Introduction
p. 7-17
Texte intégral
1« Les groupes de combat du RPF constituent une organisation fasciste rappelant les Croix-de-Feu du colonel de La Rocque » déclare Jacques Duclos dans son discours du 5 avril 1950 prononcé à Gennevilliers lors du XIIe congrès du Parti communiste1. Vingt ans plus tard, le gaullisme étant désormais installé au pouvoir, le progressiste Témoignage chrétien met en garde ses lecteurs contre la milice que représenteraient les militants du SAC : « Le jour où ils sont recrutés de façon à former un corps permanent et deviennent presque des fonctionnaires pour des besognes parallèles, le danger peut naître. Que le désordre menace, que les affrontements se durcissent et il est bien évident que leur talent servira à défendre le régime par les moyens que l’on devine. Personne ne peut prendre une telle menace à la légère2. » Rarement en France, une organisation militante a eu plus mauvaise image que le service d’ordre gaulliste. Qu’il s’agisse de l’appareil de sécurité du Rassemblement du peuple français (RPF) sous la IVe République ou de son successeur, le Service d’action civique (SAC) sous la Ve République, la formation en charge de la protection des meetings et des campagnes d’affichage gaullistes a toujours suscité les polémiques et traîné une réputation de scandale3.
2Cette légende noire du service d’ordre (SO) gaulliste, qui nourrit encore aujourd’hui la culture de masse au travers de romans noirs, téléfilms et bandes dessinées4, s’est construite en deux temps. À l’époque du RPF, les militants gaullistes ont été présentés comme des « nervis fascistes » dont les exactions meurtrières révéleraient le caractère factieux et autoritaire du Rassemblement. Dans les années 1960, le SAC a été dénoncé comme une police parallèle du régime, la garde prétorienne du Général, un ramassis de truands et une officine de barbouzes. La gauche et la droite d’opposition se sont retrouvées dans un même réquisitoire virulent, où la charge contre les militants du service d’ordre dissimulait mal une critique plus globale du gaullisme. À l’origine pourtant, rien ne paraît destiner le service d’ordre à une histoire si décriée.
3Comme la plupart des mouvements politiques (partis ou syndicats), le RPF doit à sa création en 1947 se doter d’un service d’ordre pour protéger ses personnalités et sécuriser ses meetings et campagnes d’affichage. Le contexte d’extrême tension lié à l’opposition très dure du Parti communiste au début de la guerre froide impose ces mesures de précaution. Dirigé par des anciens de la France libre et de la Résistance comme le colonel Rémy et Dominique Ponchardier, le SO compte une dizaine de milliers d’adhérents qui encadrent les réunions publiques, gardent les locaux et servent à l’occasion de petites mains lors des campagnes électorales. Rapidement, les accrochages se multiplient avec le PCF et les premiers dérapages sanglants surviennent comme à Grenoble en septembre 1948 où un communiste est tué par balle. L’incident, exploité par la presse communiste comme par les partis de la Troisième Force, dégrade l’image du Rassemblement dans l’opinion en cautionnant le discours antigaulliste présentant le RPF comme une ligue fascisante. Sur le terrain, ce service d’ordre fait preuve d’efficacité, permettant aux gaullistes de s’imposer face aux « séparatistes » bientôt incapables de perturber les réunions contradictoires du RPF. Après la demi-défaite des législatives de 1951, le SO, composé de fidèles, résiste mieux que le reste du mouvement à la crise de 1952 et à la mise en sommeil du Rassemblement en 1954-1955. Ses membres, restés parfois en contact par le biais de groupuscules nationaux-gaullistes activistes et d’associations d’anciens combattants, participent au printemps 1958 aux intrigues algériennes et métropolitaines qui favorisent le retour aux affaires du Général.
4Dans un contexte différent puisque de Gaulle se trouve désormais au pouvoir et que les relations internationales se sont apaisées, le SO se transforme en une nouvelle structure, indépendante du nouveau parti gaulliste (l’UNR puis l’UD. Ve à partir de la fin 1967 et enfin l’UDR après juin 1968) et aux effectifs restreints : le SAC. Dirigée sur le terrain par des anciens de l’appareil de sécurité du RPF comme Paul Comiti, parrainée politiquement par le conseiller du Président, Jacques Foccart (secrétaire général aux Affaires africaines et malgaches)5, l’organisation traverse avec difficulté la guerre d’Algérie. De nombreux nationaux-gaullistes attachés à l’Algérie française la quittent comme son premier chef, Pierre Debizet. Les adhérents qui restent forment un bastion gaullien, liés au Général par un lien revendiqué d’allégeance et d’inconditionnalité. Ils assurent la sécurité autant que la claque des réunions d’un parti gaulliste qui manque désormais de militants. Rapidement, le SAC alimente les faits divers des journaux. Les nationalistes orphelins de l’Algérie française, bientôt relayés à gauche par le Canard enchaîné, lancent la rumeur d’un SO jouant les polices parallèles avec ses barbouzes qui infiltreraient l’administration, noyauteraient la police et élimineraient les opposants. De l’enlèvement du colonel Argoud à la disparition de Ben Barka, le nom du SAC est partout cité. Il l’est aussi lorsque des malfrats, supposés membres ou proches du service d’ordre, commettent des crimes et délits avant de brandir leur carte pour échapper à la police ou amadouer la justice. Mai 68 renforce la notoriété de l’organisation qui contribue au sursaut du régime, moins par sa participation à la répression des barricades que par son rôle actif dans le réveil de la « majorité silencieuse » via les Comités de défense de la République (CDR) avant d’encadrer la contre-manifestation des Champs-Élysées. À partir de mai-juin 1968, le combat commun contre l’extrême gauche favorise l’entrée d’éléments nationalistes et fait du SO (avec ses relais gouvernementaux, parlementaires et associatifs) un élément central du nouveau gaullisme d’ordre des années 1968 engagé dans la lutte antisubversive6.
5Compte tenu de la légende noire qui a accompagné le service d’ordre gaulliste dès son époque puis après sa dissolution de 1982 (consécutive à l’alternance de mai 1981 et au tragique fait divers d’Auriol de juillet 19817), compte tenu également du rôle important que le SO a joué dans l’histoire du gaullisme militant du RPF à l’UNR, il est étonnant que cet appareil de sécurité n’ait pas été davantage étudié. Ce silence qui s’explique autant par le manque de sources exploitables que par le malaise épistémologique de la communauté historienne devant ces sujets, laisse la place à des écrits journalistiques répétant souvent en boucle les mêmes rumeurs et discours à charge politiquement orientés ou à des témoignages d’anciens militants ayant rompu avec leur organisation et désireux de régler des comptes. Des films ont cristallisé cette représentation fantasmatique négative, comme celui d’Yves Boisset en 1977, Le juge Fayard dit le Shériff qui dénonce la collusion SAC/police/milieu. Il manque une mise en perspective historique qui inscrirait l’évolution du service d’ordre gaulliste dans un temps moyen allant du RPF de l’après-guerre au RPR des années 1970, voire dans un temps long qui prendrait en compte l’histoire plus générale de la violence militante depuis la fin du xxe siècle. Faute de ces recadrages, l’évolution du service d’ordre gaulliste se réduit à un traitement événementiel accrocheur autour de faits divers dramatiques portant souvent sur la dernière phase des années 1970. Elle se résume alors au rappel factuel de la dérive meurtrière d’un appareil de sécurité qui perd progressivement son identité gaulliste et ses liens privilégiés avec la rue de Lille. Escrocs mythomanes, petits voyous et gaullistes sincères se côtoient dans un anticommunisme de plus en plus agressif aboutissant au meurtre d’un syndicaliste CGT à Reims en 19778 puis à la tuerie d’Auriol en 1981. Dans ce brouillard d’articles de presse, livres polémiques et films chocs, les faits se mêlent aux rumeurs au point de rendre difficile la distinction entre légende et réalité.
6Dans la mesure où nous avions déjà consacré en 2003 un ouvrage au SAC9, prolongé dans les années suivantes par plusieurs articles et communications sur la même organisation couvrant la période 1959-1981, cette nouvelle étude portera uniquement sur les origines du service d’ordre gaulliste, autrement dit sur la séquence chronologique allant du printemps 1947 à l’hiver 1959 (création du SAC). Faire porter l’attention sur le SO du RPF présente deux avantages. Sur un plan méthodologique d’abord, l’historien s’appuie les riches archives du Rassemblement et de son appareil de sécurité, consultables à la Fondation Charles-de-Gaulle, privilège dont ne bénéficie pas le chercheur travaillant sur l’UNR/UDR/RPR et le SAC des années 1960-1970 qui doit combler péniblement l’absence d’archives militantes (et dans une moindre mesure policières) primaires en recourant à des sources secondaires, lacunaires et partiales (médias, enquête parlementaire, témoignages) avec le risque d’aboutir in fine à un résultat scientifiquement moins solide. Sur le fond, se pencher sur le SO gaulliste de la IVe République permet d’étudier une séquence chronologique moins couverte par les enquêtes journalistiques (plus friandes du SAC et de ses scandales) mais qui pose pourtant les fondamentaux en matière de construction d’un modèle gaulliste de gestion de la violence militante et d’un système de représentations de cette même violence politique.
Une histoire délaissée : la gestion militante de la violence politique par les services d’ordre
7Conséquence attendue du désintérêt longtemps persistant des historiens français pour la violence politique10, l’étude des organisations militantes chargées de gérer cette tension, à savoir les services d’ordre des partis ou syndicats, est restée négligée en dehors de quelques travaux sur le service d’ordre communiste dans l’entre-deux-guerres et le service d’ordre gaulliste de la Ve République11. Pourquoi se pencher sur ces formations « forcément » triviales perçues de manière caricaturale comme un rassemblement des nervis avinés échangeant entre eux insultes et horions ? Les appréhender comme objet d’étude à part entière suppose de reconsidérer la notion d’acteur politique, de sortir d’une approche peut-être trop élitiste du personnel politique pour privilégier le militant, la base et le terrain dans ce qu’ils peuvent avoir parfois de « médiocre ». Dans un ouvrage collectif dirigé par Pierre Favre et portant sur la manifestation, Dominique Cardon et Jean-Philippe Heurtin avaient ouvert la voie en se penchant sur les origines historiques du service d’ordre et les enjeux politiques de cette nouvelle organisation12. Cette étude pionnière défendait la thèse selon laquelle les services d’ordre seraient apparus en octobre 1909 à l’occasion de la manifestation de la gauche française (CGT et SFIO) contre l’exécution en Espagne de l’anarchiste Ferrer. Pour la première fois, des militants SO avec brassards (donc identifiés comme tels) avaient encadré le défilé et étaient intervenus, entre les manifestants et la police, pour éviter tout débordement. Si la datation proposée ici des origines du service d’ordre est erronée (la Ligue des patriotes a inventé plus tôt le service d’ordre militant avec les « commissaires » de Déroulède13), l’analyse de la structure est intéressante.
8Comme le montrent les deux politologues, le service d’ordre ne se limite pas à seule mission « technique » apparente de garantir la sécurité des manifestants (en assurant une police interne du cortège). Le SO possède une fonction plus symbolique : afficher « l’ordre de la manifestation » et par là même sa nature politique et légitime. En constituant des chaînes ou cordon de protection autour des manifestants, en plaçant les groupes au sein du défilé et les leaders en tête du cortège, en distribuant le matériel (pancartes et insignes), en établissant le contact avec ses « homologues » de la police comme avec les services de secours et les journalistes (qui peuvent franchir leur barrage avec un coupe-file), le service d’ordre fait « tenir les rangs » selon l’expression de l’époque et délimite ainsi un espace particulier qui est celui de la manifestation autorisée. En opposant l’ordre au désordre, la paix à la violence, l’organisé au désorganisé, les gros bras créent « les éléments constitutifs d’un cortège et imposent la perception de celui-ci comme forme manifestante ». Parce qu’il tient les rangs, le SO uniformise les pratiques et expression de la protestation. Il transforme une foule en manifestants et permet à l’organisation à l’origine de ce rassemblement de s’en instituer le porte-parole et d’en recueillir le bénéfice politique. Les « hommes de confiance » au sein de la SFIO de Jean Jaurès puis les groupes d’autodéfense militarisés du PCF des années 1920 agissent comme « les gardiens de la forme manifestante », participant « de manière déterminante et l’unification et à l’homologation de la manifestation comme pratique politique répertoriée et légitime14 ».
9Dans la mesure où l’enjeu politique de la manifestation est fort pour le mouvement qui l’organise (prouver sa capacité à mobiliser les masses), il faut pouvoir compter sur un SO efficace. Si les premiers contingents d’hommes de confiance sont composés de personnalités de la SFIO et de la CGT (qui imposent le calme par leur autorité d’élus) ou de responsables militants, ceux des manifestations au mur des Fédérés de 1910 et 1912 sont constitués majoritairement d’anonymes. « La foule ne les reconnaît plus en tant que personnes mais en tant que membres de l’organisation, qualité qu’ils marquent par le port d’un brassard ou celui d’une carte rouge ». L’émergence puis le recours régulier à un service d’ordre a trois conséquences sur les manifestations. À partir du moment où le calme du cortège est assuré par le SO, surgit la question de la provocation. Dès la manifestation Ferrer de 1909, les organisateurs mettent en garde par voie de presse ceux qui prendraient le risque de faire régresser la manifestation vers les formes primitives de violence et de désordre. Au demeurant, puisque les organisateurs de gauche ont désormais la certitude de « tenir les rangs », les dérapages ne peuvent venir que d’éléments extérieurs, voire de la police elle-même. « C’est la police qui devient agent de désordre et l’organisation manifestante productrice d’ordre ». Par ailleurs, l’encadrement réussi des foules et la pacification des cortèges qui en découle, incitent les autorités à ne plus systématiquement interdire les manifestations politiques. La liberté de manifester, longtemps revendiquée par la gauche, est ainsi acquise dans les faits avant-guerre. Enfin, la manifestation, une fois réglée et normalisée par le SO, devient un « instrument politique » au même titre que l’action parlementaire. Le registre d’expression des partis et syndicats se diversifie. Mais à partir du moment où la manifestation est perçue comme une technique de mobilisation prouvant la force de l’organisation et la représentativité de ses dirigeants, la question du nombre des manifestants apparaît aussi essentielle. La presse militante s’empare de cette donnée polémique pour proposer à l’opinion des chiffres toujours gonflés que corrige à la baisse le gouvernement.
10Sur une période plus récente, Isabelle Sommier a analysé l’évolution du service d’ordre de la CGT des années 1950 aux années 1980 en montrant comment cet appareil marqué autrefois par une culture de l’affrontement avait évolué vers un « service d’accueil » prévenant les heurts et jouant l’apaisement15. Autre illustration de la pacification de la vie politique française… Fondamentalement, au-delà du SO, c’est bien un modèle politique qui est en jeu. L’appareil de sécurité permet d’aborder la question du rapport à la violence qui éclaire elle-même l’évolution de la vie politique en général et celle d’un courant politique en particulier. Dans cette perspective, les « commissaires » de Déroulède, les « Camelots du roi » de l’Action française, les « hommes de confiance » de la SFIO, la « brigade de fer » des Jeunesses patriotes, les « dispos » des Croix-de-Feu, les TPPS socialistes, les « groupes d’autodéfense » communistes, les gros bras du SAC jusqu’aux membres du SOR (service d’ordre républicain) du RPR des années 1980 ou du DPS (département protection sécurité) du Front national d’aujourd’hui, ont beaucoup à dire16. Le fonctionnement d’un service d’ordre livre de précieuses informations sur la culture politique du parti auquel le SO est rattaché et témoigne sur l’environnement politique dans lequel ce même parti s’insère et évolue17. Loin de constituer un angle mort de la recherche, l’étude des services d’ordre se révèle alors un prisme éclairant tout le champ de l’histoire politique. C’est dans cette perspective qu’a été organisé en juin 2016 à Metz un colloque sur l’histoire des services d’ordre en France de la fin du xixe siècle jusqu’à nos jours, dont les actes sont parus récemment18.
Pour une histoire politique et culturelle du service d’ordre gaulliste
11L’étude d’un service d’ordre n’est pertinente qu’à condition de sortir du cadre fonctionnel étroit de cette petite formation particulière pour appréhender de manière plus globale ce qui est en jeu à travers cet appareil de sécurité en termes de culture politique et de réaction à un environnement socio-culturel. À défaut, l’étude du SO risque de se limiter à l’évocation, certes plaisante mais assez limitée, d’accrochages virils entre militants rugueux. La réflexion doit s’inscrire dans une approche générale du phénomène de la violence politique qui éclaire elle-même les modalités d’action politique et les évolutions socio-culturelles d’un pays pour une période donnée. À cet égard, que nous apprend l’analyse du service d’ordre gaulliste entre 1947 et 1959 sur le courant gaulliste, le système politique hexagonal et la société française ?
12Loin de l’approche journalistique du service d’ordre gaulliste qui a longtemps dominé, en imposant une lecture factuelle et partiale faisant la part belle de manière accrocheuse aux seuls échanges de coups et aux liens douteux avec policiers et malfrats, une autre analyse de cet appareil de sécurité est possible. Une étude à la fois politique et culturelle de cette organisation qui la réinstallerait dans son cadre politique et son environnement socio-culturel. Cela suppose de se pencher sur la relation intime mais souvent occultée qu’ont longtemps entretenue les gaullistes avec le secret et la tension, voire à certains moments avec la clandestinité et la violence. L’origine de cette culture politique particulière remonte aux premiers temps du gaullisme, celui de la Résistance puis du RPF face aux communistes et aux policiers de la Troisième Force. Né durant la Seconde Guerre mondiale, constitué en parti sous la guerre froide, revenu au pouvoir à la faveur de la guerre d’Algérie (et même au fond provisoirement renforcé en 1968 dans ce qui a paru à certains comme un contexte de pré-guerre civile19), le gaullisme a noué avec la violence sous sa forme extrême de la guerre ou plus banale de la tension militante un rapport singulier et constant qu’il faut interroger. Il n’est pas anodin à cet égard que le seul courant politique avec lequel il partage, à des degrés divers, ce même rapport ambigu à la violence soit le Parti communiste marqué lui aussi par cet héritage dramatique…
13À propos du service d’ordre du RPF, ne serait-il pas possible de proposer une analyse de type « mossienne » en brutalisation des sociétés qui verrait dans ces comportements excessifs et ces appareils de sécurité militante hypertrophiés et militarisés le prolongement dans un contexte civil de comportements et valeurs issus de la guerre (du maquis aux guerres coloniales) ? Un héritage qui intégrerait aussi plus en amont encore l’influence des ligues, puisque bien des responsables du service d’ordre gaulliste avaient connu dans les années 1930 les Croix-de-Feu et les JP où des habitudes de violence militante avaient été prises. Dans ce contexte de tension politique extrême et de diabolisation du camp adverse (des années 1930 aux années de guerre froide), le recours à la force a été dédramatisé au point de banaliser les discours excessifs et de normaliser les pratiques brutales. Responsables et militants en sont venus à considérer la violence comme un moyen sinon légitime du combat politique, du moins comme un mode d’action inévitable et donc tolérable.
Reconsidérer le concept de sources et le statut de l’acteur en histoire politique
14Concernant l’appareil de sécurité du RPF, la principale source est constituée des trois cartons d’archives du Rassemblement consacrés au service d’ordre et consultables à la Fondation Charles-de-Gaulle20. Ils contiennent essentiellement des circulaires et de la correspondance échangée entre le siège et les responsables régionaux et départementaux. La majorité des documents porte sur la période centrale 1949-1952, ce qui laisse dans l’ombre l’épisode liminaire 1947-1948 pourtant le plus intense en matière de violence militante. D’autres informations figurent dans les archives du RPF consacrées à l’organisation du Rassemblement, aux instances dirigeantes ainsi qu’aux groupements départementaux (notamment ceux des Alpes-Maritimes, Bouches-du-Rhône, Hérault, Isère, Nord, Rhône et Seine)21. Certaines archives privées de la Fondation Charles-de-Gaulle sont utiles comme le fonds Alfred Sambon (un des premiers responsables du SO en 1947)22. Un regard interne sur l’appareil de sécurité est offert par le témoignage d’un de ses membres, René Serre, figure majeure de la « brigade volante », qui a publié ses mémoires en 1954, Croisade à coup de poing23. L’hebdomadaire du RPF, Le Rassemblement, a été consulté pour la période 1948-1951 tout comme les mémoires de nombreux anciens responsables du RPF qui contiennent des renseignements sur la place, le rôle et l’image de l’appareil de sécurité au sein du Rassemblement24. L’ensemble est complété par les témoignages recueillis par la Fondation Charles-de-Gaulle sur le RPF auprès d’anciens responsables nationaux et régionaux publiés aux éditions Nouveau monde en 200525. Le regard extérieur sur le SO du RPF est apporté par la consultation de trois grands quotidiens (Le Monde, Le Figaro et L’Humanité), qui, sur la période 1947-1952 (et surtout 1947-1949), contiennent de nombreux articles sur les affrontements gaullistes/communistes. Les débats parlementaires à l’Assemblée, notamment lors des incidents de Grenoble en septembre 1948 puis lors du complot de la Pentecôte en 1949, montrent combien ces dérapages sont instrumentalisés par les partis de la Troisième Force mais aussi par le Parti communiste pour discréditer le Rassemblement. Le Journal du septennat de Vincent Auriol26 et les enquêtes de la Sûreté (consultables aux Archives nationales dans la série F727), présentent le point de point de vue du pouvoir et de ses services de sécurité sur le SO du RPF.
15Si comme précisé plus haut, l’historien du SO du RPF bénéficie d’un accès aux sources bien supérieur à son homologue du SAC, ce confort archivistique doit être relativisé. Après tout, les archives du SO du RPF ne représentent que trois cartons sur les centaines des archives générales du Rassemblement. À l’évidence, bien des pièces, portant sans doute sur des affaires ou structures sensibles (infiltration de l’appareil policier, dispositifs contre-insurrectionnels clandestins), ont disparu. L’absence également de tout rapport concernant le SO gaulliste dans les archives de la préfecture de police de Paris pour la période 1947-1954 interroge et soulève l’hypothèse d’un éventuel « tri » à partir du retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958 (le SAC étant très présent dans les RG de la préfecture de police de Paris). Par ailleurs, que ce soit un réflexe conditionné hérité de la Résistance et renforcé par le climat d’espionnite de la guerre froide, un souci d’échapper à la surveillance officielle et officieuse qu’assure la police de la Troisième Force sur le RPF, ou la simple volonté d’agir efficacement dans l’urgence, il est probable que le service d’ordre gaulliste ait privilégié l’oralité dans son fonctionnement quotidien, ce qui appauvrit le terrain archivistique laissé à l’historien.
16Plus fondamentalement l’étude des services d’ordre pose la question du statut de la source et des acteurs dans ces marges obscures de l’histoire politique que sont les appareils de sécurité liés à la violence militante. Des espaces dominés par des personnages pouvant être jugés médiocres en comparaison du personnel que les historiens ont l’habitude de croiser dans les archives des instances dirigeantes de partis et des groupes parlementaires. Faut-il récuser certaines sources au prétexte qu’elles ne seraient pas assez « sérieuses » pour être prises en compte ? Faut-il oublier certains militants au motif que leur engagement physique, pourtant intense, n’est pas digne d’être relevé ? La politique se vit aussi dans la rue et le geste y compte autant que le verbe. Une approche trop élitiste et intellectualiste risquerait d’exclure les « rombiers » (selon l’expression désuète mais parlante de Dominique Ponchardier) du service d’ordre, cette piétaille de l’histoire politique sur laquelle on ne sait pas grand-chose et qu’on préfère parfois ignorer. Sur l’état d’esprit des gens du SO du RPF, leur rapport à la clandestinité et à l’activisme, le poids de l’héritage de la Résistance et le rôle des réseaux gaullistes dans l’infiltration des services de sécurité officiels en mai 1958, une des meilleures sources reste un roman populaire d’époque, Le Gorille en révolution de Dominique Ponchardier28. Un texte (ancêtre des SAS de Gérard de Villiers…) qu’un historien du politique considère avec une certaine réserve et ne manipule pas sans une certaine réticence… Tout comme les mémoires déjà citées du boxeur René Serre, Croisade à coups de poing, où l’auteur relate avec une complaisance qui peut mettre mal à l’aise le moindre affrontement avec les « séparatistes ». Pourtant, à condition de les replacer dans leur contexte et de les interroger en croisant les grilles historiques et anthropologiques dans une approche « par le bas », ces sources « vulgaires » ont beaucoup à dire sur ces violences militantes, phénomènes aux marges qui éclairent les grandes évolutions politiques et socio-culturelles. Peut-être davantage que des archives plus classiques mais qui n’appréhendent pas ces réalités par un effet de censure ou d’autocensure. Finalement, et ce n’est pas là le moindre de ses mérites, toute réflexion sur la violence militante et sa gestion partidaire par les services d’ordre, oblige à reconsidérer de manière plus large (et bienveillante ?), le concept de source et d’acteur en histoire politique.
Notes de bas de page
1 Duclos Jacques, La lutte contre le fascisme et la défense de la Paix, discours prononcé le 5 avril 1950 à Gennevilliers, au XIIe congrès du PCF, Éditions France Nouvelle, 1950, p 17 (cité par Foro Philippe, L’antigaullisme, réalités et représentations (1940-1953), Paris, Honoré Champion, 2003, p 296).
2 Témoignage chrétien, 16 juillet 1970.
3 Cet ouvrage reprend la première partie de notre mémoire d’habilitation à diriger des recherches (« La violence politique et sa gestion militante, une étude de cas : l’évolution du service d’ordre gaulliste du RPF à l’UNR, avril 1947-juin 1968, du modèle militaire au modèle policier ») dirigée par Bernard Lachaise et soutenue à l’université Bordeaux 3 en décembre 2012.
4 Deux romans évoquent le SAC en fond d’intrigue : Attia Maurice, Pointe-Rouge, Paris, Acte Sud, 2009, et Facon Roger La crypte, Paris, Gallimard, 1997. Une docufiction télévisée lui a été consacrée par Thomas Vincent en 2004, SAC : des hommes dans l’ombre. Tout comme les bandes dessinées de Moënard/Stalner, Bleu Blanc Sang, Paris, Soleil, 2013, et Le Service, t. 1 : Premières Armes (années 1960), t. 2 : Hautes Sphères, de Jean-Blaise Djian et Olivier Legrand (scénario) et Alain Paillou (dessin), Paris, Emmanuel Proust Éditions, 2013. Un tueur professionnel, Paul Galland, démobilisé après la guerre d’Algérie, est recruté par son supérieur, le lieutenant François Charrière, pour intégrer le Service, « un escadron de la mort à la française », sorte de police secrète de la Ve République. Citons enfin la sortie en octobre 2015 chez Futuropolis de Cher pays de notre enfance, enquête sur les années de plomb de la Ve République de Benoit Collombat (scénario) et Étienne Davodeau (dessin) qui croise efficacement bande dessinée et enquête journalistique à propos des affaires réelles ou supposées du SAC (assassinats de juges, journalistes, syndicalistes, ministres) dans les années 1970.
5 Turpin Frédéric, Jacques Foccart, dans l’ombre du pouvoir, Paris, CNRS Éditions, 2015.
6 Audigier François, « Le gaullisme d’ordre des années 1968 », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 116, octobre-décembre 2012, p. 53-68.
7 Six membres de la famille de l’inspecteur de police et militant Jacques Massié sont massacrés (dont un enfant de sept ans) par un commando du SAC dans le cadre d’un sordide règlement de compte interne à l’antenne marseillaise du service d’ordre. Panzani Alex, La tuerie d’Auriol, Paris, J’ai lu, 2001. Massié Marina, Tuerie d’Auriol, Paris, Europe Éditions, 2006.
8 Dans la nuit du 4 au 5 juin 1977, aux Verreries mécaniques champenoises (dirigées par Maurice Papon), un commando de la CFT (Confédération française du travail, syndicat indépendant lié au SAC), dirigé par Claude Leconte, responsable départemental adjoint du SAC de la Marne, tire sur un piquet de grève. Le militant CGT Pierre Maître est tué et deux autres syndicalistes sont blessés grièvement. La CFT change de nom et devient la Confédération des syndicats libres (CSL). Claude Leconte sera condamné en 1980 à vingt ans de réclusion.
9 Audigier François, Histoire du SAC, la part d’ombre du gaullisme, Paris, Stock, 2003.
10 Pour un cadrage historiographique et épistémologique sur le sujet, Audigier François et Girard Pascal (dir.), Se battre pour ses idées, la violence militante en France des années 1920 aux années 1970, Paris, Riveneuve Éditions, 2011, p. 7-20. Ce désintérêt s’estompe progressivement. En témoignent différents programmes de recherche sur la violence politique comme le séminaire de l’ENS Ulm « Se battre pour des idées, volontariat militaire et engagement politique, xviiie-xxie siècle » codirigé à partir de 2006 par Olivier Wieviorka et Gilles Pécout, et le programme ANR Vioramil qui, débuté en 2016, se penche sur les « violences et radicalités militantes en France du milieu des années 1980 à nos jours » dans une double approche quantitative et qualitative.
11 Vidal Georges, « Violence et politique dans la France des années 1930 : le cas de l’autodéfense communiste », Revue historique, n° 640, octobre 2006, p. 901-922.
12 Cardon Dominique et Heurtin Jean-Philippe, « Tenir les rangs, les services d’encadrement des manifestations ouvrières, 1909-1936 », in Favre Pierre (dir.), La manifestation, Paris, Presses de Sciences Po, 1990, p 123-156.
13 Joly Bertrand, Déroulède, l’inventeur du nationalisme, Paris, Perrin, 1998, p. 258. Sternhell Zeev, La droite révolutionnaire, Paris, Seuil, 1984, p 108.
14 « Ce ne sont plus tant les manifestants qui font la manifestation que la manifestation, maintenant encadrée et mise en forme, qui fait le manifestant. » En permettant au mouvement socialiste de mobiliser les masses ouvrières de manière ordonnée, son service d’ordre démontre l’existence et la force de l’organisation. « Celle-ci, s’assurant de la maîtrise de cette forme spécifique d’action collective, se manifeste autant qu’elle manifeste » (Cardon Dominique et Heurtin Jean-Philippe, op. cit., p 125).
15 Sommier Isabelle, « CGT : du service d’ordre au service d’accueil », Genèses, n° 12, mai 1993, et Sommier Isabelle, « Paradoxes de la contestation : la contribution des services d’ordre syndicaux à la pacification des conflits sociaux », Actes du IIe Congrès mondial sur la violence et la coexistence humaine, Montréal, Éditions de Montmorency, 1994, t. IV, p. 332-336.
16 Sur les JP et leur « brigade de fer », Philippet Jean, Le temps des ligues. Pierre Taittinger et les Jeunesses patriotes (1919-1944), thèse de doctorat d’histoire contemporaine dirigée par Raoul Girardet et soutenue à l’IEP de Paris en 1999, 4 volumes, 2679 p. Sur les dispos, Nobécourt Jacques, Le colonel de La Rocque ou les pièges du nationalisme chrétien, Paris, Fayard, 1996 (et les mémoires de leur chef, Chopine Paul, Six Ans chez les Croix-de-Feu, Paris, Gallimard, 1935). Sur les Camelots du roi, Leymarie Michel et Prévotat Jacques (dir.), L’Action française, culture, société, politique, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2008, et Dard Olivier, « La part de la ligue dans l’identité et le rayonnement de l’Action française », in Dard Olivier et Sévilla Nathalie (dir.), Le phénomène ligueur sous la IIIe République, Metz, CRULH, n° 36, 2009, p. 152-178.
17 Audigier François, « Évolution du service d’ordre gaulliste des années cinquante aux années soixante, quand la modernisation partidaire passe par la pacification militante », in Richard Gilles et Sainclivier Jacqueline (dir.), Les partis et la République. La recomposition du système partisan, 1956-1967, Rennes, PUR, 2007, p 125-138.
18 Audigier François (dir.), Histoire des services d’ordre en France du xixe siècle à nos jours, Paris, Riveneuve Éditions, 2016.
19 Belle Jacques, 30 mai 1968, la guerre civile n’a pas eu lieu, Paris, Economica, 2012.
20 Fondation Charles-de-Gaulle, archives RPF, carton 62 (dossier A : instruction sur l’organisation du service d’ordre, correspondance et circulaires de 1947 à 1958, dossier B : dossiers constitués par les délégués régionaux de 1949 à 1951), carton 63 (organisation du service d’ordre lors des assises nationales de Marseille et des manifestations prévues en Seine-et-Oise en avril 1948), carton 64 (dossiers départementaux).
21 Fondation Charles-de-Gaulle, archives RPF, carton 527 (Alpes-Maritimes), 533-534 (Bouches-du-Rhône), 549 (Hérault), 552 (Isère), 554 (Loire), 563 (Meurthe-et-Moselle), 565 (Moselle), 567-568 (Nord), 575 (Rhône), 578 (Haute-Savoie et Seine), 586-587 (Var).
22 Fondation Charles-de-Gaulle, série F, archives privées, F 14, Alfred Sambon.
23 Serre René, Croisade à coups de poing, Paris, A. Martel, 1954.
24 Baumel Jacques, De Gaulle, l’exil intérieur, Paris, Albin Michel, 2001. Guy Claude, En écoutant de Gaulle, 1946-1949, Paris, Grasset, 1996. Terrenoire Louis, De Gaulle, 1947-1954, pourquoi l’échec ? Du RPF à la traversée du désert, Paris, Plon, 1981. Lefranc Pierre, Avec qui vous savez, Paris, Plon, 1979. Astoux André, L’oubli. De Gaulle, 1946-1958, Paris, JC Lattès, 1974. Mauriac Claude, Un autre de Gaulle, journal, 1944-1954, Paris, Hachette, 1970.
25 Fondation Charles-de-Gaulle, Avec de Gaulle, témoignages, t. 2 : Le temps du Rassemblement (1946- 1958), Paris, Nouveau Monde Éditions, 2005.
26 Auriol Vincent, Journal du septennat, t. 1 : 1947, t. 2 : 1948, Paris, Armand Colin, 1971 et 1974.
27 Archives nationales, fonds Vincent Auriol, 552 AP 69, dossier 6 et Archives nationales, F7 15285 dossier sur le service d’ordre du RPF.
28 Dominique Antoine, Le gorille en révolution, Paris, Gallimard, 1958.
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