce qu’ils doivent en tant que politiques gérer les conséquences d’éventuelles bavures, n’ont pas le même rapport aux armes. Il en résulte parfois des incompréhensions qui aggravent les rapports déjà difficiles du SO avec le reste du parti. En mars 1949, le chargé de mission régional Roger Altwegg se plaint au responsable national du service d’ordre Jacques Laboureau d’une réaction du délégué départemental du Rhône, M. Lesimple. Ce dernier, ayant constaté durant la nuit du 19 au 20 mars (veille des cantonales) que certains hommes du SO de permanence étaient porteurs de matraques en caoutchouc, demande des sanctions contre ces contrevenants. Il s’attire cette réponse sèche du responsable SO :

« Il est de fait que certaines de nos équipes sont munies de bouts de caoutchouc mesurant de 20 à 22 centimètres : tubes creux bien entendu qui n’ont rien de commun avec ce que l’on a coutume d’appeler matraques et bien moins encore avec l’engin avec lequel notre compagnon Gauthier a été blessé à Givors (matraque entièrement en métal dont la blessure a occasionné la pose de huit agrafes). Je préfère de beaucoup voir les équipes SO munies de tubes creux en caoutchouc, plutôt que de les savoir, en service, porteurs d’armes quelconques, choses qui se produiraient immanquablement au cours des collages de nuit, où 9 fois sur 10 nos hommes ont à faire avec des équipes adverses parfaitement bien outillées86. »

Un modèle militaire par une dimension offensive

57A priori, un service d’ordre militant se cantonne à un rôle strictement défensif. Il s’agit, comme son nom l’indique, de maintenir l’ordre dans les réunions ou manifestations et non de provoquer le désordre en allant porter la violence chez l’adversaire. Pour le colonel Rémy en mars 1948, le SO doit se limiter à une stratégie défensive nécessitant le déploiement d’une force dissuasive. « Il n’est pas de notre goût de faire le matamore. Souvenons-nous tous ensemble de cet excellent précepte formulé par le grand Lyautey : “montrer sa force pour éviter d’avoir à s’en servir”. Gageons que, dans la plupart des cas, la simple manifestation de cette force suffira à décourager les entreprises de perturbation. Si les agresseurs prétendaient s’obstiner, je m’en remets aux bons soins de nos compagnons pour leur ôter le goût de recommencer : leurs poings sauront suffire. » Après avoir assisté le même mois à plusieurs meetings en Bretagne et Pays de Loire, Roger Barberot insiste dans un rapport envoyé à André Malraux sur cette ligne strictement dissuasive : « Je crois qu’il faut bien souligner que le rôle du service d’ordre n’est pas de provoquer des bagarres mais de les interdire87. » Si ce grand bagarreur estime utile de rappeler le SO gaulliste à sa fonction défensive, c’est à l’évidence qu’il en sort à l’occasion. De fait, sous la IV^e République, les appareils de sécurité des partis de masse, prolongeant en cela une tradition établie dans l’entre-deux-guerres, n’hésitent pas parfois à se montrer offensifs en perturbant les réunions de l’adversaire, en saccageant ses permanences et en agressant ses colleurs d’affiches. Certes, ces opérations agressives sont plus fréquentes chez les communistes que chez les gaullistes, plus respectueux globalement de la nature défensive de leur SO, mais les exemples existent d’expéditions du RPF dans le camp adverse. Le caractère organisé de certaines d’entre elles montre par ailleurs qu’il ne s’agit pas d’initiatives spontanées prises par des responsables locaux impulsifs mais d’actes militants réfléchis et sans doute validés par le siège dans le cadre d’un rapport de force assumé avec le PCF.

58Intervenant en juin 1949 à l’Assemblée lors des débats sur le complot de la Pentecôte, la députée communiste Maria Rabaté donne l’exemple de l’obstruction d’un meeting communiste à la Mutualité. Les « groupes armés du RPF » auraient agi selon elle de manière coordonnée en suivant une tactique que l’élue de la Seine qualifie de « manière d’agir militaire ». Un premier groupe fait du bruit à l’extérieur de la salle pour attirer les spectateurs dehors et détourner l’attention. Aussitôt un deuxième groupe situé au balcon déclenche une bagarre pour fixer les gens de la sécurité communiste au premier étage, tandis que « les troupes de choc du RPF » se « préparent à assaillir la tribune et à assommer les membres du bureau de cette Assemblée88 ». S’il n’est pas sûr que l’obstruction gaulliste ait pris réellement ce jour-là une forme aussi organisée, il est certain que le SO gaulliste sort à l’occasion de sa posture défensive pour provoquer l’adversaire. Un engagement direct périlleux en termes d’image car renforçant la dimension paramilitaire du service d’ordre au point de l’assimiler pour ses adversaires à une milice.

59Quelques exemples peuvent être cités, différents des raids commandos menées par la brigade volante de René Serre qui se contentait de sécuriser des réunions contradictoires RPF organisées en terrain hostile. Même si certaines opérations remontent aux municipales de 194789, la plupart interviennent à partir du printemps 1948, témoignant de la nouvelle dynamique conquérante du SO gaulliste notamment en région parisienne. Le 11 juin 1948, à la salle des sociétés savantes, le meeting du Rassemblement démocratique révolutionnaire animé par Jean-Paul Sartre, est interrompu par une cinquantaine de militants du RPF armés de matraques et de coups de poing américain. Franc-Tireur rapporte la suite avec lyrisme et partialité, insistant sur l’unité antifasciste que ce genre de menace suscite à gauche dans un jeu d’écho historique avec les années 1930.

« Les jeunes du service d’ordre du RDR aidés par les jeunes travailleurs communistes opposent d’abord un barrage aux nouveaux fascistes qui écument de fureur. Un coup de sifflet retentit : “À l’assaut !” crie une brute qui doit être le chef. Et la bande tente de se ruer. Alors dans un seul mouvement, dans une seule poussée, les jeunes contre-attaquent et au milieu d’un grand fracas de vitres brisées, jettent dehors les hommes du Général. Plusieurs blessés légers reviennent après s’être fait panser […]. Le meeting se termine dans un sentiment de confiance de toute une salle qui a vu comment toutes les bonnes volontés unies peuvent répondre victorieusement aux provocations du RPF. C’était la première agression fasciste au Quartier latin. Vigilance pour tous90 ! »

60L’esthétisation de la violence, manifeste ici, montre la fascination d’une partie de la gauche dans ces années d’immédiat après-guerre pour l’usage de la force en politique. Légitimée depuis qu’elle a permis la victoire sur l’Occupant, la violence est par ailleurs mobilisatrice puisqu’elle rassemble les énergies en offrant un terrain d’action commun à gauche face à l’adversaire (le primat donné à l’action permet de dépasser les divergences idéologiques). Elle témoigne de la vigueur de l’engagement et révèle les plus déterminés.

61Le 3 mars 1949, le RDR est de nouveau victime d’une attaque gaulliste. Lors d’un meeting sur l’Indochine organisé à la Mutualité par le secrétariat du parti, les trois orateurs membres du comité directeur du RDR, Claude Bourdet, Yves Dechezelles et Gérard Rosenthal, sont frappés par « des contre-manifestants déclarant appartenir à la police du général de Gaulle » et armés de matraques et de nerfs de bœuf91. Le communiqué de protestation joue de nouveau sur le parallèle historique avec les agressions fascistes des années 1930 et l’appel à l’unité à gauche. Contrairement au premier incident de juin 1948, les agresseurs sont ici identifiés comme membres du service d’ordre gaulliste (« nervis du RPF » selon la formule du Populaire). Ce qui permet à la presse de gauche, six mois après les incidents de Grenoble, de dénoncer « le caractère factieux » du gaullisme « qui, non content de s’attaquer aux institutions républicaines, a constitué une police supplétive pour s’attaquer aux républicains ». La campagne des cantonales voit se multiplier ces opérations coups de poing du RPF. Le SO gaulliste perturbe en mars 1949 à Issy-les-Moulineaux un meeting de Charles Tillon, organisateur des FTP, avant d’envahir à deux reprises, les 13 et 16 mars, les rues d’Argenteuil. La députée communiste Maria Rabaté rapporte la scène à l’Assemblée en insistant sur la dimension paramilitaire de l’entreprise qui permet les identifications avec les ligues françaises et organisations fascistes allemandes ou italiennes des années 193092.

« Les troupes de choc RPF en rangs serrés, envahissent un matin le marché du boulevard Héloïse, avec des camions, des motocyclettes, deux voitures de tourisme en serre-file et une Dodge remplie de briques qui précède les hommes armés venant de Saint-Ouen. Les hommes lancent des coups de sifflet, se déploient en sections, créent du désordre, bousculant les femmes sur le marché, blessant le maire-adjoint. Trois jours plus tard, plus de vingt camions envahissent Argenteuil, bourrés de RPF en uniformes kaki, ceinturons et casques. Là encore, rien n’y manque : l’uniforme SS est au complet ! Des coups de sifflet retentissent. Ces troupes de choc allaient officiellement remplir le gymnase où se tenait une réunion RPF. Les voitures là encore venaient de l’extérieur, de Boulogne, de la Garenne, de Clichy, de Courbevoie, de Levallois. C’est un véritable plan de guerre civile qui se déroule. C’est une mobilisation de guerre civile. Ce sont des factieux et des provocateurs, semeurs de trouble et de désordre. Tels s’affirment chaque jour davantage les hommes du général de Gaulle93. »

62Ces opérations offensives du service d’ordre gaullistes semblent déterminées par plusieurs critères : une cible médiatique (Sartre, Tillon), un thème mobilisateur (l’Indochine), un lieu symbolique (Argenteuil, bastion communiste). La présence d’effectifs RPF disponibles et la proximité immédiate d’une cible peuvent créer un effet d’aubaine. Le 7 avril 1948, profitant d’une importante réunion RPF tenue à Draveil, des gros bras gaullistes venus de Paris en camions et autocars à l’occasion attaquent la permanence de la section locale du PCF toute proche sans qu’il soit possible de savoir si l’initiative était préméditée ou non. L’un d’entre eux menace de son revolver André Leroy, membre du comité central et présent sur les lieux. L’individu est interpellé et une manifestation de protestation est organisée sur les lieux mêmes le lendemain. Le 12 mai 1948, à l’issue d’une réunion RPF se tenant à la mairie d’Aix-en-Provence en présence du député Étienne de Raulin, près de 150 membres du Rassemblement tentent de s’introduire par la force au siège de la section PCF d’Aix en usant de grenades lacrymogènes. Selon une technique déjà évoquée de disqualification morale (« souteneurs ») et politique (« factieux »), la presse communiste met en avant la présence d’un souteneur parmi les assaillants. Comme à Draveil, et le procédé (déjà expérimenté dans les années 1930) se systématise après ces deux incidents, le parti organise sur place une manifestation de protestation.

63La plupart de ces actions offensives se déroulent dans la banlieue rouge, objectif privilégié du Rassemblement depuis le printemps 1948. Un raid motorisé organisé le 15 janvier 1950 par le SO du RPF à Ivry, permet de comprendre le fonctionnement de ces opérations. Résumons l’événement avant d’en montrer la signification. Le dimanche 15 janvier 1950, à 8 h 30 du matin, plusieurs groupes de jeunes gaullistes sortent de la bouche de métro « Mairie d’Ivry » et se dirigent vers les carrefours en criant « de Gaulle au pouvoir ». Ils sont rapidement rejoints par quelques centaines d’autres (« groupes de choc du RPF » selon L’Humanité) arrivés en convoi motorisé par cars, motos, jeeps et camions. Le chiffre de 1500 hommes avancé par les communistes est à l’évidence exagéré, Le Populaire ramène les faits à leurs justes proportions en évoquant « une centaine de militants venus de Paris en autocars94 », ce que semble confirmer Le Monde qui parle d’une simple « escarmouche » impliquant 150 éléments RPF95. Reste que l’appareil de sécurité gaulliste a bien mobilisé des effectifs importants, allant jusqu’à faire venir des militants du Calvados et de la Seine-et-Marne (comme le prouvent les numéros d’immatriculation de certains véhicules). Ils envahissent les rues d’Ivry, s’installent aux carrefours pour bloquer la circulation et freiner l’arrivée de renforts communistes (technique que reprendra le SAC dans les années 1960 et 1970). Les places et marchés sont également occupés. Casqués pour certains et revêtus de blousons de cuir (détail vestimentaire qui permet à la presse communiste de les associer à des mauvais garçons d’origine bourgeoise copiant le modèle américain), ils vendent à la criée le journal du RPF, le Rassemblement. Avant de se rassembler autour de la section du parti communiste d’Ivry rue Gabriel Péri où ils provoquent des militants se rendant à une réunion. Ils se dirigent ensuite vers les HBM de la rue Marat où la population locale les aurait reçus avec des huées avant, selon Ce soir, de leur verser sur la tête « le contenu de vases de nuit et autres récipients » (L’Humanité, plus sobre, se contentera d’évoquer des « bouteilles et des pots de fleurs »). L’accès de ce quartier leur étant interdit, ils retournent vers le marché du port d’où ils sont chassés par la population (« les ménagères en particulier »). Les provocations continuent encore quelques instants. Les vendeurs de L’Humanité, protégés par la population locale, interpellent les vendeurs du Rassemblement. Quelques horions semblent échangés à en croire Le Monde. « Des estafettes montées sur jeeps et motocyclettes pétaradantes, patrouillent dans les rues, menaçant de renverser des femmes accompagnées de leurs enfants. Ils circulent en montrant ostensiblement qu’ils sont armés. L’un d’eux indique même à haute voix : “Nos mitraillettes sont prêtes à fonctionner.” Sur les pavés, on retrouvera des balles. » Un car de police est dirigé vers les lieux et plusieurs agents sont présents mais n’interviennent pas, en dépit des demandes du député communiste Raymond Guyot et de l’adjoint Raymond Prunières (la présence du maire Georges Marrane n’est pas mentionnée). Ce que la presse communiste qualifie de « véritable entreprise de guerre civile » prend fin à 11 h 40 quand un ordre « Pliez bagages » fait remonter les gaullistes dans leurs véhicules.

64Provoqués au cœur de la ceinture ouvrière, les communistes ne peuvent rester immobiles. Leur réaction s’opère en deux temps (sur l’instant et le lendemain) et prend trois formes différentes : parlementaire, médiatique et militante. En guise de protestation immédiate contre « ces méthodes de guerre civile des hitlériens reprises par le RPF » et pour montrer que « les travailleurs d’Ivry ne toléreront pas que les fascistes renouvellent leur raid », les militants communistes locaux distribuent dès le dimanche après-midi des milliers de tracts affirmant que « pas plus qu’en 1934 le fascisme ne passera ». Le lendemain, L’Humanité fait sa une sur « le raid motorisé du RPF à Ivry, 1500 hommes de main armés tentent de mettre la ville en état de siège avec la complicité de la police », tandis qu’à l’Assemblée, le député Raymond Guyot interpelle le gouvernement sur la passivité policière et exige la dissolution « des groupes armés du RPF ». À Ivry même, « la riposte populaire » ne se fait pas attendre et s’exprime par un « meeting monstre » place de la mairie après la fermeture des usines et ateliers à 16 h. Représentants des syndicats, membres du conseil communal et élus du PCF dénoncent la complicité du gouvernement dont les services de police ne pouvaient selon eux ignorer la préparation du raid. Après l’indulgence contre les conjurés du Plan bleu, l’étouffement des affaires de dépôts d’armes, l’abandon des poursuites contre les auteurs d’attentats visant les permanences communistes et syndicalistes, la libération massive de collaborateurs « prêts à devenir les hommes de main expérimentés du général », l’expédition motorisée du RPF prouverait la collusion entre les gaullistes et le gouvernement. « Comment ne pas voir que pour le fond » s’interroge l’éditorialiste de Ce soir, André Stil, « c’est une seule et même politique que sont chargés d’appliquer par des moyens différents le gouvernement et le RPF » ?

65La présentation que propose la presse communiste de ce raid motorisé du RPF à Ivry est emblématique de la manière dont le PCF perçoit la violence de l’autre et de la façon dont il l’utilise pour discréditer le camp adverse. Ces procédés rhétoriques de disqualification, déjà en œuvre dans l’entre-deux-guerres, sont réactivés au début de la guerre froide et seront utilisés jusqu’à la fin des années 1950. La supposée lâcheté des gaullistes (protégés par leur nombre) s’oppose de manière antithétique au courage de la population ouvrière qui repousse l’envahisseur à mains nues (l’anecdote des pots de chambre rajoutant une note de gouaille populaire favorisant l’empathie) et en faisant front. Une lecture genrée de l’événement soulignera ici la place des femmes. Ce sont des « ménagères » qui chassent les intrus, dont la virilité est mise en doute par cette inversion des rôles. Les gaullistes qui menacent avec leurs véhicules des mères avec leurs landaus, ne respectent pas les conventions sexuées. Ces « nervis » sont militarisés par l’évocation des jeeps, des coups de sifflet, des ordres donnés, des casques et des armes à feu. Ils font face à des civils qui tiennent compte des règles démocratiques (présence des élus) et pourtant ne bénéficient pas de la protection policière (les agents n’interviennent que pour disperser les militants communistes). Les références au fascisme des années 1930 sont obsédantes96. Il est vrai que les convois motorisés constituaient une particularité des Croix-de-Feu puis du PSF. Le phénomène d’écho à l’entre-deux-guerres est d’autant plus fort que la ville d’Ivry n’est distante que d’une vingtaine de kilomètres de celle de Clichy où s’étaient déroulés les graves incidents du 16 mars 193797. La localisation est ici primordiale, l’indignation des communistes et la rapidité de leur réaction s’expliquent par un phénomène de territorialité politique. Ivry représente un sanctuaire communiste acquis au PC depuis les années 1930. Le raid gaulliste est donc vécu comme une provocation, un affront, voire une souillure qu’il convient de laver. Le registre de la presse communiste est d’ailleurs autant moral que politique.

66Du côté gaulliste, l’événement est aussi exceptionnel. Alors que le Rassemblement décline, son SO se montre encore capable d’une prouesse logistique en déplaçant une ou des centaines d’hommes sur le modèle militaire du commando. Le but recherché n’est pas de vendre des numéros du journal dans un bastion communiste, mais de frapper les esprits en montrant que le RPF peut intervenir dans la banlieue rouge. Il s’agit de « dé-sanctuariser » le Parti communiste. Notons qu’en dépit de l’importance des effectifs déplacés et de la dangerosité du lieu choisi, il n’y a pas de dérapage. Le raid s’achève sans aucun blessé de part et d’autre. Les leçons de Grenoble ont été tirées des deux côtés. Si ce raid constitue une véritable démonstration technique, il n’en reste pas moins un demi-échec pour le RPF sur le plan politique puisqu’il produit des images trop fortes pour une opinion qui aspire désormais à l’apaisement après les tensions des années 1947-1948 et qu’il réactive à gauche l’efficace dynamique de mobilisation antifasciste98. À partir de 1952, dans le contexte de plus en plus dramatique de la guerre d’Indochine, l’activisme nationaliste prendra le relais de l’offensive gaulliste. Les étudiants d’extrême droite, parfois venus du RPF, joueront un rôle important dans ces opérations tournées contre des locaux communistes99.