Deux héros de la France libre et de la Résistance « incarnent » le service d’ordre gaulliste : le colonel Rémy et Dominique Ponchardier

1Même si Léon Derancourt n’est officiellement écarté de la tête du SO gaulliste qu’à la mi-novembre 1947, la direction effective des groupes de protection du Rassemblement lui échappe dès le mois d’octobre et la campagne des municipales. Dès cette époque, la nouvelle équipe Rémy-Ponchardier, assistée d’adjoints efficaces (Debizet-Dumont-Thamys), s’installe rue Taitbout. Jacques Baumel affirme être à l’origine (avec Jacques Soustelle) de la nomination de Dominique Ponchardier à la tête du SO, promotion validée par le général de Gaulle en personne. La nouvelle équipe structure et relance l’appareil de sécurité gaulliste, le transformant en une petite armée qui permet au RPF de remporter la bataille de la rue face aux communistes. Certains de ces affrontements, marqués d’un esprit de revanche après les humiliations de l’automne 1947, resteront longtemps ancrés dans la mémoire militante gaulliste. D’autant mieux qu’ils seront associés à ce qui sera rétrospectivement considéré comme l’âge d’or du RPF (fin 1947-fin 1948). Le tandem Rémy-Ponchardier se maintient en place jusqu’à l’automne 1948 avant d’être écarté à la suite des incidents de Grenoble qui ternissent la réputation du Rassemblement dans l’opinion. En durcissant trop le SO, Rémy est sans doute allé trop loin. Cette première disgrâce militante, qui annonce celle politique et définitive du printemps 1950, permet à une nouvelle équipe (le colonel Carré et son adjoint Jean Laboureau) de pacifier le service d’ordre, d’améliorer son image et de définir de nouveaux protocoles d’organisation et d’action.

2Les archives du SO du RPF à la Fondation Charles-de-Gaulle, même lacunaires pour l’année 1948, croisées avec les rapports de police et les dossiers de presse, témoignent d’une montée en puissance et d’un nouveau professionnalisme du SO. Cette nouvelle situation résulte de l’action de deux hommes : le colonel Rémy (Gilbert Renault) et le colonel Ponchardier (Dominique Ponchardier). Tous les deux sont des figures de la France libre et de la Résistance. Cet engagement personnel au cœur de la bataille leur confère une autorité morale indispensable pour commander aux gros bras du RPF dont certains, notamment les responsables départementaux et régionaux, sont souvent passés par la Résistance. Dans cette « armée de réserve » que se veut le service d’ordre face au danger communiste, l’expérience du commandement est déterminante, surtout face à des officiers de réserve, policiers et CRS surreprésentés. Dans cette formation paramilitaire où l’on use volontiers de grades et d’ordres de mobilisation quand ce n’est pas d’uniformes et d’armes, une réputation acquise au feu permet de gagner le respect et d’éviter les dérapages. Cette légitimité historique est aussi politique. Entretenant avec le Général une relation privilégiée remontant à la guerre (il en sera de même pour Pierre Billotte), Rémy dispose d’un accès direct au président du Rassemblement qui lui témoigne estime et amitié. Conscient de la nécessité de s’imposer physiquement face aux communistes pour constituer une alternative politique crédible, estimant qu’il faut disposer en cas de situation insurrectionnelle d’un appareil de sécurité capable de suppléer la carence des forces de l’ordre, de Gaulle a placé à ce poste sensible des hommes de confiance. Ces derniers appartiennent à son premier cercle politique.

3L’autorité du responsable du service d’ordre repose enfin sur un fort charisme personnel. Avant d’être responsable politique, celui qui commande les gros bras du RPF est d’abord un « chef ». N’appelle-t-on pas Dominique Ponchardier « le patron » ? Porté par un passé prestigieux, un physique imposant, un verbe haut, un caractère entraînant, il s’impose naturellement dans cet univers martial. Dominique Ponchardier présente à cet égard un profil parfait au point pour beaucoup d’« incarner » (selon le terme de Jean Lacouture1) le service d’ordre gaulliste. Jacques Baumel renchérit : « Nous l’avions nommé chef du service d’ordre national du RPF pour ses qualités incontestables de meneur d’hommes, et peut-être aussi pour ce supplément d’âme qu’on n’attendait pas d’un personnage de ce type2. » Le poste reste toutefois exposé. Le caractère sensible de la fonction comme les lourdes charges qu’elle suppose, nécessitent une disponibilité de chaque instant, une compétence sans cesse réaffirmée et un complet accord avec la ligne politique de la direction du RPF. Si un de ces critères n’est plus respecté, le responsable se retrouve vite remercié. Le rapide départ du colonel Rémy et de son équipe, remplacés par le plus discipliné colonel Carré, illustre cette règle.

4Si le colonel Rémy a rapporté avec précision ses souvenirs d’agent secret du BCRA dans ses volumineuses mémoires3, il s’est montré plus discret sur ses responsabilités politiques d’après-guerre au sein du parti gaulliste, parcours militant sommairement évoqué dans trois livres seulement4. La douloureuse polémique sur Pétain (« le glaive et le bouclier ») au printemps 1950 a altéré chez Rémy son rapport au Rassemblement. Passant sous silence sa fonction de chef des cadets du RJF5 puis du service d’ordre gaulliste (sans doute parce que la première expérience s’était soldée par un échec et que la seconde, plus concluante, fut ternie par l’épisode grenoblois), il préférait mettre l’accent sur l’organisation des voyages du Général et des meetings du RPF. Il s’est sans doute plus accompli dans cette dernière mission et le sujet intéressait par ailleurs davantage le grand public6.

5Né en 1904 à Vannes dans un milieu bourgeois aisé, Gilbert Renault, après des études de droit à l’université de Rennes, a connu dans l’entre-deux-guerres une vie professionnelle mouvementée. D’abord cadre à la Banque de France puis exploitant forestier au Gabon, il s’établit en 1936 comme producteur cinématographique. Sympathisant de l’Action française, ce patriote choqué par la débâcle refuse l’armistice et se rallie à de Gaulle. Arrivé à Londres en provenance de Lorient avec son frère dès le 22 juin 1940, il devient un des premiers agents secrets de la France libre sous le pseudonyme de Rémy (alias qu’il conserve à la Libération). En accord avec le capitaine Dewavrin (Passy, chef des services secrets encore embryonnaires) il revient en France via l’Espagne en novembre 1940 pour y installer un réseau de renseignement. Baptisé « Confrérie Notre-Dame » (CND), ce dernier devient vite le plus important du BCRA, recrutant surtout dans l’ouest du pays. Malgré de nombreuses arrestations, la CND fournit de précieux renseignements aux Alliés, notamment sur les mouvements maritimes et les bases sous-marines allemandes sur la côte atlantique. Il permet aussi les raids de Bruneval et de Saint-Nazaire. Mêlant le courage au culot, Rémy, en dépit des mises en garde du Général, multiplie les missions personnelles risquées sur le sol français, n’hésitant pas à ramener lui-même le courrier de ses agents dans les Lysanders du BCRA. Malgré des sympathies marquées à droite, le chef du CND qui reconnaît lui-même ne rien entendre à la politique, souhaite rassembler les résistants autour du Général par-delà les clivages. Il noue donc des liens avec l’ensemble des tendances de la Résistance de la zone occupée (via Pierre Brossolette) et amène à Londres en janvier 1943 le représentant officiel du PCF Fernand Grenier.

6Après-guerre, Rémy, compagnon de la Libération depuis un décret du 13 mars 1942 et resté en contact avec de Gaulle, participe à la fondation du Rassemblement. Auteur d’une des premières biographies du chef de la France libre, De Gaulle cet inconnu7, il diffuse l’ouvrage parmi les adhérents du mouvement. Membre du comité exécutif dès sa fondation en juillet 1947, il se voit chargé des voyages « présidentiels ». En 1945 déjà, le Général lui avait demandé de superviser la cérémonie de remise de la croix de la Libération à la ville de Paris avant de s’occuper du défilé du 18 juin. À cet organisateur hors pair incombe le soin de tracer l’itinéraire, contacter les autorités locales, inviter les notables, gérer l’installation des tribunes et solliciter les médias. Ayant le sens du spectacle, Rémy sait trouver les formules techniques (la tribune sur un ponton flottant à Marseille pour les assises du 23 avril 1948) et les gestes symboliques (faire passer le libérateur par les hauts lieux de la résistance) qui frappent l’opinion. Le fait que le Général se soit tourné vers le grand ordonnateur des pompes gaulliennes pour superviser le SO de son parti n’est pas anodin. Ce choix souligne combien l’appareil de sécurité du RPF, parti marqué par le culte de la personnalité, s’est d’abord construit autour de la protection du leader et de ses apparitions publiques. L’intéressé ne semble pas en tout cas avoir accepté la fonction de chef du SO avec plaisir et empressement. Le 17 février 1948, s’exprimant devant les militants rassemblés au Vel d’Hiv, il déclare (selon les RG présents qui rapportent la scène) que le Général l’avait « foutu chef du service d’ordre du RPF » et qu’il avait « dû accepter cette ingrate mission8 ». Trente ans plus tard, il confirmera sa réticence en des termes plus châtiés dans un ouvrage de mémoire, notant qu’il avait été revêtu du titre de délégué au service d’ordre « contre son gré9 ». Il ne faut pas exagérer l’importance du colonel Rémy dans l’organisation et l’animation du SO. Dans un rapport de la Sûreté nationale de février 1948 destiné au président Auriol, Rémy est présenté comme le responsable national du service d’ordre tandis que Dominique Ponchardier est supposé superviser celui-ci pour la seule région parisienne. Si cette distinction géographique est confirmée par les organigrammes des archives du RPF, elle ne traduit qu’imparfaitement la réalité. Dominique Ponchardier s’occupe sans doute prioritairement de la région parisienne mais suit également de près ce qui se fait en province. Dans les faits, si Rémy dessine les grandes orientations de l’appareil de sécurité, le patron sur le terrain est déjà Dominique Ponchardier, assisté de Claude Dumont et Pierre Debizet.

7La figure originale et enlevée qu’est Dominique Ponchardier reste méconnue alors que le parcours de l’intéressé, héros de la Résistance, chef de mission à la DGER à la Libération, patron des gros bras gaullistes à l’époque du RPF, écrivain et scénariste à succès avec la série du Gorille, animateur avec d’autres des « complots du 13 mai », barbouze anti-OAS à la fin de la guerre d’Algérie, conseiller ministériel en 1963, ambassadeur en Amérique du Sud et en Afrique de 1964 à 1971, ne manque pas d’intérêt10. Né le 3 mars 1917 à Saint-Étienne dans une famille d’industriels, Dominique Ponchardier effectue son service militaire en 1939 après une année de mathématiques spéciales. Blessé lors de la campagne de France le 22 mai 1940, il s’engage dans la Résistance dès octobre 1940 à peine sorti de convalescence. Il rejoint une organisation d’évasion de prisonniers de guerre et, avec sa femme Simone, opère dans le triangle Dijon-Besançon-Vesoul. À partir de mars 1941, il se lance dans la diffusion de journaux-tracts clandestins (La France combat, IV^e République, Le Prix du sang) tout en collectant des renseignements en Picardie et Normandie. Dès la fin 1941, il ajoute des sabotages à ses activités de propagande et d’espionnage. Arrêté le 23 décembre 1942 à Paris par les gens du PPF, il parvient à s’évader dans la nuit. Début 1943, Dominique Ponchardier fonde avec son frère Pierre11, le colonel Groussard (ancien responsable de Saint-Cyr réfugié à Genève), André Devigny et le commandant Nomy un des principaux réseaux de renseignement s’étendant sur la France entière : « Sosies ». Tout en continuant de fournir des informations aux Alliés, le résistant organise le passage par-delà les frontières de pilotes et d’agents recherchés. En février 1944, Dominique Ponchardier monte pour libérer des prisonniers à Amiens l’opération « Jéricho » qui devait le rendre célèbre après-guerre12. Chargé en août 1944 avec son frère Pierre de reconstituer un réseau en Alsace-Lorraine encore occupée, il participe aux combats des maquis locaux. Arrêté avec son frère au sud de Belfort par l’armée allemande en retraite, il parvient à s’évader dans la nuit du 7 au 8 septembre 1944 en bousculant des sentinelles. Le compagnon de la Libération termine la guerre avec le grade de chef de mission de 1^re classe à la DGER (nouveaux services secrets de la France libérée).

8Ces états de service restent arides pour rendre totalement compte du personnage. Avec un certain sens du récit et de l’art du portrait, Rémy Kauffer et Roger Faligot, qui ont enquêté sur les réseaux politiques des anciens résistants sous la IV^e et la V^e République, le campent avec talent : « Ponchardier, dur comme la pierre, franc comme l’or et rien moins que réfléchi, ressemble à un condottiere de la Renaissance italienne. Un maître en “guérilla urbaine” bien avant que le mot ne soit à la mode. Il ne craint rien, n’a peur de personne, sauf du général de Gaulle13. » Avec sa carrure martiale, sa fougue et sa faconde, l’ancien responsable du réseau Sosies est de fait très populaire au sein du service d’ordre. Sachant galvaniser ses hommes, il les pousse à affronter les communistes dans la rue, y compris dans leurs bastions ouvriers de la banlieue parisienne. Le tout pour un sandwich, deux bières et dix litres d’essence…

9Bras droit de Rémy au service d’ordre, Dominique Ponchardier dispose de deux adjoints efficaces :

• Claude Dumont est né le 6 juillet 1923 à Douai14. Ancien du corps franc de Combat, il y devient l’adjoint de Jacques Renouvin (ami du général de Bénouville). En 1943, Jacques Renouvin est arrêté par les Allemands et Claude Dumont se fait prendre lors d’une tentative pour faire évader son patron. Déporté à 20 ans à Mathausen, il est libéré dans un état de grand délabrement physique. Après une longue convalescence, il s’engage dans le service d’ordre gaulliste dès 1947 et, y consacrant tout son temps, monte rapidement en grade. Habitant à l’époque Bois-Colombe, il seconde Dominique Ponchardier pour la région parisienne.
• Pierre Debizet est né le 20 décembre 1922 à Nantua15. Orphelin à 12 ans d’un père marchand de bois et grièvement blessé lors de la Première Guerre mondiale, il travaille très tôt pour aider sa mère qui vit d’une modeste pension de veuve de guerre. Il s’installe à Paris et entre dans la Résistance au début de l’Occupation. La plupart des gaullistes en 1948 l’appellent de son pseudo, « Debarge », et c’est sous ce nom de guerre qu’il apparaît dans les fichiers de la rue de Solférino. Témoignage supplémentaire du poids de la Résistance, de ses codes et de ses pratiques chez ces hommes qui ne sont jamais totalement sortis de leurs combats de l’ombre. Pierre Debizet appartient au réseau Libération Nord. Il relève, sous la direction d’Adrienne Joffre, du groupe du 9^e arrondissement de Paris connu pour être proche des socialistes16. Après avoir participé à l’élimination d’officiers allemands dans la capitale, il rejoint le grand ouest de la France et s’occupe en liaison avec le BCRA (et Jacques Foccart dont il fait alors connaissance) de la récupération d’aviateurs alliés abattus. Il sort du conflit avec la croix de guerre, la Légion d’honneur et la médaille de la Résistance. Très impliqué dans les milieux anciens résistants, il vice-préside l’association Les Amis de la Résistance. S’étant lancé dans les affaires commerciales, il devient gérant en 1946 puis directeur commercial de deux sociétés spécialisées dans le froid. Avec ses sourcils broussailleux et sa carrure imposante (qui lui valent les pseudos de « Gros sourcils » et « Gros souliers »), Debarge n’hésite pas à intervenir personnellement en première ligne lors des affrontements avec les communistes, comme lors du premier Japy.

10Dans l’univers hiérarchisé du siège parisien du SO gaulliste, Paul Comiti vient en dernière position. Affecté au Liban au début de la guerre, il refuse la défaite et fait connaître sa volonté de continuer le combat avec de Gaulle. Condamné par un tribunal vichyste à dix ans de prison et vingt ans d’interdiction de séjour, il s’évade neuf mois plus tard de la prison de Beyrouth. Déguisé en moine, il franchit la frontière vers la Syrie avec deux de ses gardiens. Ayant gagné l’Angleterre, il est incorporé dans les Forces navales de la France libre (FNFL). Dans la petite base de Grinock en Écosse où se trouvent les vedettes de la marine française, il aperçoit pour la première fois de Gaulle venu inspecter son unité. Bien qu’ayant attrapé le scorbut (et perdu toutes ses dents à 22 ans), la maladie ne l’empêche pas de participer aux combats en Corse puis en Italie. À la Libération, tuberculeux et souffrant des séquelles de ses blessures de guerre, il est traité dans le Var à l’hôpital de l’Oratoire où après un an d’une convalescence difficile, il est déclaré réformé à 100 %. Habitant modestement une petite chambre dans le 15^e arrondissement de Paris, il adhère au Rassemblement dès le printemps 1947 et rejoint le SO parmi les premiers avec son ami Roger Tessier17.

11Un dernier personnage joue un rôle important dans l’organisation du service d’ordre parisien et la direction des équipes volantes envoyées en province : le Commandant Thamys, ancien officier de la Légion étrangère. Dans les circulaires de l’appareil de sécurité, il apparaît comme « chef d’état-major du SO de la région parisienne ». En 1948, l’organigramme de la rue de Solférino fait enfin apparaître autour du SO du colonel Rémy cinq autres individus au rôle non défini : MM. Laboureau (futur adjoint du colonel Carré en 1949), Mauger, Moulines, Battut (futur membre de la brigade volante) et Platz. C’est donc cette petite troupe (Rémy, Ponchardier, Dumont, Debizet, Comiti, Thamys) composée d’hommes encore jeunes (en 1947, Dominique Ponchardier a seulement 30 ans, Paul Comiti 26 ans, Claude Dumont et Pierre Debizet 24 ans) qui relance le service d’ordre.

12Si le poids de la Résistance et la France libre expliquent les principes d’autorité et de secret qui animent l’appareil de sécurité du Rassemblement, le contexte politique de crise dans lequel cette équipe s’installe fin 1947 est tout aussi déterminant. Les grandes grèves de novembre-décembre, avec leurs bassins houillers bloqués, des bâtiments publics (mairie, palais de justice) pris d’assaut, des scènes d’émeute urbaine (Saint-Étienne, Marseille) et des sabotages de voies ferrées aux conséquences dramatiques (Agny), bouleversent ces hommes d’ordre. À l’image du Général et de plusieurs dirigeants RPF comme André Malraux, ils y voient à tort la volonté subversive et insurrectionnelle du parti communiste. En réaction, ils durcissent les groupes de protection en cas de coup de force du PCF et développent une mentalité offensive se traduisant au printemps 1948 par des expéditions « punitives » violentes.

13Les archives du SO du RPF à la Fondation Charles-de-Gaulle ont gardé peu de traces de cette période, mais la circulaire « confidentielle » n° 65 du 15 décembre 1947 témoigne que dans la phase finale du mouvement de grève, des responsables du siège national envisagent de mettre le service d’ordre gaulliste à la disposition des autorités18. Plus exactement, le comité exécutif du RPF s’interroge en réunion sur l’opportunité et les modalités éventuelles de cette mise à disposition en cas de demande par des autorités locales débordées (mairies, préfectures, etc.). La réponse prudente de Jacques Soustelle révèle la gêne d’un Rassemblement qui, tout à sa volonté de combattre « l’insurrection » communiste dans l’intérêt du pays, ne souhaite pas jouer les supplétifs de la Troisième Force ou donner l’impression de constituer une milice. Tout en déclarant que le RPF ne saurait refuser son concours au nom du Salut public, il exige pour se couvrir que la demande de secours soit faite par écrit au délégué départemental et que cette réquisition ne contraigne pas les militants gaullistes (placés alors sous la responsabilité des autorités en question) à sortir de la légalité. Les conditions posées sont telles que le Rassemblement se met en situation de n’être pas sollicité… Au demeurant, l’ordre public est déjà rétabli le 15 décembre. L’échec des grandes grèves de novembre-décembre 1947 ne suffit pas à rassurer la direction du SO. Quand le siège du RPF déménage en janvier 1948 vers la rue de Solférino (les services administratifs du SO restent longtemps rue Taitbout), la sécurité y est renforcée dans la crainte d’un coup de main communiste.

Montée en puissance, réorganisation et nouveau professionnalisme du service d’ordre (voyage gaullien en Seine-et-Oise et assises nationales de Marseille)

14Si la reprise en main et la montée en puissance du SO gaulliste se traduisent par une augmentation sensible de ses effectifs (autour de 15 000 hommes au printemps 1948 à l’échelle nationale), Rémy et Dominique Ponchardier restructurent aussi l’appareil de sécurité pour lui apporter le professionnalisme dont il manque jusqu’alors. Cette refonte passe d’abord par l’organisation du SO selon un modèle militaire hiérarchisé en « groupes », « sections », « arrondissement », avec pour chaque niveau un effectif globalement identique et des responsables attitrés (secondés par des adjoints). Le nouveau professionnalisme du SO s’affiche aussi dans la mise en place d’efficaces protocoles d’intervention. Si à l’automne 1947 le service d’ordre gaulliste se contentait d’être présent puis d’agir de manière spontanée en cas d’incident, au printemps 1948 cet amateurisme désastreux face à des adversaires communistes expérimentés prend fin. Pour les principales interventions sont désormais fixés à l’avance les effectifs à engager, les horaires à respecter, les itinéraires à suivre, l’agencement de salle à reproduire, les modalités d’engagement à observer. L’organisation du voyage du Général en Seine-et-Oise les 7-8 février, de son déplacement à Compiègne le 7 mars et enfin des assises de Marseille du RPF les 16 et 17 avril 1948, permet d’apprécier les progrès accomplis en peu de temps.

15Début février 1948, de Gaulle projette un grand voyage de propagande dans le Seine-et-Oise qui doit le conduire sur deux jours à travers les principales villes du département pour finir sur Versailles le 8 février. Si ce déplacement est finalement annulé en raison du décès de sa fille trisomique, Anne, la veille du départ, il est l’occasion pour le service d’ordre de prouver son savoir-faire pour la première fois depuis le meeting de Vincennes en octobre 1947. Le dossier préparé par l’équipe Ponchardier frappe par la minutie extrême des consignes relatives à la sécurité19. À chaque arrêt du Général dans les différentes villes traversées (Beaumont-sur-Oise, Pontoise, Meulan-Hardricourt, Mantes, Houdan, Rambouillet pour la première journée, Étampes, La Ferté-Allais, Corbeil, Juvisy, Versailles pour la seconde) à l’occasion d’une minute de silence devant le monument aux morts, d’une réception à l’hôtel de ville ou de l’inauguration d’une plaque commémorative, se trouvent précisés le temps d’arrêt du cortège à la minute près (temps de départ, temps d’arrivée), l’identité du responsable SO sur place, l’identité des « commissaires de liaison » (chefs d’arrondissement du SO, seuls habilités à requérir les agents de la force publique en cas d’incidents), l’effectif du service de protection (jusqu’à 3 000 hommes à Versailles…), l’heure de mise en place de ce dispositif (qui précède toujours l’arrivée du Général de 45 min à 1 h 20 selon l’importance de la localité), la présence ou non d’une ou plusieurs « brigades spéciales » venues de Paris, les modalités de liaison avec les autorités et forces de l’ordre locales (mairies et commissariats), enfin les modalités d’intervention des groupes de protection (les brigades se répartissant les artères et places à bloquer dans les grandes villes)

16Pour l’occasion, les responsables nationaux du SO prévoient de faire le déplacement et de suivre dans une « voiture de sécurité » celle du Général. À leur arrivée aux différents points de rassemblement, les « chefs de secteurs » prennent contact avec « les commissaires de liaison » déjà sur place et reconnaissables à leur brassard tricolore20. À ce moment seulement, les chefs de secteurs, tenus jusque-là dans l’ignorance (pour éviter les fuites), reçoivent des instructions précises concernant le déroulement de la cérémonie et les emplacements réservés à leurs hommes. Si cette obsession du secret répond à un souci d’efficacité (des rumeurs ont circulé quelques jours avant le voyage sur un possible attentat visant le Général), elles s’inscrivent aussi dans des habitudes héritées de la Résistance. Craignant des débordements, y compris en provenance de ses propres troupes, la direction prévoit de dépêcher sur place le « responsable de la discipline du siège et du service d’ordre », Jean-Louis Lamoure (interpellé en septembre 1949 pour port d’arme illégal). Dans une collaboration intéressante avec les forces de l’ordre, ce dernier se trouve placé dans la voiture radio de la police arrivée dans chaque localité au moins un quart d’heure avant l’arrivée du Général.

17Le professionnalisme du service d’ordre ne s’arrête pas là. Dans un souci du détail qui témoigne également des nouveaux moyens financiers et des nouvelles capacités logistiques du SO gaulliste, Dominique Ponchardier indique la présence dans le cortège du Général d’une « voiture sanitaire », dans laquelle se trouve le docteur Pierre Devraigne (futur n° 2 du service d’ordre de l’Usraf et futur président du conseil municipal de Paris en 1959) qualifié de « responsable de l’organisation sanitaire du service d’ordre », accompagné de son adjoint, le docteur Durand et du « responsable infirmier » Lamoureux. Cette équipe médicale est supposée prévoir dans chaque ville traversée « un poste sanitaire » avec docteur. Par souci d’éviter tout ennui mécanique, le SO imagine « un service dépannage » composé d’un camion Dodge conduit par le responsable Woisse accompagné de deux mécaniciens (« membres du SO ») et de trois aides. Instruits par le précédent de Vincennes, les gens du SO ont muni le camion dépannage de l’appareillage nécessaire pour réparer les voitures « et en particulier les pneus ».

18Ce programme étant resté virtuel, il ne permet pas d’apprécier pleinement la nouvelle efficacité du service d’ordre. Reportons-nous plutôt au voyage, celui-ci bien réel, du Général à Beauvais et Compiègne le 6 et 7 mars 1948. Comme pour la Seine-et-Oise, le rapport précise les effectifs engagés et l’identité de leurs responsables, les horaires d’installation, les axes de circulation à contrôler selon les brigades, etc.21. La répétition des mêmes consignes de sécurité déjà observées pour la Seine-et-Oise prouve que ces dernières ont bien été inscrites dans un protocole selon un réalisme militaire cher à l’ancien officier Thamys. Ces procédures-type peuvent être reproduites lors de chaque grande occasion. L’exemple de Compiègne souligne aussi l’importance des brigades volantes parisiennes. Pour la cérémonie de Compiègne où 500 hommes sont prévus en tout, le modeste SO local n’a pu fournir que 50 militants. Les 450 autres, sous la direction du commandant Thamys lui-même, proviennent de Paris. 50 hommes divisés en deux brigades étant partis en avance pour sécuriser les lieux, installer la sonorisation et monter la tribune. Les 400 autres ont quitté la région parisienne le matin même de la cérémonie. Afin de limiter les risques mais aussi de réduire les coûts, la rue Taitbout a eu recours à deux modes de transports distincts (train et cars). L’emploi d’un vocabulaire militaire (« sections », « compagnies », « brigades », « commandants d’unité ») témoigne d’une militarisation du SO. La distribution de brassards distinctifs (rendus à la fin de la cérémonie) et de fiches d’identification révèle chez les gaullistes la crainte de provocations venant soit des communistes, soit des autorités. Thamys a poussé la minutie jusqu’à échelonner les déjeuners de chaque compagnie du SO par fraction de 50 % de leurs effectifs, de manière à ce qu’un nombre toujours égal de gros bras reste disponible sur place.

19L’histoire des organisations politiques apprend qu’il y a souvent loin entre le modèle théorique et son application véritable. Un tel professionnalisme en matière de sécurité militante a-t-il vraiment été atteint ? Dans le cas du déplacement de Compiègne, le rapport d’activité remis au siège par le commandant Thamys et concernant le premier secteur de Paris mobilisé pour le déplacement22, soit une vingtaine d’hommes sur 500, révèle de sérieux dysfonctionnements. La garde de nuit a été imparfaite. Lors des contrôles effectués « par les responsables habilités », la moitié des hommes ne se trouvaient pas à leur poste… mais au bal ! Le responsable Veux s’est couché « sans s’occuper davantage de ses hommes et de l’exécution des ordres donnés ». Hébergés dans un hôpital, les membres du service d’ordre n’ont respecté ni le silence en rigueur dans l’établissement ni la propreté des locaux, laissés dans un état de désordre ayant irrité le personnel. Mais peut-on attendre mieux de la part de plusieurs centaines d’hommes jeunes échauffés par le climat de tension politique et l’effet de groupe ? S’il pointe certaines limites, le rapport témoigne plutôt de l’efficacité du dispositif.

20Si les deux exemples de Compiègne et de Beauvais indiquent le redressement du service d’ordre, il s’agit de manifestations secondaires sans enjeu véritable. Avec les assises nationales du RPF à Marseille les 16 et 18 avril 1948, le SO tient l’occasion de démontrer sur une plus vaste échelle son nouveau savoir-faire. Organiser les assises du Rassemblement dans une ville encore sous le choc des débordements de l’automne précédent et connue pour sa tradition de violence politique semble risqué en termes de sécurité23. Dominique Ponchardier saisit cette occasion pour valider le protocole de sécurité expérimenté dans les mois précédents. 750 hommes sont mobilisés en tout24, ce qui reste assez bas eu égard aux contingents déjà déplacés par le passé (5 000 hommes à Vincennes), aux dizaines de milliers de personnes attendues dans le public et à l’importance de la menace communiste locale. En réalité, plus professionnel qu’avant, le SO gaulliste n’a plus à jouer l’effet de masse pour s’imposer. L’efficacité de son organisation et de ses brigades volantes lui font désormais privilégier une démarche plus qualitative. Dans la mesure où les antennes provinciales ont bien intégré le modèle de sécurité défini par le siège et où le SO marseillais (le troisième de France en effectifs après celui de Paris et du Nord) dispose de suffisamment d’hommes pour garantir l’ordre sur place, Paris ne dépêche qu’un contingent d’appoint (150 hommes selon René Serre) en accord avec Camille Rayon (alias « Archiduc » pendant la Résistance), responsable régional RPF pour la Provence.

21Les effectifs sont divisés comme à l’accoutumée en groupes de 12 hommes répartis sur les lieux stratégiques et sensibles : gare, hôtels (dont l’Hôtel d’Arbois où loge la direction du parti), parc Chanot (où ont lieu les assises) et permanence RPF marseillaise. Afin de relever le personnel, le même système de roulement déjà expérimenté (deux heures de repos pour huit d’heure de garde) est repris avec 270 hommes placés en réserve, dont « 60 Noirs » dirigés par un certain Tigana. Première mention de ces Africains qui seront impliqués dans les dérapages de Grenoble en septembre 1948. Loin d’être mis à l’écart, ce dernier groupe assure la haie d’honneur du Général jusqu’au front de mer et le fait sera relevé par la presse qui parle avec des sous-entendus racistes plus ou moins conscients de « la garde noire de de Gaulle » ou du « général de Gaulle parmi ses mameluks25 ». Un service de cinq cars (et trois voitures pour les responsables) permet le déplacement rapide des groupes comme leur relève. Selon un protocole là aussi déjà mis au point précédemment, un jeu de brassards et d’insignes de carton avec jeu de couleurs distingue les gens de la sécurité du reste du public et isole chaque groupe. Des « chefs de centre » (correspondant aux chefs d’arrondissement du SO) sont nommés, qui à l’image des « commissaires » de Seine-et-Oise, jouent la liaison avec la police pour éviter toute friction. Concernant la sécurité personnelle du Général, sujet sensible, le siège parisien refuse que le SO marseillais s’en occupe et dépêche sur place la petite équipe habituelle de gardes du corps.

22Comme à la manœuvre et dans un esprit une fois encore très militaire, les militants marseillais répètent l’opération deux jours avant l’événement. Les chefs de groupe, réunis à la permanence, se voient expliquer leur mission au tableau noir. Après un travail théorique où leur sont présentés plan, horaires, missions, emplacements de chacun, système des couleurs de reconnaissance et listes des mobilisés, vient l’heure de la reconnaissance sur le terrain et de la distribution de feuilles de route très méticuleuses. Le professionnalisme est poussé au point de rechercher sur tous les sites concernés les bouches à incendies et de constituer le jour J des équipes munies de lances à incendie. On observe à Marseille le même souci du secret et du cloisonnement destiné à prévenir tout risque d’infiltration et de provocation. Le colonel Ponchardier insiste particulièrement sur ce point et les circulaires du SO sont comme à l’accoutumée surchargées de mention « confidentiel » ou « secret ». Un pareil dispositif de sécurité est lourd et donc onéreux. La location des cars et la restauration des gros bras (1600 repas par jour) se montent pour les assises nationales d’avril 1948 à 704 000 F. Plus puissant et efficace qu’avant, le SO coûte aussi plus cher au Rassemblement. Les dépenses engagées sont du reste si importantes que Dominique Ponchardier limite les frais d’hébergement d’une centaine d’hommes venus de Paris pendant deux jours en les faisant dormir à même le sol du parc Chanot (l’intendance fournit paillasse et couverture).

23Comment expliquer ce nouveau professionnalisme du service d’ordre gaulliste ? Contrairement aux apparences, assurer la protection d’un meeting (sécurité statique) ou d’une manifestation (sécurité mobile, ce que ne font jamais alors les gaullistes et cette spécificité doit être interrogée en termes de culture politique26) n’est pas simple. Il s’agit d’un savoir-faire qui s’acquiert et demande des modèles, de l’expérience et des formateurs. Il ne suffit pas de rassembler des individus au physique imposant et de leur demander de « taper » sur les perturbateurs. Il existe des protocoles d’action à définir, un personnel spécifique à recruter et des lignes rouges à ne pas franchir. Pour avoir négligé ces règles, les communistes subirent quelques déconvenues durant l’année 1948 face au RPF, tandis que les gaullistes eux-mêmes connaissent de gros soucis lorsqu’ils s’en affranchissent, comme à Grenoble le 18 septembre 1948. Comment expliquer la maîtrise de ces techniques de sécurité militante par les gaullistes ? La réponse tient sans doute au profil des gros bras du SO du RPF. Beaucoup sont des anciens combattants, officiers ou sous-officiers de réserve, et par là même, familiarisés avec le cadre militaire, ses pratiques du commandement et de respect des ordres. Ayant participé à la Seconde Guerre mondiale dans la majorité des cas et pour certains aux conflits coloniaux de l’après-guerre, ils savent se battre, ont déjà manipulé des armes (et en connaissent les usages comme les interdits), acceptent le rapport de force physique avec un adversaire. Nombreux sont ceux qui pratiquent des sports de combat (boxe, lutte, catch, plus rarement le judo encore peu pratiqué en France27). Certains enfin ont fréquenté les ligues de la fin des années 1930 et ont déjà fait l’expérience (parfois dans les SO des Jeunesses patriotes ou du PSF) des affrontements de rue avec les communistes.

Mise en place de la « brigade volante » de René Serre

24Cette maîtrise des règles de la sécurité militante est poussée à son apogée au sein du SO gaulliste par un petit groupe agissant de manière quasi autonome : la « brigade volante ». Bien que peu nombreux, ces membres constituent les acteurs essentiels de la reconquête face aux communistes durant l’année 1948. Pour intervenir plus rapidement et plus efficacement en région parisienne où se déroulent la plupart des affrontements, André Malraux et Dominique Ponchardier mettent sur pied une « équipe volante » composée d’une dizaine de spécialistes de sports de combat souvent passés par les FFL ou la Résistance. Au moindre meeting gaulliste qui s’annonce délicat dans la banlieue rouge ou même en province, la petite équipe (René Serre, Paul Comiti, Roger Tessier, Henri D’Jouder, Georges Huart, René Auvray, André Michaudet et quelques autres) arrive pour jouer les renforts. Cette troupe de choc mobile et bien entraînée, animée d’un esprit « commando » (qui prolonge les combats de la Libération pour les anciens résistants ou les raids pour les anciens parachutistes de la France libre), suit les principaux orateurs du parti dans leurs déplacements. Le modèle s’inspire jusque dans le nom des « brigades volantes » des dispos des Croix-de-Feu puis du PSF des années 1930. L’influence ligueuse semble une fois de plus très forte. L’intervention de ces professionnels de la sécurité qui se connaissent bien, ont l’habitude d’agir en commun selon des procédures type et sont réunis par un puissant esprit de corps, s’avère décisive face au PCF qui ne dispose pas d’un outil équivalent.

25Ayant compris qu’en matière de sécurité le nombre ne fait pas forcément la différence, la direction mise sur la qualité en constituant une équipe de spécialistes. Parmi ce groupe originel seront recrutés au début de la V^e République les gardes du corps du président de Gaulle, bientôt appelés familièrement les « gorilles » en hommage au personnage éponyme du père du SO gaulliste, Dominique Ponchardier. Plusieurs livres de souvenirs écrits par des anciens de la brigade volante (René Serre, Roger Tessier, Raymond Sasia28), permettent de retracer l’histoire de cette structure originale. L’itinéraire de ces hommes n’est pas sans présenter certains points communs qui dessinent un profil de groupe : origines modestes, confrontation précoce à la violence, importance de l’expérience de guerre, environnement familial déstructuré marqué par l’absence de figure paternelle, difficulté d’intégration dans la France de la Libération, pratique assidue de sports de combat, fonctionnement social en huis clos autour de réseaux amicaux hérités de la France libre ou de la Résistance, rapport conflictuel à l’autorité mais recherche d’une figure tutélaire et d’un cadre structurant qu’apportera bientôt le service d’ordre du général de Gaulle.

26René Serre se trouve à l’origine de l’équipe volante. Enfant de l’assistance publique né en octobre 1924, cet ancien « Compagnon de France » passé par le château des Brosses près de Vichy29, quitte cette structure maréchaliste, estimant qu’elle trahit les idéaux patriotiques qui lui sont chers. Il passe en Espagne en janvier 1943 après avoir traversé les Pyrénées clandestinement en compagnie de Louis Jacquinot avec lequel il se lie d’amitié30. Ayant rejoint l’Angleterre, il intègre les FFL à 18 ans. Il profite de son séjour à Londres pour découvrir la boxe, sport dans lequel il excelle rapidement avec un crochet du gauche ravageur. Après avoir débarqué en Normandie début août 1944, il participe aux combats de la fin de la guerre dans les rangs de la 2^e DB. Démobilisé à la fin du conflit, il retrouve Louis Jacquinot, qui devenu ministre de la Marine, l’affecte au ministère comme chauffeur. Au sein des réseaux d’anciens de la France libre, Roger Barberot lui apprend que de Gaulle lance un mouvement politique, le RPF et lui signe une lettre de recommandation pour André Malraux. René Serre se dirige rue Taitbout, est reçu au siège par Pierre Picard (futur secrétaire général adjoint du RPF en 1954) et lui écrase les phalanges en lui serrant la main. Le voici aussitôt affecté au service d’ordre ! Devenu rapidement proche de Jacques Soustelle, Gaston Palewski, Christian Fouchet, Louis Vallon et Pierre de Gaulle, il propose à André Malraux après l’échec du premier Japy auquel il a participé, de monter une équipe mobile de professionnels intervenant lors des principaux meetings RPF. René Serre se tourne vers ses amis.

27Roger Tessier est le premier recruté. Né en mars 1925 à Paris dans un milieu très modeste, il découvre la boxe durant l’Occupation dans la salle du manager Jean Bretonnel. Obligé de subvenir aux besoins de sa famille puisque son père est interné au camp de Pithiviers dans le Loiret, Roger Tessier travaille comme terrassier puis manœuvre avant de se livrer à quelques trafics de marché noir. S’étant procuré des armes avec des amis, il participe aux combats de Paris à l’été 1944. L’état de délabrement physique de son père à la Libération conduit Roger Tessier à multiplier les expédients de 1945 à 1947 pour nourrir sa famille. À la salle de boxe, il rencontre un jeune poids moyen, René Serre, qui lui raconte ses aventures dans les FFL avant de lui parler du Rassemblement. Bien décidé à rejoindre le service d’ordre du RPF à son tour, Roger Tessier est pourtant affecté au fichier des adhérents de la Seine-et-Oise. Cette tâche ingrate lui permet néanmoins de rencontrer un nouveau militant, Paul Comiti, un Corse passé par les FFL. C’est seulement fin 1947 que Roger Tessier intègre le service d’ordre en passant directement dans la brigade volante. Paul Comiti est le troisième élément recruté. Il vivote alors dans une modeste chambre de bonne du 15^e arrondissement. René Serre s’adjoint encore quelques cogneurs. Henri D’Jouder tout d’abord qu’il a connu à Londres dans les commandos de marine. Né en mai 1920 à Alger de père kabyle et d’une mère française, ce bagarreur athlétique qui a rejoint à Londres la France libre en mai 1943 s’est comporté en héros lors du débarquement de juin 1944 en Normandie. Membre du Commando Kieffer sur la plage d’Ouistreham comme second-maître fusilier, il a sous le feu des mitrailleuses allemandes foncé sur le casino dont il s’est emparé seul, dégageant ainsi le chemin aux autres. Georges Huart, dit « Bouboule », doit son surnom autant à la taille de ses biceps (47 cm…) qu’à ses cinq tentatives d’évasion des camps allemands roulé en boule. Champion de lutte gréco-romaine, il excelle aussi dans le catch. Deux autres gaullistes complètent l’équipe. André Michaudet (« Dédé »), né en juin 1909 à Nouméa, qui a rejoint la France libre sur son île en avril 1941. Ancien combattant de Bir-Hakeim, il appartient au bataillon d’infanterie de marine du Pacifique de la 1^re DFL. Ceinture noire de judo, il côtoie René Auvray (« Bill »), lieutenant parachutiste né en décembre 1920 à Paris et ancien champion olympique d’athlétisme.

28À partir du printemps 1948, cette troupe de choc mobile et bien entraînée, équipée pour la bataille (chaussures au bout métallique renforcé, coquille « Everlast » portée par les boxeurs), suit les principaux orateurs nationaux du RPF tout en assurant la protection rapprochée du Général. Elle est épaulée à l’occasion en région parisienne par une trentaine de gros bras31. L’usage entre eux de surnoms (Jean Chanton dit « Bastos », Raoul Leglise dit « Pistole », etc.), renvoyant autant aux pseudos de la Résistance qu’à l’univers viril des films de gangsters ou combats de catch de l’époque, témoigne des codes machistes propres à ce milieu particulier qui valorise l’affrontement. Ce petit groupe joue un rôle essentiel dans la « bataille de la région parisienne » où il intervient d’abord dans la ceinture rouge avant de s’imposer dans la capitale même.

29En 1954, René Serre décrit avec une certaine complaisance ces affrontements de la banlieue parisienne en insistant sur les deux épisodes particulièrement épiques des meetings de Malakoff puis de Juvisy. Évocateur de la violence extrême atteinte par le face-à-face gaullistes/communistes au printemps 1948, son récit, certes magnifié, permet de mieux comprendre les techniques de gestion de foule utilisées par le SO gaulliste et d’apprécier l’efficacité de la brigade volante dans ce dispositif d’ensemble. À Malakoff, bastion ouvrier du député-maire communiste Léon Salagnac, le RPF organise une réunion où Gaston Palewski et Louis Vallon doivent prendre la parole dans le cadre d’un débat contradictoire. L’objectif fixé par les gaullistes est d’ordre symbolique : parvenir à organiser une réunion en terre hostile pour défendre la liberté de parole et tenir le plus longtemps possible au micro face à des perturbateurs que l’on sait par avance nombreux et agressifs… avant d’ordonner la retraite. René Serre place son équipe devant la tribune qui constitue traditionnellement la cible des perturbateurs. Les autres gros bras, qui arborent des croix de Lorraine pour se reconnaître entre eux lors de l’inévitable échauffourée, se dispersent le long de la salle en cordon préventif et à l’intérieur du public majoritairement communiste pour intervenir plus rapidement. Ce dispositif dissuasif, expérimenté pour la première fois, permet à peine à Louis Vallon de tenir cinq minutes sous les hurlements. Comme à son habitude, Gaston Palewski ne peut s’empêcher de provoquer l’auditoire, ce qui déclenche la bagarre générale.

« Nous étions isolés des gros des forces qui était resté en cordon, sur le bord extérieur de la salle. Il fallait faire une percée pour sortir de la salle le plus vite possible. Vallon et Palewski, les plus visés de notre groupe, se battaient à coup de pied et de poing. Les chaises et les bancs passaient au-dessus de nous en vol plané. Nous étions tous, ennemis et amis, aussi étroitement imbriqués, qu’il était impossible de frapper avec les poings. Seuls les épaules et les genoux entraient en action. Cette mer humaine était le théâtre d’une tempête qui aurait bien pu s’éterniser si la police n’avait pas commencé à évacuer la salle. Nous étions en lambeaux, les costumes de Vallon et de Palewski étaient plus fripés que s’ils avaient été donnés à laver à une machine automatique. Quant à ma chemise de cow-boy, le peu qui en restait n’aurait pas constitué un deux-pièces correct pour une pin-up de bon format32. »

30Cette démonstration de force se termine par une promenade en pleine nuit et en camion des gens du SO qui dans les rues de Malakoff, réveillent la population aux cris de « Vive de Gaulle » et au son de La Marseillaise.

31Que retenir de ce témoignage pittoresque ? Le protocole mis en œuvre par René Serre a fonctionné puisque les objectifs sont atteints, mais il reste à améliorer. Le système des cordons latéraux (trop distendus) et des petits groupes (trop éclatés et donc exposés) sera progressivement abandonné au profit d’un dispositif en T (la barre du T bloquant la tribune) plus resserré et plus efficace. Ce capital militant, sans doute hérité lui-même en partie des expériences ligueuses de l’entre-deux-guerres, survivra au RPF puisqu’on retrouvera les mêmes techniques à l’époque du SAC (les meetings pompidoliens des législatives de 1967 seront sécurisés selon le même dispositif en « T »). Bel exemple de permanence au sein d’une même famille politique, produit d’une certaine continuité générationnelle… L’intervention à retard de la police est quasi systématique, elle renvoie moins à l’inefficacité des forces de l’ordre qu’à leur approche de ces violences militantes. Banalisées, ces dernières ne justifient visiblement pas le déploiement d’effectifs importants. Le pouvoir politique ne souhaite-t-il pas par ailleurs prolonger ce spectacle désolant, susceptible de discréditer auprès de l’opinion les deux principaux partis d’opposition à la Troisième Force ? De manière plus certaine, la passivité policière tient surtout à cette distribution tacite des rôles (remontant à la Belle Époque) entre des forces de l’ordre officielles qui contrôlent seulement l’extérieur de la salle et un SO qui s’occupe uniquement de l’intérieur de la salle. La police n’intervient donc qu’à partir du moment où les gros bras gaullistes ne parviennent plus à maintenir le calme. Notons aussi l’engagement physique dans la bataille des responsables politiques gaullistes. Ce « mélange des genres », qui est significatif de la place de la violence dans la vie politique de l’époque et de sa normalisation dans le prolongement des tensions des années 1930 et des combats de la guerre, sera impensable dans les années 1960 (au-delà du fait que les personnalités gaullistes bénéficieront alors d’une protection officielle). Même les débordements de Mai 68 n’offriront pas le spectacle de personnalités au cœur de la mêlée. Les mœurs auront changé et le rapport à la violence aussi. Sur le plan partidaire, la proximité qui peut exister au sein du Rassemblement entre responsables et simples adhérents, et qui est notamment le produit du creuset commun de la Résistance, favorise à l’occasion cet engagement fort, cette implication presque physique des cadres dirigeants. Dans les années 1960 et début 1970, les appareils plus technocratiques des mouvements gaullistes de la V^e République, ne susciteront plus cette « fusion » entre les différents niveaux militants (si ce n’est justement, et l’exception est significative, au sein du SAC, vestige anachronique de la première culture politique du gaullisme, où Charles Pasqua et Pierre Debizet n’hésiteront pas à « faire le coup de poing » comme les autres face aux communistes puis aux gauchistes). Remarquons enfin le geste final de provocation que constitue ce défilé nocturne dans le bastion PCF. Dans cet acte d’autant moins anodin qu’il sera désormais répété lors de chaque intervention en banlieue rouge par la brigade volante, il y a là sans doute une volonté de marquer symboliquement son empreinte sur le territoire adverse. Au risque d’irriter l’autre et de l’inciter à la revanche pour laver cet affront. On entre alors dans une logique de surenchère et de représailles, typique de ces affrontements RPF/PCF.

32Après avoir contribué à la contre-offensive gaulliste en région parisienne au printemps 1948, la brigade volante intervient en province avec la même efficacité. À Longwy le 26 juillet 1948, celle-ci, composée pourtant de seulement quatre personnes (dont Roger Tessier), joue un rôle décisif pour protéger l’orateur Gaston Palewski face aux communistes33. Dans cette ville ouvrière marquée par l’influence du parti communiste (qui quelques jours avant le meeting a fait savoir par tracts et affiches qu’il ne laisserait jamais le RPF tenir une réunion), les délégués régionaux du Rassemblement, MM. Straub et Sénéchal, ont mobilisé 800 militants pour le seul service d’ordre ! Mais le jour convenu les gros bras venus de Nancy, Metz et Charleville tardent et vers 20 h 30 (ouverture de la salle de cinéma), seule la moitié du SO est présente avec des éléments locaux peu expérimentés et une centaine d’étudiants « dont la bonne volonté masque un savoir rudimentaire dans une matière aussi périlleuse » selon la formule de Roger Tessier34. De quoi permettre à un millier de communistes venus en car des autres centres métallurgiques de la région de se grouper devant la porte pour tenter d’entrer en force au son de L’Internationale. Averti quelques minutes auparavant par un éclaireur de l’arrivée des agitateurs, Roger Tessier fait fermer les portes du cinéma en protégeant les panneaux par des glacières. Les communistes enfoncent néanmoins une porte en s’aidant d’échelles métalliques et de madriers trouvés sur un chantier voisin. À leur entrée dans la salle, un deuxième cordon du SO les intercepte et les force à s’installer dans les six derniers rangs pour les isoler du reste du public et mieux les contrôler. La police, située à l’extérieur, ne bouge pas, se contentant d’empêcher l’entrée de nouveaux arrivants. À l’intérieur, la bagarre commence dans un tumulte de cris et de sifflets. La brigade volante, où figurent de nouveaux éléments (Batut et Pelé), emporte la décision. Face à leurs assaillants armés de matraques, les gros bras s’emparent des fauteuils du cinéma dont ils arrachent les dossiers pour s’en faire des boucliers. « Le groupe Batut/Pelé entre en action » rapporte Straub avant de noter « le reste du SO n’est pas suffisamment combattif, il faut les entraîner. Après plusieurs tentatives infructueuses, la bagarre se déclenche (toujours par la belle équipe de Batut), les autres commencent à suivre. En cinq minutes, les communistes sont éjectés avec pas mal de blessés de leur côté, et deux du nôtre. C’est grâce à l’équipe de nos quatre camarades de Paris que la réunion a pu être tenue ». Alors que les CRS et le commissaire font enfin irruption et veulent interrompre la réunion, Gaston Palewski leur fait constater que la salle est désormais calme et que le meeting peut continuer. Le commissaire en convient et fait évacuer les CRS, à l’exception du médecin de la compagnie qui reste soigner les blessés. La réunion se termine vers 10 h 30 au son de La Marseillaise. À Longwy comme à Malakoff, la situation semble donc équivalente, tant dans l’efficacité déterminante de la brigade volante que dans la réaction de la police qui banalise la violence militante et se contente de l’encadrer.

Du printemps à l’automne 1948, le SO remporte la bataille de Paris, reprend la main en province et crédibilise politiquement le RPF face à la menace communiste

33Après avoir perfectionné ses protocoles d’action, le SO du RPF engage au printemps 1948 la contre-offensive face aux communistes en région parisienne. Le point culminant de cette reconquête reste le « second Japy » (pour reprendre l’expression de Pierre Lefranc, significative de cette logique de revanche dans laquelle s’inscrivent alors les gaullistes) du 26 avril. Dans cette salle où quelques mois auparavant le RPF avait essuyé une défaite humiliante, un service d’ordre renforcé et expérimenté ne permet pas à l’adversaire communiste de se regrouper dans la salle. Dispersés et surveillés, les agitateurs ne sont plus en mesure de s’opposer à la bonne tenue du meeting. Lorsqu’André Malraux s’écrie : « Le gaullisme est une école d’énergie », ceux-ci partent à l’assaut de la tribune bombardant le service d’ordre de divers projectiles. Tandis que l’orateur imperturbable continue son discours, les gros bras rendent coups pour coups, ne cédant pas d’un pouce à leurs adversaires. Ceux-ci finissent par reculer et André Malraux de s’exclamer : « Regardez, Mesdames et Messieurs, comment les fascistes ont été mis à la porte35 ! » Le SO gaulliste a su s’adapter efficacement à la menace adverse alors que les contradicteurs communistes, rendus trop confiants par leurs faciles victoires de l’automne-hiver 1947, n’ont pas su faire évoluer leurs techniques d’obstruction. Au-delà de la réussite militante sur le terrain, le second Japy constitue surtout une victoire politique. Pour de Gaulle, de l’issue de l’opposition physique entre militants communistes et gaullistes découle la crédibilité de son mouvement à se poser en alternative sérieuse, c’est-à-dire comme seule organisation capable de résister au PCF. Dans cette perspective, la victoire dans la rue face aux agitateurs communistes est indispensable. Elle rassure l’opinion en lui donnant une garantie : si l’État, rongé par le « système des partis » et l’impuissance parlementaire, succombe, le RPF est là pour garantir l’ordre républicain et les libertés.

34Témoignage de l’attention extrême que de Gaulle porte à ces accrochages violents et à leur issue, au soir du second Japy, le Général, qui n’aime pourtant pas appeler ses collaborateurs au téléphone, contacte en personne Dominique Ponchardier et Claude Dumont pour s’informer et les féliciter. « Alors vous tenez la situation en main36 ? » Pierre Lefranc, dans la foulée des métaphores militaires d’André Malraux (qui voyait en Japy le « Douaumont » du RPF), parle au sujet de cette victoire du 26 avril 1948 « d’un Austerlitz qui succéda à Waterloo ». De fait, les enjeux politiques véritables dépassent de loin ce qui resterait sinon un simple accrochage de plus entre militants. La revanche de Japy a cassé le mythe de l’invincibilité communiste et enrayé la dynamique enclenchée depuis la Libération. Ce faisant, elle montre dans un contexte d’extrême tension liée à la guerre froide naissante, la voie d’une résistance possible face au PCF en dehors de la fragile Troisième Force. Avec une exagération qui en dit long sur les résonances fortes de l’événement au sein du Rassemblement (sur le moment puis dans sa mémoire), l’auteur d’Avec qui vous savez note :

« C’était une véritable victoire qui fut remportée dans les salles, mais surtout dans les esprits. Les communistes n’agissaient plus en maîtres, il était devenu possible de s’opposer à eux. Ce résultat, oublié aujourd’hui, était considérable. Il n’est pas exagéré d’écrire que la véritable libération politique de la France date de l’heureuse issue de ce combat37. »

35La deuxième bataille de Japy ne représente pas une victoire isolée. Elle s’inscrit dans une dynamique plus générale de reconquête du terrain par les gaullistes au détriment du PCF, en région parisienne comme en province, et qui se prolonge jusqu’à l’automne. Cette réalité, quelque peu ignorée par les historiens, émerge du dépouillement de plusieurs journaux (Le Monde, Le Figaro, L’Humanité, Le Rassemblement) pour l’année 1948, ainsi que de la consultation d’archives policières. Si nous nous limitons aux violences militantes lors de tentatives d’obstruction de réunions politiques (sans prendre en compte pour faciliter l’étude les accrochages liés à la vente de journaux à la criée, les agressions isolées de responsables politiques et les attentats contre des permanences), nous identifions pour la période mars-septembre 1948 près de 21 réunions publiques perturbées plus ou moins gravement38. Deux remarques s’imposent d’emblée. Tout d’abord, les seules réunions chahutées sont des réunions gaullistes et les agresseurs sont systématiquement les communistes (même si L’Humanité s’emploie à présenter l’obstruction comme une action défensive légitime face à des propos « provocateurs » des orateurs). Bien que le service d’ordre gaulliste se montre plus offensif sur la même période jusqu’à aller provoquer le PCF dans ses bastions ouvriers, la pratique de l’obstruction reste une spécificité communiste. Certes, comme l’a montré Paula Cossart, la tradition remontant au xix^e siècle de la réunion contradictoire génère par définition des tensions (et le service d’ordre est là pour contenir cette pression)39. Mais l’espace laissé à l’autre ne doit être occupé que par la parole selon des règles tacites respectées de part et d’autre. Dans les premières années de la guerre froide, le PCF bafoue ces conventions informelles en imposant systématiquement une contradiction violente où il s’agit moins de présenter un argumentaire que d’empêcher physiquement la tenue de la réunion adverse. De leur côté, les gaullistes restent dans un cadre plus démocratique en refusant de saboter les meetings adverses. L’autre enseignement est que sur ces 21 réunions gaullistes perturbées par les communistes, le SO du RPF intervient victorieusement dans près de 15 cas. La victoire de l’appareil de sécurité gaulliste est donc nette, les gros bras du Rassemblement s’imposent face aux agitateurs communistes alors que l’automne-hiver 1947 était dominé par les succès des communistes.

36Certes, le PCF parvient encore à perturber ici et là d’importantes réunions RPF et sa presse communique avec emphase autour de ces rares opérations réussies, ce qui a pu occulter dans l’opinion le phénomène d’ensemble de la reconquête gaulliste (reconquête écornée aussi par les dérapages grenoblois de septembre 1948). Mais les coups d’éclats du PCF sont désormais rares. À Bordeaux, lors de la cérémonie du 18 juin à l’American Park, des camions amènent par dizaines des militants communistes armés (matraques, coups de poing américain et couteaux) qui prennent d’assaut la tribune face à un service d’ordre gaulliste impuissant40. À Longwy, quelques jours plus tard, Gaston Palewski est chassé de la salle prévue pour son meeting. À Maubeuge, le 26 juin, près d’un millier de militants communistes dont certains armés (boulons, pierres, tessons, bouteilles d’acide, matraques, marteaux et couteaux) investissent la salle de réunion RPF avant d’être chassés à coups de chaise et de poing par 300 membres du SO gaulliste. Devant la passivité des forces de l’ordre, les gros bras évacuent le public vers un dépôt voisin de tramways transformé en infirmerie. Celui-ci est de nouveau attaqué par les communistes vers une heure du matin avant que l’arrivée de la gendarmerie ne mette un terme à ces désordres dont le bilan est de 37 blessés dont 8 graves. ÀTarbes le 12 juillet, les communistes s’emparent du marché couvert où les gaullistes tiennent leur réunion après avoir bombardé de planches la tribune et attaqué celle-ci de front. Le service d’ordre RPF, débordé, abandonne l’estrade avant que la police ne fasse évacuer la salle. À Lille enfin, le 17 juillet, les communistes, aidés de quelques socialistes, envahissent la salle Roger Salengro ou se déroule le meeting gaulliste et se rendent maître de la tribune41. « À peine la réunion commencée » rapporte La Voix du Nord, « les contradicteurs s’emparèrent du micro, non pas au figuré, mais de telle façon que nul ne devait plus le trouver42 ». Le tumulte se prolonge jusqu’à 22 heures avant que les communistes ne sortent de la salle au chant de L’Internationale. Le 20 août 1947, Gaston Palewski et le jeune gaulliste nancéen Roger Souchal renoncent à tenir meeting à Longwy devant l’hostilité de centaines de mineurs du Pays Haut. Ces derniers, mobilisés dans le cadre des « Comités pour la Défense de la République », sont venus en car à l’appel de la CGT et du PCF empêcher par la force ce qui leur semble une provocation dans ce bastion ouvrier. Le faible SO local exfiltre les deux orateurs après avoir essuyé des coups de feu. Mais la victoire des mineurs communistes reste sans lendemain. Passé le 20 août 1948, plus aucune réunion importante du RPF n’est perturbée victorieusement par les communistes. La campagne de presse de L’Humanité (à partir de mai 1948) autour des dépôts d’armes cachés supposés du service d’ordre RPF ou des scandales impliquant certains de ses responsables, peut d’ailleurs être interprétée comme une manière indirecte d’affaiblir un adversaire que l’on ne peut plus toucher désormais sur le terrain.

37Dès le printemps 1948, grâce à leur service d’ordre renforcé, les gaullistes résistent à la plupart des tentatives d’obstruction même lors de grands meetings face à des centaines de militants communistes armés pour beaucoup (matraques, boulons, armes blanches, bouteilles d’acide) et lancés contre la tribune (meetings de Toulouse, Lyon, Clermont-Ferrand et Angoulême en mars 1948, puis de Villefranche-sur-Saône, d’Agen, de Bourges et de Longwy en juillet 1948). Les communistes perdent pied également dans la capitale, y compris dans les quartiers populaires, comme le montre la victoire du SO gaulliste face aux agitateurs du PCF lors des réunions RPF à la salle Japy et au gymnase Jean Jaurès les 25 et 27 septembre 1948. La banlieue ne leur est pas plus favorable (échecs communistes à Houilles, Villiers, Blanc-Mesnil en janvier 1948, à Aulnay en septembre 1948) Face aux tentatives d’obstruction, l’appareil de sécurité gaulliste s’impose même dans des bastions communistes, comme au Havre (27 septembre 1948). Chaque bataille prend une dimension politique qui dépasse le simple accrochage entre militants. Après avoir tenu bon face aux agitateurs communistes à Agen le 17 juillet 1948 dans un bruit assourdissant (coups de sifflet, hurlements, bruits de pied), Gaston Palewski sort victorieux de la salle au chant de La Marseillaise. C’est l’occasion pour Le Rassemblement de dégager la portée symbolique de l’événement : « C’était une épreuve de force, Agen étant considéré par les communistes comme une ville-témoin de leur influence, ils l’ont perdue. »

38Preuve de son efficacité, la simple présence du SO suffit parfois à tenir à distance les communistes qui ne viennent même pas assister au meeting du RPF pour tenter de le perturber alors que celui-ci se tient pourtant dans des territoires qui leur sont politiquement favorables. Cet effet dissuasif s’observe par exemple à Bobigny le 27 janvier 1948 où devant un auditoire d’un millier de personnes composé en grande majorité d’ouvriers, les orateurs RPF tiennent leur réunion dans le calme en dépit de contradicteurs communistes. Il se confirme en juin 1948 où l’orateur gaulliste Fribourg semble presque déçu de ne rencontrer aucune réaction lors de ses deux meetings du Petit Quevilly puis de Sotteville. Le Rassemblement souligne la portée de l’événement : « Dans ces deux villes de Seine-inférieure, aucun parti politique n’avait pu prendre la parole depuis la Libération, sauf les communistes qui prétendaient y faire la loi43. » Dans tous les cas, la première victoire consiste bien pour le RPF à réussir à organiser une réunion politique là où le PCF bénéficiait autrefois par le jeu de la menace de l’exclusivité de la parole publique. Le colonel Rémy le précise dans les colonnes du Rassemblement le 3 avril 1948 : « Il s’agit, en assurant la discipline et la sécurité de nos réunions et de nos manifestations, de protéger le droit formel et imprescriptible que nous avons, de faire entendre, partout en France, la voix de la vérité. » Alors que la Ligue des droits de l’homme vote au même moment une motion contre « les groupes de protection du RPF », le SO entend assurer la défense d’une liberté d’expression menacée par les méthodes d’intimidation du PCF. Interrogée sur les meetings RPF où elle intervenait, Geneviève de Gaulle Anthonioz insiste sur ce point en utilisant les termes significatifs de « défi » et de « verrou » : « Ce n’était pas toujours facile. À l’époque, le PCF régnait. Donc, dans la plupart des endroits où on allait, les communistes ne voulaient laisser parler personne qu’eux-mêmes. C’était une espèce de défi qu’on lançait. Et on a rendu service aux autres partis pour après, parce qu’on a levé une espèce de verrou44. » Même les petites réunions campagnardes permettent de célébrer cette victoire de la parole retrouvée. À Souillac dans le Lot, les partisans du député communiste Henri Tamier, forts de leur premier succès en mars 1948 où ils avaient dispersé une réunion gaulliste, avaient proclamé « jamais le RPF ne parlera ici ». Le 20 avril, le SO relève le défi et permet à Jacques Debu-Bridel de tenir son meeting face à ses contradicteurs communistes. « Une fois de plus » note le journal gaulliste par une formule saisissante, « le RPF a tué la peur, à Souillac comme ailleurs, et imposé la liberté de parole45 ».

39Ce dernier cas illustre une configuration récurrente du rapport de force gaullistes/communistes de l’année 1948 : la logique de riposte. À plusieurs reprises et de manière explicite (comme l’indiquent les titres utilisés par le journal gaulliste pour décrire ces expéditions : « revanche », « retour », « représailles », « riposte »), le RPF envoie ses équipes de gros bras s’imposer sur le lieu d’une défaite précédente pour mieux en annuler l’effet symbolique. La bataille parisienne en deux temps de Japy (revers le 2 septembre 1947, triomphe le 26 avril 1948) définit un modèle opératoire qui se diffuse vite au sein du Rassemblement : contre-attaquer quelques semaines ou mois plus tard dans la même salle ou la même ville. Dès lors, les opérations « retour » s’enchaînent. La bataille rangée qui oppose gaullistes et communistes (renforcés de socialistes) dans la salle des fêtes de Maubeuge le 26 juin 1948 est clairement une revanche par rapport à un meeting RPF interrompu par des militants PCF au même endroit huit jours plus tôt. Le quotidien anticommuniste L’Époque ne s’y trompe pas qui note : « Le RPF voulait sa revanche46. » Début 1949, le délégué régional Sud-Ouest Garnier-Thénon l’annonce au siège : « avant la fin avril, nous prendrons notre revanche sur l’American Park47 ». Les témoins insistent sur cette notion de revanche. Interrogé par la Fondation Charles-de-Gaulle sur les affrontements gaullistes/communistes sous la IV^e République, Jacques Foccart remarque : « À Albi, Gaston Palewski avait eu une réunion qui avait été cassée par les communistes et il avait pris date pour une prochaine réunion qu’on tiendrait coûte que coûte. Et bien je suis allé personnellement à la réunion, et les communistes n’ont pas réagi autant que la première fois48. »

40Même les incidents graves de Grenoble en septembre 1948 ne cassent pas cette dynamique de reconquête qui se prolonge en octobre de la même année. En témoigne l’activité politique du RPF en octobre 1948 rapportée par les services de police49. La victoire est particulièrement nette en Seine-et-Oise où la plupart des réunions d’octobre 1948 se déroulent sans incidents (Cergy, Champagne-sur-Oise, Beauchamp, etc.). Le SO gaulliste est suffisamment aguerri pour contrôler des foules de plusieurs milliers de personnes (1800 personnes à Rouen, 2 000 à Dijon, 2500 à Rochefort, 4 000 à Rennes) sans débordement majeur (excepté à Rouen). Le critère majeur expliquant les troubles semble moins l’importance du public que la proportion d’éléments perturbateurs dans la foule. Au-delà d’un certain ratio, le chahut semble inévitable. Lorsque les communistes forment le sixième de l’assistance, l’issue du meeting n’est pas donnée d’avance (il dégénère à Rouen, il se déroule dans le calme à Rochefort) et le rôle du SO est là crucial. Mais dès que le rapport se situe entre le tiers et la moitié (Montbéliard, Châtillon), les violences semblent inéluctables, quelle que soit l’efficacité du service d’ordre.