1Si conclure un travail de recherche n’est jamais un exercice facile, mettre un point final à l’étude d’un processus qui concerne des entités urbaines l’est encore moins. En effet, une ville ne peut jamais être réduite à un ensemble fini, une œuvre achevée. Les complexes citadins sont au contraire des entités en mouvement perpétuel qui se renouvellent sans cesse. On peut toujours dater, plus ou moins précisément, le point de départ d’une évolution des formes urbaines. On ne peut guère en revanche préciser le moment où elle a définitivement pris fin.

2L’objet de ce travail était donc, en contrepoint de la formule de Perec évoquée en introduction, de comprendre « comment on en est arrivé là1 ». Dans un contexte de planification relativement précis, le renouvellement des structures matérielles des complexes urbanisés nécessite la mobilisation de structures juridiques, administratives et sociales extrêmement lourdes et complexes. Pour autant la puissance publique n’est pas seule, et aussi armée soit-elle en « technologies » de pouvoir pour contraindre le sol, elle doit compter sur les forces sociales en présence pour dessiner une « nouvelle » ville. Reconstituer les actions des acteurs et les enjeux sous-jacents à ces processus de fabrique territoriale d’une part, et démêler les rapports qui ont lié droits individuels et prérogatives collectives sur l’espace d’autre part, étaient précisément au cœur de cette recherche.

3Partant du formidable élan transformateur qui affecta de nombreuses villes du royaume de France au xvii^e siècle, cette enquête se posait un ensemble de questions relativement simple en apparence, et que l’on peut résumer dans ces formules : comment fabrique-t-on de l’espace urbain à l’époque moderne ? Comment s’articulaient prérogatives individuelles et collectives, privées et publiques, dans ces processus ? Si d’autres avant nous ont déjà souligné que la fabrique de l’espace résulte « d’un processus à multiples aspects et mouvements2 », les différentes modalités de ces processus sont le plus souvent étudiées de manière séparée alors qu’au contraire, il s’agit d’autant de facettes d’un même élan qu’il convient d’aborder et de décortiquer simultanément.

4 Il ne nous paraît pas nécessaire de reprendre de manière linéaire les différentes observations qui ont émergé au fil de l’analyse pour en proposer un simple récapitulatif. Nous voudrions profiter de cet ultime développement pour donner un autre souffle aux principales dynamiques mises en lumière jusqu’ici. En résumé, les embellissements d’Aix et de Marseille ont montré que les formes partagées des droits de propriété ont favorisé et accéléré les échanges de biens entre particuliers et, par ricochet, la transformation des formes urbaines à l’échelon le plus fin de la ville : la parcelle. L’économie de la construction a répondu à cet accroissement soudain de l’activité constructive, notamment par le développement de formes micro-entrepreneuriales chez les maîtres artisans du bâtiment. Enfin, malgré l’affirmation de droits suréminents des autorités municipales sur le sol, les habitants ont investi des espaces d’expression à même d’infléchir l’évolution de la morphologie urbaine.

5Cette description sommaire des processus de fabrique de la ville observés rend imparfaitement compte de ce qui caractérise et constitue pleinement l’originalité de l’urbanisme d’Ancien Régime. L’ampleur des mécanismes territoriaux de cette période, qui accouchent selon l’expression employée à l’époque d’une « nouvelle ville », contraint les acteurs à développer de nouvelles pratiques de la ville et de ses espaces, ou plus simplement à exprimer des habitudes jusque-là peu visibles dans les archives. Cinq phénomènes principaux émergent alors, qui illustrent selon nous les modalités de production urbaine des temps modernes.

La ville « marchandise »

6Plusieurs éléments relevant à la fois d’une étude foncière, de la construction ou de l’organisation administrative de la croissance urbaine, témoignent d’abord d’un processus global de marchandisation de la ville. Les complexes citadins apparaissent composés d’une multitude d’objets que l’on peut acheter, vendre et échanger. Chaque élément de la matérialité des villes devient alors évaluable en argent, et possède une équivalence monétaire.

7En toile de fond de ce phénomène, la possession du sol est affectée par une dissociation de ses attributs juridiques entre plusieurs titulaires. Ces formes dissociées de la propriété jouent un rôle primordial dans l’urbanisation d’un nouvel espace. Elles permettent à des individus, dont le statut social pouvait considérablement limiter leur accès à la possession foncière, d’accéder à la propriété d’une fraction du sol urbain. Bien que notre enquête prenne racine dans un contexte spécifique d’embellissement, la ville apparaît de manière générale comme le fruit d’une multitude d’expériences spatiales particulières dont la répétition permet d’atteindre un degré avancé d’urbanisation. Au ras du sol de la matérialité urbaine et des relations sociales, la fabrique urbaine résulte en effet de l’action conjuguée de quelques-uns sur de vastes unités, et d’une multitude à l’échelle d’une à deux parcelles tout au plus. Au-delà de distinctions sur la forme des immeubles, l’identité sociale des acquéreurs et les volumes monétaires échangés, il n’y a aucune différence sur le plan juridique entre les diverses catégories de propriétaires, quelles que soient d’ailleurs les motivations qui les animent. Les mêmes mécanismes sociaux et contractuels sont mobilisés par tous, qu’il s’agisse d’acquérir une seule parcelle ou un terrain de plusieurs hectares afin de le lotir.

8Dans ces conditions, l’étude des mécanismes de formation des prix montre que le sol est devenu un bien de commerce auquel des experts attribuent des valeurs qui vont venir guider un marché totalement libéré d’un contrôle de la puissance publique. Parallèlement, un mouvement de publicisation croissante affecte la circulation de l’information immobilière à cette époque, renforçant progressivement l’égal accès des habitants aux renseignements permettant de réaliser un échange sur le marché des biens urbains. Enfin, les modalités de paiement de ces transactions mettent en lumière un système d’échanges essentiellement fondé sur le crédit et l’endettement.

9Cette conception du foncier urbain essaime également dans les pratiques administratives développées par les pouvoirs municipaux pour mettre en œuvre cette fabrique territoriale. L’étude des conditions de financement de ces embellissements, fondées sur un principe d’autofinancement, montre que l’unité parcellaire sert d’assiette aux impositions prélevées pour assurer son amortissement. Dans l’agrandissement d’Aix, c’est la possession privée qui est taxée, soit l’usage du sol. Dans le port marseillais, ce sont les plus-values occasionnées par les opérations qui sont imposées, autrement dit les fruits procurés par le foncier. Généralement, seules les denrées et les produits manufacturés sont frappés par une fiscalité dans les centres urbains. L’organisation administrative du lotissement développée par l’archevêque d’Aix, qui procède à la vente de lots standardisés de 128 m², assimile encore davantage les biens fonciers à des marchandises, tant sur le plan économique que matériel, dénotant le caractère programmatique du découpage spatial mis en œuvre, et de son rôle d’unité de mesure fiscale.

10Lorsque l’on change d’échelle, le domaine bâti témoigne d’un phénomène analogue de marchandisation de ses processus de production. Les matériaux de construction, via des circuits d’échanges multiscalaires de produits neufs et de remplois, suscitent une intense activité économique. Sur le plan architectural et décoratif, les mécanismes d’émulation et d’imitation que nous avons constatés n’expriment pas seulement une compétition esthétique entre les commanditaires, mais reflètent essentiellement des choix pratiques du point de vue des bâtisseurs, sollicités pour une partie de leur savoir-faire qu’ils maîtrisent particulièrement. Enfin, l’organisation des chantiers témoigne de formes micro-entrepreneuriales de la part des artisans aixois et marseillais dans lesquelles tous les aspects économiques de leurs actions relèvent de leur responsabilité. La multiplication des sous-traitants, permettant au passage la réalisation de menus bénéfices, illustre cette marchandisation de la production du bâti. Le chantier apparaît alors dans toute sa complexité, à la fois comme un objet unique – une œuvre – et reproductible à l’infini selon les mêmes schémas contractuels – soit un produit. Ainsi, la fabrique urbaine peut se résumer à la production en série d’œuvres architecturales uniques, produites et reproduites selon les mêmes règles. Quant au maître artisan, sa capacité à anticiper l’approvisionnement en matériaux et à diriger plusieurs équipes réparties sur différents chantiers en fait un véritable entrepreneur moderne.

11En tant que produits, les objets qui composent les villes d’Ancien Régime sont rapidement devenus des marchandises. Notons cependant que cette conception marchande de la production de l’espace s’épanouit dans un cadre juridique mâtiné d’héritages féodaux relatifs à la propriété, qui mettent l’accent sur le potentiel social et symbolique de la possession foncière. Malgré l’incomplétude du phénomène, la marchandisation de l’espace urbain s’accompagne d’un souci de transparence et de concurrence dans la fabrique territoriale qui en est à l’origine.

Concurrence et transparence

12Le mouvement d’urbanisation qui touche les villes françaises des xvii^e et xviii^e siècles semble traversé par une volonté de transparence et de concurrence dans les processus qui le sous-tendent. Sur le marché immobilier, les conditions de circulation de l’information économique attestent ce souhait de la population. Les réseaux interpersonnels, par lesquels transitent presque tous les renseignements relatifs au marché des biens urbains, vont voir émerger d’autres formes de diffusion de l’information. Les institutions municipales sous la forme d’affiches imprimées, puis une véritable presse d’annonces à partir du xviii^e siècle, vont permettre de relayer les désirs de ventes et d’achats qui animent le corps citadin. Sans faire disparaître pour autant toutes les modalités originelles de circulation de l’information, les annonces de presse révèlent une dépersonnalisation progressive de cette dernière lors de son passage à l’imprimé. Ce phénomène participe à sa manière au développement d’un espace public « occasionnel » permettant la rencontre entre les acteurs du marché.

13Cet effort pour réduire l’asymétrie informationnelle qui caractérise de nombreux segments de l’économie pré-industrielle se trouve nuancé au même moment par le rejet, dans la population, des tentatives de professionnalisation et d’objectivation des mécanismes de détermination de la valeur immobilière. La volonté administrative d’imposer une expertise mathématique pour fixer le prix des biens urbains a été perçue par les habitants comme une disjonction entre le corps social et le pouvoir politique. Les particuliers dénoncent une tentative de dépossession d’un exercice qu’ils estiment avoir toujours maîtrisé jusqu’alors : attribuer une valeur à leur patrimoine. Cette réaction peut être vue comme une forme de rejet d’une transparence économique totale, l’expression d’une population qui n’est pas entièrement prête à s’affranchir des paramètres présidant habituellement à ses transactions.

14Il est un domaine en revanche où la libre concurrence n’est pas loin de se trouver désormais pleinement accomplie : celui des travaux publics. Alors que dans le cas aixois l’archevêque continue de jouer avec ses réseaux personnels pour attribuer des marchés relatifs à la construction édilitaire, les échevins marseillais optent pour un mode de passation reposant sur une procédure d’enchères au rabais, soit un mécanisme public et concurrentiel. Tous les travaux publics sont attribués à l’encan, afin de permettre un égal accès à l’information chez les constructeurs, et de tirer les prix à la baisse au profit des commanditaires. Ce mouvement n’est en rien une particularité provençale, et touche nombre de villes françaises à la même époque.

15Enfin, cette évolution en direction d’une plus grande transparence dans l’aménagement urbain se trouve également incarnée dans les pratiques de concertation collective qui s’opposent parfois à l’unilatéralité des décisions administratives. Dans le cas des arrêtés d’alignement, nous nous trouvons face à l’expression la plus éclatante des pouvoirs suréminents de l’administration sur les droits individuels fonciers. Cependant, nous avons pu observer la vaste concertation qui préside à ces procédures de partage des espaces, écornant ainsi l’image d’un pouvoir politique agissant seul dans ces processus de fabrique du territoire. Cette négociation publique qui régit la procédure d’alignement participe grandement de cet effort de transparence dans le fonctionnement institutionnel, témoignant des premiers frémissements d’une « certaine conception de l’urbanisme collectif3 ».

16Ce dernier point est capital, et souligne ce qui constitue la troisième caractéristique de ces aménagements urbains des temps modernes : la clarification des droits individuels et collectifs sur la ville, et un partage strict des espaces qui la compose.

Clarification des droits et partage des espaces de la ville

17Finalement, les embellissements d’Ancien Régime semblent moins à l’origine de pures innovations institutionnelles et juridiques, qu’au point de départ d’une réactivation et d’un réordonnancement de pratiques administratives déjà attestées mais guère formalisées jusque-là. L’intensité de ces phénomènes urbanistiques a conduit leurs ordonnateurs à procéder à une clarification des droits sur le sol, conduisant à rationaliser l’action des acteurs sur l’espace en procédant à un partage plus strict de celui-ci au sein des villes.

18Les relations sociales qui se créent au travers de la propriété et des échanges fonciers, mais aussi l’organisation économique et sociale des chantiers de construction, forment autant de domaines profondément attachés aux règles régissant les rapports juridiques entre personnes privées. Dans ces dynamiques foncières et bâties, la puissance publique ne paraît guère impliquée – sauf au travers de servitudes, par ailleurs totalement absentes des terrains étudiés. L’espace public, et l’ordre juridique qui lui est attaché, ne fait son apparition que lorsqu’il s’agit d’envisager le rapport de certains objets urbains, même privés, avec l’ensemble du système citadin. En revanche, la production de ces objets relève de mécanismes contractuels, donc du droit des gens.

19L’étude du vaste champ de la construction urbaine nous a alors placé au point de rencontre des volontés privées et publiques, et donc au croisement des droits individuels et des droits suréminents du collectif sur la ville. On peut voir les maîtres artisans du bâtiment comme une interface, un médiateur entre l’autorité publique qui aménage et les particuliers qui investissent. Deux éléments illustrent cette idée. D’une part, nombre de maîtres artisans s’emploient, parallèlement à leur activité auprès des propriétaires privés, au service de l’autorité politique et de l’intérêt général pour des travaux publics. D’autre part, l’espace même de leur activité relève d’un double contrôle. Le chantier, fruit d’un accord conventionnel afin de faire édifier une maison, dépend de la responsabilité des seules parties au contrat. Le non-respect de la loi des parties ne fait pas l’objet d’un contrôle automatique de la part de l’autorité administrative. En revanche, le chantier n’est pas un objet isolé du reste du complexe urbain. La question de son insertion spatiale et de son respect des règles d’ordre public appartient aux pouvoirs de police dans la ville. Pour ces derniers, le chantier – et la maison qui lui succédera en lieu et place – constitue la pièce d’un ensemble plus vaste, une composante qu’il convient d’agencer avec des objets similaires et contigus le long de voies de communication, et qui forment, par leur addition, une ville. Cette distinction est à l’origine d’un partage des droits sur le chantier, et d’une distinction spatiale à propos de cet objet. Une collaboration entre maîtres artisans et personnels de police se fait jour. Les premiers doivent gérer les aspects techniques des chantiers, quand les forces de police doivent veiller au bon ordre urbain en général, autrement dit à ce que les constructions ne génèrent pas de nuisances au détriment des autres espaces de la ville. Sur le plan spatial, il y a ceux qui agissent « sur » le chantier, et ceux qui s’assurent, de l’extérieur, de la bonne relation du chantier « avec » le reste de la ville.

20Cet exemple de clarification des droits sur un même objet urbain illustre un mouvement plus vaste de partage des espaces urbains. Ce phénomène a ainsi eu pour corollaire de déterminer, du moins d’identifier et de reconnaître clairement, des espaces relevant de l’action, de l’autorité et de l’usage du public. Autrement dit, les embellissements étudiés ont été l’occasion d’un partage plus net entre le public et le privé au sein de la matérialité citadine. Certains objets, comme l’eau, forment des entités complexes, « intermédiaires », tiraillées entre des pratiques contractuelles privées et un intérêt général supérieur pouvant justifier son appropriation par la collectivité, et l’établissement de contraintes sur les droits individuels permettant d’en user. Au bout de ce processus, un outil juridique exprimant le pouvoir suréminent du public sur les droits particuliers fonciers est définitivement établi dans sa forme moderne : l’expropriation. Sur le plan politique, cette évolution consacre les prémices d’une supériorité de l’intérêt général sur celui du particulier.

21Dans cette clarification des droits sur la ville, la propriété joue un rôle d’interface par laquelle les pouvoirs publics négocient le partage des espaces urbains. Avant d’être une marchandise et un ensemble de droits individuels, la propriété résulte d’une création administrative et spatiale. Par le biais d’une procédure d’alignement, les institutions locales sont en mesure de formaliser au sol, au nom des impératifs d’ordre public précédemment évoqués, la distinction entre des espaces relevant de droits particuliers et des espaces relevant d’une appropriation et d’une gestion collective. Si la propriété est individuelle, son usage et son insertion dans l’espace général de la ville sont soumis à l’intérêt supérieur du public. Cette distinction explique en partie les raisons pour lesquelles cet agencement global des unités foncières à l’occasion d’alignements dépend d’une concertation collective réunissant tous les acteurs concernés par ces transformations formelles de la ville.

22Enfin, l’analyse des conditions fiscales régissant les opérations urbaines étudiées reflète l’image d’un espace urbain qui tend à être de plus en plus envisagé comme un espace collectif, une somme de propriétés privées qui cohabitent avec des espaces reconnus, au moins dans la pratique, comme publics. Des lieux qui appartiennent à tous, relèvent de l’autorité des instances municipales, et qui imposent leur présence et leur force contraignante aux domaines privés. La fiscalité joue alors un rôle de médiation entre les actes d’appropriation privée et collective de la ville et de ses ressources. Elle est utilisée comme un droit d’entrée afin de pouvoir intégrer cette communauté et participer à ses transformations. Face à ces conditions va naître en retour, chez les propriétaires concernés, un sentiment d’appartenance collective à la ville, et d’appropriation publique et unifiée des espaces qui la composent. Les revendications antifiscales que nous avons pu observer témoignent elles aussi d’une conception collective de l’urbanisme à l’époque considérée, et qui se veut au fondement des modalités d’appartenance à la communauté citadine.

23Cet effort de rationalisation qui accompagne les processus d’embellissement à l’époque moderne est porteur de deux conséquences. Il est à l’origine, d’une part, d’une structuration juridique et administrative qui ne sera plus démentie par la suite, trouvant même une consécration légale à l’époque napoléonienne dans la « loi sur le dessèchement des marais » du 16 septembre 1807 qui sert encore de matrice aux dispositifs administratifs contemporains en matière d’urbanisme4. D’autre part, ce mouvement de clarification spatiale et juridique a favorisé l’essor et la structuration d’un droit public d’Ancien Régime.

Impulsion municipale et fabrique d’un droit public d’Ancien Régime

24Les relations foncières qui se sont nouées sur le marché des biens au cours des embellissements étudiés ne semblent pas stimuler et solliciter une production normative nouvelle. Bien au contraire, le système contractuel disponible paraît suffire, et sert de point d’appui à l’action individuelle sur le sol. À cette échelle de la fabrique territoriale, le droit accompagne la production de l’espace, et non l’inverse. Si l’on déplace le regard en direction de l’économie de la construction qui organise les chantiers dans la ville, c’est un système juridique empreint d’éléments privés et publics qui vient réguler les pratiques des maîtres artisans, et qui accompagne le développement spatial à l’échelle bâtie. Enfin, lorsque l’on se place au niveau des mécanismes administratifs développés afin de gérer les nouveaux espaces urbains produits, un processus inverse semble se faire jour. Dans cette situation, la production spatiale stimule l’élaboration d’un complexe administratif afin de répondre aux nouveaux enjeux posés par l’urbanisation.

25Les études historiques consacrées aux formes du pouvoir politique dans la France d’Ancien Régime ont mis en avant le rôle prépondérant de la monarchie dans les embellissements urbains du Grand Siècle, comme s’il fallait trouver un prolongement urbanistique au pouvoir absolu de la royauté. L’étude croisée de plus d’une dizaine d’opérations d’aménagements urbains aux xvii^e et xviii^e siècles montre que le pouvoir royal, quel que soit son rôle dans la conception de ces projets, est certes toujours au point de départ de ces opérations urbaines. Pour autant, son implication ne dépasse guère la légitimation et la validation de ces actions. L’organisation administrative déployée pour conduire l’aménagement des villes se passe en effet de toute ingérence monarchique. Ce sont souvent les institutions municipales et les pouvoirs locaux qui assurent la mise en œuvre et le contrôle de l’urbanisation.

26Ce mouvement d’épanouissement administratif des autorités locales en matière de politique urbaine se déploie paradoxalement dans un contexte généralisé de resserrement de l’étau étatique sur les structures institutionnelles du royaume. Cette dynamique qui touche les municipalités favorise alors une tendance à l’homogénéisation des mécanismes de gestion de la production urbaine. Cette homogénéisation, perceptible notamment pour la question des chantiers de construction ou la fiscalité, ne signifie pas pour autant symétrie. Les cas d’Aix et de Marseille montrent qu’avec des objectifs similaires et des conditions de départ très proches, les accroissements urbains peuvent déboucher sur des solutions différentes face à certains problèmes posés par la gestion de l’espace.

27Les réponses administratives apportées aux situations spatiales nées des embellissements – alignement, expropriation, ordre public de la construction, fiscalité foncière – sont concomitantes de la restructuration des institutions de police urbaine. Dans ce contexte de production normative et institutionnelle, l’espace de la ville apparaît comme un milieu dans lequel, et à partir duquel, l’action policière puise une partie des ressources nécessaires au contrôle social qu’elle souhaite étendre. Les enjeux posés par la transformation des formes urbaines, leur appropriation et leur usage, sont directement à la source du développement d’un certain nombre de prescriptions normatives qui accompagnent l’action policière dans la ville. Cette action sur la matérialité urbaine et ses pratiques s’appuie sur les liens étroits que l’on peut observer entre le droit et les objets spatiaux que l’on souhaite réglementer.

28La production normative que l’on observe au tournant des xvii^e et xviii^e siècles résulte, pour l’essentiel, d’une mise en ordre réglementaire sous la forme de collections d’ordonnances. Cette réorganisation du droit a joué un rôle fondamental dans la redéfinition et l’unification des entités citadines récemment transformées. Progressivement, une « identité entre contrôle social et contrôle territorial5 » s’est fait jour au siècle des Lumières. Le droit n’accompagne plus seulement l’évolution des relations sociales et spatiales, mais tend désormais à commander cet ensemble et à diriger en amont ses évolutions. Cette mise en ordre normative sous forme de collections réglementaires consacre l’unification des différentes composantes de la matérialité urbaine dans un même ensemble discursif et disciplinaire. La mise en ordre du droit est directement à l’origine d’une mise en ordre des espaces.

29Ces différents bouleversements qui affectent le champ politique du contrôle social ont permis d’autonomiser un ensemble juridique spécifiquement chargé d’assurer le gouvernement des hommes et des choses. La ville et ses espaces d’un côté, les modalités de production de cette dernière de l’autre, disposent dès le xviii^e siècle d’un cadre normatif spécifique, et de plus en plus structuré. Cependant, cette dynamique que nous venons de rappeler ne reflète qu’une partie du phénomène de fabrique territoriale d’Ancien Régime. En dehors d’un cadre juridique et institutionnel, les habitants ont démontré leur extraordinaire capacité d’appropriation de ces espaces qu’ils ont eux-mêmes produits, tant dans leurs pratiques matérielles que discursives.

Citadins et appropriation de l’espace

30Ces quatre points qui caractérisent la fabrique territoriale des temps modernes – marchandisation de la ville, concurrence et transparence procédurales, clarification des droits et partage des espaces, autonomie municipale et fabrique du droit – convergent tous vers une idée centrale permettant de résumer à elle seule les modalités du vivre ensemble dans les centres urbains à cette époque : la tendance croissante des particuliers à s’approprier les espaces de la ville et les processus de transformation et de production de ceux-ci.

31L’organisation juridique et sociale du marché des biens et de l’économie de la construction, les procédures administratives d’alignement des unités parcellaires, et les conditions fiscales qui président aux embellissements, témoignent d’une volonté accrue de la population de tenir la main – du moins de participer – à un nombre toujours plus important de procédures conduisant à la production des complexes citadins. Il s’agit là d’autant d’illustrations d’une conception d’un urbanisme collectif et renouvelé sous l’Ancien Régime.

32Cependant, ces constatations émergent essentiellement lorsque l’on observe les réactions des particuliers au prisme de l’action politique et administrative. Elles révèlent à quel point les habitants ont su, à l’occasion d’embellissements de leur cadre de vie, se saisir et développer des outils juridiques et des pratiques socio-spatiales afin d’imposer leurs marques à des mécanismes de fabrique et d’aménagement des villes, de transformation de leur environnement social et matériel. Mais qu’en est-il de ces phénomènes d’appropriation des espaces urbains pris en dehors du cadre fixé par le pouvoir politico-administratif des municipalités ? Surtout, comment approcher cette tendance perceptible dans les actions institutionnelles des particuliers, par d’autres biais que ceux offerts par la documentation utilisée jusques ici ? Il nous paraît alors opportun d’ouvrir notre questionnement aux pratiques discursives développées au siècle des Lumières à propos des entités urbaines, prises dans leur versant social et matériel. Le dernier chapitre de ce travail a ainsi montré tout le potentiel d’une étude croisée des multiples discours produits sur un lieu et un espace spécifique d’une ville. Ce sont autant de modèles territoriaux qui se dévoilent, et qui influent sur l’espace vécu par les particuliers.

33Ce glissement des pratiques vers les discours, des formes vers les représentations, enrichit considérablement notre compréhension des modalités de production, et d’appropriation, des espaces urbains. Ce prolongement mérite d’être approfondie tant il révèle les capacités d’action des habitants de toute condition aux transformations de leur cadre de vie.