1En matière de sécurité militante, il existe des héritages et des modèles qui se sont constitués de la fin du xix^e siècle jusqu’aux années 1930. Cette base pratique et théorique oriente l’action et la structuration des services d’ordre sous la IV^e République. Ainsi le service d’ordre du RPF ne surgit pas ex nihilo en 1947, il est largement le produit d’une réflexion et d’une expérimentation de terrain en matière de gestion militante de la violence politique. Il est l’héritier de dispositifs et de protocoles mis en place par la droite française de l’affaire Dreyfus au Front populaire et plus précisément par quatre mouvements nationalistes (Ligue des patriotes, Action française, Jeunesse patriotes et PSF). L’appareil de sécurité gaulliste s’inspirera d’autant plus consciemment de cette expertise que certains de ses membres avaient fréquenté les ligues de l’entre-deux-guerres et leur service d’ordre1.

Les premiers services d’ordre militants : le produit d’un contexte général de crise

2L’apparition des premiers services d’ordre militants en France dans le dernier tiers du xix^e siècle puis leur renforcement sous la Belle Époque s’inscrivent dans un contexte particulier. Ces structures émergent dans un environnement de crise socio-économique et de tension politique2. Les oppositions se radicalisent autour de systèmes de valeurs et de références historiques antagonistes. Les rivalités entre républicains modérés, nationalistes monarchistes ou bonapartistes, révolutionnaires socialistes ou anarchistes, s’accentuent. Crise boulangiste, attentats anarchistes, affaire Dreyfus, querelle des inventaires, grandes grèves de 1907-1909 : parce que la vie politique devient plus brutale dans les mots mais aussi dans les gestes, apparaissent des structures capables de contenir et de réduire la violence de l’autre, mais aussi à l’occasion de transformer sa propre violence en arme politique contre l’adversaire. D’où l’ambivalence de ces premiers services d’ordre, à la fois défensifs et offensifs. Serge Berstein a montré combien la notion de consensus n’appartient pas à une culture politique française marquée durant tout le xix^e siècle par l’héritage des violences de la Révolution française3. Le modèle anglais du régime parlementaire fondé sur des alternances acceptées entre majorité et opposition, peine à s’imposer face au recours à la violence perçu comme un mode normal de contestation du pouvoir. Discours manichéens et affrontements de rue constituent les manifestations habituelles d’un « combat frontal sans concession possible, rejouant à l’infini une inexpiable guerre civile ».

3Si l’histoire des services d’ordre est à relier à l’évolution du rapport à la violence politique, elle s’inscrit également dans un autre contexte : celui de la modernisation et la démocratisation de la vie politique française dans le dernier tiers du xix^e siècle et le début du xx^e siècle. Les masses, notamment urbaines, prennent une part croissante dans le jeu politique via l’application plus générale du suffrage universel, la formation d’une opinion publique par les réformes scolaires et le rôle croissant de la grande presse, l’apparition enfin des premiers partis et syndicats structurés. La coïncidence entre la création des appareils de sécurité militante et l’émergence de ces nouvelles modalités de participation politique est patente. Tant que le débat a été interdit par un pouvoir autoritaire ou confisqué par des comités de notables, tant que l’espace politique a été limité à des salles de rédaction ou à des groupes parlementaires, l’affrontement militant n’a pas eu lieu ou alors de manière codifiée et symbolique puisqu’à l’écart des masses et de leurs passions. Le service d’ordre est une structure née de la démocratisation puis de la massification du débat politique. Joue enfin l’émergence à l’extrême fin du xix^e siècle de l’irrationnel en politique. Les premiers services d’ordre apparaissent dans les années 1890-1900, dans un contexte « fin de siècle » marqué intellectuellement par des débats sur l’élan vital, l’instinct, l’inconscient, les pulsions collectives, le darwinisme social, la psychologie des foules4. Dans la volonté de constituer un service d’ordre s’expriment plus ou moins consciemment et de manière parfois paradoxale à la fois une méfiance à l’égard des émotions potentiellement destructrices d’une masse qu’il faut maîtriser et en même temps une fascination pour la violence de groupe et l’usage que l’on pourrait peut-être en faire.

4L’entre-deux-guerres, avec ses affrontements politiques extrêmes liés à l’apparition des idéologies totalitaires (communisme et fascisme), le développement d’organisations politiques de masse (partis comme la SFIO et le PCF, ligues comme les Croix-de-Feu), le prolongement dans le champ civil d’une brutalité héritée de la guerre5, la montée en puissance des tensions internationales et le prolongement de la crise économique de 1929, voit logiquement les services d’ordre se multiplier et se renforcer. Des heurts de la rue Damrémont le 23 avril 1925 à l’émeute du 6 février 1934, l’essor de ces appareils en termes d’effectifs ainsi que leur militarisation à droite comme à gauche (uniformes, défilés, armement) sont révélatrices d’influences nouvelles sur la vie politique française venues de Russie, d’Italie et d’Allemagne6. Dans cet « affrontement simulé7 », même les partis autrefois réticents pour des raisons idéologiques à se doter d’appareils de sécurité, s’équipent de formations de combat qui tiennent la rue et cherchent l’affrontement avec le camp adverse (à l’image des TPPS socialistes8). Faute de disposer de ces équipes désormais indispensables (pour garantir la protection des orateurs et la sécurité des locaux lors des campagnes électorales), les partis modérés doivent se tourner vers les ligues nationalistes. Au risque de favoriser les connivences entre modérés et extrémistes et de voir les premiers devenir dépendants des seconds9. Plus souvent encore qu’avant-guerre, ces appareils de sécurité ne se cantonnent pas au rôle défensif dans lequel on les attend a priori, ils provoquent et agressent l’adversaire. Leur implication dans la diffusion de la violence politique dans la France de l’entre-deux-guerres est importante. Les dérapages de ces services d’ordre militarisés serviront d’ailleurs de motif juridique à la dissolution des ligues début 1936.

5L’analyse de cette première période qui voit la naissance au tournant du siècle puis le perfectionnement dans l’entre-deux-guerres des services d’ordre militants révèle combien ce type de structure est déterminé par un modèle culturel, une ligne idéologique et une stratégie politique. Le service d’ordre communiste de la fin des années 1920, dur, secret et militarisé, sur le modèle du KPD inspiré lui-même du parti bolchevique, constitue ainsi le produit de la stratégie classe contre classe mais aussi d’un héritage sorélien de violence anarcho-syndicaliste intégrant la tradition de lutte ouvrière remontant à la Commune10. La violence prolétarienne joue le rôle de mythe mobilisateur qui remplace celui de la grève générale au prix d’un déplacement de l’action de l’usine vers la rue. Dans le contexte d’une formation politique encore en partie clandestine, qui doit lutter contre l’infiltration et la répression, épurer ses rangs et tenir la rue dans ses bastions, l’existence d’un appareil de sécurité est indispensable. Sa violence est autant tournée contre l’adversaire (des socialistes aux ligues) que contre l’ennemi intérieur dans le cadre de purges régulières. Le service d’ordre sert à éprouver la fidélité, l’intensité et l’orthodoxie de l’engagement des camarades11. Ceux qui en sont issus progressent vite dans l’appareil comme l’a montré Sylvain Boulouque à travers l’exemple de Maurice Truand qui dirige la commission des cadres après un passage réussi dans le SO12. Même après le tournant stratégique du Front populaire, le PCF conserve un dispositif de sécurité puissant et toujours partiellement clandestin13. Quand le parti entre en clandestinité, ce service d’ordre expérimenté lui permet de continuer à fonctionner. Les groupes d’autodéfense qui protègent dès l’automne 1940 l’activité militante du PCF et assurent des éliminations de dissidents14, serviront souvent de creuset lors du passage ultérieur à la lutte armée et la création des FTP.

Les principaux services d’ordre à droite de la fin du xix^e siècle aux années 1930

Les commissaires de la Ligue des patriotes

6La première formation politique à se doter d’un appareil de sécurité interne est la Ligue des patriotes. Fondée en 1882 dans l’esprit de revanche consécutif au traumatisme de Sedan, la ligue joue sous la direction de Paul Déroulède un rôle central lors des dernières années de la crise boulangiste. Après une scission en 1888 qui voit les éléments plébiscitaires l’emporter, elle évolue vers une idéologie xénophobe et prône l’action violente contre une République à ses yeux discréditée. Parmi ses militants figurent les « commissaires ». Ces éléments (distincts de la branche cadette du mouvement, les Jeunesses plébiscitaires) assurent à la fois la protection rapprochée des responsables (à commencer par le général Boulanger qui dispose ainsi de gardes du corps), la sécurité des meetings et l’encadrement des manifestations.

7Comme l’a montré Bertrand Joly15, cet appareil de protection au début très informel n’est pas pensé comme permanent (il est monté à l’occasion d’une réunion ou d’un défilé). Mais la violence dont font rapidement l’objet les meeetings boulangistes incite Déroulède à mieux structurer l’ensemble avec des listes de ligueurs mobilisables, un système de convocation postale et une caisse d’indemnisation. Le recrutement s’opère surtout dans les rangs de la petite bourgeoisie parisienne. La législative partielle du 27 janvier 1889 dans la capitale démontre l’efficacité de ce service d’ordre qui parvient à sécuriser les réunions électorales, encadrer les « brigades d’acclamation », protéger les distributeurs de bulletins et surveiller les bureaux de vote. Pourtant les effectifs restent insuffisants, obligeant la Ligue à recruter des camelots en grand nombre. Cet activisme fournit à la presse hostile à Boulanger un prétexte pour présenter le mouvement comme une dangereuse milice, « une armée d’irréguliers » (Le Matin, 30 janvier 1889). Même si ces représentations fantasmées qui réduisent la Ligue à son service d’ordre sont très exagérées, les agissements de ces éléments parfois équipés de cannes-épées ou de gourdins, alimentent une inquiétude générale permettant aux pouvoirs publics d’engager dès mars 1889 des poursuites pour association occulte. Dissoute, la ligue disparaît une première fois et avec elle son corps des commissaires.

8Reconstituée en 1897, la ligue refait parler d’elle lors de l’affaire Dreyfus quand son noyau dur tente un coup d’État à la faveur des obsèques du président Faure le 23 février 1899 puis lors des manifestations parisiennes du 23 mai et 3 octobre 1901 quand il s’agit de multiplier les démonstrations de force face à la gauche et plus généralement au régime. Les commissaires réapparaissent alors à Paris. Ernest Barillier est leur responsable en titre mais la direction effective est confiée à Martial Delahaye, pourtant peu apprécié d’une base assez indisciplinée. Il sera d’ailleurs bientôt remplacé par Jacques Robert. Organisés en sections puis groupes d’arrondissement, les commissaires sont parfois épaulés par des « aides-commissaires » fournis par l’aile cadette de la Ligue. Revendiquant 400 membres à l’été 1902, l’appareil de sécurité compte en réalité peu d’adhérents motivés. Cette petite troupe désormais permanente rassemble une centaine d’individus (à rapporter aux dizaines de milliers d’adhérents annoncés par la Ligue vers 1898 en région parisienne) au demeurant peu virulents puisqu’ils évitent le plus souvent les affrontements rangés avec la police et les anarchistes. Les responsables de la Ligue en sont réduits à se tourner vers des éléments douteux (souteneurs) ou peu expérimentés (des « gamins » de 14 ans selon la formule des rapports de police). Ces effectifs insuffisants et médiocres, cette pusillanimité dans l’action, obligent le mouvement à recourir à la Jeunesse antisémitique quand il faut tenir la rue. Au final, les « brigades » qu’annonçaient fièrement Déroulède et dont les commissaires auraient dû former l’ossature, n’existèrent jamais véritablement. Affaiblie par le bannissement de Déroulède en 1900 puis la déroute des législatives de 1902, concurrencée sur sa droite par l’Action française, la Ligue décline jusqu’en 191416. Mais le nouvel échec de la Ligue des patriotes n’affaiblit pas immédiatement les commissaires qui agissent en sous-traitance pour sécuriser les meetings et réunions de la Ligue de la patrie française.

9Historien controversé de la « droite révolutionnaire » française de la fin du xix^e siècle, Zeev Sternhell a souligné le rôle joué par les « commissaires » de la Ligue des patriotes en montrant combien les années boulangistes avaient formé et endurci cette phalange par un effet de génération. « C’est sur ces militants dévoués, dont la bonne moitié s’était fait la main dans le boulangisme, et parmi lesquels Déroulède et son état-major puisaient leurs gardes du corps, que la ligue comptait pour encadrer l’ensemble des militants, lancer l’agitation dans la rue et le jour venu, être le fer de lance d’un coup d’État17 ». Parmi ces prétoriens figure Henri Buronfosse, le « fumiste » (ramoneur) en qui certains voient le possible assassin d’Émile Zola en 190218. Henri Buronfosse est « commissaire » de la IV^e section, soit du 4^e arrondissement de Paris qui constitue le fief d’Henri Galli, lieutenant de Déroulède (il assure l’intérim de son patron lors de l’exil espagnol de ce dernier entre 1900 et 1905). Sans partager la thèse de Zeev Sternhell sur les « origines françaises du fascisme » et sans voir dans ces commissaires une formation paramilitaire au caractère fascisant, Bertrand Joly insiste aussi sur l’originalité sans équivalent de ce système de sécurité interne19. De fait, lors des campagnes électorales des années 1890, certains notables progressistes recourent (moyennant finance) aux commissaires de la Ligue pour pacifier leurs réunions publiques. Cette pratique de la location par des candidats modérés d’un service d’ordre composé de nationalistes s’intensifiera dans l’entre-deux-guerres20.

10Réapparue brièvement dans la première moitié des années 1920, surtout à la faveur du rejet violent du Cartel des Gauches par une partie de la droite, la Ligue relance son corps des commissaires, désormais flanqué d’un « corps de réserve ». Ces éléments se heurtent durement aux communistes à Paris lors de réunion du gymnase Japy le 28 janvier 1925, puis du meeting de Luna Park le 12 mars suivant21. Le 23 avril, un de ses commissaires, le représentant de commerce en chaussures Fernand-Jules Tillet, âgé de 26 ans, fait partie des quatre ligueurs tués rue Damrémont. Mais cette ultime réapparition des commissaires se clôt rapidement. Devenue un cercle de notables conservateurs, la Ligue voit ses commissaires la quitter pour sa branche cadette, les Jeunesses patriotes, qui s’émancipe début 1926. À l’arrivée, s’il pose à droite les bases de la gestion militante de la violence politique, le service d’ordre de la Ligue des patriotes, loin d’être la phalange disciplinée et l’élite activiste à laquelle aspirait Paul Déroulède, aura surtout rassemblé des petits-bourgeois peu nombreux, volatils et indisciplinés.

Les commissaires de l’Action française

11Avec ses « commissaires », la Ligue des patriotes a défini un certain modèle en termes de sécurité militante repris à partir de 1908 par l’Action française. Les Camelots du roi, analysés par plusieurs historiens de l’Action française22, ne représentent pas le service d’ordre de la ligue même s’ils peuvent à l’occasion faire office d’appareil de sécurité militant. Cette fonction ne constitue pas la principale mission de ces jeunes monarchistes qui reste avant tout la propagande. C’est parce que cette dernière, dans un contexte politique de plus en plus tendu, les expose à la violence qu’ils sont amenés à protéger la ligue contre ses adversaires et parfois à attaquer ces derniers. L’originalité du service d’ordre de la ligue tient dans son double lien intime avec la jeunesse et le journal de la formation. L’Action française, créée en 1898, se dote en effet d’un quotidien éponyme en 1908 dont la diffusion partiellement à la criée nécessite des équipes nombreuses et motivées, capables de se défendre contre les adversaires de gauche. Par ailleurs, ayant engagé dans les dernières années de l’affaire Dreyfus et de la crise des inventaires une lutte directe et violente contre le régime républicain, l’Action française, passée de la doctrine à l’action, ne souhaite plus se contenter de la plume virulente de ses intellectuels mais a besoin de jeunes prêts au combat de rue. Les Camelots du roi sont donc destinés, selon la formule de leur leader Lucien Lacour, à mettre « la violence au service de la raison ».

12Les Camelots du roi apparaissent à l’automne 1908, après l’altercation ayant opposé le 16 octobre Maxime Real del Sarte au président Ballot-Beaupré lors de l’audience solennelle de rentrée de la Cour des comptes23. Libéré sans poursuite le jour même, le jeune ligueur se rend au bureau de l’Action française rue de la Chaussée-d’Antin où les frères Lefevre (qui s’occupent de la vente du journal à la sortie des églises du 17^e arrondissement de Paris), admiratifs de son audace, décident de fonder avec lui une organisation pour protéger la diffusion du quotidien dans la capitale. Ces jeunes qui se dénomment au départ « vendeurs volontaires » de l’Action française, sont bientôt appelés ironiquement par la presse adverse les « Camelots du roi ». Les intéressés reprennent à leur compte ce terme péjoratif qui figure pour la première fois dans le quotidien de la ligue le 16 novembre 1908. Les Camelots multiplient les actions d’éclat, marquées par le recours à une violence réelle ou symbolique et le souci de donner à leur geste un retentissement médiatique en jouant la provocation ou en visant des personnalités officielles. Ils accèdent ainsi à la notoriété en giflant le professeur Thalamas puis en agressant le président Fallières et le président du Conseil Briand. Rassemblant dans leur fief parisien plusieurs centaines d’éléments issus de la jeunesse étudiante bourgeoise mais aussi de milieux plus modestes, ces jeunes, « une canne dans la main et dans la poche un bon livre » selon la formule d’Henri Lagrange, s’imposent dans le Quartier latin jusqu’à la guerre24.

13Deux jeunes responsables, dynamiques et charismatiques, favorisent le développement des Camelots du roi. Né en 1886, Marius Plateau lance le premier comité début 1909 au quartier de la Santé avant de devenir le secrétaire général d’une organisation qu’il a unifiée sous l’appellation de Fédération nationale des Camelots du roi. Il est aussi l’ordonnateur de la fête de Jeanne d’Arc qui rassemble chaque année les Camelots à l’occasion d’une liturgie spectaculaire. Il lance et dirige enfin un service de renseignement (SR) accolé secrètement aux Camelots. Lucien Lacour, né en 1885, milite dans les rangs de la Ligue des patriotes jusqu’en 1907 puis rejoint les Camelots à l’occasion de l’affaire Thalamas. Membre du comité directeur de l’organisation, il en devient le vice-président après s’être fait remarquer le 20 novembre 1910 en molestant Aristide Briand lors de l’inauguration aux Tuileries d’un monument en l’honneur de Jules Ferry. Le rôle central de ces deux leaders souligne dans ce type d’organisation l’importance de chefs entraînants qui « incarnent » leur mouvement en s’impliquant directement dans les batailles et en se posant comme modèle. Si la personne puis le souvenir de Marius Plateau susciteront à l’Action française un véritable culte alimenté par sa conduite héroïque durant la guerre puis son assassinat politique en 1923, sa légende s’est constituée lors de son passage chez les Camelots avant 1914.

14Pour autant, les Camelots ne constituent pas un « service d’ordre » au sens exact du mot. S’ils sécurisent les manifestations de la ligue et la vente du quotidien avec leurs cannes plombées, ils se trouvent prioritairement employés à d’autres tâches. Au-delà de la vente du journal, action centrale des Camelots comme le rappelle Olivier Dard en s’appuyant sur les statuts de la formation25, ces derniers sont aussi sollicités pour le collage d’affiches ou papillons et la distribution de tracts. Ce sont également les Camelots qui, avec un sens aigu de la communication politique, se voient engagés dans le secours aux populations parisiennes sinistrées lors des grandes crues de la Seine en 1910. Faut-il pour autant opposer service d’ordre et propagande ? En réalité, les deux activités sont intimement liées puisque si la vente du quotidien permet la diffusion du programme de la ligue, elle est aussi nécessairement une école pratique de militantisme de combat. Cette diffusion à la criée suppose d’affronter l’adversaire dans la rue. Le choc est même recherché comme épreuve initiatique et preuve de l’engagement.

15Ce caractère occasionnellement offensif des Camelots peut surprendre au premier abord. En versant dans l’agitation de rue et l’attaque des militants adverses, l’organisation ne risque-t-elle pas de sortir de son rôle et d’être perçue comme une milice ? En réalité, cette distinction, courante de nos jours, entre les dimensions défensive et offensive de la violence politique, se révèle anachronique pour l’époque. Avant 1914 et encore dans l’entre-deux-guerres, à droite comme à gauche, le militant prêt à « se battre pour son parti » au sens propre comme au sens figuré, passe facilement d’un registre à l’autre. Cette perméabilité entre les deux dimensions, liée à la banalisation générale de la violence politique, favorise du reste la diffusion de cette dernière. Par ailleurs, cette propension des Camelots à chercher le contact rugueux avec l’adversaire s’inscrit dans le programme politique de l’Action française et plus précisément dans son rapport au régime. À partir du moment où l’État républicain (avec ses bras armés que représentent la police et la justice) et les groupes politiques qui le soutiennent sont perçus comme des dangers pour le « pays réel », ils perdent leur légitimité et il est donc possible sinon juste de les attaquer pour se défendre. Cette violence des Camelots est perçue par les intéressés comme défensive, face à la menace (bien réelle et offensive à leurs yeux) de Marianne et de ses partisans. Ce paradoxe rejoint la réflexion maurassienne sur la légitimité face à la légalité. Il faut « sortir de la légalité pour rentrer dans le droit26 ». Ces jeunes turbulents se voient volontiers comme des « gendarmes supplétifs », usant d’une saine violence pour rétablir un ordre supérieur. Le caractère parfois offensif des Camelots ne suffit donc pas à les récuser comme service d’ordre.

16Reste que si les Camelots du roi relèvent tout à la fois de l’antenne cadette, de l’équipe de propagande et du service d’ordre, cette dernière dimension reste secondaire. Au demeurant, à partir de 1910 apparaît à l’intérieur des Camelots, un authentique et spécifique service d’ordre, celui des « commissaires ». Le terme, symptomatique de l’influence de la Ligue des patriotes sur toute la droite française en matière de gestion militante de la violence politique, est appelé à une belle postérité puisqu’il sera encore utilisé dans les années 1970 au sein de l’Action française27. Si les rapports de police ont tendance jusqu’en 1914 à amalgamer les deux groupements pourtant distincts des camelots et commissaires, il n’en va plus de même dans les années 1920.

17Camelots et commissaires travaillent alors au sein des mêmes équipes recrutées par arrondissement (les commissaires sont dispensés de vendre le journal). Chaque équipe ou « groupe de combat » comporte entre 15 et 20 commissaires réguliers auxquels s’ajoutent des commissaires auxiliaires et volontaires. L’Action française envisage le corps des commissaires de manière militaire et insiste sur le rôle éminent du chef dans une note marquée par le souvenir récent des tranchées : « une équipe de commissaire aura la valeur que saura lui donner son état-major. Une compagnie est bonne ou mauvaise selon qu’elle est bien ou mal commandée, aura de la discipline, de l’allant et du cran si elle possède à sa tête des chefs qui ont su l’organiser et qui savent la diriger, à peu près tout dépend du chef et de la direction. Il n’y a pas d’exception à cette règle. Tous ceux qui ont été au front le savent bien28 ». Âgé de 18 ans au moins, inscrit à la ligue, recommandé par son président de section, le commissaire « régulier » obéit à une discipline stricte (trois absences injustifiées entraînant sa radiation) à laquelle n’est pas soumis le commissaire « auxiliaire » (« ils forment une réserve que vient renforcer l’équipe régulière »). Ces militants très particuliers, peu nombreux en province alors qu’ils dépassent les 500 à Paris en 1926, ne doivent pas se mêler de politique. Lors des meetings ou manifestations, comme l’indique la même note, « les expulsions doivent toujours se faire sans cris, avec toute l’énergie nécessaire mais sans violences inutiles, avec rapidité et décision. Le commissaire s’interdit toute discussion avec l’adversaire. La contradiction est du ressort des orateurs, les commissaires ont l’unique mission de maintenir l’ordre ».

18Rangés par quatre derrière leur chef, les commissaires sont toujours en mission porteurs d’une matraque ou d’une canne. En cas de menace communiste avérée, la direction de la ligue n’hésite pas à recommander le port de revolvers. Pour autant les violences militantes restent rares et la majorité des réunions de l’Action française s’achèvent sans heurts. En réalité, comme l’ont déjà montré les historiens spécialistes de la ligue, la violence de celle-ci, pour extrême qu’elle soit, reste celle de la plume et se cantonne le plus souvent au registre symbolique de l’insulte ou de la menace. Au désespoir des plus radicaux qui quitteront le mouvement de Charles Maurras pour d’autres ligues plus agressives dans la rue, voire pour certains dans des groupuscules engagés dans le meurtre et l’attentat (la Cagoule).

La Brigade de fer des Jeunesses patriotes

19La Ligue des jeunesses patriotes apparaît en mars 1924 lors de la campagne législative aboutissant à la victoire du premier Cartel des gauches. Constituant au début, comme son nom l’indique, la section cadette de la Ligue des patriotes, le mouvement s’émancipe bientôt de la vieille LDP pour devenir une formation politique à part entière. Aspirant de 1926 à 1932, sous les cabinets Poincaré, Tardieu puis Laval, à constituer l’aile militante de la droite modérée, les Jeunesses patriotes renoncent à cette dynamique d’intégration à la droite parlementaire pour basculer (après la victoire traumatisante du deuxième Cartel des gauches en 1932) dans un activisme protestataire sous l’impulsion de leur leader, Pierre Taittinger. La ligue, comme l’a montré son historien Jean Philippet, incarne désormais « le nationalisme de l’après-guerre […], une force d’ordre contre toutes les gauches […], une ligue de militant tournée vers l’action et surtout une ligue de défense sociale contre le communisme et les gauches29 ». Les violences de rue qui se multiplient sous le premier Cartel des gauches (des heurts marquant le transfert de Jaurès au Panthéon à l’incident sanglant de la rue Damrémont en mars 192530) favorisent le recrutement des Jeunesses patriotes qui comptent 65 000 adhérents début 1926 (c’est alors la première organisation militante de droite en région parisienne) avant d’atteindre les 10 0000 membres en 1928 et même les 150 000 en 1931 selon la police. La plupart proviennent des classes moyennes et de la petite bourgeoisie urbaine. Concurrencée par les Croix-de-Feu, la formation de Pierre Taittinger entame à partir de 1932 un lent et régulier déclin qui la ramène au niveau de 70 000-80 000 adhérents en 1935 quand la ligue devient le Parti national populaire.

20La structuration verticale et autoritaire du mouvement, le recours à une terminologie guerrière s’agissant des niveaux d’encadrement militant (organisation en « centuries », existence de « phalanges universitaires »), l’existence d’unités paramilitaires tournées vers l’affrontement (« groupes mobiles », « sections », « brigades mobiles », « corps francs »), le discours martial de la direction (résumé par la devise de la ligue : « Ordre, Hiérarchie, Discipline »), la surreprésentation de militaires et même d’officiers dans ses rangs, le respect de règlements d’unités, de manuels de tactique, de codes de discipline, le port de l’uniforme, de drapeaux et d’armes (canne et matraque), l’organisation de coups de main motorisés dans la banlieue rouge, posent la question de la nature d’une ligue qui, calquée sur le modèle organisationnel militaire, se veut une « armée de l’ordre » selon la formule de Jean Philippet, une « armée de réserve » mobilisable à tout moment face à la subversion. Même si dans la réalité les effectifs réellement disponibles restent médiocres (5 000 JP sur Paris en 1935), et même si parmi ces adhérents les plus déterminés les éléments violents semblent finalement peu nombreux (une centaine d’unités mobiles et une dizaine de groupes francs des phalanges), à quoi servent ces militants de choc ?

21Les Jeunesses patriotes (conformément au projet de Pierre Taittinger d’un grand parti des Républicains nationaux dont les JP auraient été l’organisation de jeunesse puis l’aile militante) constituent d’abord la main-d’œuvre militante des partis modérés. Si l’Alliance démocratique et la Fédération républicaine sont en effet riches d’élus, elles manquent d’adhérents assez déterminés pour assurer la claque dans les meetings, manifester devant l’Assemblée et coller des affiches. Tardieu et Laval utiliseront les JP à ces fins entre 1928 et 1932. Les JP forment de facto le « service action » et le service d’ordre des modérés. Concernant le premier registre (le service action), les Jeunesses patriotes se contentent de saboter quelques meetings de la gauche et d’organiser à l’occasion des raids motorisés dans la banlieue rouge, ils se limitent le plus souvent à répliquer aux attaques des communistes et socialistes. Faute d’une ligne activiste assumée (Pierre Taittinger restant fondamentalement légaliste), les 2 000 militants JP ne forceront d’ailleurs pas les barrages des forces de l’ordre le soir du 6 février 1934. Aussi, le rapport à la violence politique s’exprime surtout dans le registre particulier du service d’ordre, fonction centrale pour la ligue. Faute de disposer de leur propre appareil de sécurité, les partis modérés de la deuxième moitié des années 1920 et des années 1930 sous-traitent la sécurisation de leurs meetings aux JP.

22Si la ligue constitue donc par nature et dans son ensemble un appareil de sécurité, elle compte par ailleurs en son sein son propre service d’ordre avec la Phalange de fer31. Celle-ci, qui se veut d’abord le service de protection des chefs de la ligue, forme le principal groupe de choc. Créée dès 1924, elle rassemble les « durs » des JP, des éléments audacieux et expérimentés, obligatoirement anciens combattants, « libres tous les soirs et tous les dimanches », qui encadrent et stimulent les autres groupes mobiles. Echappant à la hiérarchie régulière de la ligue, la Brigade de fer, qui compte une centaine d’éléments, est appelée en renfort lorsqu’une réunion importante du mouvement risque d’être perturbée. Elle est de fait citée dans tous les incidents sérieux ayant émaillé l’histoire des JP (Mantes en 1931 et Chartres en 1935). Si la Brigade n’est pas officiellement armée, ses éléments portent souvent des revolvers comme l’attestent des fouilles policières. Ses leaders sont des figures charismatiques, à l’image de son fondateur, Richard d’Aste, un ingénieur de 30 ans, un géant athlétique aux cheveux taillés en brosse, qui avait affronté à la lance à incendie et à la hache les communistes lors des incidents de la rue Damrémont (il sera blessé de deux coups de couteau). Richard d’Aste est remplacé par Maurice Genay, ancien capitaine du 287^e RI, « as de l’infanterie » selon la formule de Roland Dorgelès, figure des corps francs, cité quatorze fois pour son courage. Vers 1928, lorsque Maurice Genay préfère se concentrer sur son entreprise et regarde du côté des Croix-de-Feu, la direction de la Brigade de fer incombe à André Jacquet, patron du club sportif créé par les ligueurs, le CAJP où s’entraînent les phalangistes du mouvement (André Jacquet appartiendra à la Cagoule comme Maurice Genay). Le dernier patron du service d’ordre est Maurice Hurel qui fera de la Phalange la dernière unité active des JP au moment de la dissolution de la ligue.

Les dispos des Croix-de-Feu

23Apparus en 1927, les Croix-de-Feu ne disposent pas au début d’un véritable service d’ordre au point d’être contraints parfois de solliciter les JP pour assurer la sécurité de leurs réunions32. Se concevant initialement comme une organisation supplétive chargée d’épauler la puissance publique face aux violences communistes, la ligue doit logiquement former une organisation de combat faisant aussi office de service d’ordre. En novembre 1928, Maurice d’Hartoy envisage donc la création de « sections franches » (bientôt rebaptisées « groupes francs ») de quatre à six hommes chacune et confie ce projet semi-clandestin à Maurice Genay, ancien responsable de la Brigade de fer des JP. Interrogé en octobre 1936 par le juge Béteille pour reconstitution de ligue dissoute, La Rocque reconnaîtra avoir fait disparaître à son arrivée à la tête du mouvement ces groupes francs « dont le nom seul représentait un danger pour la paix publique33 ». S’exprime ainsi d’emblée cette position ambiguë du colonel par rapport à la violence militante et les appareils de sécurité qui lui sont généralement associés, ligne paradoxale qui se répétera le 6 février 1934. Pendant deux ans, la sécurité du mouvement est donc assurée de manière informelle. En plus de l’appui occasionnel des JP, les sections Croix-de-Feu concernées par un meeting se contentent de fournir quelques militants robustes pour encadrer la réunion.

24À partir d’avril 1931, La Rocque demande à Paul Chopine (délégué général à la propagande) de monter un véritable appareil de sécurité. L’intéressé rassemble des adhérents déterminés bientôt baptisés « dispos » pour « disponibles ». Ces gros bras se perçoivent comme une élite militante dont l’enthousiasme politique s’éprouve dans l’action. Le Flambeau (périodique de la ligue) décrit plusieurs cérémonies aux monuments aux morts, où le Colonel passe en revue les dispos selon un protocole militaire fréquent dans les organisations d’anciens combattants. Fin 1931 Paul Chopine devient « commissaire général » des dispos, le titre reprenant le terme en usage dans les SO nationalistes depuis Déroulède. Le SO joue un rôle capital pour les Croix-de-Feu, qui, pour exister politiquement, doivent s’imposer dans la rue face à leurs adversaires communistes (incidents à Avignon le 9 mars 1932 puis à Garches en août 1933) et accessoirement face à leurs rivaux nationalistes. Dans un ouvrage à charge écrit en 1935, un an après son départ mouvementé des Croix-de-Feu34, Paul Chopine reviendra sur la mise en place des dispos, présentant cet appareil de sécurité comme « une petite armée » chargée de « faire la police dans les réunions, porter les plis secrets […], surveiller les rassemblements, soutenir les orateurs ». Pourtant, l’absence d’armes ou d’uniformes spécifiques traduit le refus du modèle paramilitaire à la différence d’autres SO nationalistes. La création des dispos participe aussi de la volonté du nouveau patron des Croix-de-Feu d’imprimer sa marque. Ayant remplacé Maurice d’Hartoy en 1931, La Rocque engage des modifications structurelles (l’amicale du souvenir devient un mouvement de masse) et idéologiques (élaboration d’un nouveau discours de réconciliation nationale marqué par le projet interclassiste de collaboration capital-travail).

25Les dispos démontrent pour la première fois leur efficacité militante lors d’un meeting pacifiste organisé le 27 novembre 1931 au Trocadéro et présidé par Édouard Herriot. En envoyant 700 de ses gens chahuter la réunion, La Rocque admet la double nature défensive/offensive des dispos sur le modèle des précédents SO nationalistes. De fait, jusqu’au 6 février 1934, les Croix-de-Feu sabotent plus les réunions de leurs adversaires que l’inverse. Les mémoires de Paul Chopine révèlent le professionnalisme croissant des dispos qui appliquent des procédures déterminées en amont (dispersion en petits groupes dans la salle, port discret d’une épingle de couleur, assaut groupé de la tribune). Les dispos maîtrisent aussi l’art défensif. De 1932 à 1935, plusieurs réunions importantes sont tenues sans incident grâce à l’efficacité du service d’ordre35.

26Comme le rappelle Albert Kéchichian, « les ligues nationalistes s’étaient données pour mission de préparer la riposte dans l’éventualité d’un coup d’État fomenté par les communistes », les JP s’étaient ainsi érigés en modèle du « groupe d’action situé au-dessus des combats électoraux : service d’ordre en temps normal, armée de l’Ordre en cas de besoin » selon la formule de Jean Philippet36. Mais La Rocque, persuadé de pouvoir conjurer par l’intimidation la subversion marxiste, préfère mettre en alerte les dispos plutôt que de les engager activement contre la gauche. Le 11 novembre 1932, le SO est ainsi installé de manière dissuasive au Panthéon et à l’Arc de Triomphe pour empêcher socialistes et communistes de manifester lors de la commémoration de l’armistice. Cette mobilisation préventive et cette stratégie de temporisation irritent des militants avides d’en découdre avec la gauche. Le SO est d’autant plus désorienté que le discours de La Rocque ne manque pas d’ambiguïté. Tout en enfiévrant volontiers les dispos en les présentant publiquement comme « une troupe de choc que rien n’arrêtera » prête à servir « en cas d’urgence pour un coup de chien quelconque37 », le leader des Croix-de-Feu les retient de manière constante. En officier de carrière à la retraite, La Rocque multiplie les exercices d’entraînement militaire (défilé, cortège motorisé, encerclement) qui constituent des dérivatifs à l’ardeur des plus belliqueux et compensent symboliquement le report répété de cet autre grand soir. Pour Albert Kéchichian, « La Rocque est obligé de les faire jouer à la guerre civile ». Mais comme s’interroge le même historien, « est-il conséquent d’apprendre à tirer à un soldat tout en le prévenant qu’il ne devra jamais faire usage de son arme38 » ? Par ailleurs, en vantant régulièrement les mérites des hommes de la sécurité (« sans eux, aucune intervention immédiate ou par surprise, aucune mobilisation d’ensemble n’est possible, le caractère de force permanente qu’a pris notre association est leur œuvre »), La Rocque développe dans le SO un sentiment de supériorité pouvant alimenter par la suite un esprit frondeur.

27De fait, les relations se détériorent vite entre La Rocque et Paul Chopine. Dès 1932, l’entrée au comité directeur de la ligue de Maurice Varin, adjoint de Chopine, est perçue comme une redéfinition de l’influence de ce dernier qui perd la main sur la sécurité du siège, confiée au commandant Pouyadou. Le 6 février 1934, les consignes de modération que Paul Chopine doit faire respecter à la tête des dispos alors qu’il rêve de participer à la bataille (ce qu’il fera en fin de soirée, de manière anonyme, parmi les Camelots), achèvent d’éloigner les deux hommes39. La Rocque reproche au chef du SO d’avoir installé au sein du dispositif des réseaux de camaraderie échappant au contrôle de la direction. De son côté, Paul Chopine souffre de la marginalisation croissante des militants de la première heure au profit des Volontaires nationaux. Ce clivage générationnel se double d’un malaise socio-politique. L’intéressé, petit représentant de commerce et humble sous-officier durant la guerre, se perçoit comme le porte-parole des classes populaires au sein de la ligue, il supporte mal le conservatisme de caste des nouveaux promus au comité directeur. Partisan enfin de l’union des nationaux, il ne comprend pas les réticences de La Rocque après le 6 février 1934 devant les tentatives de type « front national ». À la mi-mars 1934, Paul Chopine abandonne la tête des dispos puis démissionne des Croix-de-Feu en juillet 1935. Amer, il se tournera vers les socialistes et rédigera fin 1935 un pamphlet (Six Ans chez les Croix-de-Feu), présentant le mouvement sous un jour autoritaire propre à inquiéter la gauche. Un brûlot qui causera un tort certain aux Croix-de-Feu, en assimilant dans une partie de la population la ligue à son seul service d’ordre et en alimentant la thèse d’une milice paramilitaire aux visées insurrectionnelles40. Cette tendance structurelle, qui pousse paradoxalement à la fronde un service d’ordre supposé discipliné, joue de nouveau en juin 1936. Un des gros bras du mouvement, Digard, qui fait partie des gardes du corps de La Rocque et de la « brigade volante » (BV) qui vient en appui des dispos lors d’événements importants, se rebelle avec le soutien de ses collègues. Sacrifiant leur vie professionnelle et familiale à leur engagement, constamment présents auprès du chef de la ligue dans une proximité trompeuse, ils supportent mal l’influence grandissante dans l’entourage de La Rocque de conseillers comme Noël Ottavi et Hugues de Barbuat. En juin 1936, Digard est radié mais la BV qui s’est solidarisée avec l’exclu accusera Varin.

28Le départ de Paul Chopine après la crise du 6 février 1934 favorise la restructuration du service d’ordre (circulaires du 14 avril 1934 puis du 14 novembre 1934). Sur le modèle communiste des groupes d’autodéfense que La Rocque reconnaîtra plus tard avoir suivi (ce qui atteste de la qualité du SO du PCF comme du jeu de miroir entre les deux organisations), l’identité des dispos, leurs missions et leur fonctionnement sont redéfinis41. Le dispo reste un militant qui, disposant de temps (ce qui renvoie à une certaine classe d’âge et à certains milieux professionnels), peut être convoqué dans un très court délai. Ceux, immédiatement mobilisables, forment les « disponibles habituels » tandis que d’autres, rassemblant les « disponibles éventuels », représentent la réserve. La Rocque, assisté de deux commissaires généraux, dirige ce SO très pyramidal. L’appareil de sécurité est formé de trois « divisions », composée chacune de trois « brigades », subdivisées elles-mêmes en plusieurs « groupes » (un par section Croix-de-Feu). Chaque groupe est à son tour réparti en « main » de cinq doigts. Les « doigts » résident dans le même périmètre et obéissent aux ordres d’un chef de main. Le groupe dispose d’un lieu de rendez-vous privé et discret, équipé de téléphone. Plusieurs types d’alerte sont prévus. En cas d’événement grave, la « mobilisation générale » est proclamée et les Croix-de-Feu ordinaires sont rassemblés par les dispos. La seule région parisienne compte 10 brigades, soit en 1936 près de 12 000 hommes. Les gros bras remplissent deux types de missions, celles relevant du « service intérieur » des sections (liaison, mobilisation) et celles appartenant au « service général » de l’association (service d’ordre, propagande, services sociaux). La sécurité ne constitue donc plus qu’une des tâches incombant aux dispos. Dans ce redéploiement militant se lit le souci de La Rocque de sortir les adhérents concernés d’un isolement « prétorien » susceptible de favoriser certaines dérives autoritaires. Avec l’inconvénient de camper plus encore qu’avant le dispo en super-militant… De fait, la circulaire souligne la possibilité d’utiliser ce dernier comme cadre du mouvement le cas échéant. Le fait que le commissaire général à l’organisation des dispos ait avis prépondérant pour la nomination, la radiation et la sanction des chefs de section indique bien le poids du SO au sein du mouvement.

29La décision du colonel de la Rocque au printemps 1935 d’engager son mouvement dans des rassemblements de masse motorisés met plus en avant le service d’ordre, d’autant que la lutte contre les ligues nationalistes passe au même moment des comités antifascistes aux partis de gauche assistés de leurs équipes de sécurité. Les incidents graves se multiplient dès lors, où les gens du SO se trouvent régulièrement impliqués (la seule année 1935 voit des accrochages à Guebwiller le 14 mars, Saint-Ouen le 3 juillet, Villepinte le 6 octobre, Bourg le 12 octobre, Limoges le 16 novembre, Alger le 19 décembre). La dissolution des Croix-de-Feu en juin 1936 et la montée en puissance du nouveau PSF dans le contexte tendu des débuts du Front populaire relancent l’agitation. Pour le seul second semestre 1936, une dizaine de heurts sérieux peuvent être recensés (Sartrouville le 23 juillet, Marseille le 27 juillet, Anger et Lyon le 4 septembre, Choisy-le-Roy le 29 octobre, la Ferté-sous-Jouarre le 6 novembre, Goussainville le 21 novembre, Chelles le 24 novembre). Les sources policières et judiciaires montrent que les dispos sont plus souvent victimes qu’agresseurs42. Cette position défensive est attestée par le bilan même des accrochages : si le PSF déplore 4 assassinats et près de 400 agressions entre août 1936 et août 1937, aucun communiste n’est tué par le PSF.

30Si les incidents sont nombreux, la plupart des rassemblements et meetings Croix-de-Feu puis PSF s’effectuent dans le calme grâce à la présence dissuasive des gros bras43. L’appareil de sécurité a entre-temps perfectionné son protocole. Dès la fin 1934, lors des grandes réunions publiques en province, une brigade mobile (« brigade volante ») tenue en réserve dans la ville de proximité double le service d’ordre statique afin d’offrir plus de réactivité en cas de problème. Les gros bras prennent aussi l’habitude de contrôler les routes d’accès au meeting pour filtrer en amont le public et prévenir l’arrivée de perturbateurs. Ce professionnalisme est rendu possible par des entraînements réguliers en conditions réelles44. Le meilleur moyen de prévenir les violences reste encore de supprimer les occasions de dérapages. Cela passe d’abord par l’interdiction de port d’armes. Même si L’Humanité, Le Populaire et L’Œuvre évoquent régulièrement des arsenaux clandestins chez les dispos (fantasmant sur des caves de châteaux abritant mitraillettes et mitrailleuses…), la commission d’enquête parlementaire sur le 6 février 1934 et les investigations policières ne valident pas ces articles à sensation45. Le souci de prudence va jusqu’à éviter tout contact avec l’adversaire comme lors de « la marche de la faim » organisée par le PCF à Paris. Le secret entourant l’organisation des meetings et la convocation des dispos relève à cet égard moins d’une culture de la clandestinité que du souci d’éviter les provocations et contre-manifestations début 1935. Cette « tactique de l’esquive » est si répandue que bien souvent les dispos manœuvrent « dans un vide délibéré et sans contact avec les adversaires46 ».

31À la demande du parti radical qui en fait un critère de soutien gouvernemental, Pierre Laval accepte à l’automne 1935 que le Parlement soit saisi d’un projet de loi visant la dissolution des organisations paramilitaires, la formule visant implicitement les ligues nationalistes. Le débat à la Chambre des députés débute le 3 décembre. La gauche et la droite s’accusent mutuellement d’entretenir des milices alimentant la violence politique. Léon Blum propose de dissoudre les « formations ayant par leur recrutement, leur mode de commandement, le mode de l’obéissance, les exercices d’instruction et d’entraînement auxquelles elles sont soumises, un caractère militaire ». Critères suffisamment vagues pour désigner autant les dispos que l’ensemble de la ligue… La SFIO et le PCF ayant accepté de supprimer leur groupement militarisé, le député basque Jean Ybarnégaray s’y engage à son tour au nom des Croix-de-Feu. Dans la foulée, un projet de loi est voté qui interdit les associations « qui appelleraient à des manifestations armées dans la rue ou à des actions de nature à troubler l’ordre public » et/ou « qui par la discipline de leurs membres, sous l’autorité de leurs chefs, par l’encadrement ou par le port de vêtements, uniformes ou emblèmes et signes de ralliement, présenteraient le caractère de groupes de combat ou de milices privées ». Un amendement soutenu par la gauche transfert des tribunaux au gouvernement le droit de dissolution des groupements ayant le caractère de milices armées. Le texte devient la loi du 10 janvier 1936. Si cette initiative s’inscrit dans la logique d’apaisement et de réconciliation nationale professée par La Rocque, elle suscite la colère des JP et de l’Action française qui accusent le colonel de trahison.

32La subtile distinction entre dissolution et désarmement s’avère de fait vite caduque. Le PCF exige pour contrepartie de son soutien parlementaire au gouvernement de Front populaire « la dissolution des ligues fascistes » et ses députés déposent une proposition de résolution réclamant l’application de la loi du 10 janvier 1936 « aux groupes de combat et milices privées47 ». Le ministre de l’Intérieur Roger Salengro prend finalement un décret le 18 juin interdisant les Croix-de-Feu au motif que la ligue présente « sans contestation possible le caractère de groupes de combat ou de milices privées ». Si Pierre Taittinger réagit fermement en demandant dans un souci d’égalité la dissolution des groupes d’autodéfense socialiste et communiste, La Rocque se contente d’un recours devant le Conseil d’État avant de créer le 21 juin le Parti social français. L’inégalité de la mesure juridique frappant les Croix-de-Feu apparaît dans le traitement de faveur dont bénéficie de facto le PPF. Alors que le parti fascisant de Jacques Doriot cherche régulièrement l’affrontement violent avec les communistes et dispose d’un service d’ordre virulent (dirigé à Nice par l’ancien militant d’Action française, Joseph Darnand), il est épargné par le parquet. Le mouvement du colonel de La Rocque constitue sans doute une menace politique prioritaire…

33En réalité, la dimension paramilitaire de ce service d’ordre ne doit pas être exagérée ou surinterprétée. Les historiens tenants de la « brutalisation » des sociétés par la guerre, insistent sur la prégnance du modèle militaire chez les anciens combattants48. Consciemment ou non, ces derniers s’inspirent dans leur vie militante de cette communauté des tranchées qui a été la leur pendant quatre ans. Ils en gardent des habitudes de comportement (goût pour la hiérarchie, l’uniforme et le défilé, valorisation de la violence) et de langage (fréquence de termes comme « front », « bataille », « mobilisation », « état-major ») transposés dans le combat politique. Comme le note Jacques Nobécourt, « du parler poilu subsistait des métaphores, des comparaisons qui ressuscitent un climat, une émotion et une certaine inquiétude », constat partagé par Albert Kéchichian qui souligne : « le vocabulaire de la guerre offrait un signe de reconnaissance immédiate entre anciens combattants49 ». À droite comme à gauche, beaucoup d’anciens poilus qui dans leur esprit n’ont jamais été véritablement démobilisés, transposent leurs expériences guerrières dans le monde des partis. L’univers viril des services d’ordre se prête particulièrement à ces confusions. Le véritable paramilitaire et l’authentique subversif doivent sans doute être cherchés ailleurs, du côté notamment des composantes de la nébuleuse Cagoule comme l’Union des comités d’autodéfense.

34Le service d’ordre des Croix-de-Feu illustre dans son rapport ambigu au modèle paramilitaire et à la violence militante l’ambivalence générale de cette ligue nationaliste en matière de radicalité. Le colonel de La Rocque engage ses dispos dans le rapport de force avec la gauche communiste mais aussi avec les représentants du deuxième Cartel des gauches puis du Front populaire, sans assumer jusqu’au bout ce rapport de force. Cette situation paradoxale lui est doublement défavorable. Il met d’une part en tension ses gros bras qui ne comprennent pas la subtilité de cette stratégie mi-offensive mi-défensive et doit donc gérer au sein de son appareil de sécurité des contestations, démissions et dissidences. Il s’expose d’autre part par cette démonstration de force, même retenue, aux accusations de la gauche selon lesquelles le colonel entretiendrait une milice factieuse sur le modèle fasciste, accusations qui, reformulées juridiquement dans le cadre de la loi de janvier 1936 sur les organisations armées, aboutira à la dissolution des Croix-de-Feu. On le voit, l’histoire des dispos est intimement liée à celle plus générale de la ligue.

Les invariants d’une histoire qui se répète…

35Quels enseignements tirer de ce rappel historique ? Sur le plan morphologique, les appareils de sécurité militant perfectionnent progressivement leur organisation interne. Au-début encore assez informels, ils se structurent comme une antenne catégorielle du mouvement dont ils dépendent, avec responsables spécifiques, locaux particuliers et missions propres. Parfois, au sein même du SO est mis en place un groupe d’élite, très mobile (« brigade mobile des JP »), rassemblant des éléments spécialisés dans la protection des leaders et le soutien au reste du SO en cas de coups durs. En matière de modalités d’intervention lors des meetings et manifestations, les forces de l’ordre prennent l’habitude à partir de la fin du xix^e siècle de laisser aux appareils de sécurité militant le soin d’assurer l’ordre à l’intérieur de la salle de meeting et des cortèges de manifestations. Les SO définissent dès lors des protocoles d’intervention dans l’encadrement des foules manifestantes, la disposition des salles, le choix de techniques de maintien de l’ordre, le recours à certains matériels. Ces protocoles, améliorés au fil du temps, aboutissent à une véritable expertise, à un capital militant transmis de génération en génération. Au demeurant, les missions du SO ne se limitent pas à la seule sécurité, les gros bras se font aussi petites mains, en apportant un soutien logistique diversifié (préparation technique des salles de meeting, collage d’affiches, etc.).

36Cet hyperengagement militant explique aussi un autre phénomène récurrent : les tensions au sein des services d’ordre, qui peuvent contaminer la formation tout entière et fragiliser cette dernière. En rassemblant dans un appareil de sécurité spécifique des adhérents déterminés que l’on expose au danger, à qui l’on confie des missions multiples, lourdes et parfois sensibles, et que l’on valorise d’autant en retour, on incite une petite cohorte à se percevoir comme une élite militante dotée de droits supérieurs. Par ailleurs, la logique dissuasive au cœur de tout service d’ordre, consistant à montrer sa force pour au fond ne pas avoir à s’en servir, présente aussi des risques. Peut-on longtemps exiger de ces militants rugueux à la mentalité parfois activiste qu’ils restent l’arme au pied alors que leurs adversaires se montrent offensifs ? Insistons enfin sur la personnification poussée de l’autorité dans ces appareils de sécurité commandés souvent par des personnages charismatiques et adulés de leurs troupes, mais dénués parfois de sens politique. Il en résulte à terme une tension propice aux dérapages et/ou aux dissidences.

37Concernant le rapport à la violence physique de ces organisations, si comme attendu ces services d’ordre évoluent dans un environnement brutal où les affrontements parfois meurtriers sont fréquents, certaines nuances doivent être apportées. Les SO entretiennent avec la violence politique une relation ambiguë dans la mesure où ils produisent autant du désordre (par leurs actions parfois provocatrices à l’égard de l’adversaire) qu’ils ne maintiennent l’ordre. La distinction entre les deux registres offensifs et défensifs n’est pas toujours respectée et ce mélange des genres autorise à l’occasion une représentation de ces appareils de sécurité en « milices », ouvrant elle-même la voie juridique vers de possibles dissolutions. Pourtant, la militarisation de ces services d’ordre, si elle semble évidente dans les années 1920 et encore au début des années 1930, s’atténue vite par la suite. Le PSF abandonne le modèle trop militarisé des dispos pour celui plus pacifique des EVP (équipes volantes de propagande) fin 1936, tandis qu’à gauche les TPPS socialistes sont contestés et que le PCF abandonne le paramilitarisme rouge au profit de l’autodéfense de masse dans le contexte pacifié du Front populaire (et par crainte d’une autonomisation de l’appareil sécuritaire). Ce modèle militaire doit aussi être relativisé. Obligés d’agir dans un contexte d’extrême tension marqué souvent par l’urgence, les SO développent logiquement des modalités d’organisation et des protocoles d’action calqués sur l’institution militaire ou policière. Concrètement, pour être efficace, il faut donner des ordres, se faire obéir, s’entraîner, se déplacer rapidement, pouvoir se défendre, bref suivre des règles d’engagement qui s’apparentent plus ou moins à celles de l’armée ou des forces de l’ordre. Pour le reste, tout est question de degrés, un SO peut se rapprocher plus ou moins de ce modèle militaire sous l’influence de sa culture politique et du contexte historique. Le courant nationaliste, dans lequel s’inscrira plus tard le gaullisme, assume sans trop de problème ce rapport « militarisé » à l’autorité et à l’ordre, et se dote donc d’un appareil de sécurité partiellement militarisé.

38Comme nous l’avions déjà noté50, l’histoire des services d’ordre semble donc se répéter d’une génération à l’autre, d’une époque à l’autre, avec parfois une impression troublante de « déjà-vu ». De la fin du xix^e siècle aux années 1960 s’observent les mêmes modalités d’action et d’organisation (même modèle paramilitaire plus ou moins poussé, mêmes protocoles d’intervention), les mêmes problèmes (rapport ambigu aux armes et à la violence, ambivalence entre actions défensives et offensives, manque de reconnaissance de la direction politique et tensions consécutives), les mêmes perceptions négatives (accusation récurrente de former une milice, une police politique, un service de renseignement, de rassembler des nervis brutaux). De fait, sur le temps long, la sécurité militante impose des mêmes impératifs pratiques (efficacité, rapidité, autorité), renvoie aux mêmes configurations de terrain (salle de meeting, manifestation de rue, permanence), suppose des profils sociologiques globalement identiques (éléments jeunes et masculins souvent issus de milieux populaires), etc.

39Autant d’invariants structurels favorisant les phénomènes d’héritage et de transmissions. L’expertise nationaliste en matière de sécurité militante, accumulée de la fin du xix^e siècle aux années 1930 (Ligue des patriotes, Action française, Jeunesses patriotes, Croix-de-Feu), profite à d’autres formations de droite de l’après-guerre, à commencer par le RPF gaulliste. La filiation repérée par René Rémond et étudiée par Jean-Paul Thomas ne s’observe pas seulement en matière d’idéologie ou de personnel51, elle se vérifie aussi dans certaines pratiques militantes. Le service d’ordre du RPF illustre ce phénomène de réemploi d’un capital militant. À l’image de l’Action française, de la brigade mobile des Jeunesses patriotes et des dispos des Croix-de-Feu, il aura recours à des épingles de couleur pour s’identifier discrètement, à une réserve appuyant le corps de troupe en cas de coup dur, à une brigade volante motorisée constituée de cogneurs surentraînés. Le SO du Rassemblement appellera ses chefs « les commissaires », fera preuve de la même ambiguïté dans son rapport à la violence militante que celui de l’appareil de sécurité du colonel de La Rocque, alimentant plus de dix ans après les dispos les mêmes discours accusateurs de la gauche sur le caractère factieux et fascisant du gaullisme d’opposition. En matière d’appareil de sécurité militant, l’histoire semble bien se répéter…