L’éviction du colonel Rémy

1Si en apparence de Gaulle a assumé politiquement les incidents de Grenoble, il en tire vite les leçons en interne en imposant la réorganisation de l’appareil de sécurité du RPF. Le colonel Rémy et son adjoint Ponchardier sont écartés de la direction nationale du service d’ordre dans la semaine qui suit le retour du Général à Paris. Ponchardier et Rémy, en « durcissant » trop le SO dans un contexte de tension croissante avec le PCF, ont mis en place les conditions du dérapage grenoblois. Le modèle paramilitaire qu’ils ont suivi pour construire le SO a permis au Rassemblement de s’imposer face aux communistes dans les meetings mais maintenant que cette contre-offensive militante est gagnée, le maintien d’un dispositif « militarisé » est politiquement trop risqué. Il altère l’image du Rassemblement en cautionnant les discours sur le « général factieux » et « ses nervis ligueurs ». Si cette éviction annonce un début de disgrâce politique pour le colonel Rémy qui se voit aussi déchargé de l’organisation des voyages et meetings gaulliens, ses effets sont moins radicaux pour Dominique Ponchardier qui se contente de prendre du champ tout en restant une sorte de conseiller du RPF pour les questions de service d’ordre, notamment en région parisienne. La rue de Solférino qui n’a pas oublié ses compétences fera de nouveau appel à lui fin 1951 pour relancer le service d’ordre dans un contexte difficile.

2Deux éléments semblent avoir pesé dans la mise à l’écart du colonel Rémy : d’une part ses liens gênants avec des acteurs du Plan bleu et d’autre part ses dérapages personnels dans une certaine forme de violence militante que le SO ne peut plus se permettre après Grenoble. Comme on le verra plus loin, le colonel Rémy connaît bien le général Guillaudot, inspecteur général de la gendarmerie impliqué dans le complot du Plan bleu, et avait même commencé à l’associer au dispositif de protection du mouvement gaulliste. Plus gênant encore, le chef du SO continue de rester en contact avec le général Guillaudot et de lui manifester publiquement son soutien alors que l’homme a été arrêté puis laissé en liberté conditionnelle pour raison de santé. Lorsque le général Guillaudot annonce à Rémy qu’il entre en clandestinité, ce dernier publie dans Carrefour le 12 mai 1948 un texte remettant en question les états de service du juge qui attaque le général en justice pour diffamation. Même si le chef du SO ne sera jugé et condamné que le 17 novembre 1949, il se trouve à l’automne 1948 sous la menace d’un procès qui fait le jeu des adversaires du RPF1. En réalité, comme le constate de manière prophétique Claude Guy dès juillet 1947, le colonel Rémy est porté par son caractère ouvert et sa sociabilité naturelle « à une confiance illimitée dans les hommes. Ce qui fut en temps de guerre, la condition sine qua non de sa réussite en tant que chef du réseau risque en temps de paix et parmi les manœuvres politiques qu’il n’aperçoit pas et dont la perfidie dépasse peut-être celle de la Gestapo, de le conduire un jour ou l’autre à commettre de fatales erreurs2 ». Dans la volonté de Rémy de pratiquer selon Madeleine Bazin de Jessey « un noyautage de l’administration en vue de constituer un contingent destiner à prêter main-forte aux forces de l’ordre en cas d’insurrection », se lit la prégnance de cette mentalité clandestine héritée de la Résistance. « Rémy est tributaire de son passif de chef de réseau qui l’amène à poursuivre les infiltrations auxquelles il se livrait au sein de l’administration de Vichy afin de trouver des agents3. »

3Même si le colonel Rémy se montre strict sur l’interdiction des armes à feu au sein du SO, il tient parfois lors de réunions des propos violents dont l’ambiguïté peut donner lieu à des interprétations fâcheuses pour le RPF. Le 15 mars 1948 selon les RG, Jacques Soustelle le rappelle à l’ordre pour avoir déclaré lors d’une réunion de fonctionnaires rue de Solférino qu’il se faisait fort de « maintenir l’ordre » et que, s’il le fallait, il « irait jusqu’au coup de torchon avec le PC4 ». À l’occasion de la visite mouvementée du Général dans les Alpes en septembre 1948, Rémy passe de la parole aux actes en perdant personnellement son sang-froid pour la première fois face aux communistes. Alors que les incidents de Grenoble auraient dû l’inciter à la tempérance, le chef du SO fait le coup de poing lors du passage du cortège gaullien en pleine ville d’Annecy le 20 septembre 1948. Constatant qu’un jeune passant sort un sifflet à roulette juste avant l’arrivée du Général pour perturber le défilé, Rémy frappe en plein visage l’individu qui s’effondre… devant le local communiste. Des gens du PCF en sortent aussitôt et se battent avec Rémy qui tombe à terre à son tour. S’il est sauvé par l’arrivée du SO gaulliste, Rémy réintègre la suite du Général dans la cathédrale sans sa casquette d’officier, l’uniforme plein de poussière (il revenait d’une cérémonie militaire sur le plateau des Glières) et un énorme coquard violet autour de l’œil. L’effet est désastreux pour le chef du SO, la presse communiste s’empressant de dénoncer les méthodes violentes de cet « adjoint du Chef factieux5 ». Alors que le colonel Rémy sort à peine d’une entrevue avec le juge d’instruction de Grenoble pour y témoigner sur la mort du jeune Voitrin en sa qualité de délégué au service d’ordre RPF, le voici qui valide par son emportement les allusions du parti communiste aux ligues nationalistes de l’entre-deux-guerres. Le 24 septembre 1948, Ce soir dénonce « l’armée secrète du RPF, le colonel Rémy à la tête de ses milliers de dispos ». Le 25 novembre 1948, France d’abord illustre son titre « À la manière hitlérienne, le RPF organise des groupes paramilitaires » d’un photomontage montrant Rémy saluant le bras levé6.

4Les relations gênantes du colonel Rémy avec un acteur du Plan bleu, sa propension à infiltrer l’État, son emportement verbal et physique finissent par susciter l’agacement de la frange modérée du RPF incarnée par Jacques Soustelle et Jacques Baumel. Pour ces derniers, « les conceptions du colonel sur le noyautage des administrations publiques et la constitution de milices chargées de se substituer ou de prêter main-forte aux services de police en cas de troubles sociaux provoqués par le PC sont à la fois dépassées et dangereuses : dépassées parce que le temps de la clandestinité n’est plus d’actualité, dangereuses parce qu’elles risquent de faire du RPF une nouvelle Cagoule7 ». Aux yeux du secrétaire général du RPF, la priorité réside dans la formation de cadres politiques solides plutôt que dans la constitution d’équipes clandestines. Fin septembre 1948, Rémy a beau défendre dans Carrefour l’attitude de son service d’ordre à Grenoble et dénoncer la passivité des CRS, son avenir comme chef du SO semble compromis. Datée du 19 octobre 1948, une note des RG précise les conditions et les raisons de la mise à l’écart du patron des gros bras.

« Cette décision aurait été prise par le général de Gaulle lui-même qui reprocherait à l’intéressé d’avoir par sa négligence et son manque de sang-froid, permis aux adversaires du RPF de créer et d’exploiter, à des fins politiques, l’affaire de Grenoble. Certains responsables du RPF ajoutent que le motif invoqué ne serait qu’un prétexte. En réalité, le colonel Rémy était depuis très longtemps critiqué par MM. Malraux, Soustelle et Vallon, qui lui reprochaient d’être intrigant et de continuer, comme dans la clandestinité, à faire du “renseignement” et de ne pas “avoir l’esprit du RPF”8. »

Deux nouveaux responsables après Grenoble : le colonel Carré et son adjoint Jean Laboureau

5Le 24 septembre 1948, les délégués départementaux RPF reçoivent une circulaire annonçant de nouvelles instructions sur l’organisation du service d’ordre et présentant le nouveau responsable national du SO : « le colonel Carré ». Le document fait le lien entre les dérapages de Grenoble et la nomination d’une nouvelle direction : « les récents événements démontrent la nécessité de centraliser le Service d’ordre ». En laissant s’installer des baronnies régionales autonomes, l’ancienne direction a provoqué indirectement les incidents. Le colonel Carré et son équipe entendent donc réaffirmer la verticalité du pouvoir au sein de l’appareil de sécurité. Le discours porte dans un milieu sensible à la culture d’autorité.

6Qui est « le colonel Carré » ? Aucun document parmi les centaines de circulaires, notes et rapports du SO pour les années 1948-1949-1950 ne précise son identité exacte. La consultation de divers annuaires militaires s’étant révélé peu concluante, c’est l’hypothèse d’un pseudonyme de la Résistance qui s’impose. Le RPF, qui tire sa légitimité de ce rapport identitaire aux années de guerre, abrite en son sein de nombreux résistants persistant à se faire appeler par leur alias du temps des maquis et réseaux. Au sein du SO où la part des résistants est nettement supérieure au reste du Rassemblement, la pratique est courante. Le colonel Carré s’appelle en réalité Paul Leistenschneider. Véritable figure du BCRA comme de la Résistance, courageux et charismatique, ce compagnon de la Libération a toutes les qualités pour s’imposer à la tête du service d’ordre du RPF. Même s’il ne parviendra pas à effacer la forte empreinte laissée par Dominique Ponchardier que son retour à la tête du SO en 1951 achèvera d’identifier aux gros bras du Rassemblement dans la mémoire militante gaulliste.

7Né le 16 janvier 1907 à Yutz près de Thionville en Moselle, Paul Leistenschneider suit l’exemple de son père greffier et entame des études de droit9. Elles le mènent à une carrière d’avocat après un service militaire dans l’infanterie à la fin des années 1920. Dès novembre 1940, profitant de la nationalité allemande imposée à tous les Mosellans, ce germanophone circule librement en Allemagne et Autriche pour le compte d’un service de renseignement du 2^e bureau de Vichy dans le cadre du réseau Kléber. À l’été 1942, craignant d’être arrêté, il décide de rejoindre l’Angleterre. Arrêté lors de son passage dans les Pyrénées, il reste interné dans la prison espagnole de Miranda jusqu’au 28 avril 1943 avant de gagner Londres. Il s’engage dans les FFL et travaille pour le BCRA où il produit « une excellente impression ». Ses instructeurs le jugent « enthousiaste et fiable » et louent « sa capacité à planifier ». Certains déplorent toutefois « sa trop grande prudence et sa minutie excessive ». Deux défauts dont l’intéressé allait aussi faire preuve plus tard à la tête du SO… Volontaire pour des missions en France occupée, Paul Leistenschneider devient dès septembre 1943 le délégué militaire régional (DMR) du général de Gaulle pour Montpellier. Parachuté dans la zone sous le pseudonyme de « Carré », il y crée des équipes actions et supervise un plan d’organisation paramilitaire sous la direction de Maurice Bourgès-Maunoury. Sa réussite dans cette mission difficile lui permet d’ajouter la région toulousaine à son périmètre. Il parvient une fois de plus à coordonner les actions de ses réseaux éclatés et autonomes. Mais ses déplacements ont été repérés par la Gestapo qui rate de peu son arrestation. Malgré les risques, il décide de rester en France et devient délégué militaire pour la région de Lyon. Au début de l’offensive allemande sur le Vercors, il y fait un court séjour pour une mission de renseignement avant de regagner Lyon, échappant ainsi aux arrestations qui ont décimé durant son absence l’état-major local de la Résistance. Lorsque la ville est investie par les FFI début août 1944, il obtient des différents mouvements qu’ils retardent un soulèvement armé qui lui paraît condamné faute de soutien militaire allié terrestre. Il part seul à moto repérer l’avancée des troupes américaines et établir le contact avec les maquis de l’Ain et de l’Isère. Cette double mission réussie favorise la libération de Lyon le 3 septembre 1944. De novembre 1944 à décembre 1946, celui qui est devenu Compagnon de la Libération par un décret d’octobre 1945, assure les fonctions de secrétaire général de la police pour la ville de Strasbourg. Promu lieutenant-colonel en juin 1946, Paul Leistenschneider, décoré de la Légion d’honneur, de la croix de guerre avec palmes et de la médaille de la Résistance avec rosette, retrouve la vie civile comme directeur administratif de la compagnie Westinghouse et agent immobilier. Cette double occupation professionnelle lui laisse suffisamment de temps pour ses activités militantes au sein d’un RPF qu’il a rejoint rapidement.

8Pour mener à bien son travail de réorganisation du SO gaulliste, Paul Leistenschneider peut compter sur l’appui d’un adjoint fidèle, Jacques Laboureau10, Les deux hommes se connaissent depuis l’époque du BCRA. Né le 18 mars 1918 à Paris, Jacques Laboureau est un sous-officier qui s’engage dans la Résistance dès novembre 1940 comme son père. Lié initialement au réseau Kléber, il devient à partir du printemps 1943 une des figures dirigeantes du réseau Gallia en relation étroite avec le BCRA11. Fondé par Henri Gorce-Franklin, Gallia constitue le principal réseau du BCRA en zone sud, spécialisé dans le renseignement militaire et policier. Chef de Gallia pour toute la région sud-ouest allant de la frontière pyrénéenne au littoral méditerranéen jusqu’à l’ouest du Rhône, Jacques Laboureau évolue dans la même zone que celle du colonel Carré. Celui dont le pseudo est « Riquet » travaille également avec des réseaux de renseignement franco-polonais. En novembre 1944, Jacques Laboureau rejoint l’Angleterre et se voit affecté au BCRA à Londres à la section R. Il débarque à Arromanches le 10 juin 1944 et participe aux campagnes de France et de Belgique avec le 20^e corps britannique. Dans la dernière année de la guerre, il intègre la nouvelle DGER dirigée par Jacques Soustelle avant d’être démobilisé avec le grade de capitaine fin juillet 1945. Il figure parmi les victimes de la réorganisation draconienne du service de renseignement français opérée par Passy et qui voit les effectifs de la maison passer en juillet 1945 de 11 000 à 2 000 agents12… Décoré de la Légion d’honneur, de la croix de guerre et de la croix du mérite polonais, officier de l’ordre de la Résistance, Jacques Laboureau adhère au RPF en août 1947 avec la recommandation de Rémy. « Riquet » et « Carré » se retrouvent donc dans le mouvement gaulliste où ils font partie de ces anciens du BCRA souvent amenés par Soustelle et Rémy13.

Réorganisation et « normalisation » du service d’ordre gaulliste

9Fondamentalement, les deux nouveaux responsables du SO gaulliste sont des hommes du renseignement alors que Dominique Ponchardier relevait plutôt de la sphère militaire et était marqué par l’esprit commando. Il en résulte rapidement un changement « culturel » au sein de l’appareil de sécurité. Sans que l’on puisse parler d’une « démilitarisation » du service d’ordre, qui continue de présenter un aspect hiérarchisé et poursuit ses accrochages parfois violents avec les communistes, la structure évolue. Profitant d’un contexte politique moins tendu car sans consultation électorale majeure (la période Carré 1949-1950, située entre les municipales de 1947 et les législatives de 1951, ne connaît que les cantonales de 1949 à l’enjeu limité), le tandem Carré/Laboureau oriente le SO vers un travail de terrain moins spectaculaire que celui de l’époque Ponchardier mais plus porteur dans la durée. Si la sécurité reste bien entendu au centre de leur mission, les membres du SO sont perçus comme des militants à part entière du Rassemblement dont ils doivent relayer la propagande (Jacques Laboureau était affecté au BOP avant d’aller au service d’ordre14). Parmi les 11 chargés de mission du SO, deux se voient d’ailleurs affectés en « pool » (selon la formule officielle de la direction RPF) avec le service propagande du Rassemblement. Ils sont supposés également, mais de manière plus discrète qu’auparavant, assurer un travail de renseignement touchant leur environnement politique. À Lyon à l’été 1944, Paul Leistenschneider avait différé l’affrontement pour mieux organiser et renforcer la Résistance. Toutes proportions gardées et dans des contextes radicalement différents, il applique les mêmes recettes face aux « séparatistes » et à l’appareil d’État de la Troisième Force.

10Il s’agit dans un premier temps de reverticaliser l’appareil de sécurité. La circulaire du 24 septembre rappelle que le nouveau patron a autorité sur les services départementaux et en nomme les responsables. De fait, l’arrivée de la nouvelle équipe à Paris s’accompagne dans de nombreux départements à l’automne/hiver 1948 d’un changement de titulaire au poste du SO. Paul Leistenschneider et Jacques Laboureau placent leurs hommes et mettent en place leurs relais. La même circulaire insiste sur le fait que le SO départemental « est tenu d’exécuter en priorité toute mission qui lui est fixée par le responsable national » et qu’en cas de besoin le responsable national « est qualifié pour prendre sous son commandement direct les éléments locaux du service d’ordre ». Dès juillet 1948, alors que le tandem Rémy/Ponchardier était encore en fonction, cette tendance des équipes locales du SO à gérer seules et dans la confusion la sécurité des réunions de leur zone avait alerté Jacques Soustelle. Pour y remédier, le secrétaire général du RPF avait invité les délégués départementaux à aviser au moins huit jours à l’avance les responsables SO du centre national pour organiser la réunion sous le contrôle du siège. La personne de référence à contacter rue de Solférino était déjà Jacques Laboureau, preuve de l’influence croissante de ce dernier dans l’appareil de sécurité. Ce souci de réaffirmer l’autorité du siège et de repréciser les périmètres de chacun semble si important que Jacques Laboureau entreprend en février 1949 de mettre à jour tous les dossiers départementaux relatifs au service d’ordre. Deux proches du colonel Carré, entrés tous deux au SO en novembre 1948, André Lehmann (directeur commercial né en juin 1911 dans le Territoire de Belfort) et Georges Burnier (commerçant né en juillet 1913 à Paris), s’en occupent, aidés par le secrétaire administratif permanent du SO, Monsieur Paris. Le tandem Lehmann/Burnier s’appuie sur les délégués régionaux du RPF pour faire le point sur la situation dans chaque département15. Ces missi dominici du colonel Carré se voient attribuer une double qualification : propagande et service d’ordre. Ils transmettent courant 1949 des rapports types portant dans chaque département autant sur le service d’ordre (effectifs, implantation, ressources financières, relations avec les autorités civiles et militaires, situation politique, incidents survenus lors des réunions, relations avec les autres services RPF comme l’AOP ou le RJF) que sur le groupement RPF de manière générale et son environnement politique (responsable, adjoints, évolution du nombre de cotisants et d’adhérents, état des forces communistes, etc.)16.

11À partir du printemps 1949, l’ambiance un peu pagailleuse qui régnait sous Ponchardier dans les locaux du SO au premier étage de la rue de Solférino, faite d’éclats de rire et de coups de gueule, n’a plus court. Les gros bras de l’équipe volante ne bousculent plus les secrétaires en racontant leurs dernières bagarres face aux communistes. Comme le stipule la circulaire du 5 février 1949, « en dehors des convocations et des instructions reçues, personne ne devra rester au bureau, Monsieur Auvrais devra assurer la permanence pour l’équipe mobile qui ne devra venir rue de Solférino que sur convocation ». Certains gros bras supportent mal cette normalisation administrative et prennent leurs distances avec le service d’ordre au cours de l’année 1949. C’est le cas de René Serre, le fondateur de la brigade volante qui, au printemps 1949, s’enrôle dans le corps expéditionnaire français en Corée. Il y est blessé grièvement à la jambe en 1950.

12Cette réorganisation administrative de l’appareil de sécurité s’accompagne aussi de sa normalisation. La nouvelle direction n’a plus ce rapport ambigu à la forme paramilitaire qui avait pu partiellement et localement voir le service d’ordre glisser vers le modèle de la ligue. Jacques Laboureau (immobilisé par un grave accident de mai à décembre 1949) et le colonel Carré se montrent ainsi intransigeants sur la question de l’armement. Placés à la tête du SO pour éviter que les bavures grenobloises ne se reproduisent, ils prennent des mesures draconiennes pour prévenir tout nouveau dérapage. Une circulaire du 11 décembre 1948 rappelle que « tout membre du RPF surpris porteur d’une arme dans une manifestation, sera immédiatement exclu du Rassemblement ». Si l’interdit est posé, son application concrète n’est pas sans soulever certaines difficultés tant de mauvaises habitudes ont été prises en la matière depuis la Libération… Mais à partir de 1949 dans les faits, pistolets, mitraillettes et grenades ne sont plus ni évoqués, ni montrés, ni utilisés comme cela avait pu être le cas avant dans certaines occasions. Dans le même ordre d’idées, courant 1949, la mystérieuse AD (Auto-défense), formation paramilitaire clandestine anticommuniste, doublant le service d’ordre gaulliste dans certaines régions notamment de l’Ouest, est amalgamée à l’appareil de sécurité. Dans le Sud-Ouest par exemple, au printemps 1949, le délégué régional Garnier-Thénon précise dans son rapport au siège que « suivant les instructions reçues, l’autodéfense devait être délaissée au profit du SO officiel17 ». Si cet effacement de l’AD se révèle difficile dans les départements marqués par les pratiques de clandestinité héritées de la Résistance comme en Haute-Garonne, il s’effectue sans trop de problème dans le reste de la région (Tarn, Pyrénées-Orientales, Hérault). Fin 1949, l’AD, vestige de l’anticommunisme de combat des deux premières années de la guerre froide, n’existe plus.

13Tout ce qui a pu entretenir dans le passé chez les gros bras le sentiment d’une distinction élitiste par rapport au reste du mouvement, état d’esprit propre à favoriser certains dérapages, est désormais récusé. En juillet 1949, le colonel Carré annonce aux délégués régionaux ayant achevé leur travail de réorganisation que leur fonction de chargé de mission régional est supprimée de manière à éviter toute hiérarchie parallèle (et éviter des dépenses inutiles car les finances du RPF deviennent alors alarmantes comme le révèle le journal de Claude Guy18). La circulaire du siège est claire : « le service d’ordre doit se fondre dans les départements avec les autres éléments du Rassemblement ». En décembre 1949, les cartes SO spécifiques sont supprimées et les gros bras se retrouvent dotés de cartes d’adhérents classiques. La pratique consistant à les exempter de cotisation en compensation des risques encourus est toutefois maintenue. Le renseignement politique qui avait pu conduire certains éléments à des excès propres à susciter l’inquiétude du pouvoir, est officiellement abandonné. Dans la réalité, le SO, désormais dirigé par deux anciens du BCRA, continue, et plus encore qu’auparavant, à collecter des informations politiques. Mais deux choses ont changé en la matière : cette recherche de renseignements devient plus discrète et surtout ne doit concerner que les organisations communistes (parti, syndicat, associations) à l’exclusion de la police et de l’armée. Là encore, l’application concrète de ces mesures restrictives laisse parfois à désirer mais globalement le SO du RPF cesse, passé 1949, son travail d’enquête officieux sur l’infiltration communiste des casernes, commissariats et préfectures.

14L’attention portée aux questions de l’armement clandestin et du renseignement s’inscrit aussi dans le contexte. Le retour des tensions politiques fin 1948 à l’occasion de la deuxième vague de grandes grèves crée un climat de suspicion où le gouvernement, les communistes et les gaullistes s’accusent mutuellement de provocations, d’infiltration et de complot. Dans sa circulaire du 11 décembre 1948, le colonel Carré justifie son interdiction absolue du port d’armes au sein du SO par le souci de ne pas cautionner les montages du gouvernement visant à discréditer le RPF. « Nous avons la preuve que, sur différents points du territoire, l’Intérieur, aidé par les communistes, cherche à nous compromettre dans des histoires de trafic d’armes. » Deux ans après le complot du Plan bleu, la presse continue en effet d’évoquer des « affaires louches dans lesquelles sont impliqués des trafiquants, des aventuriers, des traîtres et des personnages troubles […], il y a une véritable obsession du complot, entretenue par les rapports alarmistes de la Sûreté nationale, que le gouvernement utilise à l’occasion pour lancer des appels à la vigilance républicaine19 ». Certains anciens résistants, notamment de l’Armée secrète, conservateurs et parfois hostiles au régime, sont prêts à rejoindre des réseaux où ils croient retrouver le climat de lutte clandestine des combats de l’ombre. Le SO gaulliste met régulièrement en garde ses adhérents contre des organisations de ce type dans lesquelles il croit distinguer des provocateurs. En janvier 1949, le colonel Carré recommande ainsi la plus grande méfiance à l’égard d’une « Amicale des FFI de l’Île-de-France » qui distribuerait notamment dans les milieux militaires des cartes tricolores de trois types (« groupes mobiles de choc », « SR » et « contre-espionnage ») et se référerait au général de Gaulle pour faire du recrutement anticommuniste.

15C’est dans ce contexte qu’éclate au printemps 1949 l’affaire du « complot de la Pentecôte » appelé parfois « complot de la préfecture de police20 ». Visant à instaurer par la force un gouvernement provisoire anticommuniste, il est l’œuvre d’un ancien résistant, Roger Lacore (alias « colonel Jean Delore » ou « Jean de la lune »), qui a fondé et dirigé durant l’Occupation le réseau Darius (émanation en zone nord en 1944 du réseau Gallia et spécialisé dans le renseignement militaire). Après avoir appartenu pendant quelque temps à la DGER à la Libération, il en part dans des conditions troubles. Il est vrai que l’homme, fanatique du complot, avait déjà été arrêté avant-guerre pour abus de confiance. Jean Delore, qui est resté en contact avec des anciens résistants du réseau Gallia et qui se dit gaulliste, monte un complot au printemps 1949 en se prévalant d’appuis militaires au sein des troupes françaises en Allemagne et de soutiens politiques prestigieux mais imaginaires, dont celui du général de Gaulle. La conjuration, en réalité médiocre, aurait dû éclater le 20 mars 1949 à l’occasion des cantonales. Elle ne donne rien mais la police arrête un commissaire des RG impliqué dans les réseaux Delore. La direction du RPF, avertie de ce complot d’amateurs et ne souhaitant pas être compromise dans cette affaire où des gaullistes semblent concernés à titre individuel, prend les devants21. Le 20 mars, Jacques Soustelle écrit au préfet de police de Paris Roger Léonard (en poste de juillet 1947 à avril 1951) et au directeur de cabinet de Jules Moch, Haas-Picard, pour leur rappeler la ligne légaliste du Rassemblement. Cette démarche est prolongée le 29 mars par celle du conseiller municipal RPF parisien, Maurice Kaouza, qui, à la demande du secrétaire général du Rassemblement, contacte à son tour le préfet de police et le directeur de cabinet de Jules Moch pour les avertir que des gaullistes sont contactés par les conjurés mais que le RPF n’est pas concerné par ces préparatifs22. En interne, le SO du RPF intervient pour dissuader ses éléments de participer à ce complot perçu comme une nouvelle provocation gouvernementale deux ans après le Plan bleu destinée à piéger et discréditer le parti gaulliste. Jacques Laboureau les avertit de se méfier de certains contacts éventuellement amorcés par des agents provocateurs et demande aux délégués locaux de lui signaler tout agissement suspect. La démarche est habile car la rue de Solférino sait pertinemment que la police aura connaissance de cette circulaire, ce qui ne manque pas d’ailleurs d’arriver puisqu’en pleine séance de l’Assemblée est lu le 14 juin 1949 (lors d’un débat concernant le complot) le texte de Jacques Laboureau tiré d’une note des RG d’Ille-et-Vilaine. La direction du RPF se dédouane ainsi par avance de toute accusation factieuse…

16Jacques Soustelle, le colonel Carré et Jacques Laboureau ont eu raison de multiplier les précautions car en mai 1949, les amis de Jean Delore s’activent de nouveau. Des officiers de gendarmerie du camp de Satory sont approchés, dont le capitaine Gérard (chef d’escadron de la Garde républicaine, il n’est autre que l’ancien lieutenant Gérard chargé de la sécurité officielle du général de Gaulle à Colombey de 1944 à 1948…). Des anciens résistants (Pierre Fouët de Gallia), des élus et des responsables du SO du Rassemblement sont également contactés pour rejoindre la conjuration. Certains, croyant plus ou moins naïvement participer à un plan anticommuniste soutenu par le RPF, se laissent embarquer à l’image de Jack Rateau (ancien FFL et conseiller municipal RPF du 18^e). Lorsque la police l’arrête, elle trouve des armes dans son véhicule, ce qui lui vaut d’être emprisonné à la Santé de juin à octobre 1949. C’est le cas également du secrétaire du bureau RPF de Seine-et-Oise, Hubert Browaeys, qui rejoint la petite équipe de Delore. Dominique Ponchardier, également contacté par les conjurés, botte prudemment en touche. Le capitaine Gérard reçoit le 17 mai des émissaires de Jean Delore recommandés par Hubert Browaes avant de rencontrer le chef des conjurés en personne le 29 mai. Effaré par ces projets de coup d’État militaire, l’officier gaulliste tente d’enregistrer Jean Delore mais l’écoute ne fonctionne pas. Il informe le cabinet du général de Gaulle, avant finalement le 31 mai d’aviser son supérieur qui se trouve être également un officier de la sécurité militaire. Cette dernière utilise le capitaine Gérard pour piéger Jean Delore dont les propos sont cette fois correctement enregistrés. Le 2 juin, le conspirateur est arrêté à Saint-Cloud ainsi que ses complices (dont deux conseillers municipaux RPF). Jusqu’au bout, le RPF se couvre : le jour de l’arrestation Jacques Soustelle écrit de nouveau au ministère de l’Intérieur et au préfet, tandis que le 4 juin le Rassemblement met de nouveau en garde ses lecteurs contre « les agitateurs et les provocateurs ». Sur un plan politique, cette nouvelle affaire de complot relance la polémique sur les « groupes armés » du RPF et à l’Assemblée les députés communistes Yves Fagon et Maria Rabaté dénoncent les « gaullistes factieux » qui préparent « la guerre civile ». Les responsables RPF crient à la provocation policière tandis que de Gaulle condamne « ces coups bas qui disqualifient le boxeur ». Trois jours plus tard, le suicide de Jean Delore à la prison, dans des circonstances troubles (il est retrouvé à la fois pendu et les veines tranchées par le verre de ses lunettes…), permet de clore ce dossier.

17Autant le gouvernement avait amplifié en 1947 l’affaire du Plan bleu, autant il minimise en 1949 cette histoire, ramenée selon la formule de Jules Moch à l’Assemblée le 14 juin à « des maniaques de la conspiration, mal guéris de la nostalgie de l’action clandestine ». Dans son doctorat sur la place du complot dans la vie politique française et italienne de l’après-guerre, Pascal Girard a montré que cette nouvelle affaire de la Pentecôte, alors même qu’elle touche à la police et à l’armée, trouve moins de résonance dans l’opinion que celle du Plan bleu deux ans plus tôt23. Le contexte est différent : la répression efficace des grèves de 1947-1948 par Jules Moch a rassuré l’opinion sur les capacités insurrectionnelles du Parti communiste tandis que les milieux gaullistes font moins fantasmer depuis que l’élan de 1947 est retombé et que le pouvoir surveille étroitement les réseaux de soutien du Général au sein de la police et de l’armée. Mais Pascal Girard insiste aussi à juste titre sur le légalisme du RPF qui paradoxalement « surveille » aussi les milieux gaullistes par ses constants rappels à l’ordre et ses mises en garde répétées auprès de certains de ses militants tentés par l’aventure (parmi lesquels les éléments du SO)24.

Grâce à un protocole efficace, le SO gaulliste s’impose face aux communistes dans un contexte de violence militante décroissante

18Par rapport à la phase initiale (1947-1948) marquée par une extrême tension, les « années Carré » sont moins conflictuelles. Même si les tentatives d’obstruction restent encore la norme, celles-ci dégénèrent moins. Une tendance de fond s’installe qui voit progressivement s’estomper le choc gaullistes/communistes. Si le PCF comptera encore des morts lors de manifestations, notamment celle contre le général américain Ridgway le 28 mai 1952, ceux-ci ne seront plus le fait du RPF mais de la police. Même la campagne décisive des législatives de juin 1951 ne ramène pas la confrontation PCF/RPF au niveau des municipales de 1947. Christian Purtschet l’avait noté : « Nous devons insister sur ce point : après le discours du général de Gaulle à Rennes, les réunions organisées par le RPF dégénèrent presque toutes en un combat singulier opposant RPF et Parti communiste. Avec l’évolution progressive du RPF vers l’effacement, les réunions seront moins nombreuses et moins combatives. Le zèle anticommuniste des néophytes du RPF se ralentira progressivement au déclin du mouvement gaulliste25. » Moins de meetings chez les gaullistes faute de moyens financiers et de contexte électoral, c’est effectivement moins d’occasions de heurts entre les deux grandes forces politiques d’opposition tandis que la bonne résistance gouvernementale face aux grèves rouges de 1947-1948 a fait perdre à l’anticommunisme du RPF une partie de sa légitimité.

19Mais parmi les facteurs de relatif apaisement, il ne faudrait pas sous-estimer celui spécifiquement militant de la maîtrise croissante du service d’ordre gaulliste. Les méthodes élaborées durant l’année 1948 par l’équipe Ponchardier ont été assimilées et le SO fait désormais preuve d’un professionnalisme lui permettant de gérer efficacement des situations délicates. L’exemple du meeting de Jacques Soustelle à Montpellier le 25 mars 1949 offre un cas d’école des procédures suivies par les chefs de l’appareil de sécurité gaulliste pour prévenir et gérer les accrochages avec les communistes lors des réunions à risque. Le rapport détaillé qu’en fait le délégué régional André Lehmann permet de comprendre le fonctionnement du service de sécurité sur le terrain26. Dans la mesure où les archives du SO renferment pour cette période des dizaines de rapports du même type, présentant des protocoles d’action très similaires, il est possible d’établir deux constats. D’une part, la direction impose alors à ses délégués régionaux et départementaux une sorte de « débriefing » permettant à l’organisation d’améliorer ses techniques de gestion de foule par une sorte de « retour sur opération » d’inspiration militaire. D’autre part, les procédures suivies sur le terrain relèvent moins d’initiatives spontanées, informelles et individuelles que d’un ensemble de recettes et de solutions, progressivement expérimentées, formalisées et validées par les responsables. Le recours récurrent dans ces rapports à certaines expressions, comme « faire la salle » (c’est-à-dire placer préalablement les gros bras à des endroits stratégiques) ou « les paquets » (pour désigner des petits groupes de membres du SO) indique bien l’existence au sein de l’appareil de sécurité d’une culture militante spécifique. Lorsque le SO gaulliste se met en place au meeting de Concarneau au printemps 1948, les 500 hommes ne sont pas dispersés au hasard. « Nous prîmes, séance tenante, nos dispositions pour leur répartition » note René Serre, chef de la brigade volante.

« Cent cinquante d’entre eux étaient alignés dans l’axe perpendiculaire à la tribune, trois cent cinquante étaient assis sur des bancs que nous avions installés devant la tribune, car notre intention était de protéger jusqu’au bout nos orateurs. Notre équipe de cinq était à l’extrémité de la barre la plus fine du “T” que formait notre SO devant les derniers piliers, debout, presque à l’entrée de la salle. Nous pouvions ainsi mieux dépister tout début de la bagarre27. »

20En quoi consiste ce protocole permettant de gérer efficacement un meeting auquel assistent 800 personnes à l’intérieur de la salle et 4 000 à l’extérieur ? Il est constitué de plusieurs règles à suivre en amont et pendant la réunion. Leur application stricte rend possible à Montpellier le 25 mars 1949 le contrôle de 200 éléments communistes à l’intérieur de la salle de concert (soit le quart du public) et de 500 éléments communistes à l’extérieur (soir le huitième de la foule présente sur la place Molière et les rues avoisinantes).

• La première règle consiste, pour ces réunions risquées (car animées par une personnalité susceptible d’attirer des agitateurs et situées dans un bastion de l’adversaire), à mobiliser un service d’ordre imposant. À Montpellier, André Lehmann a convoqué 250 gros bras venus de tout le Languedoc et la Provence. Aux éléments méditerranéens s’ajoute la fameuse brigade mobile composée ici de quatre cogneurs expérimentés : Tessier, Djouder, Batut et Pele. Le SO se retrouve dès lors en position de force dans la salle où il représente plus du quart du public. Les gens de la sécurité y sont plus nombreux que les communistes. Ce n’est pas le cas à l’extérieur mais cette situation est moins gênante dans la mesure où cet espace est du ressort de la police selon des conventions communément admises.
• La deuxième règle exige de contrôler tant que possible la composition du public en distribuant la veille des invitations parmi les militants gaullistes de manière à ce que ces derniers forment le gros de l’assistance, assurent la claque et étouffent par leur nombre les agitateurs communistes. À Montpellier, des étudiants pilotés par le délégué départemental RPF, André Collière28, se chargent de ce travail en remettant sous enveloppe 1200 cartes d’invitation.
• La troisième règle suppose de prendre contact préalablement avec les autorités policières de la ville pour définir les périmètres d’intervention de chacun et obtenir les bonnes grâces des forces de l’ordre. Ici, André Lehmann rencontre M. Gadea, directeur des services de police et commissaire central ainsi que le commandant Bonnio, chargé de la police urbaine. Le contact est suffisamment bon pour qu’André Lehmann se voit attribuer un commissaire de quartier et quatre inspecteurs qui se tiendront derrière la scène en liaison par télétype avec la voiture radio de la police, le commissariat central et les CRS.
• Ce travail préparatoire achevé, il convient, quatrième règle, d’organiser et d’équiper la salle de telle manière à prévenir autant que possible les débordements. Cela suppose techniquement de se procurer des haut-parleurs suffisamment puissants pour couvrir les cris et insultes des communistes. Mais cela impose surtout de disposer intelligemment son service d’ordre. Celui-ci, arrivé très en avance (17 h alors que le meeting ne commence qu’à 21 h), doit être le premier à entrer dans la salle fermée jusque-là. Il repère les lieux susceptibles de constituer des espaces à risque et les condamne. C’est ainsi qu’à Montpellier, les gens de la brigade volante font fermer les balcons qui auraient pu constituer des donjons inexpugnables d’où les communistes auraient bombardé de projectiles divers le public plus bas. Une fois ce repérage terminé, il s’agit une heure avant le début du meeting de « faire la salle ». Concrètement, André Lehmann et André Collière font d’abord entrer sur présentation de leur carton les invités politiquement sûr qui prennent place dans la salle. Une fois que celle-ci est remplie, ils installent (sous la direction des gens de la brigade volante) le « paquet » SO le plus solide pour « faire bouchon » au fond de la salle. On ouvre alors les portes au grand public parmi lequel figurent de nombreux communistes qu’il faut identifier pour pouvoir ensuite les « neutraliser » rapidement en cas d’incident. La foule est canalisée dans le hall, séparée de la salle par une cloison vitrée. Il ne reste plus qu’à faire entrer l’orateur sous escorte par une porte de derrière fermée jusque-là et dont seul André Lehmann a la clé.

21Le respect de ces quatre règles de base a été si parfait que la réunion, en dépit de l’affluence et de la présence de centaines de communistes hostiles, s’est déroulée sans violence jusqu’au terme du discours de Jacques Soustelle. « Il y a bien eu jusque-là des vociférations lointaines, des injures grossières et les “mots” habituels », comme le souligne André Lehmann dans son rapport enlevé, « mais les cocos étant parqués, la sonorisation puissante, la salle plus que favorable, ces menées n’avaient aucune prise et le “paquet” de Batut les tenait en haleine ». Comme souvent, c’est au moment de la contradiction (lorsque l’orateur invite un opposant à prendre la parole pendant quelques minutes au micro), que les incidents éclatent. Cet instant de transition où l’adversaire est autorisé à provoquer l’auditoire, est très risqué. Le contradicteur (dont le SO du parti organisateur du meeting est théoriquement supposé assurer la sécurité), souvent accompagné de sympathisants musclés, excite d’autant plus la foule qu’il cherche au fond l’incident susceptible de déclencher la bagarre et par là même de discréditer la réunion. Lors du meeting de Jacques Soustelle, c’est à ce moment qu’une bombe lacrymogène contenant de l’acide est lancée du hall vers la salle. Mais la disposition des agitateurs est telle que la bombe s’écrase contre la cloison vitrée, tombe au sol et blesse en le brûlant l’équipier Pele de la brigade mobile. Illustration de la nécessité de « faire la salle » puisque la bombe lancée de plus près aurait touché le public… La fumée envahit rapidement la salle de concert et le SO fait évacuer le public avec efficacité par la scène et les portes de côté vers la place Molière selon un protocole d’urgence défini à l’avance. Les gros bras gaullistes peuvent alors entrer en action contre les communistes. « Celle-ci fut puissante et terrible » selon André Lehmann qui rapporte la scène avec une certaine complaisance29.

22Alors que les gens du SO se regroupent pour lancer une dernière offensive contre les communistes au cours de laquelle sans doute « il y aurait eu du gâchis » pour reprendre l’expression à la Audiard d’André Lehmann, les forces de l’ordre se décident à intervenir. D’abord par le commandant Bonniol qui fait établir un cordon par ses agents entre les deux camps, puis par le commandant Viot qui ordonne à ses CRS de charger les communistes à coup de crosse de mousqueton. Ceux-ci s’enfuient permettant aux gros bras gaullistes de rejoindre la permanence RPF de Montpellier où selon leurs habitudes ils prennent entre eux un casse-croûte copieux. Moment de fraternité virile à même de renforcer l’esprit de corps du SO. Le RPF compte 8 blessés dont un grave, Pele de la brigade mobile, brûlé au deuxième degré au visage, au cuir chevelu, au torse ainsi qu’aux deux yeux. Touché par des coups de matraque et de poings américains, un membre du SO marseillais a été atteint au crâne et au visage, et souffre d’une côte enfoncée et de contusions lombaires. Mais le bilan est plus lourd chez l’adversaire (selon des informations transmises par la police à André Lehmann et qui attestent de liens entre les deux maisons). En comptabilisant avec beaucoup de précision dans son rapport les 22 blessés communistes « sérieusement touchés » dont 8 « hospitalisés » et 4 « grièvement atteints », en précisant « qu’une centaine de communistes au moins ont été plus ou moins touchés », le délégué régional s’inscrit dans une logique militaire où les pertes de l’ennemi déterminent la réussite ou l’échec d’une campagne. Pour André Lehmann, la victoire montpelliéraine prouve que le RPF peut engager le rapport de force avec les communistes. La conclusion du rapport (« il faut continuer à assurer des réunions partout où les cocos sont durs et leur montrer notre force pour essayer d’éviter de nous en servir ») révèle les enjeux exacts de ce qui pourrait apparaître à première vue comme une incitation à l’offensive. Il ne s’agit plus de provoquer l’adversaire communiste chez lui selon le modèle des expéditions motorisées du printemps 1948 dans la banlieue rouge, mais d’affirmer partout une présence politique.

23Les autres rapports de 1949 émanant des délégués régionaux du SO témoignent de cette même dynamique favorable au RPF. Partout ou presque, les communistes échouent à empêcher les gaullistes de tenir leur réunion. Les mêmes recettes sont appliquées, comme à Montauban le 6 février 1949 où le délégué régional Jean Hamel prend soin de mobiliser tous les gros bras du département ainsi que ceux du Lot-et-Garonne, de préparer la salle avant la réunion, d’avertir les autorités de police locales et de disposer ses hommes devant la tribune. Le respect de ce protocole lui permet d’encaisser victorieusement la charge d’une cinquantaine de militants communistes, « en général pris de boisson » selon le rapport du délégué, et entraînés par leur député Pierre Juge. Finalement les forces de l’ordre interviennent. « Les gendarmes entrèrent alors dans la danse et les Moujiks ivres furent évacués à coup de crosse30. » La victoire gaulliste se lit dans la fuite de l’adversaire communiste comme dans le faible nombre des blessés RPF (deux seulement) alors que le PCF en compte une dizaine. Au-delà de l’issue favorable sur le terrain, ce meeting réussi prend une portée symbolique pour Jean Hamel qui en résume l’enjeu politique local : « c’est la première fois depuis la Libération que le PC réunit si peu d’hommes, c’est la première fois également qu’après avoir mobilisé et lancé ses troupes contre une réunion, il ne réussit pas à prendre la tribune ». Le 11 mars 1949, André Razel, responsable SO pour la Haute-Garonne, suit le même protocole pour sécuriser un meeting de Malraux à Toulouse : mobilisation d’un service d’ordre massif (plus de 400 gros bras venus de Haute-Garonne et des départements voisins), déploiement de celui-ci bien avant le début de la réunion et selon une géographie particulière (chaque département « assure la défense d’un pilier » de la salle tandis que le SO de la Haute-Garonne apporte « la masse de manœuvre »), recours à des techniques déjà éprouvées (insigne distinctif distribué à l’entrée aux gros bras et chaises attachées entre elles pour empêcher qu’elles ne servent de projectiles).

24Le non-respect des règles précisées plus haut se révèle toujours catastrophique. Si Louis Vallon ne peut tenir sa réunion le 6 février 1949 à Brest, c’est, comme le reconnaît le chargé de mission régional Jacques Bruneau, que le SO local n’a suivi aucune des consignes. Seuls vingt gros bras inexpérimentés ont répondu à la convocation de leur chef, M. Fauchon, ce qui pour un meeting de 500 personnes reste très insuffisant. Ce petit nombre les empêche de contrôler tout l’espace de la salle. Ils se contentent de surveiller l’entrée sans repérer l’arrivée des perturbateurs et négligent la tribune. « C’est de là que vient tout le mal » note Jacques Bruneau. « À peine la réunion commencée, un commando de 50 communistes qui étaient entrés en ordre dispersé dans la salle, se ruèrent sur la tribune, l’occupèrent et enlevèrent le micro. Les 20 membres du SO étaient bien trop peu nombreux pour reprendre la tribune. La police fit évacuer la salle, la réunion ne put se tenir31. » Le fait pour le SO de ne pas arriver très en avance de manière à pouvoir disposer la salle s’avère toujours fâcheux. Geneviève Anthonioz-de Gaulle rapporte l’exemple du meeting de Mulhouse où Gaston Palewski fut blessé.

« On ne se méfiait pas du tout. Nous pensions que cela allait se passer facilement et nous avons commis l’erreur de nous attarder un peu. On n’était pas en retard du tout mais on n’avait pas fait préparer la salle avant. Et quand nous sommes arrivés, la salle était déjà occupée mais pas par le public qu’on attendait. Les communistes avaient monté les ouvriers de Lorraine avec des boulons, des machins comme ça. Nous sommes arrivés par une porte de derrière, on a décidé de tenir la réunion quand même. Nous étions sur une estrade, il y avait des pots de fleurs, et tous sont tombés avec fracas… Et les boulons continuaient de pleuvoir, des gars avec des sifflets à roulette tentaient de nous empêcher de parler, on l’a fait quand même mais évidemment pas autant qu’on l’aurait voulu32. »

25Le SO ne peut intervenir efficacement s’il n’a pas en amont identifié et localisé les perturbateurs. La chose est rendue compliquée par le fait que les communistes, rapidement, prennent l’habitude d’arriver de manière dispersée en cachant sur eux les « outils » de l’obstruction (sifflets, armes et projectiles). D’où l’importance de confier le repérage des potentiels agitateurs à des gros bras locaux qui connaissent les éléments PCF ou CGT de leur ville et peuvent ainsi placer ces individus de manière à ce qu’ils ne puissent gêner la tenue du meeting. Faute d’avoir respecté ce travail préparatoire, il faut improviser pour repérer la menace. Ancien responsable des groupes de protection RPF de la Loire, Lucien Neuwirth rapporte l’exemple pittoresque du meeting de Jean Nocher à Montceau-les-Mines.

« Je dis au responsable local : “Dis-donc, t’a repéré où étaient les cocos ?” Il me répond : “Non, je n’ai pas fait attention, je ne les ai pas vus”, parce qu’en général ils se massaient. Je lui dis : “Mais mon Dieu, tu es de Montceau, tu dois les connaître, tu dois le savoir.” Il me dit : “Non, je ne sais pas.” Alors je monte sur scène et je dis à Jean Nocher : “Attention, on n’a pas repéré où étaient les cocos, ça ne se présente pas bien du tout.” Il me dit : “Oh, vous allez les repérer, alors tiens-toi prêt, prépare tes gars, vous verrez là où ils sont, vous pourrez ainsi les encadrer.” Nocher commence son discours contre la Troisième Force et il dit : “ll aura fallu un président de la République socialiste, Vincent Auriol, pour reconstituer les anciennes chasses royales qui sont maintenant les chasses présidentielles, eh bien je vais vous dire, il n’y a qu’un député qui a eu le courage de refuser l’invitation à ces chasses présidentielles, c’est Maurice Thorez.” Alors les cocos applaudissent à tout casser, on les laisse applaudir : on a ainsi repéré où ils étaient. Silence. Nocher enchaîne en disant : “Oui, mais à ça, il y avait une raison, il avait perdu son fusil en 1939.” Pas besoin de vous dire que la réunion a été terminée très vite et c’est parti dans tous les coins, la bagarre à coups de poing33. »

26Comme en 1948, la brigade volante continue d’être l’acteur principal de cette reconquête. Durant toute l’année 1949, les rapports régionaux évoquent régulièrement ses interventions réussies. Le 20 janvier, à Montbéliard, lors d’un meeting de Jean Fribourg, une vingtaine de communistes virulents multiplient les menaces à l’encontre du public et de l’orateur. Le délégué régional, André Lehmann fait aussitôt intervenir le tandem Serre/Auvray qui « en un temps record fait renaître un calme plat ». Le 6 mars, un meeting de Pierre de Gaulle qui commençait à être chahuté par une cinquantaine de communistes est sauvé grâce à l’intervention de l’équipe mobile qui « éjecte » les perturbateurs alors que les gens du SO local « sont pleins de bonne volonté mais manquent encore de combativité ». Le 15 mars à Orléans, le même André Lehmann se sort d’une situation compromise grâce au soutien du trio Huard-Serre-Auvray. S’exprimant devant 1200 personnes dans la salle des fêtes de la ville, Jacques Soustelle est victime de tentatives d’obstruction de plusieurs dizaines de communistes emmenés par le secrétaire du syndicat du bâtiment. Le responsable SO local, le commandant Lebot, prévenu trop tard, n’a pu mobiliser assez de gros bras du département. Pendant trois quarts d’heure, André Lehmann et Batut, un membre de la brigade mobile, sont seuls pour faire face aux perturbateurs. Le délégué régional protège la tribune tandis que Batut « s’efforce de calmer les excités ». Seule l’intervention tardive de l’équipe parisienne permet d’inverser le rapport de forces34. Après la contradiction, les perturbateurs sont refoulés sans ménagement dans le fond de la salle par Batut et son équipe mobile. « Ils quittèrent la salle sur L’Internationale et une Marseillaise chantée faux35. »

Un intermède raté : le général Billotte à la tête du SO gaulliste (1951)

27Dès le printemps/été 1950, Paul Leistenschneider est remplacé à la tête du service d’ordre gaulliste par le général Billotte. Les raisons de cette alternance restent inconnues. Le colonel Carré est-il parti de son plein gré ou a-t-il été écarté faute de résultats satisfaisants ? Le turn-over est généralement fort dans les services d’ordre, et celui du RPF n’y fait pas exception. Les chefs et simples militants y sont renouvelés plus vite que dans le reste du Rassemblement. Si les convictions gaullistes y sont solides et s’ancrent plus encore que pour les autres adhérents dans un engagement résistant ou FFL, le SO reste un service usant à bien des égards. Usure physique et nerveuse liée à une confrontation régulière à la tension des bagarres. Usure politique liée à un poste particulièrement exposé. Les gens du SO, par leur proximité avec les responsables politiques, sont touchés par les phénomènes de courants ou de clientèle et les querelles qu’ils induisent. A fortiori dans un Rassemblement marqué très tôt par des conflits de personnes et de chapelles. Ils ont également accès à des zones d’ombre de la formation, aux faiblesses intimes et mesquineries de ses dirigeants qui peuvent amener ces hommes d’action souvent très entiers à « décristalliser » figures et idéaux politiques. Leur connaissance de secrets gênants peut aussi justifier des purges ou des mises à l’écart plus discrètes en cas de nécessité… Ils suscitent enfin des critiques souvent virulentes par le contrôle, de nature parfois politique, qu’ils exercent sur le reste du mouvement. Le colonel Carré est-il parti pour une de ces raisons ? Il a pu aussi se lasser du manque de moyens financiers dont souffre un RPF au bord de la banqueroute en 1950, qui doit se séparer de la plupart de ses permanents au siège et imposer « l’autofinancement » à ses antennes départementales. Arrivant après le flamboyant Ponchardier, il est possible surtout qu’il n’ait pas convenu par son caractère au genre d’hommes qu’il avait sous ses ordres. En Angleterre durant la guerre, les instructeurs britanniques avaient déjà émis quelques réserves sur l’aptitude au commandement du futur colonel Carré. Les fiches le décrivaient comme « courageux, modeste, consciencieux et discret », ajoutant toutefois qu’il était « peut-être un peu trop précautionneux » avant de conclure de manière nuancée : « bien qu’il n’ait pas de qualités exceptionnelles comme leader, il devrait en raison de sa diligence et de son attention au détail, faire un très bon organisateur36 ». Paul Leistenschneider avait certes consciencieusement réorganisé l’appareil de sécurité gaulliste après les incidents de Grenoble, mais le SO avait besoin désormais d’un leader plus énergique pour le relancer.

28Le général Billotte était-il le candidat idéal pour cette mission ? Une lecture rétrospective à la lumière de son échec relatif à la tête du service d’ordre et de sa dissidence politique envers le RPF conduirait à une réponse négative. Pourtant, les choses ne sont pas aussi simples à l’été 1950. S’imposer auprès de ces hommes souvent passés par les combats de la Résistance et de la France libre nécessite des états de service impeccables dans au moins un de ces deux domaines. À cet égard, le Compagnon de la Libération (troisième responsable du SO à se targuer de ce titre après Dominique Ponchardier et Paul Leistenschneider), Pierre Billotte semble irréprochable. Officier prometteur, ce capitaine stagiaire à l’état-major puis au grand quartier général après la déclaration de guerre, s’illustre en mars 1940 à la tête de son bataillon de chars. Blessé, il est fait prisonnier et interné dans un Oflag de Poméranie dont il parvient à s’évader pour rejoindre l’URSS en février 1941. Regroupé avec 200 autres militaires français évadés d’Allemagne dans un camp de prisonniers au sud de Moscou, le capitaine Billotte obtient après l’invasion allemande de juin 1941 de participer à la guerre au sein de la France libre. Il rejoint Londres et est promu lieutenant-colonel fin 1941. Nommé en mai 1942 chef de l’Etat-major particulier du général de Gaulle, il oriente l’action des FFl et du BCRA. Devenu colonel en décembre 1942, il s’occupe du Comité militaire permanent puis du Comité de Défense nationale à Alger en mai 1943. Il accompagne de Gaulle lors de voyages officiels aux États-Unis et en Italie. Commandant en second de la 2^e DB, il débarque en Normandie début août 1944 et prend la tête du Groupement Tactique V. Il participe à la libération de Paris et en septembre 1944, promu général de brigade, réalise l’amalgame au sein de la 10^e division d’infanterie avec des éléments FFI et FTP parisiens. Il prend une part active aux combats dans les Vosges au sein de la 1^re armée française avant de passer en Allemagne où il assure à partir de mai 1945 les fonctions de gouverneur de la Rhénanie-Hesse-Nassau. Chef d’état-major général adjoint de la Défense nationale en décembre 1945 (auprès du général Juin), Pierre Billotte, promu général de division en mars de l’année suivante, part aux États-Unis diriger la délégation française de l’armée de terre auprès du Comité d’état-major des Nations unies. Il est le mandataire du président du Conseil pour les premières négociations du Pacte atlantique. En février 1950 toutefois, en désaccord avec les orientations politiques des gouvernements de la Troisième Force, il rentre en France et demande à être mis à la retraite. Il adhère au RPF en juillet 1950, intègre le conseil de direction du Rassemblement et justifie son choix politique en publiant un ouvrage, Le temps du choix, où il expose ses vues de politique étrangère37.

29Avant d’être candidat gaulliste aux législatives de juin 1951 en Côte-d’Or et avoir été élu député, Pierre Billotte a donc dirigé le service d’ordre du RPF. Il semble avoir pris le commandement de l’appareil de sécurité gaulliste dans les semaines qui ont suivi son entrée au sein des instances dirigeantes de la rue de Solférino. Une promotion express justifiée autant par les états de service militaires et la notoriété du rallié que par sa proximité personnelle avec de Gaulle. Pour autant, l’intéressé n’a jamais mentionné cette fonction militante assurée de l’été 1950 à mars 1952 dans ses ouvrages ultérieurs ou interviews journalistiques38. Très présent à la commission parlementaire de la Défense nationale présidée par le général Koenig, Pierre Billotte, comme le rappelle Bernard Lachaise dans son étude sur les militaires et le gaullisme au temps du RPF39, ignore le conseil de direction du Rassemblement. Cette atonie militante se confirme au service d’ordre dont il traverse en fantôme l’histoire pendant un an et demi. Le général Billotte semble n’avoir exercé qu’une présidence honorifique, une direction de prestige aux côtés de son adjoint, Georges Burnier, véritable patron du SO et détenteur d’une mémoire du service pour avoir co-assuré sa réorganisation sous le colonel Carré.

30Le général Billotte semble mal connaître l’architecture d’ensemble de l’appareil de sécurité comme son personnel. Fin novembre 1950, il contacte par circulaire les délégués départementaux du RPF pour savoir qui occupe la fonction de responsable SO dans chaque département, information qu’il semble donc ignorer. Il entre en conflit avec ces mêmes délégués départementaux quand il tente de leur imposer un contrôle par le centre national de la sécurité des grands meetings provinciaux. En avril 1951, le délégué de Gironde n’hésite pas ainsi à lui rappeler qu’il a autorité sur son adjoint SO local pour lui transmettre des instructions concernant les réunions politiques dans le département et même la région. Plus gênant encore, le même délégué bordelais apprend à Pierre Billotte que de Gaulle, lors d’une réunion des délégués régionaux rue de Solférino, a chargé Jacques Baumel de l’organisation de ce meeting dont la sécurité a été confiée au tandem Ponchardier/Dumont. Non seulement la jurisprudence Carré (une gestion hiérarchisée et centralisée du SO où les départements obéissent au siège) est malmenée par des délégués locaux qui réaffirment leur autonomie, mais Pierre Billotte voit en plus agir en parallèle de son service des éléments indépendants ayant visiblement gardé la confiance du Général dans le domaine de la sécurité.

31Sur un plan plus privé, Pierre Billotte, déjà financièrement aisé par sa mère, accède à la grande fortune après son troisième mariage en juillet 1951 avec Sybil Esmond. Cette dernière « lui apporte en dot un tiers de la Shell » selon Pierre Ordioni, ancien chef du service de presse puis des archives du Quai d’Orsay et conseiller diplomatique au cabinet du Général Koenig de 1954 à 195640. Ami de Pierre Billotte depuis la guerre, Pierre Ordioni rapporte dans ses mémoires son amusement quand son camarade le fait chercher dans sa Bentley avec chauffeur… Entre une vie mondaine parisienne et ses occupations parlementaires, Pierre Billotte n’a que peu de temps à consacrer au SO. Il achève de décevoir les gros bras gaullistes en faisant partie des 27 députés RPF qui, le 6 mars 1952, votent l’investiture d’Antoine Pinay. Au sein d’un appareil de sécurité qui se conçoit comme le dernier carré des militants, bien des adhérents partagent l’opinion sévère d’un autre général du Rassemblement, le député meusien Auguste Jean Gilliot, déclarant à propos du dissident qu’il fait « partie de ces hommes dont les noms doivent être cloués au pilori car ils ont trahi leur serment ». Dans tous les cas, Pierre Billotte a déjà quitté la direction de l’appareil de sécurité du RPF au moment de l’investiture d’Antoine Pinay. Depuis un mois déjà, le poste est occupé par un ancien responsable du SO, le charismatique Dominique Ponchardier. Aussi, lorsque le général Billotte est exclu officiellement du RPF à l’occasion du congrès de Saint-Maur en juillet 1952, son nom est déjà oublié du service d’ordre.