Les médecins français et l'eugénisme : un champ de recherche ouvert par Jacques Léonard

1En 1982-83, j'ai fait une maîtrise sur La Société française d'eugénique, sous la direction officieuse de J. Léonard ; c'est lui qui, bien sûr, m'avait proposé ce sujet. En 1984, J. Léonard dirigeait, officiellement cette fois, un D.E.A. à Rennes II sur Les origines de l'eugénisme en France. En 1985, enfin, je commençai — toujours sous sa direction - une thèse sur ce sujet. Un peu plus de 4 ans après sa disparition, je termine cette thèse sur Les médecins français et l'eugénisme 1800—1942, sous la direction d'Alain Corbin (Paris I). Ces quelques lignes sont donc pour moi l'occasion de rendre hommage à celui sans lequel cette thèse n'existerait pas, et à qui elle est toute dédiée.

2J. Léonard était très curieux de toutes les questions touchant à ce qu'il appelait « l'histoire culturelle de la médecine » ; cette curiosité 1' a amené à écrire plusieurs fois sur l'eugénisme et les médecins. Il aborde rapidement ce sujet dans ses ouvrages généraux comme La médecine entre les savoirs et les pouvoirs, ou La France médicale, mais surtout dans trois textes :

• une communication à la Société Française d'Histoire de la Médecine, en mars 1983: « Le premier Congrès International d'Eugénique (Londres 1912) et ses conséquences », publié dans Histoire des sciences médicales, 1983.
• une communication au colloque sur Darwin et le darwinisme, en septembre 1983 : « Eugénisme et darwinisme: espoirs et perplexités chez des médecins français du xix^e et du début du xx^e siècle »1.
• à ces deux textes s'ajoute un article paru dans les Annales de démographie historique, 1985: « Les origines et les conséquences de l'eugénisme en France ».

3C'est sur ces trois articles que je me baserai pour évoquer l'apport de J. Léonard sur la question, ainsi que sur quelques unes des lettres qu'il m'a envoyées pendant mon année de maîtrise, et sur les entretiens que nous avons pu avoir à cette occasion.

4Pour bien comprendre en quoi cet apport a été important, il faut revenir en arrière et évoquer la façon dont l'eugénisme était traité par les historiens avant qu'il ne s'y intéresse.

5L'eugénisme français, notamment médical, était peu étudié. Pourquoi ?

6A priori, la préoccupation eugénique paraissait étrangère à la France.

7Le mot même d'eugénique n'est que la forme francisée du néologisme eugenics, forgé par le cousin de Darwin, Francis Galton, en 1883: « science de l'amélioration de la race, qui ne se borne nullement aux questions d'unions judicieuses, mais qui, particulièrement dans le cas de l'homme, s'occupe de toutes les influences susceptibles de donner aux races les mieux douées un plus grand nombre de chances de prévaloir sur les races les moins bonnes. » En 1904, Galton a lui même donné une deuxième définition -aujourd'hui plus connue - de l'eugénique: « l'étude des facteurs socialement contrôlables qui peuvent élever ou abaisser les qualités raciales des générations futures, aussi bien physiquement que mentalement ».

8Le mot eugénique est imprimé pour la première fois en France en 1886 dans la Revue d'Anthropologie2, mais ne se diffuse réellement qu'à partir de 1912. Parallèlement coexiste toute une série de mots, antérieurs ou contemporains, dont J. Léonard donne un échantillonnage savoureux: viriculture, hominiculture, puériculture, anthropogénie, mégalanthropogénésie, calligé-nésie, callipédie, philopédie, etc., qui recouvrent d'autres réalités, proches de l'eugénisme, mais moins immédiatement identifiables pour l'historien.

9L'eugénisme peut donc apparaître, dans une approche superficielle, comme une théorie née en Angleterre, chez des statisticiens, importée en France et dont la greffe a échoué. A preuve : la Société Française d'Eugénique se crée en 1913 à l'issue du premier Congrès International d'Eugénique tenu à Londres en juillet 1912 ; cette Société vivote pendant 13 ans (avec au maximum une cinquantaine de membres) avant d'être absorbée par la section « eugénique » de l'Institut International d'Anthropologie. L'eugénisme français serait donc un épiphénomène — raté — de l'eugénique galtonienne. Cette thèse est en particulier celle des médecins qui ont écrit sur le sujet après la guerre comme Sutter, Audit et Tisserand3.

10L'eugénisme français a laissé peu de traces dans l'Histoire ; il paraît peu actif si on le compare à celui de certains de nos voisins. Il n' a pas entraîné de génocide, de destruction massive des indésirables comme dans l'Allemagne nazie. Il n'a pas même entraîné de stérilisations - j'entends bien sûr de stérilisations imposées - ; l'eugénisme français fait heureusement pâle figure devant l'exemple allemand (150 à 200 000 stérilisations), américain (plus de 50 000 stérilisations dans la première moitié du siècle, dont certaines par castration), Scandinave (4 000 stérilisations environ au Danemark de 1927 à 1927 à 1945, 15 000 environ en Suède dont les dernières en 1971), suisse (quelques dizaines de cas). La seule mesure à porter au crédit des eugénistes français — peu de gens le savent — est l'instauration, le 16 décembre 1942, d'un examen prénuptial obligatoire. Cette loi a été prorogée à la Libération, et est encore en vigueur à l'heure actuelle sans que personne ne songe à s'en émouvoir, en dépit de ses origines doublement troubles : eugénistes et vichyssoises.

11L'eugénisme français serait donc un eugénisme mou, inoffensif, peu spectaculaire, et donc peu digne d'intérêt.

12S'intéresser à l'eugénisme, c'est aussi s'intéresser à un sujet honteux, longtemps frappé d'opprobre après la deuxième guerre mondiale, à un sujet tabou, le problème se posant particulièrement dans le cas de l'eugénisme médical.

13En effet, quels peuvent être les rapports entre une science préconisant l'élimination des tarés, des « déchets sociaux », des incurables, des hérédos... et ayant parfois mis en œuvre cette élimination, et la médecine, dont la mission est de guérir, de sauver, d'arracher à la mort, à laquelle la déontologie impose un devoir d'assistance, et qui constitue le dernier refuge, le dernier espoir de ces « rebuts de l'humanité » ? Il y a là, à première vue, antinomie. On peut donc comprendre - et ceci n'est pas une accusation - que les médecins, qui ont longtemps eu le monopole de l'histoire de la médecine, n'aient pas eu l'idée ou le désir d'ouvrir ce dossier délicat, un peu monstrueux dans l'histoire de leur discipline.

14Ce complexe, cette perte de mémoire, ce désintérêt ?...(toutes les interprétations sont possibles) m'amènent à évoquer un deuxième point : outre que le sujet était peu étudié, il faut souligner qu'il s'agissait d'un sujet soumis à un danger permanent d'anachronisme, c'est-à-dire au danger d'une relecture à la lumière du génocide.

15Ce problème reste d'actualité ; dès que le mot d'eugénisme apparaît, il est chargé de l'idée de menace, lié à la notion de spectre. P.A. Taguieff parle justement d'« objet de phobie idéologique ». Tout se passe comme si l'histoire de l'eugénisme aboutissait nécessairement à ce génocide, comme si tout ce qui n'y aboutissait pas ne relevait pas, en fait, de l'eugénisme.

16Cette façon de voir mène à deux impasses méthodologiques :

• faire une histoire de l'eugénisme qui consiste à dénoncer exclusivement tout ce qui mène à cette pente fatale, qui s'attache à dénoncer systématiquement le pire ; faire une sorte d'histoire culpabilisante de l'eugénisme français, une œuvre d'auto-flagellation ; le corollaire étant que celui qui s'intéresse à l'eugénisme dans un but qui ne soit pas exclusivement de dénonciation est suspect de complaisance, soupçonné d'excuser l'eugénisme.
• au contraire, tomber dans un éloge malsain de l'innocence, de la timidi-té de l'eugénisme français, s'autoféliciter de la raison qui a su nous préserver des excès criminels.

17Les seuls historiens à s'être intéressés à l'histoire de l'eugénisme dans les années 1970 étaient Lyon Murard et Patrick Zylbermann, dans deux essais « flamboyants »4 Dans quelle perspective se plaçaient ils ?

18L'eugénisme y était dépeint - de façon extrêmement brillante - comme une sorte de complot protéiforme, associant médecins, patrons et politiques dans une entreprise de régénération, de standardisation biologique commune à l'Occident industrialisé. Le but : fabriquer une « race » de travailleurs, adaptée aux nouvelles conditions du travail industriel, notamment dans le cadre des cités minières. L'eugénisme médical français paraissait donc une sorte de variante d'un projet, d'une vision du monde et du progrès qui prenait ailleurs la forme du darwinisme social (Angleterre), celle de l'hygiène raciale (Allemagne) ou celle de la taylorisation (Amérique) et qui participait d'une conception totalitaire, fasciste de l'homme. N'en étaient retenus par conséquent que les aspects extrêmes, les plus durs ; l'accent était mis, finalement, sur les points communs entre l'eugénisme français et les autres formes d'eugénisme étrangères, au moyen de rapprochements très stimulants entre des citations de médecins français, d'idéologues nazis, d'eugénistes américains.

19En 1982 paraissait un article d'un historien américain, William H. Schneider, sur le cas français5. Le point de vue de l'auteur était, au sens strict, inverse. Les eugénistes français étaient observés par un homme issu d'un pays qui était allé très loin dans cette voie (notamment en ce qui concerne les stérilisations) et pour lequel la caractéristique fondamentale de l'eugénisme français était sa pusillanimité, son échec. C'était, d'autre part, les différences avec l'eugénisme anglo-saxon qui étaient au contraire recherchées et valorisées, et notamment l'attachement des biologistes français au néo-lamarckisme, jugé modérateur.

20Dans les deux cas, qu'il s'agisse de L. Murard et P. Zylbermann ou de W. Schneider, l'unité de l'eugénisme français était implicite, les nuances pas ou peu évoquées.

21Une fois rappelé ce contexte, il est temps de revenir à J. Léonard pour indiquer en quoi consistent la qualité, la nouveauté, l'originalité de son approche de l'eugénisme français.

22Tout d'abord, une remarque générale : comme j'ai essayé de le montrer brièvement, toutes les approches antérieures partaient d'un point de vue extérieur ; il s'agissait soit d'opposer, soit de rapprocher l'eugénisme français de modèles étrangers. Le premier mérite de Jacques Léonard a été d'aborder l'eugénisme français de l'intérieur, sans modèle, sans a priori. Je m'explique : J. Léonard est parti du constat simple que les membres fondateurs de la Société Française d'Eugénique, créée en 1913, étaient composés pour près des deux tiers de médecins, et que cette proportion n'était ni une péripétie, ni une anomalie, ni un hasard, mais que c'était justement l'essentiel. En conséquence, muni de sa connaissance encyclopédique du monde médical, il a abordé l'histoire de l'eugénisme comme un aspect, entre autres, de l'histoire sociale de la médecine et des médecins et non seulement comme un aspect de l'histoire des sciences. Ce faisant, il a ouvert un certain nombre de pistes.

23Première piste : celle de l'originalité, de l'antériorité de l'eugénisme français, non seulement par rapport à Galton, mais aussi par rapport à Darwin.

24J. Léonard affirme, notamment dans « Eugénisme et darwinisme », l'existence d'un eugénisme médical prédarwinien et déjà structuré. En 1982, il m'écrivait : « L'eugénisme en France ne commence pas en 1912, c'est une préoccupation ancienne, et même antérieure à l'introduction du darwinisme en France. » Il y a là quelque chose d'extrêmement important : un renversement d'optique par rapport à la problématique classique. La S.F.E. n'est pas un début : il faut, m'écrivait-il, « considérer cette société et son organe comme des points d'aboutissement et essayer de remonter dans le temps pour comprendre les origines médicales et philosophiques de cette idéologie. »

25« Remonter dans le temps » : qu'est ce que cela signifiait ?

26Cela voulait dire, d'abord, renouer les fils avec les méthodes de procréation « baroques » décrites par Pierre Darmon6 ; rechercher la trace de préoccupations eugénistes dans les nombreux traités consacrés à l'« Art de bien procréer » du début du xix^e siècle, qu'il s'agisse d'eugénisme public, destiné aux législateurs (voir la Mégalanthropogénésie de Robert en 1801, dédiée à Bonaparte, à laquelle répond La dégénération de l'espèce humaine et sa régénération de Rey, en 1868, dédiée à Napoléon III), ou qu'il s'agisse d'eugénisme privé, adressé aux familles, comme celui de Morel de Rubempré, dont Les secrets de la génération, écrits en 1825, sont édités jusqu'en 1860, ou d'Alexandre Debay, dont l'Hygiène et Physiologie du mariage, écrit en 1850, est publié jusqu'en 1883.

27Cela voulait dire aussi chercher, comme l'avait fait Mac Kenzie dans le cas de la statistique anglaise7, quelles spécialités médicales avaient pu engendrer, secréter d'elles-mêmes un discours eugénique qui leur était propre, sans apport extérieur.

• c'est le cas, par exemple, de la puériculture. Le docteur Caron invente en 1864, et le mot, et la science, à laquelle il assigne pour tâche l'élevage des enfants, l'hygiène de la grossesse mais aussi - et c'est là qu'on touche à l'eugénisme -, l'hygiène préconceptionnelle. Or, c'est ce mot et ce programme en trois volets que reprend Pinard en 1895, Pinard qui sera le vice-président puis le président de la S.F.E., et déposera à la Chambre en 1926 un projet de loi visant à interdire le mariage aux contagieux, bref un des eugénistes les plus féconds. Pinard, dont la vie s'étale sur le xix^e et le xx^e siècle (1844—1934) illustre parfaitement, avec la puériculture, cette continuité de l'eugénisme français : continuité pré-galtonienne, mais aussi étrangère à la problématique darwinienne, puisque l'eugénisme naît dans ce cas de la volonté d'avoir de beaux et gros bébés...

28D'autres disciplines peuvent être explorées :

• la vénérologie : le souci de prophylaxie conjugale, l'hypertrophie de la notion d'hérédité syphilitique conduisent à prôner l'exclusion des syphilitiques de la reproduction, pour la défense de la race.
• les aliénistes, dont la notion de dégénérescence théorisée par Morel en 1857 (avant Darwin, donc) séduit les médecins au moins autant que celles de sélection naturelle ou de lutte pour la vie, ont eux aussi cherché le moyen d'inverser la tendance, notamment par la ségrégation des mauvais géniteurs.
• les médecins militaires, sensibles au problème de la qualité physique de la population et au péril national qu'entraîne sa dégradation mêlent conseils d'hygiène et d'eugénisme dans des livres aux titres évocateurs : L'art de créer le pur sang humain, L'élevage humain...
• les spécialistes de médecine légale comme Mahon ou Fodéré ont eu très tôt à débattre des problèmes délicats de la législation du mariage, du secret médical, de la déclaration des maladies.

29L'apport de J. Léonard est donc - j'insiste là-dessus — dans ce retournement, dans ce changement de perspective qui a consisté à relier l'histoire de l'eugénisme à son passé, à chercher des héritages plutôt que de se placer dans la perspective — anachronique — qui consisterait à y chercher des prodromes. Il est donc d'avoir pressenti, à défaut d'avoir eu le temps de le montrer, que toutes les branches de la médecine ont, dans le dernier tiers du
siècle, connu une évolution convergente qui les a amenées à faire de l'eugénisme sans le savoir, qui a fait qu'elles se sont partiellement reconnues dans ce nom d'eugénique, — Galton ne jouant donc que le rôle d'un prête-nom, qui aurait apporté un « chapeau » et quelques idées neuves.

30Deuxième piste ouverte par Jacques Léonard : je cite quelques extraits de lettres de 1983 ; il faut « insister à la fois sur ce qui constitue le fonds commun minimum des eugénistes et sur ce qui les distingue (...) Il ne faut pas chercher à tout prix une « Ecole », une « Doctrine ». Il convient de tenir compte, en ces matières complexes, de la variété (souligné 2 fois) (...), ne pas figer dans un schéma structuraliste une interprétation relative à un corpus après tout limité (...), respecter le flou et le contradictoire ».

31La première leçon, c'est le refus de la cohérence à tout prix ; l'idée qu'il faut insister sur la diversité des influences qui s'exercent sur l'eugénisme français ou qui s'expriment à travers lui. L'idée, en quelque sorte, que l'eugénisme est un carrefour entre science et idéologie, entre savoir et pouvoir, et non un complot, un mouvement qui sait où il va. Avec sa connaissance extraordinaire du monde médical et du xix^e siècle, J. Léonard a proposé plusieurs sujets de réflexion :

• l'influence, dans le domaine scientifique, du néo-lamarckisme par exemple, c'est-à-dire la croyance en l'hérédité des caractères acquis qui modifie totalement l'optique de l'action eugéniste en introduisant l'idée que le milieu peut jouer un rôle avec l'hérédité dans la régénération.
• l'influence, toujours dans le domaine scientifique, du pastorisme, qui vient saper l'héréditarisme comme cause principale de l'apparition des pathologies.
• l'influence, dans le domaine idéologique cette fois, du populationnisme, qui vient freiner et tempérer les ardeurs destructrices de certains eugénistes pressés d'en finir avec les imparfaits.
• l'influence du colonialisme qui induit, dans l'eugénisme, tout un discours sur la supériorité de la race blanche et les dangers de l'immigration, présentée comme une véritable dégénérescence.
• l'influence du solidarisme à la fois comme théorie scientifique - c'est-à-dire l'idée que des espèces ont pu se perfectionner non par la lutte, mais par l'association —, et comme théorie politique (avancée par Léon Bourgeois ou Paul Doumer), qui mène à une conception de l'eugénisme non élitiste (= le triomphe des meilleurs) mais démocratique (= le progrès pour tous).
• l'influence de l'anticléricalisme, perceptible dans le discours de Pinard et de ses disciples sur la nécessité de l'éducation sexuelle, de la « procréation éclairée » face à l'obscurantisme en la matière.

32Ce que nous dit en définitive J. Léonard, c'est que c'est la diversité des sources théoriques qui importe, non leur cohérence. Les médecins ne sont pas des créateurs de concepts, mais des utilisateurs.

33La deuxième leçon, après le respect de la diversité, c'est le souci de préférer le vrai au spectaculaire, le refus de la dramatisation excessive, l'honnêteté dans la distribution des locuteurs.

34La tentation est forte, quand on aborde la question de l'eugénisme, de céder à ces facilités. Il existe en effet chez les eugénistes français des hommes qui ont exprimé des idées particulièrement choquantes :

• c'est le cas par exemple de Charles Richet, Prix Nobel de médecine en 1913, qui propose en 1912 de détruire tous les inaptes - des paresseux aux sourds-muets en passant par les voleurs -, ou de les stériliser, ou de les déporter dans des îles lointaines ; de supprimer tout métissage ; de soumettre tous les candidats au mariage à l'épreuve de la traversée d'un torrent à la nage.
• c'est le cas aussi de Charles Binet-Sanglé, qui propose en 1919 dans son Art de mourir ou défense et technique du suicide secondé de créer un institut d'euthanasie pour les dysgéniques ; de rassembler les eugéniques dans des haras où des étalons soigneusement sélectionnés engrosseront des bataillons de femmes « hanchues et tétonnières ».
• c'est le cas enfin du Prix Nobel de médecine 1912, Alexis Carrel, qui suggère dans son best seller L'homme, cet inconnu (1935) la création de chambres à gaz pour les criminels.

35De tels discours sont évidemment frappants. Mais - et c'est là qu'il faut relire et écouter Jacques Léonard -, ils ne constituent pas le seul aspect de l'eugénisme français : on ne peut réduire celui-ci à ces énergumènes. Il faudrait citer, en contrepoint, des hommes comme :

• Eugène Apert, président de la S.F.E., beaucoup moins connu que Richet mais qui s'est battu toute sa vie contre l'idée que la dégénérescence était inéluctable, contre toute mesure d'eugénique hâtive, pour la médecine, la voie thérapeutique avant la sélection.
• ou Georges Schreiber, secrétaire général très actif de la S.F.E., qui a lutté pendant 20 ans pour imposer une loi sur l'examen prénuptial identique à la formule actuelle, c'est-à-dire un examen à vocation pédagogique, sans coercition, sans exclusion, destiné à responsabiliser et non à trier.
• ou encore Frédéric Houssay, dont on cite fréquemment le cri « Guerre à la tare » pour en faire un eugéniste redoutable, alors que la citation complète est « Guerre à la tare plutôt qu'aux tarés !  ».

36Jacques Léonard a donc soulevé un problème méthodologique fondamental dans l'approche de l'eugénisme : faut-il privilégier les prises de position brutales, extrêmistes, considérées comme des avant-gardes d'un non-dit, ou la masse innombrable des médecins qui enrobent, diluent, prolongent leur discours eugéniste dans un discours hygièniste plus lénifiant ? Son mérite est d'avoir replacé ces discours extrêmistes dans leur véritable contexte ; cette opération était d'autant plus importante que les eugénistes français ne se divisent pas en deux camps irréductibles : celui des hygiènises mous, celui des eugénistes durs. A quelques exceptions près, la plupart d'entre eux sont les deux à la fois : ils oscillent entre des mythes qui les fascinent, et dont ils saturent leur discours - mythe de la dégénérescence, de l'hérédité fatale, de la race...—, et des pratiques qui leur imposent une certaine modération.

37Cet aspect de l'eugénisme français m'amène à évoquer le troisième et dernier apport essentiel de J.Léonard à l'histoire de l'eugénisme : il n'a pas étudié l'eugénisme comme une théorie abstraite, mais comme une pratique liée à un groupe social déterminé, (= les médecins), doté de certaines ambitions sociales mais aussi dépendants d'une activité mercenaire ; l'originalité de J. Léonard est en effet d'avoir indiqué à quel point le discours médical sur l'eugénisme était tributaire de la pratique médicale, conditionné par elle et enfermé dans certaines limites.

38Le discours eugéniste appartient aussi, à la fin du xix^e siècle, à des statisticiens, à des biologistes : c'est-à-dire, en fait, à des hommes de laboratoires, non impliqués dans les mesures qu'ils préconisent. A l'inverse, les médecins sont engagés par ces mesures : leur eugénisme ne s'applique pas sur des séries de chiffres, sur des cobayes, mais sur des patients... des clients en fait. Or, cette dépendance vis-à-vis du sujet d'expérience a eu de nombreuses conséquences, esquissées par J. Léonard, sur l'eugénisme français.

• Tout d'abord, l'aspect pratique de celui-ci. Les médecins français ne sont pas des théoriciens de l'eugénisme, comme le montrent les sujets des communications qu'ils présentent à Londres en 1912. Contrairement aux sociétés d'eugénique anglaises ou américaines, très occupées à collecter, à accumuler des fiches généalogiques, à réaliser des enquêtes statistiques, la S.F.E. n'a jamais développé cette fonction pourtant prévue dans ses statuts. Ce qui a très tôt mobilisé les médecins, c'est l'action : les pré-eugénistes du début du xix^e siècle sont, par exemple, très préoccupés de réformer la législation du mariage. La consultation prénuptiale, qui constitue un autre cheval de bataille, n'a guère à voir avec l'eugénisme galtonien, mais apparaît bien plus comme l'héritage de luttes pour imposer les consultations de nourrissons, puis les consultations prénatales. Autre champ d'action : l'hygiène de la procréation, qui précise le quand, le comment, le où, le avec qui, le à quel rythme... et sur laquelle les médecins sont prolixes car ils y retrouvent une eugénique proche de leur pratique quotidienne.
• Cet enracinement de l'eugénisme dans la pratique médicale a surtout joué un rôle de frein. Qu'on pense, par exemple, à la règle stricte du secret médical, qui condamne à l'avance toute tentative de certificat d'aptitude au mariage. Quel médecin oserait en effet signer un papier établissant que tel candidat est indemne de toute maladie, sans être sûr qu'une syphilis en incubation ne ramènera pas chez lui, après le mariage, la belle famille courroucée ? Quel médecin, à l'inverse, refuserait de signer un certificat sachant que le prétendant éconduit ira sans doute chez un confrère plus complaisant ? Au delà de la déontologie, c'est le rôle primordial des intérêts professionnels qu'il convient de mesurer : la peur de la fonctionnarisation, l'attachement à une médecine libérale, à la figure nostalgique du médecin de famille rendent impossible l'accord autour de l'expert eugéniste, « officier ministériel du coït légal », salarié et dégagé du secret, allié de l'Etat contre les familles.

39Jacques Léonard a donc « ouvert » l'histoire de l'eugénisme français comme il a « ouvert » l'histoire de la médecine. D'abord, en ce qu'il n'a pas voulu en faire une histoire-étape, orientée vers une fin, comme il a refusé de faire une histoire de la médecine qui soit une chronique hagiographique des découvertes et des découvreurs. Enfin, en ce qu'il n'en a pas seulement fait un chapitre de l'histoire des sciences, mais un chapitre de l'histoire sociale.