1Michel Denis s’est fait connaître comme historien en étudiant le divorce entre un évêque, M^gr Geay, et son diocèse, celui de Laval, au tournant du xix^e et du xx^e siècle, temps où les luttes religieuses atteignaient leur paroxysme1.Un demi-siècle auparavant, le clergé français était déjà profondément divisé, entre gallicans et ultramontains. La fracture n’était pas seulement ecclésiologique, mais engageait en fait la question fondamentale des rapports entre la religion et la modernité sous toutes ses formes : politique, intellectuelle, économique et sociale. Les noms de Dupanloup, Maret et Darboy d’un côté, de Veuillot, Guéranger, Pie de l’autre, sont les principaux emblèmes d’un vaste débat dont il est hors de question de rappeler ici les multiples tenants et aboutissants2. On se contentera d’une étude de cas à l’échelle locale, à partir de l’exemple du diocèse de Vannes sous le Second Empire, marqué par une succession remarquable d’évêques gallicans appelés à gouverner un clergé majoritairement ultramontain3.

M^gr de La Motte, ou les prudences du vieux gentilhomme

2Il n’est pas très facile de déceler les convictions de Charles de La Motte de Broons et de Vauvert, prêtre du diocèse de Rennes, évêque de Vannes à partir de 1827. Devenu prêtre après une courte carrière, au titre d’émigré, dans l’artillerie prussienne, il semblait en tout cas, en 1827, insensible aux sirènes mennaisiennes : « Étranger aux opinions nouvelles qu’on a voulu imposer à nos jeunes prêtres ; il est vraiment attaché à la saine doctrine », notait l’abbé Blanchard, eudiste, vicaire général de Rennes et dépositaire des traditions du clergé d’Ancien Régime4. Les autorités orléanistes appréciaient à sa juste valeur sa neutralité sourcilleuse et son art de gouverner « le mieux possible le corps le plus malveillant et le moins discipliné5 ». Cette appréciation sur le clergé morbihannais peut recevoir deux significations : politique, le légitimisme étant largement majoritaire ; théologique et spirituelle, des influences contradictoires tirant à hue et à dia6. Du milieu clérical francophone, lié au collège et au grand séminaire de Vannes, sourdaient, depuis la Restauration, des formes de néo-jansénisme, sous la houlette intellectuelle du chanoine Mahé. Parti de prémisses port-royalistes et gallicanes, ainsi que du désir de rehausser le niveau intellectuel du clergé, ce néo-jansénisme se rétrécit et s’acheva, durant les années 1830 et 1840, en un combat pied à pied contre l’influence jésuite et l’introduction de la morale liguorienne, jugée « étrangère » aux traditions du clergé français, mais aussi contre le Sacré-Cœur et l’Immaculée Conception. Si l’installation des Trappistes à Tymadeuc fit espérer à certains un point d’appui pour cette tendance, M^gr de La Motte, en partie sous la pression de son entourage, prit des mesures symboliques : il rendit obligatoire en 1840 l’office du Sacré-Cœur et annonça en 1847 l’instauration, à partir de 1850, de la liturgie romaine, non sans faire état de ses hésitations et précautions7. Ce faisant, il satisfaisait le courant adverse, héritier de la piété baroque puis ultramontaine, ancré plutôt dans la partie bretonnante du diocèse, autour du petit séminaire de Sainte-Anne d’Auray, fortement marqué par la tradition des jésuites. Évincés de Sainte-Anne après les Ordonnances de 18288, les jésuites n’en continuèrent pas moins d’exercer leur influence par les retraites et les missions. Le troisième courant, le mennaisianisme libéral d’après 1830, resta marginal dans le diocèse de Vannes, la communauté de Malestroit attirant surtout des gens de l’extérieur9.

3Ici comme ailleurs l’instauration du suffrage universel en 1848 bouleversa les jeux de pouvoirs : le système censitaire fut ébranlé dans l’Église elle-même et une nouvelle génération accéda au premier plan. L’abbé Jean-Marie le Blanc, du petit séminaire de Sainte-Anne, fut élu, à trente-cinq ans, député à l’Assemblée Constituante, en compagnie du très ultramontain évêque de Langres, M^gr Parisis, représentant lui aussi le Morbihan. Il rédigea des comptes rendus pour L’Univers, dont Louis Veuillot avait fait, durant les années 1840, l’organe principal du « parti » ultramontain. L’abbé Le Joubioux, secrétaire épiscopal depuis 1829, surtout connu depuis comme promoteur de publications ecclésiastiques en breton vannetais, était lui aussi un ardent légitimiste et ultramontain10. Il était l’âme d’un Comité électoral catholique dont l’action n’est pas étrangère au résultat atypique de l’élection présidentielle du 10 décembre, marqué dans le Morbihan, surtout dans la partie bretonnante, à la fois par des taux élevés d’abstention et un vote majoritaire pour Cavaignac, moins en faveur du républicain de gouvernement que contre le nom de Bonaparte, honni par les héritiers de Cadoudal11.

4À partir de 1850, Le Joubioux prit un ascendant croissant sur son évêque vieillissant, ce qui inquiéta les autorités bonapartistes. Lors du plébiscite de novembre 1852, l’évêque de Vannes accepta, seulement du bout des lèvres, de condamner la campagne pour l’abstention orchestrée par une partie de son entourage et du clergé paroissial12. Le préfet était hanté par la crainte de voir Le Joubioux devenir coadjuteur de M^gr La Motte. À défaut, les bons et loyaux services ultramontains du premier furent concrétisés en 1858 par le titre de chapelain intime honoraire du pape, lui permettant la tenue violette13.

5L’abbé Jaffré, étoile intellectuelle et littéraire du petit séminaire de Sainte-Anne, était une autre personnalité ultramontaine de premier plan. Louis Veuillot, venu à Sainte-Anne en 1854, avait été conquis : « C’est mon homme […] M. le Supérieur, vous n’échapperez pas à votre destinée, vous serez évêque ». Autre visiteur de marque, Melchior Du Lac, rédacteur en chef de L’Univers : « Il y a entre nous une telle communauté d’idées et de sentiments qu’il me semblait me trouver encore au bureau de L’Univers14. » C’était à l’époque où Veuillot et ses amis comptaient parmi les plus fermes soutiens du régime impérial. Lors de son voyage en Bretagne, Napoléon III fut accueilli correctement par M^gr La Motte, lequel avait appelé ses diocésains, dans une circulaire du 17 janvier 1858, à « témoigner à l’Empire que nous aussi nous sentons vivement ce qu’il fait pour la religion et pour la France ». Si l’évêque avait des raisons spéciales d’afficher son loyalisme, quitte à s’aliéner une noblesse locale boudeuse15, le populisme ultramontain de Jaffré lui permettait de comprendre le succès populaire de la visite impériale :

Nous l’avons vu, simple et calme, sans soldats et sans gardes, perdu au milieu de la multitude qui se pressait autour de lui. Il a deviné le pays. Il est des regrets et des souvenirs qui sont des espérances. Malheureusement, les nôtres n’en sont plus là, n’ayant pour objet qu’un tronc dépouillé et sans rejeton […] La population, qui jugeait le chef de l’État par son administration et ne [trouvait] dans les agents du pouvoir qu’hostilité ou indifférence, admire que l’Empereur partage sa foi. Dans l’opinion du pays, la cause de l’Église et de la légitimité n’en faisaient qu’une : c’est de là qu’est venue la force du parti légitimiste en Bretagne. On commence à se douter que ces choses ne sont pas inséparables, que l’Église n’est inféodée à aucune dynastie.

6Les nuages s’accumulèrent cependant lorsque les affaires d’Italie, à partir de 1859, coïncidèrent avec un affaiblissement croissant de Mgr La Motte, malade. Au début de 1860, le chanoine Le Crom, que Le Joubioux avait envoyé siéger à l’Assemblée législative en 1849, fit circuler dans le Morbihan une pétition au Sénat sur la question romaine16. Peu après, au grand dam du très gallican Rouland, ministre des Cultes, ce furent les vicaires capitulaires qui transmirent au nonce, par dépêche télégraphique, la nouvelle du décès de leur évêque, alors que « ce soin regarde exclusivement le gouvernement17 ». Ce premier accroc inaugurait le long psychodrame, de retentissement national, que constitua la succession de Mgr La Motte.

La faute de l’abbé Maret

7Né en Lozère en 1805, Henri Maret avait été proche, dans sa jeunesse, de Lamennais et de L’Avenir, puis s’en était écarté pour devenir un des plus brillants représentants du néo-gallicanisme, tout en retenant de l’expérience mennaisienne, d’une part la volonté d’insertion dans la société moderne, via la démocratie s’il le fallait, et d’autre part la nécessité pour l’Église catholique de relever le défi de la science, sur son terrain. Professeur de dogme à la faculté de théologie de la Sorbonne en 1841, auteur de plusieurs ouvrages sur la raison et la révélation, il travaillait en s’inspirant des méthodes en vigueur en Allemagne. En 1848, il fonda avec Lacordaire et Ozanam le journal L’Ère nouvelle, dont l’orientation libérale, démocratique et républicaine, était régulièrement pourfendue par L’Univers. En novembre 1853, l’appui de l’archevêque de Paris, M^gr Sibour, proche de ses idées, lui valut de devenir doyen de la faculté de théologie de Paris, à laquelle il voulait redonner le statut de centre intellectuel de renommée internationale qu’elle avait eu au moyen-âge18. Rallié à l’Empire avec l’arrivée du gallican Rouland au ministère des Cultes (1856), il déploya désormais beaucoup d’efforts pour contrecarrer les ambitions des ultramontains.

8Il fut le premier surpris en apprenant, quelques jours après la mort de M^gr La Motte, que Rouland le proposait pour le siège de Vannes : il ne souhaitait pas en effet que son nom apparût comme un geste d’hostilité envers Rome, protestant du « plus profond dévouement au Saint Siège, tout en n’approuvant pas la manière dont ses intérêts sont compris et servis par un certain parti19 ». Après communication de son décret de nomination, le 26 mai 1860, Maret écrivit à l’Empereur pour le remercier et annoncer son principal objectif, conforme aux principes du néo-gallicanisme libéral : « faire pénétrer de plus en plus, dans l’esprit du clergé placé sous ma direction, l’intelligence des temps modernes ». Néanmoins, le décret ne fut pas publié le lendemain comme attendu : le nonce à Paris, M^gr Sacconi, avait commencé par opposer à Rouland des scrupules sur la supposée surdité de Maret – lequel pratiquait pourtant le confessionnal et les jurys de thèse… Les difficultés auditives n’étaient qu’un prétexte, mais commode, pour procurer un empêchement canonique et les griefs dévoilés par le nonce désignaient bien les véritables obstacles, vus de Rome : des particularismes vestimentaires propres à l’archevêché de Paris ; plus sérieusement, la participation à L’Ère Nouvelle en 1848-1849 ; enfin et surtout des positions jugées suspectes quant au pouvoir temporel du pape, point cardinal de l’orthodoxie ultramontaine.

9L’affaire Maret est un parfait exemple de la politique romaine de récusation d’évêques proposés – « préconisés » comme on disait alors – par le gouvernement ; rare à l’échelle du xix^e siècle, elle se multiplia au tournant de 1860, du fait de la dégradation des relations avec la France20. Après l’envoi d’un Mémoire où Maret présentait au Saint-Siège sa défense, le décret impérial fut finalement publié, sans attendre la réponse. Celle-ci vint sous forme de rumeurs, répandues à Vannes, sur une supposée opposition du clergé parisien à la nomination. À Rome, les calomnies se multipliaient : Maret aurait été le futur patriarche de l’ » Église nationale » à venir, objet de tous les fantasmes ultramontains, ainsi que l’auteur d’un manuel de droit coutumier mis à l’Index par Rome. Alors qu’il était lâché par certains amis, il reçut le renfort, inattendu, de l’ultramontain abbé Migne, assez influent dans le clergé vannetais du fait de ses entreprises éditoriales. Le 26 juillet, l’ambassadeur français à Rome, le duc de Grammont, plaida en vain la cause de Maret auprès de Pie ix, et récidiva le lendemain auprès du Secrétaire d’État Antonelli :

Un parti remuant et habile est parvenu, je le sais, à jeter l’alarme tout autour du Saint-Siège, par des révélations exagérées, sur les tendances gallicanes du gouvernement impérial et, par conséquent, des prêtres qui ne lui sont pas ouvertement hostiles. [le gouvernement] ne s’opposera jamais à ce que le Souverain Pontife tienne les prélats et le clergé de France dans la dépendance spirituelle et légitime, consacrée par les prescriptions de l’Église et les concordats signés par le Saint Siège. Ce qu’il blâme et qu’il défend, c’est la confusion regrettable que certains individus veulent établir, au détriment des principes nationaux, entre les devoirs du prêtre et les devoirs du citoyen21.

10Le 3 septembre Pie ix se révéla tout aussi intraitable au duc de Grammont, lequel conseilla à Rouland, hostile à toute concession, de temporiser. Une porte de sortie commença alors à se dessiner : le cardinal Antonelli fit savoir, indirectement, « que l’on avait affaire à un prêtre pieux, honorable et savant ; que, cependant, pour plusieurs raisons, l’on ne croyait pas devoir consentir au diocèse ; mais que si une demande d’évêché in partibus était faite par le gouvernement, on y consentirait sans difficulté22 ». Là-dessus, le recteur d’Académie de Lyon, l’abbé Noirot, apprit des PP. Modena et Perrone, redoutables experts de l’Index romain et ayant déjà à leur actif plusieurs condamnations de célébrités théologiques françaises, que les ouvrages de Maret ne seraient pas déférés à l’Index. Cependant Maret, partagé entre le refus de démissionner et celui d’attendre indéfiniment « la justice », réfuta, dans une lettre au pape du 19 mars 1861, toutes les allégations portées contre lui.

11À Vannes, la prolongation indéfinie de l’intérim inquiétait les vicaires capitulaires, qui prièrent Rouland d’intervenir pour y mettre un terme, c’est-à-dire sans doute, dans leur esprit, faire pression sur Maret pour qu’il se retirât23. Dans ce climat d’incertitude, les menées légitimistes s’opéraient ouvertement : un vicaire de Baud traitait en chaire Victor Emmanuel de voleur et de larron, tandis que le clergé pratiquait un « immixtion défavorable » dans les élections au Conseil d’arrondissement, réussissant à faire battre le candidat officiel, le général de La Motte Rouge, « qui passe pourtant pour très religieux » et propre cousin de M^gr de La Motte : « il avait droit, à ce titre, au moins à l’abstention. On lui a préféré M. de Lumur (légitimiste), malgré son peu de consistance et ses mœurs décriées24 ». Les vicaires capitulaires se firent comprendre plus explicitement, le 5 avril 1861, en priant Maret lui-même « de se démettre, par un désistement généreux, de l’évêché de Vannes ». L’intéressé répondit, très dignement :

Si le Saint Père, toujours mû par des motifs dignes de sa sagesse, persévère dans les dispositions qu’il a paru manifester jusqu’ici, je ne doute pas que l’Empereur ne nomme à Vannes un autre prélat, un prêtre digne de gouverner cet important diocèse […] J’ose espérer que, devant la sincérité et la loyauté de ces explications, l’agitation des esprits cessera parmi vous et que peut-être le clergé de Vannes, pour qui je professe tant d’estime, à qui j’aurais donné ma plus profonde sympathie, au bonheur duquel je voulais me consacrer tout entier, regrettera la pression qu’il a voulu, un moment, exercer sur moi25.

12La transaction finale, en mai 1861, porta sur un siège in partibus infidelium, Sura, petite ville de Syrie, dont quelques évêques avaient figuré dans les premiers conciles. Maret avait beau finir par avouer son contentement de pouvoir continuer ses chères études à Paris, ses amis avaient beau le féliciter d’illustrer le principe évangélique : « Qui s’abaisse sera élevé », l’épisode signait le triomphe de l’ultramontanisme intransigeant, dont les manœuvres à Vannes et surtout à Rome avaient été couronnées de succès.

M^gr Dubreuil, ou le gallicanisme impérial

13Avec Henri Maret, c’était bien le théologien gallican qui était visé. Rome laissa en effet passer, à sa place, un homme d’envergure intellectuelle plus modeste, mais sans rien à lui envier quant aux convictions. L’abbé Dubreuil provenait de l’entourage de M^gr d’Astros (Toulouse), c’est-à-dire le censeur le plus rigoureux de Lamennais : un bon point, vu de Rome. Il avait été attiré au diocèse de Montpellier, en 1842, par le très gallican M^gr Thibault, qui lui avait confié le petit séminaire de Saint-Pons, puis la charge de vicaire général en 1849. Fin lettré, versant dans la poésie ecclésiastique pour Jeux Floraux, il s’était rangé en 1856 contre l’ultramontain abbé Gaume dans la polémique sur l’usage des auteurs antiques païens dans les établissements religieux. Dès 1858, le recommandant pour la Légion d’Honneur, l’évêque de Montpellier le signalait au ministre comme épiscopable et « serviteur dévoué » de l’Empire26. Ce qui était, après tout, banal en 1858 l’était devenu beaucoup moins en 1861, à cause des affaires d’Italie, lorsqu’il était perçu comme « le seul (ou à peu près le seul) prêtre gallican du diocèse27 ».

14Venant après l’affaire Maret, l’arrivée d’un tel personnage dans le diocèse de Vannes était rien moins que problématique. Accueilli par un grand concours de peuple venu des campagnes, une vingtaine de cavaliers, « la plupart connus pour leurs opinions légitimistes », étant accourus au-devant, son discours à la cathédrale était attendu par tous. Le préfet en retint surtout le coup de chapeau à l’Empire : « Nous vivons sous un prince qui […] après avoir raffermi la société, après avoir fait la grandeur de la France, n’aspire qu’à la compléter par la grandeur de la religion. L’Empire a ramené Pie ix de l’exil, il en fait arborer la croix triomphante à Rome. » La manifestation ultramontaine et légitimiste redoutée se limita à « trois ou quatre cris de : Vive le Pontife roi ! » proférés par quelques prêtres, beaucoup craignant désormais de ne plus trouver « à l’évêché d’échos à leurs sentiments hostiles et exaltés28 ».

15La première difficulté ne tarda cependant pas, sous la forme d’une adresse des évêques bretons à l’Empereur, à propos de la sûreté de Pie ix. L’initiative venait de l’archevêque de Rennes, M^gr Brossays-Saint-Marc, alors engagé dans une partie de bras de fer avec le régime impérial. M^gr Dubreuil, après une vaine tentative pour faire enlever une phrase, certes tirée des Écritures mais guère innocente, sur la capacité des souverains à faire le bonheur ou le malheur de leurs peuples, finit par signer : « c’était un piège qu’on lui tendait et son refus l’aurait immédiatement et brusquement séparé de ses collègues : il a pensé pouvoir mieux servir l’Empereur en ménageant, aujourd’hui, un parti qu’il regarde comme animé vis à vis de lui de sentiments très hostiles29 ». Dubreuil avait tout de suite senti la nécessité de circonvenir l’influent abbé Jaffré, Supérieur de Sainte-Anne. « Vous n’avez qu’un mot à dire, et je me charge de votre avenir. Voulez-vous la croix, voulez-vous une mitre ? Et, sur son refus, il reprenait : Vous ne voulez donc rien de l’Empereur ? – Non, pas même un verre d’eau », répondait l’intéressé30.

16Dans son mandement de Carême pour 1862, il brossait, à grand renfort de rhétorique, une vaste fresque de l’histoire, depuis les Rois de Perse et d’Assyrie jusqu’à la Révolution française, en passant par Clovis, pour finir par un hommage appuyé à Napoléon I^er qui, revenu d’Italie, « laisse Rome à Dieu, relève les autels, remet la France à sa place, c’est-à-dire à la tête de l’humanité, la première au rang des nations chrétiennes ». Et de laisser entendre que le neveu, toutes choses égales, chaussait les bottes de l’oncle. Là-dessus, il se singularisa en ne se rendant pas, à la différence de la majorité des évêques français, à l’assemblée réunie au printemps à Rome pour la canonisation de martyrs japonais. L’émotion soulevée à cette occasion contre lui par les ultramontains le contraignit à adresser une lettre à ses diocésains, rédigée « dans un esprit de conciliation et de paix31 ». En offensante réparation, les professeurs de Sainte-Anne, sous la conduite de Jaffré, se rendirent en pèlerinage à Rome en août 1862, tandis que les prêtres réunis en retraite ecclésiastique adoptaient une adresse provocatrice à leur évêque, se disant « unis comme vous de cœur et d’esprit à tous les prélats, à tous les prêtres qui, plus heureux que nous, ont pu, dans un jour à jamais mémorable, dire au Souverain Pontife leur respect, leur soumission pour toutes les décisions de ce siège où il est si glorieusement assis32 ».

17Provocation pour provocation, M^gr Dubreuil signa son instruction pastorale pour le Carême de Carême 1863 de son nouveau titre de « Comte Romain, assistant au trône pontifical », rapporté du voyage ad limina qu’il narrait par le menu, présentant sa rencontre avec Pie ix avec une emphase à la Veuillot : « Je me suis cru un moment transporté sur le sommet miraculeux du Thabor où furent conduits Pierre, Jacques et Jean, fils de Zébédée ; il me semblait voir Dieu planer au dessus de son Pontife », ce dernier étant, il est vrai, protégé par les soldats français « qui le couvrent de notre drapeau » – pas un mot pour les zouaves pontificaux. Tout cela pour mieux alourdir sa férule en matière politique, d’abord aux élections aux conseils d’arrondissement en 1862, puis surtout aux élections législatives de mai 1863 : dans la circonscription de Lorient, il prit ouvertement parti pour le candidat officiel, contre le légitimiste Fresneau, lui-même soutenu par les « grands électeurs » ecclésiastiques en place depuis 1848 (Le Joubioux, Jaffré, etc.). La nette défaite de Fresneau encouragea sans doute M^gr Dubreuil à opérer ce dont il rêvait depuis longtemps, la destitution de l’abbé Jaffré. En septembre eut lieu à Sainte-Anne une descente du vicaire général Flohy et du secrétaire épiscopal, au motif de vérifier des comptes que Jaffré refusait obstinément de rendre, mais aussi des services religieux toujours organisés, en dépit de l’interdiction officielle, en faveur du comte de Chambord. Jaffré fut rétrogradé d’office recteur de la paroisse de Guidel (30 septembre). Ce fut une explosion de mécontentement à Sainte-Anne, les professeurs envoyèrent une lettre insultante à l’évêque et prirent l’usage de se rendre ostensiblement chaque semaine à Guidel. Le 16 novembre, l’un d’eux, l’abbé Schliebusch, indiqua au légitimiste Fresneau, sans précautions, en pleine gare de Vannes, les démarches à faire pour obtenir la preuve de l’aliénation mentale de Dubreuil, qu’on venait de proposer pour le siège archiépiscopal d’Avignon. La conversation fut rapportée à la préfecture, et de là à l’archevêché. Dubreuil convoqua Schliebusch et le muta à son tour comme vicaire dans la petite paroisse de Saint-Guyomard, avant de se rendre à Paris pour une réunion du Comité impérial de l’Instruction publique. Pendant ce temps, les élèves du petit séminaire refusaient d’aller à l’étude et, vers midi, forcèrent les portes et se répandirent dans la campagne. Une centaine n’étaient toujours pas rentrés le soir. « Il paraîtrait que, du dehors, on entendait les cris de : Vive l’abbé Jaffré, vive l’abbé Schliebusch, à bas l’évêque, à bas l’archevêque d’Avignon ! », d’autres ajoutant : « Vive Henri V, à bas Napoléon !33 ».

18Cette redoutable crise intervenait alors que M^gr Dubreuil s’apprêtait à rejoindre son nouveau siège, pour l’obtention duquel il avait dû d’ailleurs signer une lettre de soumission au pape34. Une réunion à Paris lui permit une concertation avec son successeur, Gazailhan, ainsi que l’abbé Bécel, dont il sera bientôt question. Une épuration autoritaire éloigna le supérieur et six professeurs, mais les autres « déclarèrent à l’unanimité qu’ils entendaient partager la disgrâce de leurs confrères ». C’est donc avec un règlement et un personnel entièrement renouvelé que l’abbé Kerdaffrec, prédicateur de renom et « dont la conduite politique n’a donné lieu jusqu’ici à aucune observation35 », reprit les rênes du petit séminaire emballé.

L’éphémère M^gr Gazailhan

19Dès le mois d’octobre, le préfet du Morbihan demandait instamment que le prochain évêque de Vannes fût pris en dehors des cinq diocèses bretons, pour échapper à toute influence locale, et qu’il « suive les erremens » de son prédécesseur36. L’abbé Gazailhan, nommé à Vannes le 24 octobre 1863, faisait depuis 1861 l’objet de chaudes recommandations du cardinal Donnet, archevêque de Bordeaux et l’un des principaux artisans du processus de « cooptation épiscopale » à l’époque (J.-O. Boudon). Le cardinal Donnet se demandait même si les échecs répétés de Gazailhan dans plusieurs candidatures n’avaient pas tenu à ses « opinions impérialistes » qui auraient conduit certains à le desservir auprès du ministère, alors que, selon le préfet de la Gironde, il appartenait, « par ses fortes études et ses convictions au parti gallican37 ».

20Il pressentit tout de suite, en arrivant à Vannes en mars 1864, qu’ » il ne faut rien brusquer, rien imposer de force, cela gâterait tout », comme il le confiait à Baroche, ministre des Cultes. Et le préfet du Morbihan de relever que dans son sermon de prise de possession, il avait évoqué toutes les autorités locales, mais sans un mot pour l’Empereur, « ce silence qui a beaucoup surpris fait contraste avec l’attitude de M. Dubreuil38 » Il récidiva peu après au comice agricole de Korn-er-Kouët, fondé par la princesse Bacciochi, cousine de l’Empereur et personnalité du bonapartisme local, résidant à Colpo. Expliquant que sa présence au comice n’avait pas de caractère politique, il garda « à l’égard de L.M. comme de S.A. un silence qui a été l’objet de nombreux commentaires et qui formait un pénible contraste avec le discours à la fois si patriotique et si religieux prononcé l’an dernier par M^gr Dubreuil », n’assistant même pas au banquet39. Il publia même l’encyclique Quanta Cura et le Syllabus, passant outre l’interdiction gouvernementale. Au bout de seulement neuf mois, il contracta le typhus lors d’une visite à l’hôpital de Lorient ; sa raison étant momentanément altérée, il dut démissionner. Déjà l’agitation recommençait autour de Sainte-Anne d’Auray et « les individualités écartées par M. Dubreuil songent à se relever40 ».

M^gr Bécel, le Breton de Paris

21Le parcours de Louis-Anne Bécel a sa propre logique. Né en 1825 aux confins du diocèse, à Beignon, en lisière de la forêt de Paimpont, sa formation au petit séminaire de Sainte-Anne d’Auray aurait pu en faire un des affidés des abbés Le Joubioux ou Jaffré, s’il n’avait échappé à la rêgle qui conduisait directement les plus brillants sujets du grand séminaire à la maîtrise d’études à Sainte-Anne. Il devint en effet précepteur privé dans la famille de Saint-Bris, en Touraine, où il découvrit le « vrai monde41 ». Devenu prêtre en 1851, il suivit son élève à Paris et c’est là qu’il plongea dans le milieu, si particulier, du clergé parisien du xix^e siècle, marqué à la fois par le gallicanisme invétéré de l’archevêché, exerçant une primature de fait dans le régime concordataire, et un prestige social encore considérable, lié à la proximité du pouvoir et des élites sociales et intellectuelles, qui faisait hésiter bien des curés parisiens avant d’accepter des évêchés en province, quand ils ne les refusaient pas.

22L’abbé Bécel entra en contact à Saint-Louis d’Antin avec l’un de ces prestigieux curés parisiens, Martin de Noirlieu, connu pour ses plaisanteries de table sur le pape42. Il se fit remarquer par des ouvrages sur le catéchisme et surtout par ses succès oratoires, en 1858-1860, salués par Martin de Noirlieu, avec une référence appuyée au classicisme gallican de Bossuet et de Fénelon, que récusaient désormais Veuillot et ses émules : « C’était un discours chrétien, ce qui devient rare de nos jours quand on traite de sujets de cette nature. Vous faites un emploi fréquent, et toujours justement appliqué, de l’Écriture sainte. C’était la méthode du grand siècle43. » Il retrouva surtout comme archevêque de Paris le cardinal Morlot, qu’il avait connu à Tours. Morlot pensa à lui pour une charge à l’archevêché de Paris, mais il y fallait l’exeat de Vannes, refusé par M^gr La Motte44 ; Maret en aurait assez bien fait un vicaire général de Vannes, mais Martin de Noirlieu lui conseilla de rester à Paris. Ce furent les vicaires capitulaires de Vannes qui finirent par concéder l’exeat – manière d’éloigner ce gallican ? – et Bécel devint vicaire à la Trinité.

23Il semblait alors un parfait exemple de ces ecclésiastiques de province, attirés et retenus à Paris par les lumières de la ville. Il établit un contact fortuit avec la famille de Montblanc, apparentée par les femmes à l’impératrice Joséphine. Il rencontra l’impératrice Eugénie elle-même et certains assurent « qu’aux heures lourdes des orages conjugaux, c’est lui qui aurait entouré l’impératrice de sages et prudentes consolations45 ». C’est également par les Montblanc qu’il rencontra le cardinal Donnet, archevêque de Bordeaux et grand faiseur d’évêques, et se lia avec son vicaire général, Gazailhan. Il n’était pas étonnant que M^gr Dubreuil fît appel à lui pour remplacer l’abbé Jaffré à la tête du séminaire de Sainte-Anne, mais il se déroba prudemment. C’était reculer pour mieux sauter, puisque M^gr Gazailhan le nomma, en 1865, curé-archiprêtre de la cathédrale de Vannes : c’en était fini de sa position d’électron libre au sein du clergé morbihannais.

24Dès lors les choses allèrent très vite. L’Empereur, soucieux du remplacement de Gazailhan malade, profita d’une visite à Colpo chez sa cousine, la princesse Bacciochi, pour sonder Bécel en gare de Vannes, – lieu décidément propice aux intrigues religieuses – au cours d’un entretien « sur la plate-forme du wagon impérial ». Alors que Rouher avait un autre candidat, ce fut l’Empereur qui imposa Bécel pour l’évêché de Vannes, avec l’appui de Baroche, quelque peu réticent au départ mais qui le soutint puisque Rome le mettait en cause46 ; or le récent curé de Vannes apparaissait aussi comme le protégé de ce J.-O. Boudon appelle le « quadrige parisien », Morlot, Darboy, Maret, Lavigerie. De tels parrainages gallicans, on s’en doute, n’étaient pas pour faciliter les choses à Vannes. L’annonce de la nomination « a mis toute la population en émoi », le choix paraissant très inattendu. Bécel passait pour intelligent et ferme dans ses convictions : « c’est peut-être le seul ecclésiastique du diocèse qui n’ait, jusqu’à présent, affiché aucune hostilité au gouvernement ». Si les chanoines rendirent l’hommage de circonstance, le vicaire général Frouchard et l’influent curé de Saint-Patern, l’abbé Frelaut, « s’agitent et réagissent violemment » : Bécel était trop jeune, n’était que simple vicaire à Paris quelques mois auparavant, il avait une famille de rang trop modeste (représentée à Vannes par d’humbles loueurs de voitures)47.

25Dans sa correspondance avec le Ministère, on le vit prendre rapidement des mesures d’autorité contre les prêtres au légitimisme trop voyant. Lorsqu’il procéda au couronnement de la statue de Sainte-Anne, devant 30 000 à 40 000 pèlerins, il annonça de façon appuyée le don de l’Empereur pour la construction de la basilique et le fit savoir au gouvernement : « malgré mon entourage, j’avais le courage de remplir mon devoir48 ». Après que la mort de la princesse Bacciochi, en 1869, l’eût privé d’un précieux appui local, le sentiment d’échec se renforça chez lui avec la défaite à Vannes du candidat officiel, qu’il soutenait, aux élections de 1869. Selon le préfet, la plupart des membres du clergé avaient alors des « opinions légitimistes plus ou moins accentuées et se posent comme ultramontains à la manière de Veuillot ». Leur influence était grande sur les populations des campagnes, qui échappaient à peu près complètement à l’influence de l’évêque49.

26La grande affaire était désormais la préparation du concile du Vatican. Bécel entretenait une correspondance avec l’abbé Freppel, qu’il avait connu dans le groupe des néo-gallicans parisiens, gravitant autour de Maret50, qui militait alors contre la proclamation de l’infaillibilité pontificale :

J’ai vu jusqu’ici un tiers des membres du Sacré Collège, beaucoup de prélats et de théologiens ; il est clair pour moi que la note dominante est ici celle de L’Univers. Il paraît que l’on songe sérieusement à la définition de l’infaillibilité du pape, et je ne suis pas rassuré non plus sur les intentions du plus grand nombre, relativement aux conditions de la société moderne ? Dès lors, mon rôle est tout tracé : je regarde la définition de l’infaillibilité du pape comme la plus inopportune que l’on puisse proposer ; et d’autre part, je m’évertue à démontrer que notre intérêt est dans la pacification des esprits, qu’il ne s’agit pas de rompre en visière avec la société et l’État moderne, mais de les gagner à l’Évangile par tous les moyens mis à notre disposition51.

27C’est cet homme que Bécel choisit pour être son théologien au concile, et qu’il suggéra à Napoléon III comme successeur à Angers du très gallican M^gr Angebault, lequel avait rompu des lances avec Dom Guéranger au temps de la querelle liturgique, vingt ans avant. Cependant, comme Freppel, il finit par infléchir ses positions et, à Rome, se tint sur ses gardes par rapport à la minorité anti-infaillibiliste. Il s’ouvrit à Pie ix lui-même, à l’occasion d’une entrevue le 22 février 1870, des attaques dont il était l’objet à Vannes :

Dès lors, pourquoi m’inquiéterais-je de répondre directement à ce qui pourrait être dit ou écrit, à Vannes ou ailleurs, de mes discours et de mes actes ? Sans rester insensible aux irrévérences et aux témérités de certaines gens qui ne parviennent pas toujours à se donner de l’importance, je n’aurai jamais d’autre crainte que celle du jugement de Dieu52.

28La maladie le contraignit à quitter le concile avant les séances fatidiques de mai-juillet 1870. Dès l’annonce d’un éloignement médical, dûment autorisé par Pie IX lors d’une entrevue particulière, une adresse au pape fut rapidement revêtue de 500 signatures du clergé vannetais, « heureux de laisser éclater notre foi en nous associant à tous les vœux qui s’élèvent de toutes part dans l’Église, en faveur d’une définition dogmatique de l’infaillibilité doctrinale du vicaire de Jésus-Christ. »

29C’était là, une fois de plus, l’expression de l’ultramontanisme massif d’un clergé morbihannais qui n’était décidément guère à l’image de ses évêques successifs. Le diocèse de Vannes appartenait en effet à ceux qui fournissaient, petit séminaire de Sainte-Anne en tête, une contribution décisive au corps des zouaves pontificaux (fig. 1). Cet ultramontanisme était quasi structurel, comme souvent en Bretagne, pour de nombreuses raisons. Parmi les principales, rappelons ici l’héritage de l’Ancien Régime, avec la position en marge du concordat de Bologne et une spiritualité indulgencielle tournée vers Rome53 ; puis la chouannerie et sa postérité ; enfin la composition très particulière du clergé breton au xix^e siècle, marquée par la proportion très élevée de vicaires (fig. 2), les plus réceptifs, par leur position dominée dans la hiérarchie sacerdotale, à la « théo-démocratie » ultramontaine54.

30Est-il besoin, pour conclure, d’ajouter que nous n’avons entrevu ici qu’une facette de l’activité de ces évêques, laquelle ne saurait se réduire à leurs rapports avec Rome ou avec le gouvernement. Un évêque est d’abord et avant tout un pasteur, en charge de l’animation spirituelle d’un diocèse. Le visiteur d’aujourd’hui à Sainte-Anne d’Auray a devant les yeux la grande basilique de style néo-Renaissance, dont le principe remonte à une ordonnance de M^gr Dubreuil en novembre 1863, dont les choix architecturaux sont imputables à M^gr Gazailhan et à l’abbé Kerdaffrec, liquidateur de l’abbé Jaffré, et dont la consécration intervint sous M^gr Bécel, en 1877. Qui se souvient encore des tempêtes idéologiques que masqua en son temps cette solennelle architecture abritant, aujourd’hui comme hier, la prière des pèlerins venus de Bretagne et d’ailleurs ?

Nombre d’habitants pour un zouave pontifical (1860-1870)

Nombre de vicaires pour 100 curés et desservants en 1884 (diocèses)