Jacques Léonard ou l'éthique de l'historien

1Dans les pages finales de son livre Archives du Corps (1986), le dernier dont il ait vu la publication, Jacques Léonard ouvre la présentation de ses sources et de sa bibliographie par cette affirmation :

On ne résume pas en quelques pages vingt-cinq ans de lectures ayant trait au xix^e siècle et à tout ce qui éclaire l'histoire de la santé.

2Suivent cinq pages denses d'orientation bibliographique. Y sont évoqués, dans leur quasi totalité, l'ensemble des domaines qui constituent le monde du xix^e siècle, qu'il s'agisse de ses expressions littéraires ou documentaires, de ses espaces social, économique, politique, religieux, scientifique, médical, judiciaire ou militaire, etc.

3Je reprends ses propres termes : « vingt-cinq ans de lectures », lectures ayant trait « à tout ce qui éclaire l'histoire de la santé ».

4Voilà une déclaration altière. Elle est d'un qui a porté sur ses épaules un poids considérable ; et qui n'a pas fléchi. Elle parle de l'effort continu, acharné, et de la recherche multidirectionnelle nécessaire, effort et recherche qu'il s'était imposés pour être à la hauteur de l'objet qu'il avait pris en charge.

5Et c'est ainsi que cette déclaration, à la fois liminaire, et finale dans le livre, ultime dans l'œuvre, involontairement testamentaire, et dont j'ai dit qu'elle était altière, voici donc que cette déclaration est un portrait. Elle dresse devant nous, restituées pour un moment, la silhouette droite et la personne attentive de Jacques Léonard, dans son exigence, dans sa tension et sa fierté ; et aussi, contrairement à l'apparence, dans sa réelle modestie — je dirais volontiers : dans sa fière modestie.

6Modestie ? Oui ! Ainsi en témoignent par exemple les quelques mots qu'il avait bien voulu écrire en tête de ce même livre lorsqu'il me l'avait envoyé. Il disait : « À toi, cette ébauche d'histoire de la santé ». Cette ébauche !.. Alors qu'il s'agissait d'un maître-livre.

7Dans l'Introduction du même livre il affirmait d'emblée combien l'entreprise était téméraire, donc critiquable, fragile. Les uns et les autres, expliquait-il, historiens de la médecine, des mentalités, démographes, ethnologues, nous nous épuisons en analyses partielles, chacun cantonnés dans nos disciplines, dans nos méthodes, malgré quelques efforts pour se comprendre les uns les autres.

8Alors, aller plus loin, avoir l'imprudence de déborder les frontières, entrer dans ces espaces où les choses et les faits ne se prêtent plus à la mesure (à la métrique, au décompte quantitatif), dans cet espace où ce qu'il entend prendre maintenant en compte ce sont les cris, les gestes, les postures, la souffrance, la jouissance, la respiration, la soif, l'ivresse — et tout ce « non-dit » où baignent les réalités humaines qui ont une chair (« qui ont du corps » !) : quelle ambition quelle déraison ! C'est immense et c'est flou. Pourtant c'est bien ce qu'il estime qu'il faut faire. Mais on risque constamment de manquer à la rigueur, de tomber dans ce que Léo lui-même redoutait toujours : l'impressionnisme subjectif. (« Manquer à la rigueur », « impressionnisme subjectif », j'emploie ici ses propres termes.)

9Voilà pourquoi il me parlait d'ébauche. Non parce qu'il estimait son travail grossier ou insuffisant. Mais il le percevait comme une exploration sur des terres à peu près vierges, où l'explorateur doit dessiner, d'abord, avant tout, l'esquisse d'une cartographie. Et ce faisant, en réalité il crée un monde. Comme l'artiste des mains duquel se dégage une forme.

10Ainsi donc, la fierté, l'exigence altière. Et cette modestie. - Mais aussi bien, le sentiment de la nécessité. Car si l'entreprise était téméraire, pourtant elle s'imposait. Lisons ce qu'il en dit :

...la santé n'occupe pas dans les livres d'histoire la place qu'elle tient dans les préoccupations des gens (Archives du Corps, p. 7).

11Dans cet énoncé, j'entends autre chose que ce qu'une disposition d'esprit corporatiste, hélas fréquente, pourrait conduire à en comprendre. À savoir qu'il y aurait là un territoire à saisir que nous n'occupons pas assez. Des places à prendre. De nouveaux bonnets carrés à se mettre sur la tête. Eh non ! J'entends là autre chose. Et je crois que je l'entends avec Jacques Léonard lui-même, et comme lui. Lorsqu'il disait que « la santé n'occupe pas dans les livres d'histoire la place qu'elle tient dans les préoccupations des gens », il signifiait, cela me semble clair, que les gens ont besoin de nous, pour comprendre, pour savoir, pour se reconnaître et pour s'y reconnaître. Se reconnaître dans ce qu'ils vivent, éprouvent, entendent dire, et qui les préoccupe. Ils ont besoin de nos travaux pour y voir plus clair — clair en eux-mêmes, et hors d'eux. C'est pour nous un devoir.

12Et je veux introduire par là cette première idée, que Jacques Léonard ne travaillait pas pour lui seul, quelle qu'ait été pour lui la sacralité intrinsèque du travail en soi. Il ne travaillait pas non plus pour la satisfaction d'être un excellent historien, un historien exemplaire, même si par ce travail acharné il fut cet historien excellent, et devint le maître que nous savons. Il travaillait parce que la vocation d'historien était pour lui un engagement dans la Cité -une « liturgie », voudrais-je dire, au sens ancien, athénien du mot, une liturgie au service et à l'honneur de tous, pour laquelle on se dépense sans compter dans une célébration votive et oblative de la connaissance. La connaissance en tant qu'elle couronne l'édifice civilisateur collectif et tend au partage fraternel, entre tous les membres de la cité, au partage de l'intelligence du monde. J'ai dit partage fraternel, et j'y insiste. Je me souviens des longues années (en gros 1960-1970, peut-être au-delà), je me souviens des années pendant lesquelles les lettres que nous recevions de lui se terminaient invariablement par l'adresse : « Salut et Fraternité ! Ce n'était pas pour lui une formule. Mais l'expression d'un engagement, d'une volonté de partage, d'un idéal. Il faudrait presque dire : d'une foi.

13Dans le choix qu'il fit d'un domaine vraiment nouveau dans notre discipline (avant lui, il existait une histoire médicale de la médecine, dont nous savons quelles sont dans notre pays les faiblesses, au moins institutionnelles ; et il y avait une épistémologie philosophique des systèmes de pensée médicale ; mais il n'y avait pas d'histoire historienne de la médecine), dans ce choix, qui fut le choix d'un jeune homme audacieux, brillant, avide d'affirmer quelque chose, de bousculer les habitudes ; dans ce choix donc il y eut d'emblée l'idée de l'honneur, et il y eut en même temps l'idée du sacrifice. Quitte à reprendre mon imagerie acide de tout à l'heure, je redirai combien peu il était homme à repérer puis à borner pour son usage un territoire universitaire où établir son fief, son job, sa carrière, sa propriété, son pouvoir. À se trouver un bonnet carré tout neuf, et frais, et coloré, et confortable, à se poser sur la tête. Il brûlait en revanche de découvrir ; et il brûlait de rendre disponible ce qu'il découvrait. Mais c'est bien là qu'il eut à subir le pire : isolement, ostracisme, délais, désert à traverser, la solitude encore, et les traverses incessantes, interminables. Même dans cette Université de Bretagne où les amis ne lui ont pas manqué, un ordre réglementaire insurmontable, parce qu'il est national, empêchait qu'il pût s'adonner à un enseignement suivi d'histoire de la médecine, à la mesure de sa compétence. C'est ainsi que cet enseignant hors pair n'eut jamais le moyen — ni la joie — de pouvoir tenir un séminaire régulier où former, et combler, de futurs chercheurs dans le domaine même de son excellence. N'est-ce pas là un beau gâchis... ? Lumière tenue sous le boisseau. Il arrive alors qu'elle puisse vaciller.

14Dans cette fondation d'une discipline historique nouvelle, il n'y avait donc, et d'abord, que des coups à prendre. Il accepta de les prendre. De les prendre, j'ajoute, sans plaisir et sans acceptation. Mais on les prend. Et il sut encaisser. Avec un courage exemplaire. Simplement, au bout du chemin, à la longue, à la fin, il commença d'en être las. Il ne doutait pas du sens de sa vocation. Mais il douta que la nature des institutions et la tournure des esprits caractéristiques de l'espace où il pouvait exercer cette vocation fussent propres à lui permettre de servir jamais à ce à quoi il souhaitait servir. En témoigne ce qu'en 1983 (voici dix ans) il écrivait dans un moment de doute profond :

L'Université [d'aujourd'hui] ne peut plus que décevoir ou humilier un professeur ayant mon profil intellectuel [et moral]. Il n'y a plus de place pour des gens de mon idéal. (...) Mes idées ne conviennent pas. Je ne sais pas faire mousser ma camelote.

15Ce mot de « camelote » me fait particulièrement souffrir. Et souffrir plus encore quand je pense aux moments où il disait en venir à se sentir ridicule. Mais voici que déjà, je me demande si je ne viens pas de trahir mon ami ; si j'ai bien fait de citer publiquement ces aveux d'un doute sur soi, d'une lassitude définitive - d'un désespoir. Je m'en inquiète, me référant à ce qu'a énoncé voici longtemps Louis Pasteur lui-même, que Léo admirait :

Devant certaines personnes, il ne faut pas parler de soi avec trop de modestie. Elles seraient trop heureuses de vous prendre au mot.

16Cet adage signé Louis Pasteur figurait dans un des deux gros carnets qu'a bien voulu me laisser consulter son épouse, carnets où Jacques Léonard recueillait et consignait des extraits de ses immenses lectures. Soit des passages, des citations, des traits qui lui parlaient, qui le concernaient, sur lesquels il méditait - qui l'appuyaient, le relançaient ou le mettaient en garde, le mettaient en réflexion.

17La lecture (rapide, je dois l'avouer ; je n'y ai fait qu'une promenade, avec le sentiment d'ailleurs d'une incursion indiscrète) la lecture de ces extraits (il y en a près d'un millier, ce qui n'est pas rien - toute une vie adulte de lecture et de recueil), cette lecture donc fait penser à Montaigne, toujours habité par un dialogue avec les maîtres-textes qui le constituaient et qui ont armé ses Essais. Ici, pareillement. Mais chez Jacques Léonard, l'œuvre marquée par cette fréquentation des « Hommes Illustres » ne s'est pas exprimée dans la forme vagabonde qui est celle des Essais de Montaigne. C'est l'œuvre historienne elle-même qui en reçut le fruit, pour la raison suivante : l'armature portée par ces textes recueillis, collectés, médités, l'appareillage intellectuel et moral qu'ils représentaient, c'est l'homme lui-même qu'ils ont contribué à construire, c'est l'historien, c'est Jacques.

18Alors je reviens à cet aveu, à ce passage à vide dont j'ai craint d'en avoir trop fait, trop indiscrètement, en en rapportant le contenu tout à l'heure. J'y reviens, et c'est pour dire, à l'honneur de celui dont je parle, que c'est dans ce moment même du désespoir qu'il a trouvé l'élan d'où a bientôt jailli l'œuvre majeure, Archives du Corps, qui parut trois ans plus tard. Une œuvre toute renouvelée dans son projet par rapport aux travaux antérieurs de Léo. Passant outre au respect scrupuleux qu'il avait durablement marqué envers les formes universitaires classiques de l'ouvrage historique, car l'Université avait perdu à ses yeux le droit au respect presque religieux qu'il lui avait toujours porté, il a donné libre cours alors à ce qui, depuis longtemps, était sa conception toute originale de l'histoire de la santé, de l'histoire des corps vivants, souffrants et désirants.

19J'ouvre ici son carnet. Parmi beaucoup d'autres textes, je trouve celui-ci, de Jean Guehéno :

La vraie trahison est de suivre le monde comme il va et d'employer l'esprit à le justifier.

20À cette affirmation, faut-il accoler une phrase (un peu inattendue) de Raymond Aron, que Léo avait également recopiée : « Toutes les sociétés démocratiques sont des sociétés hypocrites. »

21Refuser de baigner dans cette hypocrisie, ne pas suivre le monde comme il va, demande un vrai courage dont la plupart se passent volontiers, tant ils en redoutent les conséquences. Le prix est élevé en effet. Il en coûte ces sortes d'effondrements de l'espoir, dont j'ai cité un exemple, chez notre ami. Mais on y trouve aussi ces ressourcements, ces « décapages », d'où sortent à nu les volontés nouvelles, les pensées neuves.

22Je reprends encore ces carnets de citations choisies, et parmi les dernières consignées. De Bergson : « L'être intelligent porte en lui de quoi se dépasser lui-même ». Et du même : « Je pense donc je change ».

23Ce qui a changé chez Jacques, c'est qu'il a décidé de dire mieux qu'avant ce qui lui importait plus que tout le reste. C'est lui-même maintenant que je cite (et c'est une notation assez ancienne sous sa plume, vers 1978) :

Depuis les Lumières, les historiens prennent pour référence des critères moraux et matériels : liberté et prospérité. Ils classent les politiques en fonction de leur efficacité économique, du dynamisme quelles autorisent aux citoyens, de la réussite en fonction du Progrès
Pourquoi ne pas essayer d'introduire un autre paramètre, la santé, le bonheur biologique des gens, la qualité naturelle de la vie ?

24Je fais rebondir cela avec des textes plus récemment transcrits dans son carnet de citations : « De leur passage, les hommes pauvres laissent si peu de signes » (Eugène Dabit). Et surtout celui-ci (Jean Guéhéno encore) : « Les morts, les innombrables morts attendent de l'historien la justification de leur effort et de leur peine ».

25Justifier. Rendre justice.

26Archives du Corps, c'est la reprise en main de toute la masse documentaire accumulée en vingt-cinq ans à d'autres fins, et entendue maintenant d'une oreille nouvelle, une archive comprise et exploitée tout différemment désormais pour cette œuvre de justice et de réparation qui, dès lors, absorba l'énergie de Jacques Léonard. Avec tension, et lassitude, et souffrance, malgré l'apparence rassurante d'une écriture maîtrisée. L'amertume, peut-être, en dessous, l'amertume du temps perdu à faire confiance aux règles de l'institution. — « Ramener tout à l'Histoire, écrivait-il pour lui-même, c'est gommer l'irréfragable originalité du temps ».

27Rendu au point où j'en suis arrivé, je m'arrête un instant avant de conclure.

28C'est une tâche redoutable et impossible que je me suis fixée. Parler de l'éthique d'un historien si évidemment, si profondément habité par une exigence morale taraudante, primordiale, et qui s'en est si peu explicitement ouvert dans ses livres, alors même que l'ensemble de son œuvre désigne cet horizon, parle de cette impérieuse nécessité, mais dans un langage du non-dit. C'est un esprit, un climat, une atmosphère. Mais comment en rendre compte ?

29Alors, au hasard, quelques minces indications pourtant, comme la série de celles que je viens de vous livrer — celle-ci encore, écrite elle aussi pour lui-même : « Conscience du devoir. Exactitude. Indépendance. La volupté de l'honnêteté ». Et ailleurs : « Il faudrait une restauration de la morale - devoirs envers les travaux et acquisitions du passé ». Enfin : « Il y a du religieux chez l'historien qui explore le temps ». Et cela consonne avec l'une des citations des carnets (assez récemment transcrite elle aussi). C'est Einstein qui parle : « À la base de tout travail scientifique un peu délicat, on trouve une conviction analogue au sentiment religieux, que le monde est fondé sur la raison, et peut être compris ».

30J'aurais pu me limiter (et ç'eût été de fait un éloge illimité) à rendre hommage à Jacques Léonard pour ce que fut son effort admirable de maîtrise érudite, de rigueur méthodologique, de pratique impeccable et sans rivage des archives les plus diverses, de discernement dans l'analyse et la critique des sources.

31J'ai préféré une autre approche. Moins académique. Plus risquée, plus subjective je l'avoue (la valeur heuristique de l'approche subjective et de l'intuition était entre Jacques et moi un objet de débat). Une approche plus dramatique peut-être aussi ; plus cornélienne faudrait-il dire. Montrer l'héroïsme d'une conduite ; et même (il convient mieux, je crois de l'exprimer ainsi), l'héroïsme d'une âme.

32Un exemple et une preuve de cette réalité cornélienne que je voudrais faire entrevoir maintenant. Je pense ici à l'article « L'historien et le philosophe » qu'à propos du Surveiller et Punir de Michel Foucault Léo avait écrit en 1977. Il est repris dans le recueil de ses articles que nous avons fait paraître l'an dernier sous son nom et sous le titre Médecins, malades et sociétés au xix^e siècle. De cet article, j'ai dit quelques mots dans ma préface à ce recueil (pp. 17-18), et je tiens à redire ici combien c'est à mes yeux un texte d'une haute dignité. En même temps, d'une étonnante singularité.

33D'emblée, notre ami annonçait l'importance exceptionnelle de l'ouvrage dont il rendait compte. Un événement selon lui. Puis, de façon surprenante, mais avec la rigueur sereine et terrible de l'historien vigilant, il maniait la férule. S'en suivait une démolition en règle de tout ce qui dans ce livre, dans son matériau même, contrevenait aux catégories d'un savoir historique solidement établi dans ses méthodes éprouvées. Impitoyable et imparable catalogue. La désinvolture envers les sources, les approximations, escamotages ou flottements, les interprétations forcées, le grossissement des traits, la tendance étouffante à une systématique abstraite qui semble abolir la présence même, concrète et infiniment variée, des sujets humains : rien n'était épargné à l'auteur, d'un regard instruit et soigneux qui jaugeait ses échecs. Alors venait l'hommage. Et la reconnaissance, amplement argumentée, de ce en quoi ce livre est fondateur, et son auteur historien véritable. Un frère. Frère dans le repérage attentif des productions inhumaines que tout pouvoir tend sournoisement à engendrer.

34Surprenante et remarquable démarche, donc. Ici, un esprit libre peut tour à tour (mais d'un même mouvement) exprimer ses réserves, conclure par une adhésion entière. Là s'énonce la supériorité d'un esprit parfaitement libre, souverainement juste. Sachant trouver, dans la différence même, l'élan d'une similitude, d'un unisson.

35Comprenons d'autant mieux alors la déception de Jacques de ce que ce débat n'ait pas eu de réponse — ce mouvement de la rencontre, pas de suite.

36Moi, je vois quelque chose de plus tragique et de plus grand encore dans cette circonstance et dans ce texte : Jacques ne se rendait pas compte qu'il ouvrait lui-même un abîme sous ses propres pas, et par l'effet de sa hauteur d'esprit. Il se mettait intellectuellement en péril.

37Une contradiction le fragilise en effet : si le substrat historique de Surveiller et Punir est si contestable, le travail si mal préparé, et pourtant l'œuvre admirable, les leçons d'une grande portée,... c'est donc que, hors des contraintes que l'historien s'assigne, contre elles, même, une vérité est accessible, une sorte d'exactitude malgré tout - un renouvellement combien fécond de la connaissance. Alors, que valent les rigueurs méthodologiques auxquelles sacrifie et s'attache l'historien ?

38Dans ce déchirement et ce péril intime (dont il a certainement perçu quelque chose, mais il l'a assumé — je dirais presque que, ce faisant, il coupait les ponts derrière lui) ; dans ce péril qu'il assumait au moment même de ce sublime coup de chapeau après l'assaut, tient l'honneur et la grandeur de notre ami.

39Il en irait de même si j'approfondissais le problème et l'aporie qu'installe, face à ses propres critères de travail, l'énoncé remarquable de ses dernières années : qu'« il n'y a pas de sens à analyser des réalités floues avec des catégories précises ». Mais il y avait longtemps, je pense, qu'il paraissait avoir admis la nécessité de reconnaître la réalité positive du relatif. Et il était ainsi préparé à passer de la connaissance des systèmes de pensée à la définition de régimes d'incertitude. Les derniers mots de son introduction aux Archives du corps en témoignent.

40Là où d'autres verraient dans ces difficultés et contradictions une situation d'échec, j'affirme au contraire sa victoire. Une victoire, mais non sans souffrance.

41J'ai parlé d'honneur et de droiture. Je vois ici à l'œuvre aussi un héroïsme de la vigilance. Quitte à se mettre en péril, il n'abandonnait pas le poste depuis lequel on doit veiller.

42À cette sorte d'homme (aux esprits de cette sorte), nous devons une reconnaissance, une gratitude qui va au-delà des hommages universitaires ordinaires. Et je le dis parce que, sur ces crêtes de l'exigence éthique où se plaçait Léo., il était lui-même arrivé au-delà de l'ordinaire.

43On nous raconte, dans la Genèse (Gen., 18 22-33), qu'Abraham marchanda pied à pied avec l'Éternel, et de façon retorse, longtemps, pour faire baisser jusqu'à dix le nombre de Justes qu'il suffirait de trouver dans Sodome pour que la ville fut sauvée. On ne les trouva pas.

44Nous avons encore parmi nous un petit nombre de Justes. Petit nombre, à peine suffisant pour nous protéger. Nous l'avons cependant. Jacques Léonard en était.