Histoire des sciences et histoire de la médecine

1Claire Salomon-Bayet

2Le primum moyens de l'œuvre de Jacques Léonard est le fruit, dit-il, d'une obstination née d'un constat : dans les années 60, la pauvreté historiographique des travaux sur les médecins français du xix^e siècle, catégorie socioprofessionnelle mal connue, et la surabondance des figures médicales dans la littérature et l'iconographie du siècle. Entre pauvreté et pléthore, la démarche rigoureuse de l'historien qu'il était a inventé les sources et défini les méthodes pour dépasser l'anecdotique et atteindre des vérités statistiques. Au point de départ, avant même le premier travail sur Les officiers de santé de La marine française entre 1814 et 18351 qui se présente comme une investigation d'histoire sociale, nous trouvons un Jacques Léonard, lecteur de Balzac, du Médecin de campagne, figure de la culture qui aurait été le centre d'une recherche sur l'image du médecin dans la littérature française du temps. Il concluait, quinze ans plus tard, l'avant-propos de sa thèse par la légitimation de son objet en affirmant : « Avec Montaigne, la médecine est le carrefour de tout »2.

3Du temps de Montaigne au temps de Balzac, sans doute la médecine est-elle toujours le carrefour de tout, entre la croyance et les savoirs, la confiance et les impuissances. Pour reprendre la formule de M.—J.Imbault-Huart ici-même, la médecine n'échoue jamais, les médecins se trompent toujours. Elle est connaissance de l'homme en santé et en maladie, dans ses peurs et dans ses espoirs. Elle est connaissance des structures sociales et familiales sur lesquelles le médecin se tait par devoir de secret, mais dont il fait état par devoir d'administration, par nécessité de dénombrement, aussi bien en période d'épidémies que pour une appréciation rigoureuse des morbidités et des mortalités. Avec le xix^e siècle, deux mouvements complémentaires se poursuivent et s'affermissent : la médecine d'art, « empirisme rationnel », devient science, d'expectante interventionniste, en amont et en aval de la maladie. La médicalisation de la société s'installe sur les sols nationaux avec les premières lois de santé publique et prend en compte les échanges internationaux. La médecine devient et deviendra de plus en plus « carrefour des sciences », au risque d'oublier qu'elle est « carrefour de tout », oubli que la multiplication des comités d'éthique et autres lieux de réflexion aujourd'hui cherche à pallier.

4On ne s'étonnera donc pas que je prenne le détour de la littérature pour traiter mon sujet, histoire de la médecine et histoire des sciences. Et de la littérature du xix^e siècle, qui scande les métamorphoses et les révolutions du savoir : art médical, doctrines médicales, néo-hippocratisme, naissance de la clinique ; mais aussi laboratoire, médecine et physiologie expérimentales, sciences médicales ; mais encore théorie cellulaire, micro-organismes, microbes et microbiologie, immunité, vaccination, sérothérapie ; mais aussi hérédité, transmission, caractères, gènes, pour ne parler ni d'évolution ni de dégénérescence. Le siècle se prête à des axes de lecture différents, cohérents, antagonistes parfois, dont l'entrecroisement est nécessaire pour une « histoire totale ». Il est loin désormais des figures de la culture d'un autre siècle, Diafoirus et Purgon.

51857, date de la parution de Madame Bovary... Une phrase du roman a les honneurs de la citation dans l'article «miasme» du Robert, dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, dont la première édition est de 1969 : « Homais... était chargé d'une provision de camphre, de benjoin et d'herbes aromatiques. Il portait aussi un vase plein de chlore pour bannir les miasmes ». Là où le Littré (1878-1882) donne une définition actuelle, c'est-à-dire intemporelle : « Terme de médecine Emanations qui proviennent de substances organiques et qui, se répandant en l'air et pouvant s'attacher à certains corps, exercent sur les animaux une influence pernicieuse // Particulièrement, effluves qui proviennent de certaines maladies contagieuses », le Robert donne une citation datée, historique, qui mérite commentaire. En 1857, la théorie des miasmes est en voie d'exténuation ; elle provient d'Hippocrate, elle a presque vingt deux siècles et elle a fait les beaux temps du xviii^e et du xix^e siècles européens. La doctrine aériforme rendait compte des grandes épidémies qui ont ponctué ce dernier siècle : le choléra de 1832 est la plus fameuse, mais choléra et variole n'ont pas chômé jusqu'à la fin du siècle. Cette doctrine est presqu'un objet historique en 1857, mais pas encore tout à fait. Aussi la définition de Littré, qui pourtant parraine en 1878 les néologismes pastoriens, microbe, microbie, microbiologie3, est-elle en retard sur ce qu'il sait ; mais sans doute faut-il du temps pour que les mœurs s'adaptent aux nouveaux savoirs, même pour le médecin philologue qu'est Littré.

6Regardons de près le vocabulaire de Gustave Flaubert, fils du grand patron de l'Hôtel-Dieu de Rouen, ami de Félix-Archimède Pouchet (1800-1872), l'adversaire de Louis Pasteur (1822—1896), ami de Pouchet le fils, professeur au Muséum, comme de George Sand4. En une vingtaine de mots, nous y trouvons un pharmacien, individu d'un groupe charnière et d'une époque charnière - les lois de l'an III organisant les professions de santé dureront jusqu'en 1892, dans la hiérarchie ascendante de l'officier de santé, du pharmacien, du médecin - porteur d'une boite de médicaments, sous contrôle du Comité d'hygiène départemental ; cette boîte de médicaments donne une bonne idée de l'arsenal thérapeutique du temps, différent de celui de l'Empire5. Mais il ne faut pas oublier que Monsieur Homais se réfugie souvent dans son « laboratoire » au milieu de ses bocaux. De fait, dans cet arsenal thérapeutique, nous trouvons deux lignes de produits relevant de traditions différentes et d'âges scientifiques différents sur fond de doctrine médicale, celle des miasmes, doctrine ancienne, survivance et métamorphose d'un hippocratisme qui en a vu d'autres6.

7A côté de la tradition ancienne de l'herboristerie, benjoin et herbes aromatiques relevant de la pharmacopée galénique, on trouve une tradition toute nouvelle, chimique celle-là, parfaitement datée, désignée par le camphre et le chlore. Cette phrase, pour être exactement comprise, suppose l'entrecroisement de l'histoire de la médecine, singulièrement de la médecine hippocratique et néo-hippocratique, et de l'histoire des sciences, singulièrement de l'histoire de la chimie. Le camphre, c'est François-Vincent Raspail (1794—1878), chimiste et homme politique qui fut poursuivi pour sa pratique très personnelle de la médecine (1846) fondée sur les traitements par le camphre, panacée à ses yeux. Citons pour illustrer cette personnalité bouillonnante qui, à Paris, a donné son nom à un boulevard et, rue de Sévigné, a reçu l'hommage d'une plaque rappelant son rôle de bienfaiteur de l'humanité, la phrase d'un pamphlétaire de 1849, sous un portrait de Raspail, dans un des livres cultes de l'histoire de la 2e République : « Hors du camphre, point de salut ; restons en armes, veillons »7, camphre et république, même combat ! Le camphre, c'est une substance blanche, transparente, d'une odeur vive et piquante, provenant du camphrier, substance naturelle obtenue par distillation, attestée par son nom dès le xiii^e siècle... Nous la retrouvons dans Madame Bovary encore : « Emma pâlissait et avait des battements de cœur. Charles lui administra de la valériane et des bains de camphre. »

8Le chlore est un corps découvert par Carl-Wilhelm Scheele en 1774, dénommé par Gay-Lussac ou Ampère en 1815,8 corps qui ne se trouve pas dans la nature, que l'on extrait du chlorure de sodium par électrolyse, qui a des propriétés oxydantes, décolorantes et antiseptiques et dont certains composés sont des narcotiques et des anesthésiants. L'histoire de la chimie croise derechef l'histoire de la médecine, et cet entrecroisement ne cessera plus. Le chlore est un mot savant ; Flaubert l'emploie à bon escient, puisqu'il ne cesse de préciser les traits de Monsieur Homais, scientiste convaincu. Il aurait pu, mais c'eût été populaire et non savant, ménager et non médical, parler d'eau de Javel, puisque l'expression apparaît en 1830, du nom du village et du quai où se trouvait l'usine du comte d'Artois, fondée en 1777, qui fabriquait le mélange d'hypochlorite de potassium, de chlorure de potassium et d'eau que nous connaissons encore.

9Mais l'explication de la phrase faite, elle doit être rectifiée par le contexte. La boîte de médicaments de l'apothicaire n'est pas à usage thérapeutique. Emma est morte, Homais l'a veillée toute la nuit avec le curé et rentre chez lui au petit matin, ronfle «au milieu de ses bocaux» jusqu'à six heures et demie. « Alors, se réveillant en sursaut, il se donna à peine le temps de dîner et prit du camphre, du benjoin, des herbes aromatiques, avec un vase plein de chlore, pour bannir les miasmes »... « Il fallut soulever un peu la tête, et un flot de liquides noirs sortit, comme un vomissement, de sa bouche »...« la chambre toute chargée des émanations du cadavre »9 La mort est la conclusion du roman, double mort, celle d'Emma à l'arsenic, violente, celle de Charles Bovary, plus tard, conclusion naturelle d'un taedium vitae d'une autre essence que le « bovarysme » d'Emma. L'historien de la médecine, l'historien des sciences médicales a coutume d'insister sur le malheur biologique, sur le « triangle infernal, médecin, malades et maladies ». Ici, Homais, pharmacien et non thérapeute, scientiste et anticlérical apparaît au moment où le triangle est disloqué : il n'y a plus ni malade, ni maladie ; le médecin n'a plus à intervenir, sinon le médecin légiste ou le médecin des morts. Sa boîte de médicaments est une boîte de produits qui ne prétendent plus guérir, mais qui sont destinés à désinfecter, à camoufler le spectacle de la décomposition. L'ambivalence de l'arsenal permet à Flaubert de souligner, une fois de plus, les ambitions pitoyables de Monsieur Homais, ambition de science et ambition de notabilité bourgeoise.

10L'historien des sciences, l'historien de la médecine peut voir, dans l'éclectisme de la boîte de médicaments, un Flaubert à la fois sceptique et averti. J'y vois, quant à moi, en raccourci littéraire, les quelques pages lumineuses que Jacques Léonard consacre à la pensée médicale du xix^e siècle10, entre la révolution analytique qui distingue et réunit « les trois branches de l'art de guérir, médecine, chirurgie, pharmacie » et « la période de perplexité où fleurissent les arrangements éclectiques ». 1857, c'est le triomphe de l'hygiénisme qui précède et rend possible l'adoption relativement rapide des conquêtes de la physiologie expérimentale et de l'étiologie microbienne, entre 1860 et 1880.

11Il y a toujours eu quelqu'un, homme ou femme, médecin, sorcier ou matrone pour se tenir auprès du malade, au lit du malade ; l'histoire de la médecine est l'histoire de la visée thérapeutique, entre savoir et pouvoir pour reprendre les termes de Jacques Léonard. La quête du savoir, l'observation et l'expérience, ce que j'ai appelé la visée épistémique, sont présentes au même moment : au primum non nocere hippocratique se juxtapose le désir de savoir aristotélicien, qui prend le vivant comme objet de science. Au lit du malade, à l'individu frappé de la maladie sacrée ou atteint par les fièvres, à la population décimée par l'épidémie se substituent ou s'ajoutent la classification et la dénomination des formes vivantes, le lieu de la dissection, l'espace du laboratoire. L'histoire de la médecine et l'histoire des sciences ne sont pas séparables ; leur histoire commune néanmoins est faite d'entrecroisements et de séparations, d'opposition et de réunification.

12Le xix^e siècle, terrain d'élection des recherches de Jacques Léonard, est le siècle où s'est constituée « la positivité rationnelle de l'esprit proprement biologique »11, où la science du vivant, en santé ou en maladie - anatomie, physiologie, histoire naturelle, doctrines médicales - reprend tout un travail poursuivi sur un long temps pour constituer un savoir nouveau. Reprise armée de connaissances nouvelles acquises dans d'autres disciplines, - physique, chimie, mathématiques, cristallographie -, de techniques et d'instruments mis au point pour d'autres fins — balances, microscopes, colorants, réactifs -, reprise qui donne naissance à une nouvelle discipline dénommée, on le sait, biologie en 1802, à cette date visée exploratoire, idée directrice plus que science constituée.

13Il n'est pas de bonne histoire de dire ce qui n'a pas eu lieu en 1857, mais tout va si vite désormais que cette date relevant de l'histoire littéraire autorise un rappel de ce que Jacques Léonard appelait, en citant Michelet, les éléments de dynamisme : « Nous inventons dix fois plus que le siècle de Voltaire qui inventa dix fois plus que le siècle de Galilée qui inventa dix fois plus que le siècle de Luther »12. En 1858, R. Virchow, La pathologie cellulaire ; de 1857 à 1860, la querelle de l'hétérogénie ou génération spontanée, Pasteur contre Pouchet ; en 1859, C. Darwin, L'origine des espèces ; 1865, Claude Bernard, L'introduction à l'étude de la médecine expérimentale, et Gregor Mendel, définition des caractères, éléments discrets et loi mathématique de leur transmission. Sont fondées derechef la théorie cellulaire, la microbiologie, dénommée en 1878, la théorie de l'évolution, la génétique, refondée la physiologie expérimentale. Ce siècle voit simultanément la séparation de la biologie et de la médecine et leur convergence, double mouvement que nous vivons aujourd'hui, toujours plus manifeste. Si C. Daremberg en 1870 écrit une histoire des sciences médicales, un pluriel qui indique les différentes rationalités qui ont présidé et président encore à l'art médical, A.A. Cournot, dès 1861, écrit des « sciences biologiques » qu'elles sont désormais entrées dans le vocabulaire13. L'expression « sciences biomédicales » à ma connaissance se trouve, tardivement, dans les textes administratifs de 1965...

14Reprenons. Histoire de la médecine, histoire des sciences médicales, histoire des sciences biologiques, histoire des sciences biomédicales, autant d'expressions qui rythment une histoire sur deux siècles, qui retracent l'évolution d'une profession fondée sur une compétence technique, à laquelle s'ajoute et parfois se substitue une compétence scientifique ; sur laquelle empiètent des compétences venues d'ailleurs, un « ailleurs » aussi bien disciplinaire que professionnel. L'historien est alors nécessairement confronté à l'analyse des différents discours, tenus par des communautés différentes, dans des lieux différents, confronté aux moments fort des affrontements entre disciplines.

15Dans un travail que nous avons poursuivi sur deux ans, de 1979 à 1981, publié plus tardivement en volume, une petite équipe dont Jacques Léonard avait accepté de faire partie, s'était proposée à mon initiative de travailler un de ces moments forts où l'histoire des sciences, l'histoire de la médecine, l'histoire tout court se rencontrent, le moment où la microbiologie se constitue comme science et comme science efficace dans le domaine de la prévention et de la thérapeutique. Avec Pasteur, nom emblématique, ce ne sont pas seulement la science et les stratégies de santé qui changent, mais les institutions, les comportements, les hommes. Les révolutions scientifiques portent aussi sur les mœurs, mais elles ont besoin de temps - ce temps qui est l'objet de l'historien - pour imposer leurs effets à la société. Aussi sommes-nous allés du laboratoire à l'exploitation agricole, du vétérinaire au médecin, du concept à la pratique, de l'officine du pharmacien au système législatif et aux débats judiciaires. Dans l'entreprise, Jacques Léonard sous le titre « Comment peut-on être pasteurien ? » a joué le jeu qui est ici même mon propos, l'affrontement du savoir et de la pratique médicale d'une part, de la théorie scientifique et de la recherche expérimentale de l'autre14 quels ont été les résistances et les enthousiasmes, les vecteurs, les impasses, les refus et les relais ?

16Les réponses qu'apporte Jacques Léonard sont précises. Il fallait scruter les indices d'un état d'esprit qui réclamait le droit de douter, autant par esprit scientifique que par dignité morale ou par intérêt... Le praticien cesse de douter lorsque la sérothérapie antidiphtérique, l'œuvre de E. Roux, de L. Martin et A. Chaillou donne les preuves de son efficacité en septembre 1894. Dans ce travail du doute, essentielle est l'œuvre de ceux que Jacques Léonard a appelé des « hommes-relais », parfois pastoriens d'appartenance, le plus souvent médecins illustres et influents, convaincus de l'avenir du pastorisme. Sous leur autorité, laboratoires et enseignements se multiplient, quel que soit l'intitulé, avant la reconnaissance institutionnelle. Dans son texte, dans notre livre, les deux histoires se rejoignent pour une histoire globale.