1Le bretonisme, apparu dans les années 1820, a cherché à imposer une vision de la Bretagne comme ensemble distinct, par ses origines et ses caractéristiques, du reste de la France. Mais, comme nous l’avons montré ailleurs1, il s’est constitué et a été actif tout autant à Paris qu’en Bretagne. On peut dès lors se demander s’il n’est pas la version particularisée d’un courant d’idées plus large.

2Examinons cette hypothèse sur deux points : la religion et le droit public.

La religion

3Le bretonisme est une forme du traditionalisme, première réponse catholique à l’offensive menée contre les religions révélées par une partie de la bourgeoisie depuis le siècle des Lumières. Bien plus que selon un athéisme radical, qui n’a concerné qu’une frange, cette offensive a été conduite au nom du déisme, vision de l’homme être spirituel par nature, trouvant en lui-même l’intuition de l’unité fondamentale du genre humain exprimée en dernière instance par un Dieu abstrait, logos de cette unité. Celle-ci postule que le corps social préexiste à l’individu, lui donne sa loi et sa règle morale.

4Or sur ce point le traditionalisme est curieusement apparenté au déisme. Ses idées maîtresses, dont « de Maistre fut le précurseur, Bonald [en est] le père, Lamennais [en est] le hérault2 », sont : il y a une Providence qui met en échec toute volonté de l’homme de maîtriser son destin (de Maistre) ; la raison individuelle ne peut atteindre les vérités morales et religieuses ; il existe une Révélation primitive que transmet la tradition ; le sens commun ou « raison générale » est le critère unique de toute certitude (Bonald, Lamennais). Bonald insiste sur deux points : l’homme pense parce qu’il parle, et le langage lui a été donné par Dieu. Il dit aussi que « la connaissance des vérités morales, qui sont nos idées, est innée, non dans l’homme mais dans la société3 ». Ce déplacement de l’innéisme de l’individu à la société est une grande habileté stratégique : il permet de poursuivre l’attaque contre Descartes sans tomber dans la ligne de Locke.

5En résumé : par le langage, Dieu a inscrit dans la raison générale la Révélation fondamentale, dépôt originaire antérieur à l’incarnation de Jésus-Christ et reçu par tous les peuples. La Chute a obscurci cette Révélation, mais par l’étude des peuples, de leurs langues, littératures, mœurs – autant de palimpsestes – l’humanité retrouvera le vrai sens du message divin.

6Telles sont ces idées que trouvent à Paris, dans les années 1820 et 1830, nos futurs bretonistes lors de leur séjour à la pension Bailly4. Louis de Carné, Jules de Francheville, Eugène de la Gournerie, La Villemarqué en sont imprégnés. Aussi bien dans les comptes rendus de la section littéraire que des conférences d’histoire de la pension, la Bretagne revient souvent, comme elle occupera une place importante dans les revues issues de la pension ou de milieux apparentés : Le Correspondant puis Revue européenne (dont Carné est l’animateur), L’Université catholique (fondée par l’abbé Gerbet, proche de Lacordaire, revue à laquelle collabore La Gournerie), les Annales de philosophie chrétienne, lancées en 1830 par Augustin Bonnetty, qui sera toute sa vie durant le représentant du traditionalisme religieux au sein du catholicisme français. Ce qui justifie cet intérêt pour la Bretagne – ou plus exactement pour la basse Bretagne – c’est qu’elle est tenue pour le conservatoire des origines françaises, que par la langue, les mœurs antiques et frustes, et surtout la religion, la Bretagne et son peuple témoignent d’un état de civilisation antérieur à l’ère moderne et à ses maux.

7Montalembert – l’un des chefs du catholicisme libéral les plus proches des bretonistes, avec Ozanam – a exprimé toutes ces idées dans un texte qui est en quelque sorte le manifeste de l’école traditionaliste en matière littéraire. Il s’agit de l’introduction à son Histoire de sainte Elisabeth de Hongrie (1836), où il écrit qu’il existe une « mythologie chrétienne » supérieure à la mythologie païenne. Cette mythologie chrétienne s’exprime par un ensemble de représentations qui, partant des faits historiques, les dépassent en les magnifiant, chaque génération ajoutant à leur charge à la fois poétique et spirituelle. Or ces vues sont proches de manifestations du déisme telles que les ont exprimées des gens comme Bonneville et les promoteurs de l’Académie celtique, francs-maçons et théosophes5. Car ce qui caractérise le déisme, c’est l’idée que la « vraie religion » a été confisquée par des imposteurs, les prêtres catholiques. À des fins de domination et de profit, ceux-ci ont édifié un pouvoir centralisé, l’Église, dominant au iv^e siècle dans l’empire romain, puis de nouveau au xvii^e en collusion avec les États monarchiques absolus. Après le démantèlement de ce double pouvoir, on retrouvera la vraie religion primitive de l’humanité dont, entre autres, les druides, héritiers de la sagesse égyptienne et orientale, sont non des prêtres obscurantistes et oppresseurs mais des guides éclairés et désintéressés.

8Le traditionalisme catholique, certes, ne milite pas pour l’abolition du clergé, mais il s’en prend au gallicanisme, liaison intime de l’Église et de l’État, et à la rigidité de la structure dogmatique et disciplinaire ecclésiale française. Des revues naissent, mais aussi des institutions telle la congrégation de Saint-Pierre à Malestroit, initiative des frères Lamennais, ou la renaissance des dominicains – due à la liaison entre Lacordaire et des « militants » de la mouvance buchézienne –, le nouvel essor bénédictin autour de Dom Guéranger à Solesmes, la création ou la réouverture de collèges tel celui de Juilly, un temps soumis à l’influence mennaisienne. Tout cela vise à sortir l’Église et « le peuple de Dieu » du carcan du gallicanisme, par l’appel à l’ultramontanisme qui est bien moins référence à un pouvoir supérieur contre les hiérarchies locales qu’appel à un souffle libérateur car dégagé, pensent les traditionalistes, des calculs de la raison d’État. La raison générale unifie la vision des origines que nous avons vue et cet ultra-montanisme qui incarne la téléologie de la création.

9Mais si le traditionalisme fut la première réponse du catholicisme (surtout français et allemand) au défi déiste, Rome ne tarda pas à réagir. Le mouvement allait trop contre la véritable tradition de l’Église – alliance de la raison individuelle et de la foi – pour pouvoir y être reçu. L’encyclique de 1832, Mirari vos, s’en prenait au libéralisme de Lamennais en épargnant sa théorie du sens commun, mais celle-ci fut condamnée en 1834 par Singulari nos. À travers des débats qui ne nous intéressent pas ici, la voie s’ouvrait pour un retour au thomisme, solennellement réintroduit comme doctrine officielle de l’Église en 1879 par l’encyclique Aeterni patris. 1879, c’est aussi l’année de la mort de Bonnetty, qui avait été prié dès 1855 de mettre de l’eau dans son vin. À partir de là l’ultramontanisme continue sa progression dans l’Église, tandis que le traditionalisme qui lui a servi de marchepied entame sa régression.

10Tout cela éclaire d’un jour vif l’évolution du bretonisme. On a montré6 que celui-ci avait été le lieu d’un double affrontement : la lutte, sourde et intense, entre Aurélien de Courson et La Borderie pour la direction du mouvement historiographique en Bretagne, et le clivage, feutré et lentement mis au jour mais décisif, entre La Villemarqué et La Borderie, clivage où se joue le sens du bretonisme. La Borderie a été conduit à prendre de plus en plus nettement position contre ce qu’il appelle « l’histoire bardique », c’est-à-dire fantaisiste – celle de la « mythologie chrétienne » en fait – au profit de « l’histoire sérieuse », celle des bénédictins du xvii^e siècle. Cette histoire sérieuse, La Borderie s’y est rallié dès son passage à l’école des chartes en 1848-1850, marqué par sa participation à l’offensive catholique contre Augustin Thierry, le maître de Courson et de La Villemarqué. Déjà en 1839 Louis de Carné avait pris position dans la Revue des Deux Mondes contre l’historien de la Conquête de l’Angleterre, s’affirmant opposé à l’idée des nationalités vaincues à glorifier et exaltant l’unité romaine. Dans les mêmes années, il exprime son hostilité à L’Université catholique et aux idées de Gerbet. Rappelons aussi que le jeune Audren de Kerdrel, conduit à La Chesnaie en 1834, s’était montré pour le moins froid envers le maître des lieux. Il y a dans tout cela une nette prise de distance par rapport au traditionalisme qui avait, dans un premier temps, séduit ces jeunes gens. Nous pensons que l’un des aboutissements en est la création par La Borderie en 1857 de la Revue de Bretagne et de Vendée, à l’inspiration d’Eugène de la Gournerie, lié à Emmanuel d’Alzon, fondateur en 1850 de l’ordre ultra-montain des assomptionnistes. La Gournerie, de toute évidence, s’était écarté des idées de révélation primitive comme des attaques vives d’un La Villemarqué contre la Renaissance et la littérature française classique7. Avec la RBV, La Borderie, qui supplante à cette époque Courson à la tête du bretonisme historiographique, va pouvoir réaliser son programme, qui est avant tout la défense du catholicisme et non celle des valeurs médiévales ou celtiques.

11Bien plus que l’héritière du paganisme spiritualisé des druides, la Bretagne est pour lui la terre par excellence du christianisme. Son texte fondateur est le Discours sur le rôle historique des saints de Bretagne, prononcé au congrès de Lorient de l’Association bretonne en 1848, qu’il rééditera plusieurs fois. C’est bien moins en tant que réimplanteurs du celtisme dans une Armorique désertifiée qu’en tant qu’ils ont christianisé et civilisé la péninsule que La Borderie glorifie les Bretons venus du pays de Galles, et il s’honore d’ » avoir rendu à nos vieux saints cette qualité essentielle et primordiale de fondateurs temporels et spirituels de la nation bretonne ». On sait que, ce faisant, La Borderie affaiblissait son entreprise historiographique, puisque, dans ses polémiques avec des historiens comme Dom Plaine, il fut conduit à défendre le courant légendaire, avatar du traditionalisme et expression de la « mythologie chrétienne » – avec toutefois une argumentation qui se voulait scientifique et ne faisait pas appel à la « poésie ». Mais l’essentiel est que La Borderie doit être distingué des celtistes acharnés, témoin sa grande complicité avec M^gr David, évêque de Saint-Brieuc, à propos du tombeau de saint Yves. Or M^gr David était l’une des bêtes noires des traditionalistes et il était lié avec M^gr Maret, qui publie en 1856 Philosophie et religion, dirigé contre Bonnetty. Témoin encore sa proximité avec M^gr Brossays-Saint-Marc, le « cardinal de Bretagne », esprit éminemment cultivé, nourri de sciences exactes et homme de pouvoir peu susceptible de donner dans les chimères traditionalistes.

12Autre différence avec La Villemarqué quant à la vision de la Bretagne qui résulte de l’engagement essentiellement catholique de La Borderie : cette vision est fortement pacifique. Les saints des origines sont défricheurs et civilisateurs bien plus que guerriers. La Borderie a consacré beaucoup de temps à démolir l’idée de conquête militaire de l’Armorique par Conan ou Maxime pour privilégier l’installation paisible des communautés conduites par leurs pasteurs. En 1874, il brossera dans la RBV le tableau d’une Bretagne où le machtyernat, institution politique et militaire, disparaîtra, et où le plou perdra son caractère civil mais se transformera en paroisse, base de la société bretonne jusqu’aux temps modernes. En cela, il est fidèle à l’esprit du romanisme historiographique qui l’inspire dès ses débuts : le romanisme privilégie l’évolution lente des sociétés, des continuités qui s’imposent aux corps sociaux, vrais héros de l’histoire, tandis que le germanisme repose sur les ruptures brutales (grandes invasions) et pratique le culte des individualités héroïques (Charlemagne). La Villemarqué est sur une ligne contraire : à la suite d’Augustin Thierry, son bretonisme est essentiellement guerrier. Car même si Thierry, avec son ami Fauriel, exalte la civilisation du Midi détruite par celle du Nord, son historiographie est germaniste d’esprit.

13Concluons. Le bretonisme primitif est né dans la mouvance du traditionalisme, et plus précisément du mennaisianisme. Il a marqué dans les années 1820 et 1830 tous les protagonistes du mouvement d’exaltation de la Bretagne, mais la plupart s’en sont peu à peu éloignés. De tous, c’est La Villemarqué qui lui est resté le plus fidèle, comme il se voit par exemple lors de sa visite en 1872 des « monuments celtiques » de Carnac et Loc-mariaquer en compagnie d’Henri Martin, grand ami de Jean Reynaud, qui a exalté le mysticisme celtique dans de nombreux textes, en particulier Terre et Ciel (1854)8. À partir de la condamnation de Lamennais par Rome puis du tournant du milieu des années 1850 qui va déboucher sur le néo-thomisme, le traditionalisme est en déroute tout en gardant dans le clergé et chez les laïcs une grande faveur, qui se marque entre autres dans le courant légendaire. Mais l’essentiel n’est pas là. Il est dans l’évolution décisive que connaît la notion de surnaturel alors à son apogée, marquée par un « effort, maladroit quelquefois, mais combien légitime en son principe, pour reconquérir, au sortir du « siècle des lumières », les profondeurs de notre foi, et il est devenu quasi-nécessaire pour maintenir dans sa pureté la doctrine catholique contre toutes les formes du naturalisme contemporain9 ». Or le traditionalisme tend vers l’une des formes les plus insidieuses de ce naturalisme : le romantisme allemand, mais aussi français, voit les peuples des « origines » directement liés à Dieu, dépositaires immédiats de la Révélation primitive exprimée, tout autant que dans le culte, par l’art, la littérature, les « chants populaires » et les mœurs. Là, le surnaturel se mêle intimement et inextricablement à la nature. Contre cette vision, l’Église réaffirme vigoureusement les droits de la raison dans l’approche de la Révélation, et pose un surnaturel absolu, chassé de la créature qui ne peut le recevoir que de l’extérieur10. La créature, douée de dons artistiques et littéraires, est apte à louer l’œuvre de Dieu mais elle ne crée rien par elle-même, ce qui correspond à une caractéristique fondamentale de l’œuvre de La Borderie, qui décrit et dépeint, mais n’analyse pas11. C’est de toute évidence de ce côté-là que, comme l’ensemble du catholicisme français, le bretonisme a évolué12.

Le droit public

14Le bretonisme est au départ l’une des composantes du monarchisme. Le Journal de Rennes, fondé en 1844, en pleine offensive catholique contre le monopole de l’État dans l’enseignement secondaire, est un organe légitimiste. Pourtant les choses ne sont pas si simples. Comment en irait-il autrement si l’on se reporte de nouveau aux débuts du mouvement ? La pension Bailly a beau être intimement liée à la Congrégation, on y débat fort librement de la société nouvelle à construire à partir de la tourmente de la Révolution et de l’Empire. Très vite, le mennaisianisme avance l’idée que le sort de la religion ne saurait être lié à celui du régime politique. Lorsqu’en 1830 l’orléanisme honni, bourgeois jusqu’au bout des ongles, occupera le trône, la distance entre la religion et le régime deviendra un fossé. Loin d’être partisans de la liaison du trône et d’autel, nos jeunes bretonistes adoptent le cri de Montalembert : « L’Église libre dans l’État libre » – formule aussi frappante que floue, qui trouve sa pleine application dans la bataille scolaire de 1842-1848, où le bretonisme, en liaison étroite avec Montalembert, se montre très actif. Enfin, nous l’avons vu, les jeunes catholiques s’élèvent contre la structure d’État du gallicanisme.

15Mais il y a davantage. Avec Bonald et Lamennais, le traditionalisme met l’accent sur les peuples et sur la société bien plus que sur l’État. Bonald est l’un des fondateurs de la sociologie. Aussi, dans les années 1820 et 1830, y a-t-il de multiples convergences entre le catholicisme et les mouvements socialistes au sens le plus large. Saint-simoniens et libéraux assistent aux séances de la société littéraire de Bailly. La conjonction est des plus nettes autour de Buchez, catholique et ardent partisan de la Révolution française (hors la dictature montagnarde), et ce sont des buchéziens qui vont assister à Nantes l’abbé Fournier dans son entreprise de reconstruction en style néo-gothique de l’église Saint-Nicolas en 1836. La conjonction est encore plus forte chez un Louis Rousseau, saint-simonien fondateur de la colonie catholique de Keremma dans les années trente13, et chez Hippolyte de la Morvonnais, fouriériste et catholique ( !), qui réussit à créer en 1849 la paroisse de Notre-Dame de l’Arguenon au Guildo, près de Saint-Cast, mais échoue à obtenir du ministère de l’Intérieur, malgré l’appui du socialiste catholique Arnaud de l’Ariège, que cette paroisse devienne une commune. Ce sont ces décennies qui ont vu se former le catholicisme social à côté du catholicisme libéral, et ce n’est pas un hasard si, comme à Rennes, les jeunes catholiques fondent des conférences Saint-Vincent de-Paul, mouvement initié par Frédéric Ozanam14.

16Tous ces mouvements, aussi bien politiques que sociaux, ont en commun une idée : la société est un organisme qui évolue selon des forces internes, de longue durée, qui doivent lutter contre tout ce qui cherche à les contraindre de l’extérieur, au premier chef l’État, création artificielle de la raison. C’est une pensée que l’on a coutume de mettre au crédit du romantisme allemand et de l’école historique du droit, constituée à la fin du xviii^e siècle avec Justus Möser et Gustav Hugo et continuée par Savigny et ses disciples. Mais elle s’implante très vite en France. À vrai dire, elle avait rempli le xviii^e siècle français depuis l’essor de l’Académie des inscriptions et belles-lettres en 1715. La lutte sans merci des parlements contre l’absolutisme en est une expression, mais l’offensive publiciste inspirée par le droit naturel moderne à partir du milieu du siècle, qui triomphe en 1789, les a refoulées un moment. Pas longtemps : dès 1791, des voix s’élèvent, du côté même des partisans de la Révolution, pour protester contre la destruction des monuments de l’ancien régime. Ce mouvement ira loin : comme le montre Bernard Pommier dans une admirable étude15, il ne s’agit rien moins que de donner valeur politique aux signes esthétiques légués par l’histoire de France, signes démonarchisés et désacralisés pour devenir à la fois culturels et nationaux. En 1796, eut lieu une polémique âpre à propos de l’installation au Louvre des œuvres d’art prises en Italie. Violemment hostile à cette rapine, Quatremère de Quincy pensait que les chefs-d’œuvre ne devaient pas être séparés de leur lieu « naturel », écrivant que « le pays fait lui-même partie du museum », « le pays lui-même est le museum16 ». Or la construction de l’image de la Bretagne au xix^e siècle, cette Bretagne qui témoigne de la France originaire, n’est-elle pas l’un des éléments majeurs de l’érection de la France tout entière en signe esthétique ? Et pour les bretonistes – mais pas seulement pour eux – ce signe a incontestablement une valeur politique.

17Celle-ci s’exprime dans un programme. Les bretonistes, comme Montalembert et bien d’autres, détestent la monarchie absolue et ont une prédilection pour le Moyen Âge, vu comme âge d’or des communautés dont la hiérarchie naturelle est vécue dans des relations d’homme à homme, temps d’une intense spiritualité dont l’art gothique est le plus éclatant témoignage et dont la littérature orale est, pensent-ils, la pure expression. Néanmoins, comme Montalembert le soulignera maintes fois, il ne s’agit pas de revenir au Moyen Âge, mais de puiser dans sa leçon de quoi édifier une théorie politique, sociale et économique capable de contrer aussi bien l’idéal républicain que la monarchie absolue.

18Cette théorie porte le nom de libéralisme. En France, elle sort de Chateaubriand, de Benjamin Constant et de Tocqueville. Parmi les nombreux partisans du libéralisme à l’époque qui nous concerne, le plus intéressant est Edouard Laboulaye17, l’un des grands romanistes – au sens d’antigermaniste – de l’époque18. Pierre Legendre a pu écrire dans un article très éclairant que « l’immense travail de Laboulaye a jeté pour nous les bases d’une histoire du droit public libéral19 ». Sa principale idée est que la France est dominée par une conception erronée de la souveraineté, qui se manifeste par une puissance excessive de l’État au détriment de la liberté associative, « le grand ressort de l’Angleterre20 ». Laboulaye se prononce pour la séparation de l’Église et de l’État (sans que toutefois le budget des cultes soit immédiatement supprimé…), pour une forte décentralisation et notamment pour les libertés communales, pour une extension des libertés civiles et personnelles, pour le suffrage universel. Mais il ne veut pas pour autant que l’État soit réduit à rien et est partisan du recrutement de la fonction publique par concours et pour que cette fonction publique ait un statut21. C’est en toute sincérité qu’il fait de 1789 le point de départ de la France moderne, et il écrit dans la préface du Parti libéral : « Cette démocratie, dont le flot monte sans cesse, beaucoup s’en effrayent et ne l’acceptent que par résignation. Moi, je l’aime ; j’y vois le triomphe de l’égalité et de la justice ; rien ne me paraît plus beau qu’une société où chacun est maître de ses droits et prend part au gouvernement. » Quoi d’étonnant si le 29 janvier 1875, Laboulaye proposa à l’Assemblée nationale la proclamation de la République ? Bien que très applaudi, il fut battu de quelques voix mais le lendemain Wallon emportait la décision, manifestement préparée par Laboulaye.

19La phrase ardente que nous venons de citer est d’autant plus intéressante que lors des élections cantonales de 1867, La Borderie, candidat, publia une brochure, Les élections départementales en 1867, où, se demandant quels sont les vrais libéraux, il écrit : « Si vous voulez connaître leur programme, lisez le beau livre de M. Edouard Laboulaye, intitulé Le parti libéral, programme que pour mon compte j’accepte d’un bout à l’autre, sans en rien retrancher. » On peut difficilement penser que La Borderie ne savait pas lire22. Il n’est pas surprenant dans ces conditions que Barthélemy Pocquet, directeur du Journal de Rennes, lorsqu’il cherche à caser son fils dans une chaire d’économie politique en 187723, hésite à faire jouer l’influence de ses amis La Borderie et de Kerdrel qui, écrit-il, ne sont pas en odeur de sainteté auprès des légitimistes (Kerdrel est même « un relaps »). En définitive, le fait que La Borderie monte en 1890 dans une chaire d’histoire de la Bretagne de la faculté des lettres de Rennes24 et que Kerdrel soit à plusieurs reprises, entre 1875 et sa mort en 1899, vice-président du Sénat, confirme que ces deux personnalités dominantes du bretonisme n’ont éprouvé aucune difficulté majeure à accepter l’État républicain. Autre signe : la République a été bien accueillie par Le Correspondant, organe du catholicisme libéral, fondé en 1829 par Louis de Carné et repris en 1855 par Montalembert25, revue de plus en plus hostile à Bonnetty. Quant au Journal de Rennes, il est chaleureusement partisan de Léon XIII et, après un instant de flottement, approuvera en 1890 le ralliement annoncé par le cardinal Lavigerie. On peut en conclure que nos bretonistes non seulement ne sont pas des « légitimistes pointus » mais, quoique sans doute avec un peu de regret, ne sont même plus monarchistes du tout.

20On a beaucoup trop tendance à ne rapporter l’extension des libertés publiques au xix^e siècle qu’au mouvement républicain. C’est ignorer l’importance de l’apport de la droite libérale. L’extension des compétences du conseil général en 1871, celles du conseil municipal en 1884, le tout dominé par la création du sénat en 1875 (contre l’attachement viscéral des républicains au monocamérisme) sont autant de victoires du courant dont Laboulaye fut l’un des plus sûrs artisans26. Tout cela était, pour ce courant, destiné à contre-balancer le poids de la conception de la souveraineté dont les jacobins étaient les farouches défenseurs. Bien évidemment le conseil général et même le conseil municipal n’étaient pas les institutions favorites des bretonistes et l’extension de leurs compétences demeure tout entière dans le cadre de la République une et indivisible, mais on peut voir comment celle-ci est peu à peu investie par des idées venues du traditionalisme. La conjonction entre républicains et libéraux orléanistes dans l’élaboration du fameux Programme de Nancy de 1866 en témoigne. La décentralisation et le régionalisme ne cesseront de se développer dans l’opinion et chez les publicistes après 1871. Avec la promotion de l’actuelle région, d’origine indiscutablement traditionaliste, le cadre de l’Une et indivisible est en passe d’être débordé.

21Tout cela nous permet de dire que le bretonisme, au fur et à mesure que les années passent, se dégage des vues partisanes, pour ne pas dire sectaires, d’Aurélien de Courson et du jeune La Villemarqué. Entre d’une part la Revue d’Armorique, publiée par Courson dans les années 1840 dans un esprit nettement nationalitaire et réactionnaire (violemment antisocialiste), et les éloges appuyés de la féodalité dans les œuvres historiographiques de Courson, et d’autre part la Revue de Bretagne et de Vendée de La Borderie, infiniment plus sereine, il y a une grande distance. En fait, dans les années 1860-1880, le bretonisme apparaît comme ce qu’il est réellement : une expression du grand mouvement qui à partir des années 1830 et 1840 a placé l’histoire au cœur de l’étude des sociétés, ce qui a, notamment, modifié en profondeur la vision dominante du droit public en France.

22Dans un article paru en 1839, De l’enseignement du droit en France, Laboulaye écrit que l’enseignement du droit a été faible en France entre 1804 et 1830 (au contraire de l’Allemagne, aussi paradoxal que cela puisse paraître). Sous Napoléon et la Restauration, les juristes se bornent à enseigner l’exégèse, « c’est-à-dire l’interprétation logique et en quelque sorte matérielle de la loi », en pratique le droit romain et le code civil. Mais rapidement de jeunes novateurs battent en brèche l’école de l’exégèse, tel Jourdan, créateur de la revue La Thémis en 1819, ou Henri Klimrath, qui introduisent en France les idées de l’école historique allemande et entreprennent une synthèse entre cette école et le droit naturel moderne. Jean de Soto, dans l’article cité plus haut, montre bien que « c’est paradoxalement l’influence de Savigny qui a rendu Laboulaye libéral » et que « c’est par l’histoire que Laboulaye était venu au libéralisme27 ». Le grand principe des libéraux est que le droit ne s’invente pas (sous-entendu : il n’est pas une création de la raison), il se découvre par l’étude de la société elle-même qui en est le véritable auteur. De ce fait, l’intervention de l’État doit être limitée. De plus, Laboulaye reste fermement partisan du primat de l’individu sur la société.

23Le droit rejoint là le mouvement déjà en marche dans les lettres, la philosophie, la politique et… l’histoire elle-même ; avec Cousin, Villemain, Guizot, Augustin Thierry, Michelet et d’autres, les faits sociaux sont saisis dans l’histoire. On a trop longtemps vu dans les courants influencés par les idées du droit historique une réaction à 1789. Or l’essentiel est que ce sont ces courants qui ont acclimaté en France l’idée que les événements politiques étaient des faits sociaux et que pour les comprendre il fallait recourir aux données économiques, aux mœurs et aux cultures. Il n’y a en France qu’une seule chaire – à Paris – où on enseigne l’histoire du droit (romain et français), et Salvandy soulignait en 1838 que c’était beaucoup trop peu. Il appartiendra aux générations suivantes de développer le nouvel état d’esprit : l’histoire du droit français entre au programme de la licence en droit en 1880 et à celui du doctorat deux ans plus tard. Tout cela est le fruit du romanisme historiographique, illustré entre autres par les Guérard, Delisle, Pardessus, Giraud, Laferrière. Ce dernier est un juriste de grande importance à l’époque, Laboulaye souligne dans l’article cité plus haut qu’il fut le premier juriste à avoir écrit sur l’histoire du droit. C’est un ami de Julien Le Huerou, qui selon lui « a fondé dans la Bretagne l’enseignement historique28 ». Avec Pierre Varin, doyen de la faculté des lettres de Rennes de 1838 à 1844, Laferrière et Le Huerou participent à la grande polémique sur les origines bretonne lancée par Aurélien de Courson à partir de 1840, polémique qui aura des implications nationales non négligeables29.

24En bref, si l’idéal républicain issu des Lumières était centré sur l’individu, le xix^e siècle a vu la promotion de la société comme fait majeur et premier. C’est une idée essentielle des mouvements socialistes et communistes, mais c’est aussi une idée essentielle du traditionalisme et il y a de fortes raisons de penser – qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore – que c’est l’apport traditionaliste qui a le plus compté. Il a préparé la promotion de la notion de communauté, dont nous voyons aujourd’hui les effets.

25Pourtant, le traditionalisme ne l’a pas vraiment emporté. Pierre Legendre note à propos de Laboulaye que « son expérience politique demeure marquée d’échec30 » et il n’est pas purement fortuit que la république n’ait pas été introduite en 1875 par un « amendement Laboulaye ». De Laboulaye à Wallon il n’y a qu’un déplacement d’accent, mais qui signale que la République demeure fidèle à la souveraineté nationale. Bien que quasiment abandonnée en pratique par les publicistes de la III^e République31, cette notion est restée au principe des institutions françaises. Peut-être parce que le jacobinisme n’est pas seulement de gauche, il est aussi de droite, mais d’une autre droite que celle dans laquelle les bretonistes se reconnaissaient.