« Habiter un lieu, est-ce se l’approprier ? Qu’est-ce que s’approprier un lieu ? À partir de quand un lieu devient-il vraiment vôtre ? »
Perec Georges, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 2000 (1974), p. 50.

1Étudier la production d’un nouvel espace urbanisé ne peut se limiter à l’analyse des mécanismes mis en œuvre pour assurer l’exécution d’un tel processus. Au-delà des outils forgés par l’autorité publique pour contraindre les droits fonciers individuels, il convient d’observer les modalités de gestion, puis d’intégration, de ces nouveaux morceaux de ville à l’espace urbain existant. Cette approche permet de préciser le mouvement d’appropriation collective des complexes citadins mis en lumière au moment d’étudier les conditions fiscales de la croissance.

2La ville, en tant que phénomène social et spatial, résulte ainsi de la rencontre d’une multiplicité d’acteurs et de temporalités1. Sur le plan matériel, des formes, des agencements, et des constructions d’époques différentes coexistent, se juxtaposent, et s’imbriquent. De fait, « l’un des caractères de la ville, puisqu’elle n’est pas table rase et conserve non seulement la trace mais des fragments même des structures venues du passé, est de faire converger dans un même temps ces expériences multiples2 ». Dans ce mouvement de convergence nécessaire le droit tient une place centrale. Il forme l’un des dispositifs sur lequel repose cette union, cet amalgame, qui seul permet de reformer l’unité urbaine bouleversée par la croissance. En déplaçant ensuite le point d’observation de la ville en général en direction de lieux précis à l’intérieur même des complexes urbains, nous serons en mesure de constater les conditions d’appropriation de ces espaces par la population, et par là de nuancer la toute-puissance administrative opérant dans les mécanismes de fondation des villes. Nous pourrons en effet apprécier la performativité d’autres formes de discours produits à cette occasion. La fabrique territoriale apparaît ainsi comme le fruit d’une pluralité d’actions et d’opinions, de modèles territoriaux qui s’entrecroisent, s’opposent, et s’affrontent, pour délivrer une variété de représentations sur un même espace3. Cette réorientation dans notre approche du fait urbain et spatial permet d’observer la manière dont les populations s’approprient et transforment un espace qu’elles ne peuvent totalement contrôler.

Intégration spatiale et conduite des hommes

3Si l’on se souvient des traitements fiscaux différentiels qui ont prospéré à Marseille pendant plusieurs décennies, entre d’une part l’« ancienne » ville, et d’autre part la « nouvelle4 », les modalités d’incorporation des espaces nés de la croissance méritent d’être observées. Alors que dans la ville de Lille, agrandie en 1670, cette intégration juridico-spatiale est réglée dès l’acte royal officialisant l’opération5, il semble qu’à Marseille cette question n’ait pas fait l’objet d’une anticipation particulière. Au contraire, une étude dans la longue durée témoigne d’un certain empirisme en la matière. Ce qui n’apparaît pas comme une préoccupation dans la gestion de la croissance par les échevins, constitue en revanche pour l’historien un puissant révélateur des manières de concevoir l’objet urbain qui avaient cours à cette époque. En s’autorisant à délaisser le processus d’embellissement pour observer l’évolution des modes de gestion du cadre citadin jusqu’à la veille de la Révolution, deux notions se détachent et s’affirment comme des instruments majeurs du gouvernement de la ville et des hommes en son sein. Les appareils policiers en voie de structuration à l’orée du xviii^e siècle reposent en partie, dans leur fonctionnement et leurs modes d’administration, sur deux outils qui entretiennent entre eux une relation étroite. L’instrument normatif au sens juridique, incarné par les règlements de police, joue un rôle clef dans la transformation de l’espace et de ses pratiques. Dans le même temps l’espace de la ville, produit social et fruit de rapports interpersonnels, constitue un support central sur lequel repose cette action policière. Les dispositifs normatifs qui accompagnent l’essor d’appareils policiers ont offert aux autorités locales de puissants instruments dans cette fabrique territoriale. La mise en ordre juridique qui s’opère va alors jouer un rôle important dans la redéfinition et l’unification des entités citadines récemment transformées.

Embellissement et normes de police

4Le système juridique d’Ancien Régime se caractérise par la diversité des instruments coercitifs qui le composent. La nature des normes édictées et leurs émetteurs sont pluriels6. Il apparaît pourtant qu’une forme particulière de prescription administrative joue un rôle éminent dans la gestion des espaces urbains et de leur fabrique : le règlement de police. Expression juridique caractéristique de l’action policière à l’époque moderne, ce type de mesure va être l’objet d’une mise en ordre au cours du xviii^e siècle, assurant encore davantage sa suprématie dans la gestion des entités urbaines. Cet outil de contrainte et de façonnement des espaces et des conduites va alors être à l’origine, par son réagencement, d’une nouvelle conception et appréhension des complexes citadins.

Règlement de police et croissance de la ville

5Les différents exemples d’embellissements urbains que nous avons pu évoquer jusqu’ici l’ont bien montré. Les sources normatives édictées ou appliquées à l’occasion de ces opérations ont des origines et des formes multiples, aussi bien royales (lettres patentes, ordonnances des intendants) que municipales (échevinage et Bureau de l’agrandissement à Marseille). En dépit de cette diversité, ces différents acteurs institutionnels de la croissance ont tous reçu un mandat spécifique pour agir lors de ces opérations.

6Cependant, la documentation conservée dans la cité portuaire fait également état d’une production normative relative à l’extension qui est exogène aux institutions spécifiquement en charge de l’opération. En effet un registre de règlements de police rassemble, dans un ordre dispersé et probablement de manière incomplète, plusieurs « ordonnances de police » dont certaines ont été adoptées pour réguler des comportements nés à l’occasion de l’embellissement7. Ces ordonnances visent à garantir, tout en le façonnant, le respect d’un ordre public de la construction et de la pratique des espaces de la ville. Elles concernent aussi bien le dégagement des rues afin de faciliter la circulation et garantir la sécurité des personnes, que l’entretien du pavé ou encore l’occupation illégale des voies par certaines activités commerciales, témoignant ainsi d’un intérêt affirmé des autorités publiques pour le nouvel espace produit par l’agrandissement de la ville.

7Cette réglementation, adoptée à partir de troubles survenus pendant l’embellissement, participe de la construction d’un droit de l’urbanisme dans la mesure où elle concerne essentiellement les modalités de production des espaces urbains. Sa diversité et sa ponctualité confirment le caractère « empirique » du droit de l’urbanisme d’Ancien Régime. Sans pensée théorique à l’origine, ce pan bien défini au sein des systèmes juridiques contemporains est né à l’époque moderne « en raison de besoins imprévus, et commandés par les transformations des politiques urbaines et des modes de vie8 ». Le droit en charge de la construction des territoires et de leur gestion prend racine au sein « d’une casuistique des pratiques que l’on retrouve initiée par différentes autorités directement intéressées », tant monarchiques, municipales, que corporatives9.

8Il faut donc s’arrêter un instant sur la nature réglementaire des prescriptions relatives à l’aménagement urbain qui, généralement adoptées sous la forme d’ordonnances pour assurer le bon déroulement des embellissements, ont rapidement débordé le cadre strict de la construction territoriale pour embrasser les usages sociaux de ces productions. Pendant longtemps, les ordonnances de police des différentes villes du royaume ont subi un usage « à la carte » de la part des historiens, afin d’éclairer tel ou tel aspect de la vie urbaine, et ce bien au-delà de la construction10. Ce n’est que depuis la fin des années 1990 que des études plus systématiques prenant pour objet ces textes réglementaires apparaissent. Ces règlements de police peuvent être vus comme l’expression d’une rationalité gouvernementale. Ils produisent un espace de référence et un « agencement du réel à l’intérieur duquel les acteurs prennent position11 ». À l’époque moderne, la police va devenir l’instrument principal de gouvernement des hommes. Son objectif est de réguler les relations entre les groupes sociaux et de clarifier leurs rapports12. Dans cette ambition qui passe par la nécessité de tout voir et de tout contrôler, la réglementation urbaine est à la fois un préalable et un point d’appui essentiel13. En captant d’abord le réel et en agissant ensuite sur lui, les mesures de police ont un caractère souple permettant de moduler le droit sur la situation en question14.

9Par cette étroite relation qui le lie au quotidien, le droit est le fruit d’un ensemble de « petits ajustements » et de « micro-tensions » visant à relier entre eux les faits tirés de l’observation du réel avec les principes juridiques et moraux en vigueur dans la société15. En contexte d’embellissement urbain, ces principes correspondent à « des considérations d’ordre urbanistique où le “beau” côtoie l’“ordre public” à travers les critères maintes fois répétés de “nécessité et commodité”16 ». C’est alors selon un double « mouvement d’exportation des méthodes et principes du droit » – pensés en termes d’ordre public urbain dans notre cas – et « d’importation des problèmes et des préoccupations » du corps social, que se développe la réglementation de police17. Cependant, la fabrique du droit ne passe pas par l’établissement d’une synthèse entre ces deux pôles opposés, entre le juridique d’un côté et la pratique sociale de l’autre. Le droit se construit en qualifiant juridiquement une situation, conférant ainsi aux principes moraux qui sous-tendent une prise de décision la force du droit nécessaire pour contraindre le réel18. En produisant un ordre de référence symbolique, les normes de police ont été en mesure de façonner un cadre des conduites à l’intérieur duquel les individus prennent position, s’orientent dans l’action, et assument des décisions. Dans cette perspective, le droit peut être lu comme un atelier de techniques, en interaction avec et sur la réalité matérielle. Par son adaptabilité à l’urgence et aux circonstances particulières qui la détermine, la mesure de police constitue un instrument de gouvernement dont le but n’est pas seulement de maintenir l’ordre, mais aussi et avant tout de le produire19.

10Les règlements de police ont formé une des matrices principales des embellissements urbains étudiés. Produits par une diversité d’acteurs institutionnels, ils ont servi de dispositifs sur lesquels les administrateurs de la croissance ont fait reposer leurs actions afin de stimuler la production d’un nouveau territoire citadin. Les règlements de nature policière – au sens administratif et non institutionnel du terme – ont permis d’encadrer autant la fabrique de la ville que les usages de l’espace à cette occasion. Cette organisation administrative et réglementaire a accompagné, en même temps qu’elle s’est trouvée confortée par lui, un double mouvement de policiarisation des processus de fabrique territoriale, et de réagencement des règlements de police.

Structuration des appareils de police urbaine et contrôle des processus de fabrique de la ville

11Les appareils de police ont une origine ancienne en Provence. Bien avant l’édit de 1667 qui crée la charge de Lieutenant Général de Police à Paris, de nombreuses villes sont dotées d’organisations administratives assurant le maintien de l’ordre public. À Aix, un Bureau de police existe depuis 1569, composé d’intendants chargés de dénoncer les infractions dans la ville20. À Marseille, Henri II confirme l’autorité des consuls de la ville sur les matières de police urbaine par des lettres patentes d’août 155521. Lorsqu’en 1699 la réforme de la police parisienne est étendue à l’ensemble des villes du royaume, les villes de Provence, déjà outillées en institutions municipales de maintien de l’ordre urbain, doivent procéder au rachat de l’ensemble de ces nouveaux offices royaux (lieutenant général, commissaire, procureur du roi, sergent…), afin de les unir à leurs offices municipaux de police22.

12Cette restructuration des appareils de maintien de l’ordre se fait parallèlement à l’affirmation d’un contrôle policier sur la fabrique territoriale que nous avons déjà pu constater au lendemain des extensions23. Le xviii^e siècle est en effet le cadre d’un glissement dans le contrôle de l’ordre public de la construction, faisant passer cette compétence des mains des maîtres artisans du bâtiment à celles des officiers de police municipaux. C’est également la période où la relation entre police et territoire s’est mise en place, avec un discours policier spécifique sur l’espace urbain24. On observe alors en matière d’embellissement urbain un véritable partage des compétences, où les maîtres artisans se trouvent cantonnés à la surveillance des aspects techniques des chantiers, quand les forces de police doivent veiller au bon ordre urbain dans son ensemble, et à la sanction des éventuels troubles constatés.

13Ce rééquilibrage des pouvoirs au profit d’instances de police est caractéristique de l’histoire politique des villes au siècle des Lumières. Dans la capitale parisienne, ou encore à Lille, le contrôle de l’accroissement urbain et de ses manifestations matérielles – chantier, salubrité des rues, sécurité des personnes, etc. – se trouve progressivement confié aux appareils policiers25. Cette évolution institutionnelle s’avère lourde de conséquences sur le plan du gouvernement des hommes. La recomposition des édifices réglementaires à partir du milieu du xviii^e siècle dans plusieurs villes du royaume, dont Aix et Marseille, témoigne sur le plan urbain d’une « identité entre contrôle social et contrôle territorial26 » de plus en plus claire et assumée de la part des autorités municipales.

Mise en ordre du droit et recomposition des dispositifs normatifs

14Dans la seconde moitié du xviii^e siècle, nous observons dans plusieurs villes comme Aix et Marseille, mais aussi à Lille et Montpellier, la confection de registres visant à rassembler les mesures de police émises depuis la fin du xvi^e siècle et dispersées sans ordre cohérent dans plusieurs registres. Le « Recueil des règlements » de Marseille rassemble ainsi, sous la forme d’un registre manuscrit, 42 matières de police composées de 300 articles confectionnés à partir de plus de 400 sources réglementaires comprises entre 1601 et 176427. À Aix, un recueil imprimé en 1741 reprend, in extenso, un règlement municipal adopté le 6 septembre 1659 et composé de 103 articles répartis en 46 matières28. À Lille, le Recueil des principales ordonnances des magistrats de la ville de Lille, édité en 1771, est composé de 17 chapitres, divisés en paragraphes façonnés à partir de plusieurs ordonnances29. À Montpellier enfin, le Sommaire des reglemens faits par le Bureau de police de la Ville…, édité en 1760 par Antoine Reboul, lieutenant du maire, était composé de 67 paragraphes, organisés en plusieurs matières de police30.

15Le recueil confectionné dans la ville de Marseille ne contient pas de préambule, ni autre forme de présentation. Nous ignorons la date et les raisons pour lesquelles il a vu le jour. À Aix en revanche, l’édition confectionnée en 1741 semble participer d’un projet plus large que la simple mise en ordre étudiée, et vise à rassembler en un seul volume les « pièces les plus considérables » de la réglementation de la ville qui sont devenues « très rares31 ». À Lille en revanche, le recueil de 1771 s’affirme comme une mise à jour d’une entreprise similaire réalisée dès 1745, et qui « contenoit des Règlements ou tombés en désuétude, ou contrariés par des Règlemens nouveaux relatifs aux circonstances actuelles32 ». Dans tous les cas les mêmes objectifs pratiques sous-tendent les éditions de ces différentes villes. Il s’agit toujours de diminuer les risques de confusion et limiter les abus dans l’application des normes de police. La seconde raison qui semble motiver ces mises en ordre normatives concerne l’instruction des populations. À Aix, les consuls estiment que « les Citoyens doivent être instruits de leurs devoirs, pour les remplir ; mais ils ne doivent pas ignorer quels sont leurs droits, afin de ne pas les laisser perdre33 ».

16Le « Recueil de règlement » de Marseille, malgré l’absence de précisions à ce sujet, semble participer d’une réformation plus globale des pratiques gouvernementales dans la ville. Plusieurs éléments portent à penser qu’il aurait été constitué vers 1765-1766. La source juridique la plus tardive qui le compose date d’août 1764. De plus, une réforme de l’organisation municipale fut imposée par la monarchie entre 1765-66. Un mémoire est commandé à propos des structures administratives de la cité – dont sa police – en 176534, et l’année suivante un nouveau règlement municipal est adopté35. Le recueil pourrait ainsi résulter de cette réorganisation administrative, ou bien être vu comme un outil constitué par l’administration policière elle-même pour améliorer sa pratique quotidienne. La ville avait en effet connu le 26 mars 1718 un précédent en la matière : un règlement général de police en 38 articles, publié et affiché sur ordre du procureur du roi, et qui visait à « renouveller les articles qui paraissent les plus utiles, et qui sont les moins exécutez36 ». Le recueil des années 1760 dépasse amplement le simple renouvellement de règlements : il s’agit davantage d’une œuvre originale, au sens de création juridique.

17Il existe dans l’histoire du droit trois types de mise en forme des normes. Il y a d’abord la compilation, c’est-à-dire la réunion sans ordre cohérent de textes juridiques disparates, d’origine et de nature très différentes37. À l’autre bout de la chaîne, il y a la plus célèbre des mises en forme juridique, à savoir la codification, consistant au rassemblement d’un ensemble de règles de droit, entièrement réécrites pour former un nouveau code (c’est le cas par exemple du Code civil de 1804). Réunies par matières et présentées en articles, leur valeur obligatoire résulte d’une promulgation officielle par l’autorité législative compétente38 : un droit nouveau est véritablement créé, à partir de règles existantes39. Ces deux opérations ne semblent pas correspondre à la nature du recueil marseillais. Ce dernier semble relever de ce que l’on nomme aujourd’hui une collection. Réunion de textes choisis, mis en forme dans un ensemble ordonné afin de bâtir un droit cohérent, structuré, et organisé selon un plan40, elle se fait à « droit constant », c’est-à-dire à partir de textes existants repris in extenso et regroupés de manière organisée afin d’adapter les règles selon les nécessités du temps41. C’est ce schéma qui restitue également le mieux l’esprit du processus à l’œuvre à Aix, Montpellier et Lille.

18Le recueil marseillais des années 1760 est en effet composé à partir de 417 textes, aux origines variées. Les deux tiers de ces sources émanent du seul Bureau de police de Marseille, alors que seules 23 % sont le fruit du pouvoir royal (ordonnance, édit, déclaration). La réglementation de police retenue dans cette source est donc massivement le fait de l’institution qui a en charge son application, et la sanction de ses infractions. Cette tendance est encore plus poussée à Aix et Lille, où les deux registres ne sont composés que de textes municipaux. Ces différentes éditions de textes juridiques posent alors un certain nombre de questions. Est-ce que les réglementations policières ainsi rassemblées et remembrées sont teintées d’une autre signification, voire d’une autre ampleur ? La collection de normes ainsi constituée permet-elle de mieux agencer le réel qu’une simple succession de règles autonomes les unes des autres ?

19Selon les historiens du droit, toutes les mises en forme du droit répondent à un besoin : celui de clarifier un éventail réglementaire arrivé à un certain degré de dispersion qui rend difficile sa compréhension et son usage42. Toutes origines confondues, on frôle à Marseille le millier de normes produites par le pouvoir citadin au siècle des Lumières43. L’inorganisation des règlements, avant la confection du recueil que nous étudions, est très probablement à l’origine de sa rédaction.

Figure 41. – Répartition quantitative et chronologique des sources réglementaires composant le recueil des règlements de Marseille.

20La mise en forme à droit constant qui a permis l’édiction du recueil de 1760 porte en elle plusieurs conséquences. Moins spectaculaire que la codification, elle ne créait pas un droit nouveau. Cependant, outre la cohérence, la clarté et la sécurité juridique qu’elle apporte, elle offre une stabilisation en mentionnant systématiquement l’origine des règlements à la base des articles du recueil. En revanche, on ne peut nier que la forme du recueil conduit à figer l’appareil normatif en établissant une base législative servant de référence dans la mise en œuvre d’un ordre public urbain. Cette tendance est relativement paradoxale si l’on songe au fait que le propre de la mesure de police à l’époque moderne est d’être souple, adaptable, et le fruit de la pratique quotidienne des acteurs.

21Cette contradiction apparente n’affaiblit par pour autant la portée symbolique et discursive des règlements. Par sa réorganisation dans un ensemble cohérent et qui se veut figé pour une durée donnée, le droit n’accompagne plus seulement l’évolution des relations sociales, et ne se limite pas à entériner des normes existantes : il tend désormais à commander cet ensemble et à diriger en amont son évolution. En effet la pratique de la codification donne à la loi une certaine prévisibilité et calculabilité44. Dans cette perspective, la construction d’une armature juridique cohérente et organisée permettrait donc en retour de mieux agencer le réel en délimitant un cadre précis d’action, tant social, juridique, que spatial. Les effets des normes de police comme instrument de gouvernement s’en trouveraient décuplés. Par la mise en ordre du droit, s’affirme une volonté de mettre en ordre des relations sociales.

22En replaçant ce phénomène de réagencement des mesures de police au sein d’une histoire du droit de l’urbanisme et des pratiques administratives, nous pourrions assimiler ce mouvement à une « réduction en ars », autrement dit à « la constitution de savoirs urbains, d’une écriture d’une science quasi universelle prête à être enseignée, [et] réduite à des principes essentiels45 ». Cette mise en recueil des règlements de police s’apparente à une « normalisation » des règles devant être appliquées, participant ainsi de la définition d’un ordre public urbain. Lorsque l’on quitte la forme nouvelle donnée à la réglementation, pour plonger au cœur des dispositions qu’elle contient, la mesure de police se pose en véritable outil de gestion des usages de la ville, et en interface essentielle afin d’unifier entre eux les espaces anciens et ceux récemment urbanisés.

Gestion de l’espace urbain et dispositifs spatiaux déployés par les normes de police

23Le « Recueil des réglements » de police confectionné à Marseille dans les années 1760 donne à voir un condensé de l’action policière dans la ville au xviii^e siècle. Elle révèle d’une part ce qui constitue l’ordre social dans la cité portuaire, et les techniques mises en œuvre afin de le réguler. D’autre part, sa forme même reflète la manière dont l’institution se pensait, et entendait agir au sein de l’espace de la ville. La norme de police ainsi réagencée témoigne d’une nouvelle conception des territoires urbains de la part des autorités administratives, dont les différentes composantes matérielles se trouvent désormais unifiées par l’entremise d’une réglementation réordonnancée. En d’autres termes, la mise en ordre du droit est directement à l’origine d’une mise en ordre des espaces de la ville.

La police marseillaise « au miroir de la norme » et du recueil

24À partir des écrits sur la police au xviii^e siècle, l’historiographie a déterminé trois champs d’action principaux aux mains de ces instances de contrôle des populations : l’approvisionnement, la salubrité, et la sécurité46. De manière plus fine, la pratique policière de l’époque distinguait onze domaines de police à Paris47, onze également à Genève48 ou encore « sept branches » à Marseille49.

25À la lecture des 42 titres composant le recueil des règlements édicté à Marseille au milieu des années 1760, il n’est pas aisé de procéder à un traitement statistique des matières abordées50. Une part importante des 300 articles qui composent le recueil relève simultanément de plusieurs thèmes. « La démolition des maisons » mêle par exemple des impératifs de sécurité, de salubrité, de voirie, ou encore de circulation. Le sommaire du registre montre que la logique réglementaire privilégiée est largement axée sur une dimension « professionnelle » et corporative. Au moins 45 % des seuls intitulés de titre font directement référence à un métier et aux pratiques qui en découlent : domestique, ouvrière en boutique, poissonnière, berger, charbonnier, boucher, etc.

26Quel que fût l’objectif des rédacteurs de ce recueil, nous devons souligner que l’ensemble des métiers évoqués ont tous une implication forte au sein des relations sociales et spatiales qui se développent en ville. Leur exercice relève des trois domaines de police précités, posant tout autant des questions de salubrité, de sûreté, que d’approvisionnement. On ne trouve aucune disposition sur l’organisation politique de la ville, sur des questions religieuses, ou encore sur les sciences et les arts libéraux. Très peu de normes également autour des mœurs et des pauvres. Il s’agit davantage de dispositions ancrées dans les pratiques urbaines, liées à l’exercice d’activités professionnelles, à l’usage de l’espace, et à la matérialité de l’objet urbain. À l’inverse, l’organisation des matières de police au sein du recueil des ordonnances lillois, est beaucoup plus proche de ce que l’on trouve dans les écrits policiers de l’époque, avec des chapitres sur la « religion », sur les « mœurs », sur « la santé et la qualité des vivres », la « voirie » ou encore sur les « Arts libéraux, le Commerce, les Manufactures51 ». Même constat pour le recueil publié à Montpellier en 1760, qui mêle des dispositions regroupées dans des matières similaires à Delamare à Paris (la « Religion »), mais aussi des thématiques plus circonstanciées aux enjeux spatiaux et socioprofessionnels de la ville52. La mise en ordre normative qui s’opère à Marseille se distingue alors de celle des autres villes étudiées par son attention extrême portée à la matérialité de la ville et ses usages.

Les dispositifs spatiaux révélés par le recueil

27Au moment d’aborder les prescriptions contenues dans les règlements qui composent le recueil, nous avons fait le choix de nous concentrer uniquement sur les dispositifs en interaction directe avec la ville et sa matérialité, révélant ou imposant un comportement spécifique au sein de l’espace urbain, ou dans l’acte de production de cet espace53. Il est possible de dénombrer à la lecture des différents articles quatre manières, pour les instances de police de la ville, de penser et d’agir sur l’espace urbain et sa pratique54.

28Premièrement, l’institution policière réalise une classification des espaces et des matérialités urbaines sur lesquels elle s’estime apte à agir. Plusieurs « espèces d’espace55 » sont distinguées, relevant d’un large spectre scalaire, allant de la cave à la province. Rien ne semble hors du contrôle de la police, tant dans la ville que dans le terroir. Que ces espaces soient publics (chemins) ou privés (moulins, potagers, bastides), qu’ils soient géographiquement déterminés (les rivières de l’Huveaune et du Jarret), ou indéterminés (plaines, montagnes, terres incultes), la réglementation étudiée ne laisse aucune zone d’ombre. À l’intérieur de l’enceinte urbaine, deux échelles d’action se distinguent. La police agit d’abord sur les éléments constitutifs de la matérialité urbaine, comme les places publiques, les grandes rues passantes, les quais, etc. Ensuite, l’attention des autorités de police se porte sur le bâti individuel et ses composantes (fenêtres, écuries, granges), sur les constructions à usages professionnels (boutiques, fours, caves, bancs, fabriques, magasins, étaux), en direction des édifices privés ouverts au public (cabarets, académies de jeu, cafés), et enfin sur les bâtiments « communautaires » à destination du public comme l’opéra et le théâtre. Cette longue litanie de lieux et d’objets spatiaux montre que l’action et le contrôle policier ont vocation à s’insinuer partout, et surtout à saisir l’ensemble des espaces et des lieux ouverts à des usages individuels et collectifs.

29Deuxièmement, ces classifications de l’espace sont accompagnées dans le discours normatif d’une spécialisation fonctionnelle de certains lieux. Il est ainsi possible de distinguer cinq types d’espaces. Tout d’abord, des espaces de reflux, comme les lices au nord-ouest de la ville (destinées à accueillir les cloaques et les distillateurs d’eau-de-vie), ou le faubourg d’Aix, voué aux artificiers. Au niveau de l’approvisionnement ensuite, des lieux de contrôle et de déchargement sont strictement assignés selon le type de marchandises. Le blé entrant par voie de terre ne peut par exemple passer qu’aux portes d’Aix, de Rome, et des Fainéants, pour être ensuite contrôlé au Poids de la Farine (Annonerie). Toujours sur le plan alimentaire, des espaces sont réservés au commerce, avec chacun sa spécialité (le cours pour les fruits, la place Janguin pour les œufs et les volailles, les tissus à la place de Vivaux, etc.). Les autorités marseillaises distinguent également dans leur action les lieux de divertissement, comme le théâtre et l’opéra. Outre l’ampleur du terrain de l’action policière, l’institution a pris soin de penser une organisation rationnelle de ces espaces. Chaque lieu tend à être réservé à une activité, et chaque activité dispose de son lieu exclusif d’opération.

30Troisièmement, une telle rationalité spatiale doit être mise en parallèle avec un autre dispositif, relevant quant à lui de la temporalité. Un nombre important d’horaires, de jours, de mois ou de saisons à respecter pour telle ou telle activité sont mentionnés. De véritables rythmes sont imposés, tant dans la démolition des édifices menaçant ruine, que dans l’exercice des professions occasionnant du bruit, ou encore dans l’exposition des marchandises débarquées sur le port. Cette conjonction de tactiques débouche sur une véritable ségrégation socio-spatiale dans certains cas. Les abords de l’hôtel de ville sont interdits aux « gueux, décroteurs, gens de peine, et autres de semblables qualités56 ». À l’inverse, les bourgeois marseillais ont le droit à ce que le blé qu’ils commandent soit directement livré chez eux, sans passer par l’Annonerie ou le marché public57. De même jouissent-ils de jours réservés pour faire leurs achats de blé (lundi, mercredi et vendredi), pendant lesquels les boulangers ne peuvent pas accéder au marché58.

31Quatrièmement, ces différentes pratiques et conceptions de l’espace conduisent l’autorité policière à désigner des lieux à défendre ou à surveiller. Dans le premier cas, l’hôtel de ville et la Loge59 sont proscrits aux populations jugées « déviantes ». De même, il est interdit aux voituriers et charretiers de stationner de jour comme de nuit dans les rues le long du cours, et particulièrement la rue Tapis-Vert, l’un des axes les plus fréquentés pour rejoindre la ville depuis le terroir. Mais il existe aussi des lieux qui retiennent particulièrement l’attention des forces de l’ordre en vertu de leur potentiel subversif ou dangereux : c’est le cas du quartier de Rive-Neuve. Celui-ci abrite l’essentiel des entrepôts de marchandises dans la ville, et est interdit à toute profession en lien avec des combustibles. Enfin, les attroupements autour des couvents religieux sont également prohibés (cf. cahier couleur, pl. VIII).

32Dans cette volonté de rationalisation de l’espace-temps propre à chacun des Marseillais en fonction de ses statut et activités professionnelles, la forme même de la norme réagencée au sein d’un recueil cohérent donne une valeur supplémentaire à cette ambition. L’ampleur, l’organisation et la cohérence affichée par le projet normatif étudié révèlent l’ambition policière de trouver une place à chacun et à chaque chose. Le préambule qui accompagne l’édition des ordonnances de police de Lille résume parfaitement cet enjeu :

« C’est avoir beaucoup fait sans doute que d’établir l’ordre dans les différentes branches de l’administration, mais il faut encore prévenir les abus, veiller par anticipation à la sûreté des citoyens, prévenir les embarras qui naissent d’une multiplicité d’hommes rassemblés par les mêmes besoins, et assigner à chacun la place qu’il doit occuper60. »

33L’analyse des dispositifs spatiaux générés par la police témoigne de modes d’action qui participent d’un contrôle le plus large et le plus capillaire que puisse engendrer le gouvernement des actions et des choses61. Une véritable gradation dans le ressort spatial du contrôle peut en effet être observée : du plus vaste, comme le terroir, au plus intime, comme la cave. Entre les deux, et au regard d’une cartographie de tous les espaces et lieux sous contrôle policier, c’est l’ensemble de la ville, reconstruite de manière cohérente au travers du recueil, qui sert de point d’appui à l’action policière. Par la combinaison de tactiques spatiales et temporelles, la pratique policière impose un véritable rythme aux relations sociales, induisant une connaissance de la part des populations de ces différents cadencements. Ces multiples contraintes organisent alors une chorégraphie des hommes et des corps, des activités et des marchandises, qui se déploie à l’échelle de la ville entière. Très concrètement, il paraît presque possible, à l’aide du recueil des règlements de Marseille, d’anticiper à n’importe quelle heure du jour la localisation de chaque individu en fonction de son activité. Cette police qui se dévoile au travers de sa propre réglementation semble fonctionner à l’aide d’une somme de technologies rassemblées en un recueil qui, dans sa forme et son ambition, relève d’un mode de gouvernement souhaitant agir sur une réalité, et à partir d’elle-même : l’espace urbain dans notre cas.

34L’espace de la ville apparaît en effet, à la lecture du recueil réglementaire des années 1760, comme un milieu dans lequel, et à partir duquel, se déploie une action policière qui puiserait dans les composantes citadines matérielles les ressources nécessaires au contrôle social qu’elle souhaite étendre. Les bouleversements des formes urbaines des décennies précédentes semblent avoir fourni le cadre nécessaire à la constitution d’un espace clos, par lequel les autorités administratives souhaitent contraindre les corps, les relations, et les actions individuelles et collectives. Le partage de plus en plus affirmé qui se dessine, tant sur le plan du droit que des pratiques, entre des espaces privés (les maisons, depuis leur construction jusqu’à leur échange) et publics (la rue, les places, les marchés, etc.62), semble résulter de l’épanouissement des instances de police au sein des villes. L’emprise croissante des volontés administratives sur la propriété privée63, le contrôle de l’insertion des chantiers de construction dans la ville64, ou encore les revendications sociales pour faire reconnaître des espaces relevant de l’intérêt « du public » (halles, cours, murailles65), tous ces éléments témoignent d’une appréhension, désormais globale, d’un corps urbain matériellement fragmenté entre des usages privés et collectifs.

35Aux côtés d’impératifs de sécurité, de salubrité ou d’approvisionnement, ce sont aussi des impératifs d’ordre spatial qui ont participé à l’essor d’appareils de gouvernement, dont la police en constitue l’une des manifestations les plus éclatantes. Les enjeux posés par la transformation des formes urbaines, leurs appropriations, et leurs usages, sont directement à la source du développement des prescriptions normatives étudiées. En termes géographiques, les embellissements urbains des xvii^e et xviii^e siècles ont érigé l’espace, et la gestion des relations de distance entre les habitants, en problème politique et social. Par l’assignation aux populations et à leurs activités de lieux et de statuts précis, l’incertitude spatiale qui pouvait régner jusque-là tend à se résorber. D’une part des lieux se trouvent spécifiquement affectés à des opérations publiques, c’est-à-dire mettant en relation les membres de la communauté dans le cadre d’activités réglementées par l’autorité administrative et réalisées au profit du plus grand nombre : marchés alimentaires, espaces de promenade, voies de circulation par exemple. D’autre part, certains secteurs urbains telles les rues, sans faire l’objet d’énoncés injonctifs, sont frappés par une série d’interdits, conduisant à en formater les usages.

36En accompagnant ainsi étroitement le développement spatial de la ville, l’administration municipale propose une refondation importante du système de contrôle social déployé sur son territoire. Cette double action sur la matérialité urbaine et les pratiques de celle-ci s’appuie sur les liens que l’on peut tisser entre le droit et les objets spatiaux qu’il souhaite règlementer.

La norme juridique comme moteur de la fabrique territoriale

37Pendant l’embellissement de Marseille, et bien avant la confection d’une architecture normative unifiée sous la forme d’un recueil de règlements, le Bureau de l’agrandissement a été à l’origine d’une production juridique visant à encadrer la fabrique du territoire urbain et les pratiques de cet espace en cours de formation. Au-delà de la construction d’une nouvelle ville, les administrateurs de la croissance ont édicté un ensemble de règles visant à contraindre les usages de celle-ci. En agissant directement sur les pratiques de l’espace, ces normes ont été la source d’agencements et d’aménagements territoriaux. À une échelle normative et spatiale circonscrite, l’autorité municipale s’est ainsi ponctuellement appuyée, au cœur même de l’opération, sur la matérialité de la ville pour gouverner les hommes.

38En avril 1672 par exemple, les directeurs ordonnent aux maçons qui bâtissent des maisons à la rue Saint-Louis (rue Tapis-Vert) d’enlever la terre qu’ils ont entreposée au milieu de la voie, et de la déposer au lieu qui leur sera indiqué66. Des zones sont ainsi affectées à la régulation des activités de construction, engendrant des parcours spécifiques au sein de la ville. Dans la même veine, le 6 mars 1686, eu égard aux désordres crées par le partage du cours entre piétons et véhicules, et aux « acidents facheux que ces voitures a roues causent d’ordinaires dans un endroit si frequanté é peuplé », il est décidé qu’il « sera construit pour cet effet des barrieres a chasques bout dudit Cour é autres advenus par ou lesdits voitures pourroient avoir le passage67 ». En ordonnant et rationalisant les pratiques de certains éléments de la matérialité urbaine, les échevins transforment, comme dans le cas du cours, une décision normative en un aménagement physique de la ville.

39En conférant à des agencements spatiaux un caractère normatif et, inversement, en adoptant des dispositions réglementaires conduisant à des transformations matérielles des formes urbaines, les édiles municipaux façonnent des « modèles d’organisation de l’espace, porteurs intrinsèquement de modèles collectifs des bonnes pratiques sociales68 ». Investi d’une signification juridique, l’espace devient un dispositif de contrainte des hommes, et apparaît donc comme un facteur d’influence et de production du droit69. En retour, le droit constitue un indéniable facteur de spatialité : il crée et modifie les espaces sociaux, ainsi que les comportements individuels. L’interdiction de bâtir en un endroit donné, ou encore d’emprunter le cours en véhicule tracté, modifient les pratiques spatiales des individus d’une part, et conduisent à des transformations physiques de l’espace d’autre part.

40La norme juridique s’avère donc porteuse d’implications matérielles dans l’espace et sa fabrique, et constitue la source d’agencements spatiaux spécifiques70. En croisant les normes édictées pendant l’agrandissement de 1666, et celles réorganisées au sein du « Recueil des règlements » des années 1760, il apparaît que c’est d’abord par une relation d’ordre textuel que des objets spatiaux se trouvent intégrés à des dispositifs normatifs qui agiront, ensuite, directement sur eux71. La classification des espaces opérée dans le « Recueil des règlements » de Marseille, et la spécialisation fonctionnelle attribuée à certains d’entre eux, visent des objets géographiques explicites, et les dispositifs de gouvernement prennent sens par rapport à la matérialité de ces objets. Cependant, l’espace et les objets géographiques peuvent également ne pas être directement évoqués par la norme, mais simplement visés par le truchement de règles ciblant les acteurs sociaux qui les produisent ou les utilisent. En déterminant des pratiques spécifiques de l’espace (horaires d’accès à un lieu, voies de circulation pour des marchandises, etc.), la norme influera à terme sur son évolution.

41La norme juridique, notamment incarnée dans ce contexte d’embellissement urbain pré-industriel par les règlements de police, peut être vue comme un ensemble de « représentations idéologiques », en même temps qu’un ensemble de pratiques matérielles qui maintiennent l’ordre social et régissent l’espace social72. D’un point de vue pratique, le droit est donc un instrument de production d’espaces dans la mesure où il vient guider les manières de créer et d’user de ceux-ci, à travers notamment une réglementation relative à la voirie, à la circulation, et à la gestion des éléments bâtis. De fait, il peut être envisagé comme un espace social dans lequel sont régulées des relations de distance entre différents types d’acteurs – qu’ils soient individuels ou institutionnels –, et dans lequel se déploie différentes manières de gouverner, de même que les tactiques mises en œuvre à cet effet.

42Au terme de cette analyse des dispositifs juridiques et spatiaux développés pour accompagner la croissance urbaine et les usages des nouveaux territoires produits, il apparaît, au sein de l’action administrative, la volonté de découper, de classer et d’ordonner les espaces de la ville, et de faire de chacun d’eux la pièce d’un dispositif plus global. C’est par la médiation du droit, au travers des normes de police, que chacune de ces pièces prend sens et forme. Selon cette dernière idée, le recueil des mesures de police confectionné dans les années 1760 à Marseille, véritable architecture normative composée à l’aide des matériaux réglementaires des décennies précédentes, donne à voir une ville conçue et envisagée comme un tout, comme un ensemble de morceaux indissociables les uns des autres, ne pouvant exister l’un sans l’autre.

43L’étude des règlements de police prend ici un relief particulier, et permet de dévoiler une autre facette de la production juridique. Le texte normatif offre ici un « “code” de l’espace73 », c’est-à-dire un langage commun aux administrateurs et aux administrés. Néanmoins, les bouleversements spatiaux étudiés ne se résument pas à l’adjonction d’un élément nouveau à côté d’un ancien, que la norme juridique permettrait alors de souder. On assiste davantage, notamment par la réorganisation normative suscitée par le recueil des règlements à Marseille, à une redéfinition de l’ensemble formé par cette collection d’objets spatiaux d’époques différentes. Le droit joue donc le rôle d’un « code » permettant de ressaisir l’unité d’éléments originellement dissociés. Dans ces conditions, les appareils de police moderne ont autant été un moteur de ce processus, que l’une de ses conséquences pratiques afin d’assurer le respect des principes de sécurité et de salubrité qui guidaient alors l’action politique locale.

44Malgré la montée en puissance des appareils administratifs à l’époque moderne, il convient d’éviter de verser dans une vision univoque de la construction spatiale des villes, et nuancer ce schéma. La ville est en effet irréductible à un espace seulement « territorialisé » – autrement dit investi par des idéologies collectives et des pratiques sociales74 – par des découpages et des constructions administratives, juridiques et policières. Un complexe citadin résulte également d’une multitude de modèles territoriaux qui participent, par l’interpénétration des images et des pratiques qui en découlent, à son façonnement général. L’ultime développement qui va suivre nous permet ainsi d’observer, en se focalisant non plus sur un espace global mais sur des lieux précis de la matérialité urbaine, la performativité d’une variété de discours sur la fabrique territoriale en ville.

Formes de discours sur la ville, appropriation de l’espace, et fabrique du territoire

45Pendant près d’un demi-siècle, les embellissements d’Aix et de Marseille ont été la source d’une variété de productions textuelles aux origines et aux formes multiples. Les actes royaux, les arrêts des instances provinciales, les requêtes des particuliers, les délibérations municipales, mais aussi les actes notariés, les jugements criminels, et les récits de voyageurs ayant pour thème ou pour décor la ville « en train de se faire », constituent autant de formes discursives sur l’espace et l’objet urbain.

46Plusieurs travaux en géographie ont reconnu l’existence de liens étroits entre les actes linguistiques et les agencements spatiaux des villes75. Les discours ne décrivent pas seulement l’espace : le verbe a également la capacité de le réagencer et le transformer. En se focalisant sur des lieux précis nous sommes en mesure de rassembler un corpus textuel suffisamment conséquent afin d’apprécier les modalités d’appropriation de l’espace par les habitants et l’action performative de leurs pratiques discursives sur la matérialité urbaine. La fabrique territoriale apparaît alors comme le fruit d’une pluralité d’actions et de discours qui délivrent une variété de représentations sur un même espace.

L’impossible définition du quartier ?

47Dans la lignée d’un spatial turn dans les sciences humaines et sociales, la discipline historique a également fait preuve à partir des années 1980 d’une sensibilité plus grande aux dimensions spatiales des phénomènes sociaux76. Dans cette perspective l’histoire des villes s’est penchée sur les agencements et découpages spatiaux permettant aux contemporains de lire « leur » ville. La notion de « quartier » fut ainsi l’objet d’une relecture approfondie pour toutes les époques, notamment grâce aux apports de la géographie et de la sociologie. Dans cet intérêt renouvelé pour cette échelle socio-spatiale des villes, il faut néanmoins prendre garde à la superposition des découpages administratifs imposés par les autorités publiques avec la multitude des agencements opératoires pour les habitants77. Le risque est grand en effet de concéder à une circonscription administrativement construite une représentativité sociologique et vécue, et une adhésion totale des habitants eux-mêmes pour ces mises en ordres spatiales78. Si les circonscriptions policières des Lumières présentent l’avantage pour l’historien de quadriller toute l’étendue de la ville sans laisser de vide dans le maillage urbain, elles résultent néanmoins d’une « manipulation d’identités collectives urbaines », dans lesquelles les habitants vont conserver des réflexes forgés par des « antécédences » spatiales aux fondements culturels et sociaux79.

48En effet, tous les découpages effectifs dans les pratiques spatiales ne sont pas nécessairement « reconnus aux termes de la loi80 ». D’autres niveaux d’appréhension de la ville, et surtout d’autres échelles d’observation pour l’historien, s’avèrent opérants pour exprimer les délimitations du quartier pratiqué par les contemporains81, qui peut aussi bien prendre corps autour d’une unité paysagère, institutionnelle, sociale, que culturelle82. Cette multiplicité dans les modes d’approche du quartier ne facilite pas l’usage de cette notion. Si cette délimitation constitue « un support matériel et un code culturel », ou une « aire de satisfaction des besoins essentiels, [comme] la vie familiale, l’approvisionnement, les loisirs, les services publics », il apparaît encore aujourd’hui difficile de distinguer entre un « quartier-territoire » – imposé par des contingences administratives, culturelles, sociales, etc. – et un « quartier-espace vécu », fruit des pratiques urbaines quotidiennes des habitants83.

49Pour ne pas se restreindre à des délimitations imposées par l’administration d’un côté, et éviter tout plaquage actuel et culturel sur des réalités anciennes et complexes de l’autre, il faut tenter de saisir, dans l’action, l’expression des contemporains sur l’organisation et l’agencement de leur territoire en quartier. Un projet d’urbanisme proposé à Aix au début des années 1680, donnant lieu à une « enquête de commodo et incommodo » afin d’en apprécier l’opportunité, fournit une illustration des découpages territoriaux pertinents aux yeux des populations urbaines84. Les habitants semblent alors alterner entre des agencements aux origines diverses, constitués et reconnus au travers d’expériences administratives, fiscales, et immobilières multiples.

50Au printemps 1680 Philippe de Beaufort, Pierre de Retallier, et Honoré et Annibal Gastaud, propriétaires « de quelques fonds de prés et jardins hors la porte Saint-Louis, tirant à l’église des Pères Récoletz », projettent de lotir leurs fonds et donner ainsi naissance à un nouveau quartier hors les murs de la ville d’Aix (cf. fig. 42). Face à l’opposition des consuls de la ville, et au peu d’intérêt de la monarchie pour cette affaire, c’est à l’intendant de Provence de trancher en 1681 sur l’opportunité d’un tel aménagement. Notre connaissance de cette affaire et des arguments des différentes parties se fonde alors sur le « procès-verbal et advis » rendu par le commissaire royal à la fin de l’année85.

51À partir du mois de mars 1681, l’intendant invite toutes les parties intéressées et opposées au projet à partager leurs « dires » par écrit. Jusqu’au mois d’octobre, 19 avis lui seront transmis, tant individuels que collectifs. Cette planification urbaine ne verra jamais le jour, mais cela n’a guère d’importance pour nous. Ce qui importe ce sont les arguments avancés par les différentes parties au dossier, desquels se dégage un double niveau d’appréhension de la ville.

52Le premier élément au centre des débats concerne l’opportunité d’un tel projet urbain, et surtout la légitimité de Beaufort et consorts, sur le plan légal et social, à entreprendre une opération de lotissement. Les arguments avancés par Beaufort et ses associés pour convaincre de la pertinence de leur projet sont désormais classiques : beauté et décoration des maisons, commodité engendrée par cette urbanisation, salubrité du futur quartier, etc. Face à eux, les opposants au projet dénoncent leur incapacité juridique à décider et diriger ce type de processus. Selon eux, seuls les consuls sont en mesure d’initier de telles entreprises, sous réserve d’une permission royale d’une part, et dans l’intérêt du corps de ville et de tous les habitants d’autre part. Beaufort et ses associées avancent alors l’idée d’une libre disposition de leurs fonds, à laquelle les consuls opposent les « regles de l’intherest de la communauté et du publique par la superiorité eminente que les communautés conservent sur le bien des particuliers dom elles som composées ».

Figure 42. – Localisation du projet de lotissement du sieur Beaufort (1680).

53Ce premier point d’achoppement propose une lecture globale de la ville, assez proche des enjeux soulevés tout au long de notre recherche. C’est la liberté des particuliers sur leur propriété privée qui se trouve mise en concurrence avec l’intérêt général de la ville à voir un nouveau secteur urbanisé prendre corps. L’enjeu de l’enquête de l’intendant est donc de déterminer la nature exacte de la proposition de Beaufort : s’agit-il d’un simple lotissement d’un terrain privé, ou bien de la fabrique d’une « nouvelle ville » ? Autrement dit, et en termes géographiques, à partir de quelle échelle spatiale l’urbanisation d’une parcelle s’apparente-t-elle à la constitution d’un nouveau quartier ? Ces débats posent avec acuité la question des rapports entre les droits individuels sur le sol et la puissance d’un intérêt suréminent du public, capable de limiter l’action personnelle sur un patrimoine. Dans son verdict, l’intendant résume assez bien ces enjeux. Finalement, si la question dans cette affaire est de juger de la licéité, pour des propriétaires privés, de lotir leurs fonds et de vendre ensuite des lots, la réponse du commissaire royal est positive. En revanche, s’il s’agit de juger de l’opportunité de cette proposition, eu égard au contexte urbain aixois, alors la réponse est négative. Selon l’intendant, au vu du précédent lotissement ordonné par Mazarin, Beaufort et consorts ne peuvent avancer aucun intérêt public à agir, aucune commodité particulière permettant de justifier leur entreprise. La question du marché des maisons est alors au cœur de ces discussions sur l’opportunité d’un nouvel agrandissement. Cette argumentation propose un changement d’échelle dans l’appréhension de la spatialité urbaine, et témoigne d’une conception particulière de l’unité socio-spatiale couverte par le « quartier ». Les mobilisations de propriétaires suscitées par ce projet urbain révèlent des découpages territoriaux multiformes affichés au nom de cette unité sociale.

54En effet, l’autre point d’opposition fondamental au projet de Beaufort et consorts est relatif aux revenus locatifs dans la ville. Les parties opposées à leur proposition d’agrandissement dénoncent le risque de voir les prix de leur maison diminuer par l’introduction, soudaine et massive, de nouveaux biens sur le marché. Ils rappellent que l’agrandissement initié par Mazarin a déjà lourdement pesé sur leurs revenus locatifs. Au-delà de cette argumentation économique, c’est la dimension spatiale des contestations qui nous interpelle. Dans les requêtes en opposition reçues par l’intendant au cours de l’année 1681, trois regroupements de propriétaires se manifestent entre le 29 août et le 12 septembre : celui composé de 31 « possedans maisons dans le quartier Saint-Jean de cette ville d’Aix », celui rassemblant 19 « propriétaires des maisons scituées au grand Cours et nouvelle enceinte de cette ville d’Aix, faisant partie du quartier des augustins et de Saint-Jean », et enfin celui des 11 « possedans maisons au quartier des augustins de cette ville ».

55Malgré le manque de précision du texte, la répartition spatiale de ces propriétaires témoigne d’un certain décalage par rapport aux découpages imposés par l’autorité municipale et monarchique. En effet, la capitation de 1695 divise la ville en 5 quartiers intra-muros : Cordeliers, Bellegarde, Saint-Jean, Bourg, Augustins (cf. fig. 43). Cette mise en ordre fiscale du territoire urbain suivrait les délimitations des quartiers de police de la ville86, elles-mêmes inspirées par un découpage municipal plus ancien87.

56Le premier et le dernier groupe de propriétaires cités par l’intendant, appartenant aux quartiers Saint-Jean et des Augustins, témoignent d’une territorialité en adéquation avec la division fiscale et policière de la ville. En revanche, les 19 « propriétaires des maisons scituées au grand Cours et nouvelle enceinte de cette ville d’Aix, faisant partie du quartier des augustins et de Saint-Jean », viennent rompre l’organisation spatiale reconnue et imposée conjointement par le pouvoir royal (capitation) et municipal (quartiers municipaux et policiers évoqués par de Haitze). C’est le cours de la ville qui sert ici de base commune entre tous ces habitants. Ce regroupement, cette revendication collective, atteste alors une territorialité peu attachée aux découpages politiques, et davantage fondée sur des considérations économiques pensées en termes immobiliers. À peine trente années après le début de l’urbanisation de la « nouvelle » ville Mazarine et l’ouverture du cours, les habitants de ce secteur s’appuient sur une mémoire collective du lieu dont les fondements puisent dans une inscription et une projection communes dans des espaces concrets88. Ces trois groupes de possédants maisons à Aix expriment, par leur opposition à une dévaluation de leurs revenus locatifs, un découpage de la ville et une territorialité reposant sur un critère économique et immobilier. Les quartiers qu’ils affirment représenter et défendre se trouvent constitués en priorité par leur relative homogénéité marchande.

Figure 43. – Délimitation des quartiers d’Aix lors de la capitation de 1695.

57Ces territoires urbains qui se dessinent dans l’action, au gré des revendications des propriétaires souhaitant défendre leurs intérêts, ne peuvent être strictement assimilés à des quartiers urbains. Pour autant, en se positionnant textuellement en décalage par rapport à des découpages reconnus par les institutions, ils s’affirment comme des agencements valables dans l’organisation urbaine en place. Ils révèlent en substance la capacité d’appropriation des populations vis-à-vis de la matérialité urbaine qui les entourent. Le cours de la ville est devenu, en moins de trente ans, un marqueur spatial fort chez ceux qui le bordent. Alors que les recenseurs royaux de 1695 ont rompu l’unité de cette voie en la partageant sur deux quartiers, le dossier Beaufort met en lumière son rôle structurant dans la constitution d’une appartenance spatiale en ville.

58Au terme de cette affaire, on constate qu’une institution monarchique – en l’espèce, l’intendant de Provence – peut tout à fait reconnaître et légitimer une variété de modes d’organisation de l’espace de la ville, allant même jusqu’à s’affranchir de découpages municipaux reconnus et sur lesquels elle fondera, deux décennies plus tard, son action fiscale. Pris dans l’autre sens, le projet de Beaufort souligne la capacité de la population à générer, à l’occasion de la formation d’une cause commune nourrie par des affinités socio-spatiales, des référents historiques, et une homogénéité immobilière, un découpage territorial qui lui est propre. Dans ces conditions, il faut bien reconnaître qu’on ne capture jamais que quelques-uns des nombreux découpages qui « couturent » le sol de la cité89. Tous les découpages saisis au travers de l’action des habitants se valent, même si certains sont néanmoins plus partagés que d’autres. Il faut impérativement éviter de se lancer dans la recherche d’une délimitation idéale, car tous ces espaces font sens dans le quotidien des populations selon des besoins précis et circonstanciés. Il est clair qu’« un même individu peut relever de plusieurs logiques territoriales et appartenir à des ensembles spatiaux qui se recoupent, s’emboîtent ou se juxtaposent90 ».

59Cependant, les pratiques et les discours produits sur un même espace sont à même, par leur ampleur, leur répétition et leur incorporation par les composantes publiques et privées du corps social urbain, d’agir sur sa matérialité et son agencement. La plurifonctionnalité du cours marseillais souligne ainsi la plasticité des formes urbaines, la capacité d’appropriation des habitants à leur égard, et l’influence de cette dernière sur l’évolution de ces formes.

Pluralité de discours et agencements urbains : l’exemple du cours de Marseille

60L’agrandissement de 1666 à Marseille est fréquemment assimilé et réduit à l’œuvre architecturale formée par son cours central. « Cette voie monumentale » qui forme un « haut lieu de l’urbanisme français dont on ne regrettera jamais assez le massacre inconsidéré91 », est encore louée comme la grande réalisation de l’extension que nous étudions92.

61La vision idéalisée de cet espace résulte pour une bonne part d’une littérature de voyage ayant prospéré au siècle des Lumières. Terre de passage entre France et Italie, la Provence et ses villes ont donné lieu à une production littéraire très dense, à partir de laquelle des comparaisons ont été tissées entre les formes et les décorations urbaines de plusieurs villes. Marseille n’échappe pas à ce jeu, et le cours a très souvent constitué l’élément phare des descriptions qui nous sont parvenues.

62Cependant, il convient de dépasser la seule production épistolaire ou savante pour observer pleinement les modalités d’appropriation des lieux qui composent les villes. D’autres paroles, d’autres formes de discours sur la matérialité urbaine donnent à voir des formes d’agencements du réel qui nuancent ces images délivrées par la seule littérature. En croisant la production littéraire, mais aussi politique (délibérations d’institutions municipales), et judiciaire (géographie des procédures criminelles), ayant pour cadre le cours de Marseille, il apparaît que le territoire urbain se construit, parallèlement aux processus matériels de la croissance, par l’entrecroisement et l’interpénétration de ces formes discursives.

Le cours, symbole de l’œuvre urbanistique de Marseille à l’époque moderne

63Du milieu du xvii^e siècle à la veille de la Révolution, de Madame de Sévigné93 à Arthur Young94, au moins 24 voyageurs ont publié le récit de leur passage ou de leur séjour dans la ville de Marseille95. Écrivain de métier, religieux, parlementaire, ou encore simples voyageurs, ils livrent sur plus d’un siècle leurs visions, leurs ressentis et leurs expériences au sein de l’espace urbain marseillais. À une époque où les considérations esthétiques et fonctionnelles attachées aux « organismes » urbains tiennent une place centrale dans les écrits savants, les textes étudiés témoignent tous d’un certain émerveillement à l’égard du cours ouvert à l’occasion de l’agrandissement de 1666. Ils mettent en lumière les critères matériels faisant de cet aménagement urbain une réussite, essentiellement sur le plan décoratif.

64En 1683, alors que les constructions publiques et privées dans le secteur de l’agrandissement vont bon train, l’écrivain Jean de Préchac fait un séjour à Marseille. Il vante la beauté du cours, l’allée formée par ses arbres, et la largeur de la voie par laquelle « sept ou huit carrosses peuvent y passer de front96 ». Il semble apprécier les jeux d’eau formés par ses fontaines. Il souligne également la symétrie dessinée par les édifices qui bordent cet axe, et particulièrement leurs qualités ornementales : « la plupart ont de grands balcons de fer peints d’un vert gay, ils sont soutenus pas des statues qui font saillie sur les portes, & se jettent également en dehors ».

65Presque quarante années plus tard les moines bénédictins Durand et Martin, comme Préchac avant eux, s’attardent dans leur description de Marseille sur les qualités esthétiques du cours97. Mais l’intérêt de leur témoignage est ailleurs. Ils proposent pour la première fois une mise en regard du quartier né de l’embellissement avec la ville médiévale et préexistante, « l’ancienne ville ». Sur un ton presque laconique, ils notent simplement que « l’ancienne ville n’a pas le même agrément : mais le port est très vaste & très marchand ».

66Cette comparaison entre les deux parties de la ville – l’ancienne et la nouvelle – va devenir un lieu commun des récits produits par les visiteurs de la cité portuaire. En 1739-1740, le président au Parlement de Brosses séjourne dans Marseille. L’auteur profite de sa description du cours pour se livrer à une véritable analyse spatiale de la cité98. Selon lui,

« Marseille peut se distinguer en trois villes : celle de là le port, appelée Rive-Neuve, qui m’a paru peu de chose ; la vieille, riche, puante et peu jolie ; et la neuve, où demeurent tous les gens de condition, composée de longues rues alignées99 ».

67Cette fragmentation territoriale de l’espace urbain en trois secteurs participe, en soulignant la beauté de l’embellissement de 1666, d’une entreprise de disqualification de la « vieille » ville, « riche, puante et peu jolie ». Le même procédé est lisible, en 1764, chez l’abbé Coyer. Le religieux d’origine franc-comtoise souligne lui aussi la beauté du cours de l’agrandissement, mais insiste surtout sur le rôle dévolu au cours dans l’organisation spatiale de la ville100. Selon lui, « celui qui ne connaîtrait que cette moitié [i. e. la nouvelle ville] dirait : j’ai vu une des plus belles villes de l’Europe ; mais, en entrant dans la vieille Cité, il trouverait un cloaque infect ». Ce rejet de la partie originelle de la ville fait dire à l’auteur que « chaque pas donne lieu de penser aussi que la police de Marseille ne se porte pas bien ».

68Ces différentes images qui décrivent le cours en font le symbole des qualités urbanistiques de la nouvelle ville dans son ensemble. Dans ces descriptions, le cours joue le rôle d’un « lieu attribut » : en tant qu’élément parmi les plus notoires de la nouvelle organisation urbaine, le nouveau quartier lui est entièrement assimilé dans un même élan discursif afin qu’il puisse faire rejaillir sur lui sa magnificence101. Dans le même temps, ces différents auteurs font du cours un « lieu générique » afin de situer Marseille au rang des grandes villes européennes des Lumières. Le port joue un rôle identique dans les descriptions rencontrées, essentiellement pour souligner l’activité commerciale de la ville, et son dynamisme dans les échanges maritimes. Dans les deux cas, nous nous trouvons face à des constructions territoriales qui ne couvrent pas tout l’espace de la ville, mais qui s’avèrent être les plus évocatrices, sur le plan mental, de ses principaux traits. Par ses dimensions, sa forme et ses fonctions, le cours est érigé en véritable « patrimoine spatial » chez les voyageurs, qui assimilent souvent le quartier de la nouvelle ville à la voie principale qui le borde102.

69Malgré l’homogénéité des extraits étudiés, d’autres usages et d’autres fonctions du cours sont perceptibles dans la littérature de cette époque. Véritable dispositif scénique dans la ville pour célébrer les naissances ou les victoires royales103, le cours est également destiné au quotidien à la promenade. Cependant Madame Cradock, lors de son séjour dans la cité portuaire entre 1784 et 1785, évoque cette promenade publique moins pour les agréments qu’elle offre à la déambulation pédestre, que pour son activité commerçante104. Dans l’allée du milieu, réservée aux piétons, on trouve

« deux rangées d’échoppes remplies de jouets, de fruits, de vieux habits, de chiffons, de chaussure, etc., et il n’est pas rare d’y voir côte à côte de la gaze, des rubans, des étoffes, de la ferraille, du fromage, des cordages, du goudron, etc.105 ».

70Ainsi, la représentation spatiale délivrée par les premiers récits de voyageurs étudiés se trouve nuancée et précisée. En effet, les descriptions uniformisées du cours vantant essentiellement sa beauté et ses dimensions monumentales ont participé sous certains aspects de la stabilisation, dans un moment historique donné, d’un agencement particulier de l’espace. Si ces productions littéraires donnent du sens à cet espace, en façonnant notamment l’image d’un centre ancien et médiéval dégradé et criminogène106 en regard de la partie issue de l’embellissement, l’étude croisée d’autres formes de discours sur la ville révèle d’autres représentations de l’axe formé par le nouveau cours. Ce qui deviendra au xix^e siècle le « cours Belsunce » est aussi un espace de circulation piétonne, investi afin de pratiquer la revente de marchandises à la sauvette, et conduisant à un important brassage entre les habitants. Comme l’écrit l’érudit provençal Jean-Pierre Papon en 1780 à propos de cette voie monumentale, « il faut la voir un dimanche au soir au printemps, ou en été, quand elle est remplie de monde107 ». L’image d’un « haut lieu » architectural policé se trouve alors sérieusement concurrencée par d’autres pratiques de la ville, et d’autres formes d’appropriation de cet espace.

Le cours, un espace de sociabilités en partage

71Les paroles littéraires produites à propos de l’espace du cours façonnent un imaginaire raffiné à propos de cette voie de circulation, dans lequel les pratiques sociales des habitants sont quasiment passées sous silence, du moins sérieusement galvaudées et incomplètes. En déplaçant le regard en direction des documents de la pratique administrative – et particulièrement des délibérations du Bureau de l’agrandissement – une autre forme de discours sur cette espace se dévoile, et d’autres expériences et constructions territoriales se dessinent.

72Le 6 mars 1686, les « vendeurs dherbes et fruits » qui avaient pris l’habitude d’investir la partie centrale du cours afin de vendre leurs produits sont désormais priés de s’installer à l’angle de la Canebière, l’axe permettant de rejoindre le port108. En effet, « la confusion et l’embarras » créés par le déballage de leurs marchandises « empêchent le public de jouir paisiblement de la promenade et passage du cours ». De même, les bestiaux qui les accompagnent perturbent la déambulation pédestre sur cette voie, apportent « un grand dommage aux arbres », et incommodent les propriétaires le long du cours. Afin de réguler et contraindre cet usage peu orthodoxe du cours aux yeux des directeurs de l’embellissement, le Bureau décide de réinstaller les bancs en bordure de cette voie et d’augmenter leur nombre109. Ces problèmes de circulation, et surtout de partage des espaces circulatoires, ne peuvent que nous étonner lorsque l’on se souvient qu’à peine trois ans plus tôt, l’écrivain Jean de Préchac vantait la largeur du cours dans lequel « sept ou huit carrosses peuvent y passer de front110 ».

73Afin de réserver le cours au seul agrément d’un public piéton, le Bureau ordonne l’installation d’une « cloison » aux extrémités de la voie sous la forme d’une chaîne tirée entre deux poteaux111. Cette mesure s’avère néanmoins relativement peu efficace, voire contreproductive. D’une part les véhicules tractés qui avaient pris l’habitude d’emprunter le cours se sont déplacés dans les rues adjacentes, encombrant ces artères et incommodant la circulation des résidents112. D’autre part, le dispositif spatial de « cloison du cours » ne semble pas avoir rempli complètement ses fonctions, dans la mesure où une année seulement après son installation, les directeurs du Bureau constatent avec désolation que « divers bestiaux y traversent journellement » car les bancs, les pierres et les barrières ont été arrachés et renversés113. Au-delà de l’efficacité du dispositif, il est important d’observer que le modèle territorial visé par les pouvoirs municipaux à Marseille à propos du cours – un espace de circulation pédestre, d’agrément et de bon goût architectural – a directement conduit, en vue de s’opposer à des pratiques et des expériences spatiales alternatives développées par la population, à des réalisations matérielles venant modifier l’agencement existant : chaîne, bancs et sélection des véhicules autorisés.

74En 1683, le voyageur Jean de Préchac admirait également la beauté des jeux d’eau créée par les fontaines situées au sud du cours. Cinq années plus tard, les directeurs du Bureau regrettaient l’accumulation de savon au pied des arbres en raison de l’habitude prise par les lavandières de laver leurs linges dans ces fontaines114. Derrière les impératifs matériels qui guident l’action des édiles (entretien des arbres notamment), il y a fort à parier que des considérations sociales animent les directeurs dans leur volonté d’empêcher certaines pratiques au sein de cet espace central du dispositif scénique de l’agrandissement. En effet, dans les toutes dernières années de son activité, le Bureau de l’agrandissement semble particulièrement pointilleux vis-à-vis des pratiques socio-spatiales au sein de cet axe charnière de l’embellissement. C’est pour cette raison qu’il décide d’interdire à la fin de l’année 1691 aux artisans et boutiquier d’utiliser les bancs du cours pour leur activité professionnelle115.

75Ces différents témoignages extraits de la pratique administrative témoignent de la capacité d’appropriation des espaces de la ville par la population. Cette faculté des habitants à perpétuellement agencer des lieux et des pratiques, oblige ainsi les pouvoirs publics à opérer directement sur les usages individuels et collectifs afin de construire le territoire qui coïncide le mieux avec le projet originel. C’est à la définition d’un cadre d’utilisation de l’espace public que nous assistons au travers des règlements administratifs adoptés. Dans ces conditions les composantes de la matérialité urbaine deviennent autant de facteur sur lesquels agir afin de construire un territoire, autrement dit un espace doté d’une signification, d’un contenu social, avec ses règles et ses codes.

76L’autorité municipale ne peut totalement contraindre les capacités d’appropriation spatiale des habitants, l’obligeant ainsi à trouver des compromis et à procéder à une mise en partage rigoureuse des espaces et des pratiques de la ville. Il est en ainsi de l’activité marchande sur le cours. Plutôt que de réprimer, souvent en vain, le commerce de détail mené par les galériens, les repetières ou les travailleurs de rue en tout genre, le pouvoir municipal décide d’organiser et rationaliser le commerce sur le cours. En 1770, l’axe central de la ville accueille désormais 6 des 14 marchés de la ville116.

Figure 44. – Localisation des marchés dans la ville de Marseille (1770).

77Un dernier aspect des relations sociales en ville nous éclaire sur les usages du cours par la population, particulièrement sur la nature des pratiques de sociabilité qui peuvent s’y dérouler. Œuvre architecturale, lieu de promenade et d’échange de marchandises, le cours forme également un espace dans lequel les relations interpersonnelles se manifestent parfois avec excès, au point de faire l’objet d’une procédure en justice. À partir des inventaires des procès criminels examinés par le tribunal de la Sénéchaussée de la ville, on dénombre 8543 affaires jugées entre 1734 et 1790 et pour lesquelles il est possible de localiser le délit117. Huit affaires sur dix se sont déroulées dans l’enceinte urbaine, équitablement distribuées entre la ville médiévale et celle de l’embellissement. L’espace du cours ne se distingue pas particulièrement du reste de la ville en termes quantitatif et qualitatif concernant les pratiques délictuelles. En revanche, une analyse sociale de ces comportements contraires à la loi révèle une appropriation de cet espace plurifonctionnel par une grande variété du corps social. Qu’il s’agisse des victimes ou des accusés, on trouve de nombreux maîtres artisans (boulanger, chapelier, cordonnier, maçon, perruquier, joaillier, drapier, etc.), des aubergistes, des marchands et négociants, des officiers municipaux et royaux, des bourgeois, des nobles, des matelots, des portefaix, des muletiers, des voituriers, des domestiques, et des revendeurs en tout genre. Cette variété de statuts atteste une appropriation spatiale, culturelle et sociale de l’axe du cours extrêmement large. Cette plongée dans les archives judiciaires nous montre qu’à côté du modèle territorial développé par les voyageurs (un symbole architectural témoin de la grandeur de la ville), et par les administrateurs municipaux (un espace d’agréments, de déambulation pédestre, et de bon ordre social), il est possible de déceler, en variant les sources et les angles d’observation, d’autres constructions territoriales propres à différents segments de la population. Suivant le statut des individus, le cours peut être vécu comme un lieu de ventes à la sauvette, d’approvisionnement pour la population en général, un lieu de circulation pour les véhicules, ou encore un espace d’agréments par les nombreux cafés qui le bordent. Un même espace peut ainsi faire l’objet d’une multiplicité de logiques territoriales à même de lui conférer un sens particulier en fonction du statut et des pratiques de ses usagers.

78Cette plurifonctionnalité du cours de Marseille est à l’origine d’une variété d’agencements et d’arrangements de son espace, produisant ainsi une diversité de constructions territoriales. Au terme de cette exploration, la parole délivrée par le pouvoir politique municipal – en dehors de son action administrative, incarnée notamment par le Bureau de l’agrandissement étudié – suscite d’autres formes de composition du territoire, et complète ce tour d’horizon des attentes placées dans cet axe de circulation.

Le cours, un dispositif du grand commerce marseillais

79Au moment d’analyser les conditions sociales de l’investissement immobilier lors de l’embellissement de 1666, nous constations, avec une certaine surprise, la faible implication du monde marchand dans la fabrique matérielle de ce nouvel espace118. En dehors de l’exception notable de Barthélemy Cousinery, les marchands marseillais ne semblent pas avoir contribué, ni financièrement ni matériellement, à cette extension. Nous suggérions alors que leur participation pouvait avoir pris d’autres formes.

80Depuis la réforme municipale de 1660, les négociants et marchands assument l’intégralité de la gestion administrative de la ville : le fauteuil de premier échevin était réservé aux marchands en gros (les négociants), celui de second échevin aux marchands en détail119. La réforme de l’organisation municipale de 1766 a légèrement écorné l’exclusivité du monde de la Loge à la tête du pouvoir politique, sans pour autant la remettre en question : si un maire est désormais élu parmi les nobles de la ville, le premier échevin demeure choisi parmi les marchands en gros, et le second au sein des bourgeois ou marchand de la ville120. Pendant un siècle et demi donc, la ville fut dirigée, pour l’essentiel, par des personnes issues du monde de la marchandise.

81Certains rapports produits par l’échevinage, et porteurs d’une parole strictement politique, sont à l’origine de discours relatifs au cours urbain étudié, et à ses usages. Le modèle territorial qui ressort de ces productions discursives propose des agencements spatiaux par lesquels le cours constitue la pièce centrale d’un ordre public urbain entièrement dédié aux activités commerciales et économiques. L’apport du monde marchand à l’embellissement de 1666 est donc à rechercher du côté de « l’usage » des composantes de cette nouvelle ville.

82Dans une lettre envoyée à Colbert en janvier 1667, au moment de lancer l’opération, l’intendant des galères à Marseille Nicolas Arnoul précise qu’il faudrait « rendre la ville commode pour le charoy, pour les magasins, non seulement pour les marchandises de Levant mais pour le bled, bois et autres choses121 ». Si l’on se place du côté de la municipalité, on constate que l’action des échevins va dans le même sens. Le cours, cet espace pluriel que nous suivons, doit alors jongler entre des impératifs variés et parfois opposés. Nous évoquions plus haut les fontaines, pièces maîtresses du dispositif scénique de cette voie, mais aussi réceptacle de pratiques alternatives au travers des lavandières par exemple. Afin d’atteindre les impératifs économiques fixés, et suggérés par l’intendant Arnoul au début de l’affaire, le pouvoir politique décide de déplacer l’une de ces fontaines en mai 1677 car elle « empêche le commerce libre du cours122 ».

83Un siècle plus tard, vers 1765, un mémoire produit par le pouvoir royal dans le cadre des projets de réforme municipale du contrôleur général L’Averdy, s’ouvre en déclarant que Marseille est une ville dont « le commerce est l’âme qui donne le mouvement à tout123 ». Désignée comme « l’entrepot general de la France », le maintien de l’ordre public en son sein consiste à « tenir soigneusement le Contrôle des Blés qui entreront par terre, […] à faire netoyer les Rues et entretenir les pavés, aussi bien que les chemins et Edifices publics »… Le commerce en général, et la bonne santé des affaires économiques en particulier, sont donc au cœur des préoccupations politiques des édiles marseillais.

84Depuis 1599, Marseille est dotée d’une chambre de commerce dont l’objet principal est de défendre l’intérêt des négociants et de leur activité124. L’institution prend un essor tel que les sources administratives évoquent progressivement le gouvernement de la ville et celui du commerce de manière séparée, soulignant l’existence de deux administrations distinctes, voire concurrentes125. Cette compétition qui oppose les deux institutions à propos du financement des infrastructures publiques dédiées au commerce (curage du port, entretien des quais, etc.), révèle à quel point l’ensemble de la ville, et particulièrement le port et les quartiers nés de l’agrandissement, ont été mis au service du commerce.

85Le port et ses quais ont évidemment une place centrale dans ce dispositif commercial urbain126. Cependant le secteur de l’agrandissement, qui est « le plus bel ornement de la ville », joue un rôle primordial en tant que lieu principal du charriage des marchandises. Au milieu des années 1780, les échevins se plaignent que plus de 200 charrettes de commerce passent quotidiennement sur la route d’Aix à Toulon, autrement dit par le cours central de la ville127. Attelées à 4 ou 5 chevaux, elles dégradent considérablement les rues, entraînant de lourdes dépenses de réfection du pavé. Cette organisation de l’espace commercial de la ville explique certainement pourquoi à la même époque M^me Cradock, voyageuse britannique en séjour dans la cité portuaire, précise que « les voitures ne peuvent circuler au milieu [i. e. du cours], mais doivent longer, sur le pavé, les maisons ayant presque toutes des magasins fournis128 ». Après les images idylliques développées par la littérature, et celles exprimées par l’action administrative des autorités publiques, la parole politique de l’échevinage façonne à partir du milieu du xviii^e siècle une identité « commerçante » pour le cours.

86Cet axe de circulation majeur dans la ville apparaît donc, sur près d’un siècle et demi d’observation, comme un espace d’appropriations multiples de la part des différents acteurs sociaux et politiques qui agissent sur cette voie et l’empruntent. La multitude de discours produits à partir de cet espace dessine des modèles territoriaux investissant ce lieu d’une variété de significations différemment perçues et vécues par la population. Les discours formulés par les administrateurs municipaux, mais aussi par la population – établie ou de passage –, dessinent des agencements de la matérialité urbaine qui se trouvent parfois transposés au travers de dispositifs de régulation spatiale, et visant à cadrer les usages de certains espaces. Loin d’être le résultat d’une politique univoque menée par le pouvoir central ou municipal, la ville bâtie est également façonnée par la multiplicité de discours qu’elle suscite sur elle-même.

87Au terme de cette exploration de lieux particuliers au sein des deux embellissements provençaux, les nouveaux quartiers issus de ces planifications sont intégrés à l’ensemble urbain existant à l’aide de dispositifs juridiques formant les prémices d’un droit de l’urbanisme. Cette incorporation se fonde alors sur une relation étroite entretenue par le système normatif avec l’espace. La dynamique ainsi créée entre ces deux objets est directement à l’origine de techniques permettant aux pouvoirs politiques d’assurer la conduite des hommes et des choses en ville.

88Pour autant, bien que ces dispositifs agissant sur l’espace aient permis de façonner des usages de celui-ci, les pratiques de l’espace développées par la population, et les discours et opinions formulés à propos de lieux spécifiques – comme le cours de Marseille –, ont produit des arrangements spatiaux qui participent, à leur manière, de la fabrique d’un territoire urbain. De fait, un complexe urbain résulte autant de la transcription au sol d’un projet planifié par le pouvoir politique, que de la multiplicité des modèles territoriaux construits a posteriori par les expériences personnelles des habitants. La ville est donc le fruit de l’interpénétration d’images et de pratiques multiples, qui participent de son façonnement général.

*

89À l’occasion des processus d’embellissement qui les ont transformées, les villes étudiées ont affirmé leur autorité et leurs compétences sur les éléments matériels qui les composent. Les institutions municipales ont réussi à imposer leurs marques, et leurs volontés, face aux droits individuels sur le sol, en consacrant notamment leur droit suréminent sur les formes d’appropriations privées du parcellaire. Les formes urbaines planifiées vont ainsi être mises en œuvre à l’aide d’outils juridiques comme l’expropriation.

90Pour autant, cette puissance des droits publics locaux sur la ville ne doit pas nous replonger dans les travers d’une histoire institutionnelle aveuglée par l’hyper puissance supposée d’un pouvoir politique supérieur. Il ne s’agit pas de nuancer le poids de l’action monarchique pour glorifier à nouveaux frais celui de l’autorité municipale. En effet, des formes de concertation apparaissent dans la mise en œuvre des projets urbains, soulignant l’émergence d’une communauté citadine dépassant le seul voisinage pour embrasser une pluralité d’individus et d’usages de la ville. Dans le même ordre d’idée, la question du financement de ces embellissements témoigne d’une orientation fiscale novatrice qui invite à reconnaître la présence d’un corps urbain unifié, dont les conditions d’existence ne relèvent pas seulement de critères juridiques ou sociaux, mais avant tout d’un enracinement spatial.

91Les transformations urbaines à Aix et Marseille témoignent ainsi de certaines évolutions sur le plan culturel et politique, à l’issue desquelles l’espace apparaît comme un problème politique et social que les pouvoirs publics devront désormais réguler. L’essentiel de la mission des administrateurs de la croissance consiste alors à assurer et organiser un partage entre des droits individuels et collectifs sur le sol, entre des espaces privés et publics dans la ville.

92Dans ces conditions, une véritable dynamique apparaît entre le droit et l’espace. C’est au cœur de cette synergie que les pouvoirs locaux vont puiser les ressources et dispositifs nécessaires à la conduite des hommes et des choses à l’occasion de ces opérations. Cependant, l’espace n’émerge pas seulement des liens qu’il entretient avec le système normatif en place. Production sociale, fruit d’une dynamique entre les acteurs, l’espace peut être investi par une multitude de pratiques discursives, provenant aussi bien des structures administratives citadines, que des habitants eux-mêmes ou des voyageurs de passage. La ville est autant le fruit de l’action normative que des discours qui l’interrogent, la projettent, ou la décrivent. Son aménagement se poursuit néanmoins bien au-delà de sa phase de planification. La matérialité urbaine est l’objet de perpétuels agencements par les usagers de la ville, qui entretiennent et prolongent ces phénomènes d’urbanisation. Face aux pouvoirs suréminents de l’administration dans ces processus, la capacité des habitants à peser dans l’évolution des formes urbaines passe essentiellement par des actions aussi anodines qu’emprunter un trajet spécifique, jouir d’un espace particulier, développer telle ou telle activité en son sein, autrement dit en s’appropriant, par des usages répétés, une multiplicité de lieux.