Cent ans d'aller au cinéma
| ,Daily News at the Movies : les salles d’actualités des années trente et quarante
Texte intégral
1Tout au long des années trente et quarante, un seul type de cinéma spécialisé a pu survivre dans le système d’exploitation géré par les grands studios : celui des cinémas d’actualités. Situées exclusivement dans les plus grandes villes des Etats-Unis, ces salles offraient à leurs clients des compilations d’environ une heure des grands événements de l’actualité : de la Dépression au maccarthysme, des sanglantes manifestations d’anciens combattants de 1932 à la déclaration de guerre du 8 décembre 1941, de la Bataille d’Angleterre et du Jour J aux comparutions devant le Congrès pendant la Chasse aux sorcières.
2Les cinémas ordinaires ne montraient que quelques minutes de nouvelles sur un programme d’au moins deux heures, et ces actualités provenaient toutes d’une même source. Aussi beaucoup d’adultes fréquentaient-ils régulièrement les salles spécialisées qui projetaient à toute heure du jour et de la soirée des programmes exclusivement constitués de newsreels. On peut dire que ces salles fonctionnaient un peu comme les journaux télévisés d’aujourd’hui, ou, sur le câble et les satellites, CNN et les autres serveurs spécialisés. Les newsreel theaters ont d’ailleurs disparu des Etats-Unis au début des années cinquante, quand sont apparus les bulletins à heure fixe des stations de télévision.
3Les actualités filmées étaient distribuées aux cinémas dès 1915, mais elles ne trouvèrent une véritable popularité qu’avec l’avènement du son. C’est alors que les Movietone News de Fox déclenchèrent une vague d’intérêt sans précédent : la combinaison du son et de l’image et (déjà) de l’information et de la sensation, donnait un impact exceptionnel aux documents, d’autant qu’ils n’étaient pas noyés, comme aujourd’hui sur le petit écran, dans un flot continu d’images.
4Telles qu’on les voyait dans les cinémas ordinaires, les actualités étaient un potpourri d’une dizaine de minutes, distribué aux salles deux fois par semaine. Le format avait été établi en Europe par Pathé, puis importé aux Etats-Unis par la Motion Picture Patents Company (dont Pathé était membre). Dès 1911, le Pathé’s Weekly, une bobine d’actualités internationales, était disponible chaque mardi pour les cinémas qui souhaitaient se distinguer de leurs concurrents. Les lecteurs du Saturday Evening Post ou du New York Mirror pouvaient maintenant assister de visu aux cérémonies de la cour d’Angleterre (les grandes pompes du temps de Victoria et d’Edward), aux défilés de troupes à l’aube de la Première Guerre mondiale, ainsi qu’aux régates, aux matchs de football et de baseball, aux funérailles des célébrités, et aux exploits des premiers aviateurs.
5Ces sujets, et beaucoup d’autres, devinrent extrêmement populaires, et Pathé passa bientôt à deux programmes hebdomadaires de dix minutes, soit 104 livraisons annuelles. En 1914, la firme n’employait pas moins de 37 caméramen à plein temps en Amérique du Nord, et 60 bureaux dans le monde. Ses quartiers généraux aux Etats-Unis se trouvaient à Jersey City, en face de Manhattan. C’est là qu’étaient montées les newsreels, puis qu’étaient tirées les milliers de copies nécessaires à leur distribution, avant expédition par chemin de fer aux quatre coins de l’Amérique.
6La concurrence se renforça au cours des années dix. En 1913, William Randolph Hearst ouvrit son studio d’actualités à l’occasion de l’investiture du Président Wilson (dix ans plus tard, il s’associa à la puissante MGM, qui allait distribuer les actualités Hearst en même temps que ses prestigieux longs métrages). La même année apparut le Animated Weekly de Universal, et en 1919, Fox News commença à proposer ses bobines les mercredis et samedis.
7Le premier âge d’or des actualités américaines commença avec la Première Guerre mondiale. En avril 1917, quand le gouvernement fédéral déclara la guerre à l’Allemagne, les actualités étaient considérées si influentes que l’administration Wilson exigea que toutes les images de la guerre soient réalisées par le Signal Corps de l’armée américaine. Wilson et ses conseillers imposèrent alors le contrôle exclusif de toutes les prises de vue afin de « vendre » aux citoyens américains « l’envoi de troupes sur des rivages étrangers ». Pendant les dix-huit mois qui suivirent, le gouvernement des Etats-Unis eut ainsi l’exclusivité de l’enregistrement et du montage de tous les films de guerre, distribués ensuite en bobines « vérifiées » aux compagnies d’actualités commerciales. Malgré l’élimination de toute image qui ne flattait pas l’armée des Etats-Unis, les Américains se pressaient pour voir les images de leurs pères, fils, frères et amis dans les tranchées. Cela fit des newsreels une programmation obligée des cinémas de l’époque, tradition conservée ensuite par les picture palaces des années vingt.
- 1 L’ouvrage classique sur les actualités cinématographiques est Raymond FIEDLING, The American Newsr (...)
8La concurrence était rude entre les compagnies des années vingt pour obtenir des images exclusives de personnalités populaires comme l’aviateur Charles Lindbergh, le joueur de baseball Babe Ruth, ou le Président des Etats-Unis. Mais les meilleures stars des actualités se trouvaient à Hollywood. Paramount, Hearst-MGM et Fox devenant les leaders dans la production et la distribution des actualités, leurs bandes favorisaient naturellement leurs stars sous contrat : tandis que les Paramount News (fondées en 1927) montraient Gary Cooper au travail, les actualités Fox proposaient des reportages sur Janet Gaynor1.
9L’arrivée du son propulsa les newsreels au premier plan de l’exploitation cinématographique, au point de justifier la création de cinémas spécialisés. En 1926, deux compagnies pionnières s’intéressaient au son. Mais aucune ne croyait encore au son direct dans les longs métrages. Tandis que Warner tournait des courts métrages avec des artistes de music-hall à la mode, William Fox s’engageait dans les actualités sonores. En 1926, il signa avec AT&T les droits exclusifs pour l’utilisation de la technologie du « son sur film » (Warner ayant opté de son côté pour le « son sur disque ») et l’appliqua immédiatement à ses newsreels. A la fin du mois d’avril 1927, soit cinq mois avant la première du célèbre Jazz Singer, Fox Film présentait dans l’immense Roxy de Times Square (5 000 places) le défilé des cadets de West Point – avec son direct. Le succès fut foudroyant. Moins d’un mois plus tard, il réalisait le plus beau coup médiatique de la décennie en associant le son et l’image dans les bandes montrant le décollage et le retour triomphal de Charles Lindbergh.
- 2 Variety, 11 mai 1927, p. 80 ; Variety, 4 mai 1927, p. 27 ; Moving Picture World, 7 mai 1927, p. 28 (...)
10L’immense retentissement de l’exploit de Lindbergh donna un coup de fouet à l’industrie des actualités. Fox envoya des opérateurs dans tous les coins du globe pour trouver les sujets associant le plus spectaculairement le son et l’image. Si les cinémas se pressaient alors de faire installer des équipements sonores, c’était bien plus pour montrer leurs reportages que des films comme The Jazz Singer. Le succès des Fox Movietone News fut si complet qu’Adolph Zukor, le président du plus grand studio de l’époque, Paramount, dépensa des millions de dollars pour mettre sur pied son propre service plutôt que de rester dépendant d’un concurrent. Après la création de son Eyes and News of the World en 1929, Hollywood dominait tout le marché des actualités. Fox et Paramount venaient en tête ; Hearst arrivait en troisième place grâce à la puissance de la « major » qui le distribuait ; Universal et Pathé bouclaient la marche, ce dernier distribuant maintenant ses films par le dernier né des Big Five, RKO2.
- 3 Variety, 10 octobre 1929, p. 21 ; Exhibitor’s Daily Review, 2 novembre 1929, p. 4 ; Motion Picture (...)
11En 1929, les actualités étaient diffusées par centaines de bobines, et il devenait possible d’envisager un cinéma qui ne montrerait que ce genre de films. La location idéale était celle qui permettrait au plus grand nombre de personnes de s’y arrêter une heure au milieu de leurs activités quotidiennes. Pas besoin de génie pour voir où se trouvaient les zones de plus grosse « circulation piétonnière » aux Etats-Unis : devant les bureaux newyorkais des grandes compagnies hollywoodiennes, à Times Square. Le 2 novembre 1929, Fox Film inaugura le cinéma d’actualités Embassy au coin de Broadway et de la 46e rue. La salle programmait onze séances d’une heure par jour. Avec 600 places, l’Embassy paraissait petit par rapport au Roxy voisin (5 000 fauteuils) ou le Paramount (4 000 fauteuils) de l’autre côté de la place. Mais les New-Yorkais, et les milliers de visiteurs quotidiens de la capitale à la fin des années vingt, lui réservèrent un excellent accueil, et la fréquentation quotidienne atteignit vite 7 000 spectateurs. Au début des années trente, l’Embassy ouvrait ses portes à dix heures du matin, et présentait les newsreels de Fox et de ses concurrents jusqu’à minuit, pour un coût de 25 cents, soit entre le tiers et la moitié du prix d’entrée de salles comme le Roxy ou le Paramount3.
- 4 L’idée d’un cinéma consacré aux actualités n’est pas née aux Etats-Unis. Une salle de ce type proj (...)
12Sur le modèle de l’Embassy, les cinémas d’actualités se développèrent dans les années trente et quarante. Situés dans les quartiers les plus animés des grandes villes, ils proposaient à prix modeste des projections permanentes. Un tiers de tous les cinémas de ce type étaient à New York, et principalement à Manhattan, le reste dans les autres grandes villes américaines : Philadelphie, Chicago, Los Angeles...4
- 5 Motion Picture Herald, 2 mai 1936, p. 64 ; 15 mai 1937, p. 36 ; 15 avril 1938, p. 50 ; 28 octobre (...)
13L’ouverture d’un cinéma d’actualités était relativement peu onéreuse. Considérons par exemple le cinéma de 250 places construit en 1937 en face du quai 17 du niveau supérieur de la gare de Grand Central à Manhattan. Le House of News ne coûta que 125 000 dollars dans un secteur où des millions étaient dépensés pour construire un picture palace. La salle ne manquait pas pour autant de confort. Ses murs étaient recouverts de bois de pin, son équipement sonore était à la pointe de la technologie, et son système de climatisation mettait les spectateurs à l’abri des fortes chaleurs de l’été. Le cinéma fonctionnait de 9 heures à minuit, et attirait un grand nombre de passagers qui attendaient leur train5.
- 6 Pour plus d’informations sur le fonctionnement des chaînes de cinéma, voir Douglas GOMERY, Shared (...)
14Le fonctionnement des newsreel theatres reproduisait à échelle réduite celui des grands cinémas de leur époque. La plupart des salles étaient donc propriété de chaînes, selon l’organisation monopoliste des grandes compagnies hollywoodiennes. Comme leurs aînées, les salles d’actualités réalisaient des économies d’échelle en se regroupant. Il est néanmoins remarquable que les trois chaînes les plus importantes (Trans-Lux, le leader, suivi par Newsreel Theatres, Inc. et Telenews, Inc.) conservèrent leur indépendance par rapport aux « majors » : toutes trois puisaient à des sources hollywoodiennes sans être rachetées par des studios. Ceci garantissait leur liberté de programmation, mais trahissait aussi leur fragilité économique : si Hollywood pouvait se permettre de les ignorer, c’était que les profits qu’elles réalisaient étaient négligeables – sauf pendant les années 19421945, mais les « majors » étaient alors sous le feu de la procédure antitrust, et ne pouvaient plus envisager d’absorber des salles indépendantes6.
- 7 L’information concernant Trans-Lux provient essentiellement du très riche livre de Christine GRENZ (...)
15La Trans-Lux Corporation avait commencé en 1923 dans le commerce des écrans, en vendant « le premier écran translucide du monde », puis un système permettant de projeter des informations (par exemple les cours de la bourse) sur un écran en plein jour. Son « Movie Ticker » de la bourse de New York devint un symbole de la frénésie spéculative des années folles. Le Krach força Trans-Lux à rechercher de nouveaux marchés. Ses ingénieurs produisirent alors un grand écran d’une seule pièce (4,5 mètres sur 6), sans coutures. Ils mirent au point en même temps un objectif grand angle qui réduisait à 5 mètres la distance nécessaire entre le projecteur et cet écran miracle. Bientôt, Trans-Lux proposait aussi un système de rétroprojection remarquablement adapté à des salles de 100 à 150 spectateurs7.
16Hollywood n’était pas intéressé. Ses picture palaces fonctionnaient bien, même si la fréquentation globale connaissait une chute sans précédent du fait de la Grande Dépression. Trans-Lux dut chercher ailleurs pour trouver débouché à ses nouveaux produits. Après l’inauguration de l’Embassy, la société embaucha Courtland Smith, un directeur de la Fox, pour monter une chaîne de cinémas où elle exploiterait ses propres inventions.
- 8 Motion Picture Herald, 2 mai 1936, p. 64 ; 15 mai 1937, p. 36 ; 15 avril 1938, p. 50 ; 28 octobre (...)
17Le 14 mars 1931, le premier cinéma Trans-Lux ouvrit à New York, non sur Times Square, mais au carrefour de Madison et de la 58e avenue, dans les beaux quartiers de l’Upper East Side. Bientôt la popularité de son cinéma dépassa celle de l’Embassy : il totalisa près de 60 000 entrées dans son premier mois d’exploitation. Le Trans-Lux séduisait la petite bourgeoisie aisée de cette partie de New York. Les fauteuils étaient plus larges que dans les cinémas habituels, et laissaient plus de place aux jambes des spectateurs. Des allées spacieuses séparaient les rangées de sièges. Cela rendait les entrées et sorties de salle plus faciles : contrairement à la plupart des cinémas de New York, Trans-Lux n’utilisait pas de placeurs – ce qui évitait une dépense aux propriétaires8.
18Enfait, Courtland Smith et Harry Brandt, les directeurs de Trans-Lux, faisaient tout ce qui était dans leur pouvoir pour maintenir les coûts au minimum. En rendant inutile la construction d’une cabine au dessus du balcon, la rétroprojection permettait d’économiser sur l’espace. Trans-Lux pouvait ainsi installer des cinémas dans n’importe quel local commercial à un étage, comme cela avait déjà été le cas pour les nickelodeons, trente ans plus tôt. Si le choix d’un site s’avérait malheureux, la société prolongeait l’exploitation jusqu’à expiration du bail, puis déménageait pour un lieu plus propice.
19Les cinémas Trans-Lux avaient donc rarement plus de 200 fauteuils, et plus de trois employés. Les spectateurs appréciaient la modicité du prix d’entrée, et le caractère « permanent » du spectacle, qui leur permettait d’entrer et de sortir à n’importe quel moment. Le public type était constitué pour moitié de gens fatigués de leurs courses, et de « drogués » des newsreels, à qui la presse et la radio ne suffisaient pas et qui tenaient à voir de leurs propres yeux les événements du monde.
- 9 Film Daily, 8 mai 1931, p. 1 et 8.
20Les programmes étaient changés deux fois par semaine, le mercredi et le samedi. C’étaient des compilations des meilleurs reportages de Pathé, Universal, Fox, Hearst et Paramount. Trans-Lux engageait aussi des opérateurs « freelance » pour filmer les événements locaux, et les insérait dans ses programmes chaque fois qu’ils pouvaient susciter de l’intérêt9.
21Trans-Lux était très fier de l’apparence, intérieure et extérieure, de sa salle. Il est vrai que les motifs noir et argent de sa décoration Arts déco symbolisaient mieux la modernité que les façades salies et les plâtres délabrés de la plupart des grands cinémas du quartier. Ses propriétaires se donnaient beaucoup de mal pour attirer plus régulièrement le public occasionnel, celui, en particulier, des classes moyennes cultivées. Le mensuel distingué New Yorker décrivait le Trans-Lux comme le plus « raffiné » des cinémas d’actualités.
22En peu de temps, la salle était devenue un symbole du chic new-yorkais. Un dessin de l’humoriste Peter Arno montrait alors un groupe de snobs de l’Upper East Side (comprenez : des sympathisants républicains), en queue de pie et robe de soirée, discutant entre eux lors d’un bal, avec le dialogue suivant : « Et si on allait faire un tour au Trans-Lux pour siffler Roosevelt ? »
- 10 Hans WIRZ et Richard STRINER, Washington Deco : Art Deco Design in the Nation’s Capital, Washigton (...)
23Les affaires marchaient bien, et bientôt, la compagnie ouvrit deux nouveaux cinémas à New York, puis un à Brooklyn, et un cinquième à Philadelphie. En 1937, elle en comptait trois de plus à New York, et un autre à Washington, dont le service constituait le nec plus ultra du genre. A deux pas de la Maison Blanche, c’était l’un des bâtiments les plus élégants de la capitale, en forme aérodynamique de transatlantique, avec des revêtements d’aluminium et de verre gravé. La nuit, un côté de la façade était éclairé par des projecteurs de couleur vive ; sur l’autre brillait l’insigne RCA, surplombé de son éclair. L’architecte, Thomas Lamb, qui avait déjà réalisé certains des plus célèbres picture palaces des années vingt, avait conçu une tour de verre qui s’élevait gracieusement au dessus de la marquise. Un critique désignait le Trans-Lux comme « l’une des plus belles architectures Arts déco de Washington »10.
24Une douzaine de boutiques (dont une pharmacie, un magasin de chaussures, une agence d’assurances) se partageaient le premier étage, tandis qu’au second se trouvaient les studios de la NBC, où étaient réalisées les informations radiophoniques du network. Les journalistes descendaient souvent faire un tour au cinéma, et il arrivait que le spectacle des newsreels stimule leur éloquence. Pour 25 cents, on voyait un programme d’une heure, dans la plus grande (600 fauteuils) et la plus luxueuse des salles de la chaîne. De part et d’autre de l’écran, des fresques en relief décrivaient des scènes sportives (polo, rodéo, ski, boxe) et des batailles militaires, terrestres et navales. La projection se faisait par l’arrière de l’écran, à lui seul un investissement de 50 000 dollars. Les fauteuils étaient recouverts de cuir bleu, le sol entièrement moquetté, et la salle climatisée : un luxe qu’on ne trouvait que dans une vingtaine de cinémas de la région. Le balcon comportait des loges vitrées. L’après-midi, des mamans pouvaient y laisser leurs enfants en compagnie d’une surveillante. Mais les clients ne rencontraient normalement qu’un seul employé : le vendeur-contrôleur des tickets ; quand ils avaient payé leurs 25 cents, ils passaient un tourniquet et cherchaient eux-mêmes un siège inoccupé.
25L’inauguration du Trans-Lux de Washington le 13 mars 1937, au bénéfice de l’Hôpital des Enfants, fut spectaculaire. Invité, le Président Roosevelt ne put y assister, mais beaucoup de membres de son gouvernement étaient présents. C’est le vice-président John Nance Garner qui mit en marche le projecteur. Il salua les membres du Cabinet et leurs familles présents dans l’assistance, des députés, des sénateurs et autres personnalités.
- 11 James M. GOODE, Capital Losses : A Cultural History of Washington’s Destroyed Buildings, Washingto (...)
26Les films montrés lors de cette inauguration étaient caractéristiques. On y trouvait des prises de vue sonores de la Guerre civile espagnole, des extraits de conversations au coin du feu de Roosevelt au sujet de l’avenir de la Cour suprême, des morceaux choisis de la cérémonie de remise des Oscars à Hollywood, un reportage sur des bûcherons abattant des cyprès dans les marais de Louisiane, un autre sur la famille royale britannique recevant des citoyens américains, des images sportives, boxeurs aux finales des « Golden Gloves », home runs aux entraînements de baseball, et un bref documentaire sur le parc national de Yellowstone11.
27On sait que la Dépression toucha sévèrement les cinémas américains, mais les salles Trans-Lux continuèrent à prospérer. Elles réalisaient des profits substantiels dès 1936, que la guerre multiplia encore. Ce n’est qu’à partir de 1949 que, comme l’ensemble de l’industrie, les cinémas d’actualité commencèrent à perdre leur clientèle. La plupart se reconvertirent alors à des programmes traditionnels, souvent en remplacement des salles des « majors » qui abandonnaient le contrôle de leurs chaînes.
- 12 Motion Picture Herald, 6 janvier 1934, p. 12.
- 13 Motion Picture Herald, 31 août 1935, p. 41 ; New York Times, 20 novembre 1949 ; New Yorker, 26 nov (...)
28Pendant les années trente et quarante, Trans-Lux eut deux rivaux principaux. Le premier, Newsreel Theatres, Inc., dut sa naissance à la faillite de Fox en 1931. Dans le cadre de ses mesures de redressement, cette compagnie avait dû vendre en 1933 son cinéma Embassy, qui avait attiré jusqu’à 30 000 clients par semaine, mais perdait maintenant de l’argent12. Il fut racheté par W. French Githens (un ancien monteur des Fox Movietone News) et Carter Wood Jr., et fut rouvert en 1935 comme plus beau fleuron de leur nouvelle chaîne de cinémas Newsreel Theatres, Inc. L’intérêt croissant pour les nouvelles internationales ramenait des spectateurs aux salles d’actualités : à la fin de la Seconde Guerre mondiale, Newsreel Theatres, Inc. possédait un total de cinq cinémas, dont quatre à New York, et un à Newark. Il proposait des montages de morceaux choisis des actualités de toutes les compagnies hollywoodiennes13.
29Githens et Wood avaient imaginé une version du star system pour attirer le public. Persuadés, comme Trans-Lux, que Franklin Roosevelt était leur meilleure « star », ils exploitaient systématiquement les bandes où le Président apparaissait. Les millions d’électeurs démocrates de New York et du New Jersey suivaient avec passion les innombrables discours filmés du Président, de l’inauguration d’un barrage de la Tennessee Valley Authority à la proposition d’un nouveau juge à la Cour suprême. Mais Roosevelt était aussi le Président que les Républicains « aimaient haïr ». Githens et Wood se rendirent compte aussi que les sympathisants démocrates aimaient venir siffler et huer les leaders fascistes européens. Telle combinaison de héros et de vilains faisait tomber l’argent dans les caisses.
- 14 New York Times, 20 novembre 1949, p. 22.
30En 1939, Newsreel Theatres, Inc. fit lui-même l’actualité en louant un espace dans le célèbre Rockefeller Center au cœur de New York. Le cinéma qu’ils y installèrent n’avait que 450 places : pas même le dizième du plus grand cinéma du pays, le Radio City Music Hall, 6 200 places, son voisin immédiat. Il ne manquait pas en revanche de panache architectural. Réalisé par John Eberson, déjà célèbre architecte de cinémas, il reproduisait tous les caractères du Radio City Music Hall, mais à échelle réduite. Signe de chic, les spectateurs du petit cinéma étaient accueillis par un portier sous la marquise d’acier inoxydable. A la différence de Trans-Lux, Newsreel Theatres, Inc. utilisait la projection normale, ce qui contribuait à faire du spectacle une version miniature de ceux auxquels on pouvait assister ailleurs sur Times Square14.
31La troisième et dernière chaîne de cinémas d’actualités était Telenews, Inc., fondée en 1938 par un groupe de banquiers de Wall Street sous la direction d’Alfred A. Burger. Parmi ses actionnaires, on trouvait un des plus riches Américains de l’époque, Paul Felix Warburg, et un autre célèbre millionnaire, Angier Biddle Duke, héritier d’un empire du tabac et fondateur de la Duke University de Caroline du Nord. Les buts exclusivement commerciaux de Burger démarquaient sensiblement Telenews Inc. de l’approche plus spécifiquement journalistique de Newsreel Theatres, Inc., ou plus spécifiquement technologique de Trans-Lux. Telenews, Inc. était bien un rejeton de Wall Street.
- 15 Motion Picture Herald, 15 avril 1938, p. 50 ; T.F. Woods, « Headlines in Celluloid », Saturday Eve (...)
32L’heure paraissait favorable pour investir, alors que le pays semblait se relever de la Dépression. Telenews, Inc. se conforma strictement aux modèles en vigueur dans le monde des affaires : il engagea des consultants, finança des études de marché, et définit pour son premier cinéma une « location optimale », à un carrefour de San Francisco où l’on avait relevé « la plus grosse circulation des Etats-Unis sur dix-huit heures d’affilée ». Par ailleurs, pour éviter certaines difficultés rencontrées par Trans-Lux et Newsreel Theatres, Inc. avec leurs fournisseurs, Telenews Inc. serait le premier à produire ses actualités, avec ses propres équipes de journalistes, caméramen et monteurs. Le cinéma de San Francisco fut inauguré en 1939 avec un programme dont le clou était un reportage sur l’invasion de la Pologne15.
- 16 « The Newsreel Box-office », Fortnight, 1er septembre 1952, p. 14.
- 17 « Better Theatres », Motion Picture Herald, 9 mars 1940, p. 17.
33Le second cinéma de la chaîne fut installé à Chicago, mais Telenews Inc. en compta bientôt treize d’environ deux-cents places chacun dans les « marchés sous-exploités » de la plupart des grandes villes américaines, à San Francisco, Detroit, Denver, Cleveland, et naturellement New York16. La plus grande réussite de la firme fut néanmoins celle du cinéma de Chicago. Au cœur du « Loop », Telenews Inc. avait reconverti le vénérable Capitol Building, un complexe de commerces et de bureaux au carrefour très animé des rues State et Randolph, pas loin du célèbre Chicago Theatre, et en plein centre du quartier des cinémas de ce qui était alors la deuxième ville des Etats-Unis. L’ensemble comportait des salons au sous-sol, une salle divisée en orchestre et balcon pour 400 spectateurs, un foyer, la cabine de projection et des pièces pour le stockage des bobines, le tout sur deux niveaux. Ouvert de 9 heures du matin à minuit, pour un prix d’entrée de 25 cents, le Telenews de Chicago réalisa d’excellentes affaires pendant tout l’âge d’or du cinéma d’actualités17.
34La compagnie explora aussi le marché des villes moyennes. Un cinéma fut ainsi ouvert à Seattle quelques jours après l’attaque japonaise à Pearl Harbor. Le moment était bien choisi, Seattle se transformant alors subitement en port militaire de premier plan. Des jeunes gens en uniformes se pressèrent bientôt au nouveau cinéma, pour voir leurs camarades à l’écran, et applaudir leurs héros de baseball ou de football.
35Tous les lieux d’exploitation ne s’avérèrent pas aussi rentables. Après la guerre, Telenews Inc. ouvrit un cinéma d’actualités dans la ville industrielle de Milwaukee, Wisconsin. Les usines avaient tourné à plein rendement pendant les hostilités, et la ville était devenue une métropole prospère. Elle n’arrivait cependant qu’au dixième de la population newyorkaise, et après la guerre, beaucoup de ses 600 000 habitants déménageaient vers les banlieues de Shorewood et Greendale.
36C’est à la fin de 1945 que Burger annonça la création à Milwaukee du « cinéma d’actualités de demain », où figurerait un « foyer de radiotélévision ». Sa construction commença en 1946, mais ne fut achevée qu’en juillet 1947, pour un coût bien supérieur (250 000 dollars) aux 75 000 prévus.
- 18 Les sources utilisées pour cette histoire de Telenews proviennent des archives du Milwaukee Journa (...)
37L’inauguration bénéficia d’une large couverture médiatique. Le Telenews de Milwaukee fonctionnerait de 10 heures du matin à minuit. Chaque représentation durerait une heure et comporterait 40 sujets, toujours pour un billet d’entrée de 25 cents. Mais les mille invités de l’inauguration ne pouvaient assurer la rentabilité du nouvel établissement. La concurrence de la télévision (la première station de Milwaukee apparut en décembre de la même année) lui porta un coup sévère ; les affaires végétèrent ensuite, jusqu’en mai 1952, quand le cinéma se reconvertit en salle « art et essai » pour présenter en exclusivité la comédie britannique d’Alexander Mackendrick, L’Homme au complet blanc. Le Telenews programma par la suite le meilleur (et le pire) des films de la Nouvelle Vague française, du néoréalisme italien, et de l’école documentaire anglaise18.
- 19 Motion Picture Herald, 9 mai 1942, p. 49.
38En 1943, il semblait encore que le newsreel theatre avait un riche avenir. Tandis que des millions de soldats circulaient à travers le pays, qu’augmentaient les salaires des ouvriers de l’industrie, que prospéraient les centres-villes, des millions de spectateurs continuaient à fréquenter les cinémas Telenews, Trans-Lux ou Newsreel pour avoir les dernières nouvelles du front. A Portland, Buffalo, Denver, Minneapolis, Sacramento, Houston, toutes les chaînes réalisèrent des bénéfices jusqu’en 194519.
- 20 Motion Picture Herald, 24 janvier 1942, p. 21 ; 2 mai 1942, p. 40 ; 4 juillet 1942, p. 52.
39L’appétit pour l’information poussait maintenant les salles à proposer d’autres services. La plupart avaient installé des téléscripteurs dans leurs foyers, où les clients pouvaient consulter les dernières nouvelles des agences de presse. Multimédias avant l’heure, les cinémas Trans-Lux diffusaient périodiquement par hautparleurs les bulletins d’informations radiophoniques. Le Scoop, de Louisville, dans le Kentucky, était copropriété d’une station de radio locale. Et c’est dans les journaux du matin que les trois chaînes annonçaient leurs derniers reportages de guerre20.
40Pourtant, l’âge d’or des cinémas d’actualité fut de courte durée. En 1950 déjà, tous perdaient de l’argent, et beaucoup avaient déjà fermé. L’exode vers les banlieues diminuait la clientèle potentielle des cinémas de centre-ville. Le baby-boom retenait les familles à la maison. Quand finalement les stations de télévision commencèrent à diffuser leurs propres bulletins d’information, ce fut le coup de grâce. NBC annonçait d’ailleurs la mutation en intitulant une de ses émissions NBC Tele-Newsreel.
- 21 Motion Picture Herald, 31 janvier 1948, p. 15 ; Variety, 12 mars 1947, p. 43 ; Ted NIELSEN, « A Hi (...)
41A partir de 1947, les producteurs d’actualités commencèrent à fournir des films à la télévision. Quand R.J. Reynolds s’associa à Fox Movietone News pour produire une émission quotidienne de dix minutes sur NBC intitulée Camel Newsreel Theatre, il était devenu clair que les premiers téléspectateurs recevraient chaque jour à domicile ce que les cinémas d’actualités avaient jusque-là montré en exclusivité. En 1948, ce fut le tour de Telenews, Inc. les networks. CBS s’y fournissait pour l’essentiel de ses images en 194921.
- 22 New Yorker, 26 novembre 1949, p. 24.
42Le 6 novembre 1949, vingt ans après son ouverture, le cinéma Embassy de Times Square abandonnait les actualités pour programmer des longs métrages de fiction. Quelque onze millions de spectateurs l’avaient fréquenté en vingt ans. Des centaines de fans venaient y regarder des extraits de manifestations sportives filmées le jour même. Le petit écran avait pris le relais : dès 1949, cinq stations de télévision newyorkaises diffusaient ces images sportives. « Depuis la fin de la guerre, notait W. French Githens, le business nous échappe22 »
- 23 New York Times, 6 novembre 1949, section II, p. 6 ; 20 novembre 1949, p. 22 ; Motion Picture Heral (...)
43En 1955, tandis que prospéraient dans les banlieues les drive-ins, nouveaux venus de l’exploitation cinématographique, il ne restait plus qu’un seul cinéma d’actualités sur les 25 de 1941 dans les plus grandes villes du pays. En 1960, le newsreel theater n’était plus qu’un souvenir, au même titre que le film muet23.
44Il convient toutefois de ne pas oublier que ces cinémas ont inventé pour leurs spectateurs un type de spectacle, le montage d’actualités, qui allait devenir un produit de base de la télévision. L’information télévisée trouve sans doute sa première origine chez son parent radiophonique. Il n’en reste pas moins que son immédiat prédécesseur fut le newsreel theater permanent des grandes villes américaines, dont tout indique que la courte histoire eut un énorme impact.
Notes
1 L’ouvrage classique sur les actualités cinématographiques est Raymond FIEDLING, The American Newsreel, 1911-1967, Norman, University of Oklahoma Press, 1972. Helen S. THOMAS, « Scooping the Local Field : Oregon’s Newsreel Industry, 1911-1933 », Oregon Historical Quarterly, automne 1989, p. 229304, analyse la production et le marché local d’actualités à Portland, Oregon, et dans sa région. Il n’existe toujours pas à ma connaissance d’étude d’ensemble sur les services d’actualités hollywoodiens.
2 Variety, 11 mai 1927, p. 80 ; Variety, 4 mai 1927, p. 27 ; Moving Picture World, 7 mai 1927, p. 28 ; Variety, 8 juin 1928, p. 10 ; Moving Picture World, 11 juin 1927, p. 433 ; Variety, 29 juin 1927, p. 10 ; Moving Picture World, 23 juillet 1927, p. 1 ; Variety, 7 septembre 1927, p. 8 ; Moving Picture World, 1er décembre 1927, p. 8 ; Variety, 30 novembre 1927, p. 18-19.
3 Variety, 10 octobre 1929, p. 21 ; Exhibitor’s Daily Review, 2 novembre 1929, p. 4 ; Motion Picture News, 9 novembre 1929, p. 11 ; Exhibitors Herald-World, 9 novembre 1929, p. 21.
4 L’idée d’un cinéma consacré aux actualités n’est pas née aux Etats-Unis. Une salle de ce type projetant des films Pathé semble avoir existé à Paris dans les années 1910. Il y en avait trente à Londres dans les années trente, et huit à Paris. Voir sur cette question Caroline LEJEUNE, Cinema, Londres, MacLehose, 1931, p. 208215, et Leslie WOOD, The Miracle of the Movies, Londres, Burke, 1947, p. 190.
5 Motion Picture Herald, 2 mai 1936, p. 64 ; 15 mai 1937, p. 36 ; 15 avril 1938, p. 50 ; 28 octobre 1939, p. 38.
6 Pour plus d’informations sur le fonctionnement des chaînes de cinéma, voir Douglas GOMERY, Shared Pleasures, Madison, University of Wisconsin Press, 1992.
7 L’information concernant Trans-Lux provient essentiellement du très riche livre de Christine GRENZ, Trans-Lux : Biography of a Corporation, Norwalk, Connecticut, Trans-Lux Corporation, 1982.
8 Motion Picture Herald, 2 mai 1936, p. 64 ; 15 mai 1937, p. 36 ; 15 avril 1938, p. 50 ; 28 octobre 1939, p. 38.
9 Film Daily, 8 mai 1931, p. 1 et 8.
10 Hans WIRZ et Richard STRINER, Washington Deco : Art Deco Design in the Nation’s Capital, Washigton, D. C., Smithsonian Institution Press, 1984, p. 81.
11 James M. GOODE, Capital Losses : A Cultural History of Washington’s Destroyed Buildings, Washington, D. C., Smithsonian Institution Press, 1979, p. 37880.
12 Motion Picture Herald, 6 janvier 1934, p. 12.
13 Motion Picture Herald, 31 août 1935, p. 41 ; New York Times, 20 novembre 1949 ; New Yorker, 26 novembre 1949, p. 24-25.
14 New York Times, 20 novembre 1949, p. 22.
15 Motion Picture Herald, 15 avril 1938, p. 50 ; T.F. Woods, « Headlines in Celluloid », Saturday Evening Post, 11 août 1945, p. 66.
16 « The Newsreel Box-office », Fortnight, 1er septembre 1952, p. 14.
17 « Better Theatres », Motion Picture Herald, 9 mars 1940, p. 17.
18 Les sources utilisées pour cette histoire de Telenews proviennent des archives du Milwaukee Journal, en particulier d’articles non paginés datés des 22 et 26 juin 1945, 24 mars 1946, 18 janvier 1946, 18 juin 1947, 10 juillet 1947, 11 juillet 1947 et 20 mai 1952.
19 Motion Picture Herald, 9 mai 1942, p. 49.
20 Motion Picture Herald, 24 janvier 1942, p. 21 ; 2 mai 1942, p. 40 ; 4 juillet 1942, p. 52.
21 Motion Picture Herald, 31 janvier 1948, p. 15 ; Variety, 12 mars 1947, p. 43 ; Ted NIELSEN, « A History of Network Television News », in Lawrence W. LICHTY et Malachi C. TOPPING (dir.), American Broadcasting : A Source Book on the History of Radio and Television, New York, Hastings House, 1975, p. 426.
22 New Yorker, 26 novembre 1949, p. 24.
23 New York Times, 6 novembre 1949, section II, p. 6 ; 20 novembre 1949, p. 22 ; Motion Picture Herald, 11 décembre 1948, p. 42.
© Presses universitaires de Rennes, 1995