« D’un côté, il y a moi et mon chez-moi, le privé, le domestique (l’espace surchargé de mes propriétés : mon lit, ma moquette, ma table, ma machine à écrire, mes livres, mes numéros dépareillés de La Nouvelle Revue française…), de l’autre côté, il y a les autres, le monde, le public, le politique. On ne peut pas aller de l’un à l’autre en se laissant glisser, il faut franchir le seuil, il faut montrer patte blanche, il faut communiquer, comme le prisonnier communique avec l’extérieur. »
Perec Georges, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 2000 (1974), p. 73.

1La ville est le fruit de l’enchevêtrement et de l’interaction d’une multiplicité d’échelles, d’une diversité foisonnante de perceptions, de conceptions et de pratiques. Elle ne se laisse pleinement observer qu’au terme d’un jeu permanent entre les échelles d’observation, que seule la manipulation d’une multitude de sources – publiques, privées, administratives, contractuelles – est capable de révéler. En suivant les rapports juridiques et sociaux noués à l’occasion de la croissance des villes, nous nous sommes laissés guider jusqu’ici entre la parcelle et le bâti. Le réseau viaire, et plus fondamentalement la rue, est apparu ponctuellement au détour de nos analyses du sol et des volumes. Nous ne l’avons cependant toujours pas évoqué pour et en lui-même. Jusqu’à maintenant, l’exploration des mécanismes de fabrique de la ville s’est limitée à la sphère du privé. Les droits individuels sur le foncier, les relations sociales qui se créent au travers de la propriété, et l’organisation économique et sociale des chantiers de construction sont autant d’étapes et de domaines de l’aménagement des villes qui restent, à l’époque moderne, profondément attachés aux règles régissant les rapports entre particuliers. L’espace public, à la fois physique et social, fait son apparition lorsqu’il s’agit de comprendre les rapports entre les chantiers, unités privées au sein de la matérialité urbaine, et le reste de la ville. La rue se montre alors au détour de l’action normative de la puissance publique, action qui vise à assurer l’ordre dans la ville. La suite de cette étude vise désormais à saisir la mécanique juridique, sociale et spatiale qui permet au réseau viaire de prendre forme et consistance.

2Le premier chapitre de ce travail nous a permis d’apprécier l’action performative des particuliers sur le sol urbain, et donc à plus large échelle sur la ville. L’analyse micro-historique de la morphogenèse d’îlots urbains nous a révélé le poids du système juridique, et notamment celui régissant les formes complexes de la propriété, dans la fabrique du territoire. À ce stade de l’analyse pourtant, nous nous trouvons encore confinés en cœur d’îlot. L’agencement des parcelles les unes avec les autres, les droits et obligations qui unissent leurs différents propriétaires et la forme des immeubles bâtis dessus relèvent exclusivement de l’action de ceux qui se partagent le sol. Mais au dehors de l’îlot, au-delà des limites formées par l’entrecroisement des rues qui le révèlent, qui agit véritablement sur l’espace urbain ? Qui dispose des leviers nécessaires et suffisants pour contraindre le « reste » du sol de la ville ? Et d’ailleurs, quels sont ces leviers ? Nous touchons là une autre forme de déconstruction de l’espace urbain, celle qui distingue entre le public et le privé. Cette distinction, dont les versants juridiques, sociaux et spatiaux ne se recoupent pas nécessairement, est directement liée au processus de planification de la croissance. En effet, la notion de plan implique l’établissement de limites, qui vont déterminer « la répartition entre le bâti et le non bâti, le public et le privé1 ». Ainsi, si l’on souhaite comprendre la genèse des formes urbaines, et mesurer la répartition des compétences des acteurs sur ces dernières, il faut impérativement saisir le processus permettant la transcription de la ville projetée sur le sol. Il est indispensable de scruter la coexistence entre des prérogatives opposées sur des objets qu’il convient d’agencer ensemble : l’action individuelle et l’intérêt collectif d’un côté, la parcelle et la rue de l’autre.

Composer et réordonnancer une nouvelle ville : alignements et estimations des propriétés urbaines

3Entre l’espace conçu sur le papier, par les planificateurs aixois et marseillais, et les formes urbaines qui ont pris corps sous l’action conjuguée de ces autorités et de celle des particuliers, un processus de transcription a eu lieu. Il a fallu en effet traduire les lignes du plan en des réalités matérielles, et les transposer au sein de l’espace physique de la ville. C’est ce passage du papier au concret que nous souhaitons explorer ici. Nous avons évoqué en début d’ouvrage la genèse des outils juridiques et spatiaux à disposition des administrateurs afin de contraindre la propriété individuelle et les droits qui lui sont attachés. Dès lors, il nous faut éclairer les contours de la procédure déployée afin de les mettre en action, et les acteurs mobilisés à cette occasion.

4Les embellissements urbains de l’époque moderne ont été étroitement conditionnés par des impératifs de rectitude du réseau viaire. Cette ambition esthétique, qui a guidé les transformations des villes entre les xvi^e et xviii^e siècles, est à la base d’un acte juridique qui offre au principe d’expropriation un terrain d’expression privilégié : l’arrêté d’alignement. Ce principe de l’alignement, qui « fonde ses vertus dans l’accord de la géométrie et de la beauté », « est à la fois embellissement et signe de rationalité2 ». À partir du xvii^e siècle, et de la naissance de la fonction de grand voyer en 1607, le respect du principe d’alignement dans l’aménagement des villes devient essentiel.

5Néanmoins, et c’est là que se trouve l’enjeu de notre réflexion, il convient de ne pas verser dans une vision qui viendrait surestimer la force de l’action publique sur les possessions individuelles. L’exploration de la procédure de planification urbaine offre l’occasion de mettre en lumière les stratégies développées par les habitants face à des situations qui semblent, a priori et sur le plan du droit, totalement hermétiques à leurs actions.

Transposer un plan au sol : l’alignement à Aix

6La pratique de l’alignement urbain constitue la manifestation la plus éclatante d’un droit suréminent de la puissance publique sur les droits individuels fonciers. Cette procédure correspond au « bornage juridique entre la voie publique et les espaces privés qui la bordent », opéré de « façon unilatérale » par l’administration selon un plan préétabli3. Cette définition, qui caractérise certainement le mieux la nature de ce processus de réordonnancement du tissu urbain ancien, mérite, malgré sa grande clarté, d’être discutée à nouveaux frais. Sans nier ses implications concrètes sur la propriété individuelle – délimiter les espaces privés qui bordent la voie publique, au risque de les amputer –, il convient cependant de revenir sur le caractère unilatéral de l’action administrative qui est en jeu derrière cette procédure.

7Les arrêtés d’alignement, assimilés sous l’Ancien Régime à des permis de construire, constituent la pierre angulaire d’un « contrôle du droit de bâtir » en ville depuis au moins l’édit de 1607 qui instaure la charge de grand voyer du royaume4. En 1627, les trésoriers généraux des Bureaux des finances sont investis de la responsabilité de délivrer ces alignements urbains. Un mouvement s’opère aux xvii^e et xviii^e siècles sur tout le territoire, faisant progressivement passer la connaissance des alignements aux mains des autorités municipales5.

8À Aix, capitale provinciale et siège des institutions royales établies en Provence, la procédure d’alignement dépend des trésoriers généraux du Bureau des Finances de la ville. Cependant, pendant l’agrandissement opéré par le cardinal Mazarin, la procédure est placée sous la direction exclusive du contrôleur des bâtiments publics de la ville et auteur du plan de l’extension, Jean Lombard6. Jusqu’en 1656, Lombard va ainsi délivrer près d’une cinquantaine d’alignements. Consignées dans un petit cahier, ces permissions de voirie s’avèrent cependant peu utiles dans notre étude, dans la mesure où elles sont extrêmement synthétiques et strictement techniques7. Elles ne nous renseignent guère en effet sur la dimension sociale de la procédure. Nous nous fonderons donc sur les alignements délivrés à partir des années 1660, date à laquelle les trésoriers généraux de France semblent avoir repris en main la procédure, qui retrouve sa forme originelle.

9Cette forme « classique » des arrêtés d’alignement respecte un protocole stable sur toute la période considérée8. Les propriétaires désireux de bâtir, ou d’intervenir sur leur construction (cave, balcon, etc.), doivent commencer par déposer une demande d’alignement de leur future maison auprès du Bureau des Finances9. Un trésorier général est dépêché pour coordonner l’ensemble de la procédure. Il commence par nommer un expert, avec pour mission de procéder aux mesures du bâtiment concerné par la requête. À partir du rapport d’expertise, le trésorier général de France rend un procès-verbal ayant valeur de jugement. Dans notre analyse, nous nous sommes concentrés sur le procès-verbal final rédigé par l’officier royal. Ce document livre en effet de précieuses informations sur le déroulé de la procédure, les parties sollicitées à son occasion, et plus largement sur la perception de l’action de construire, tant par les pouvoirs publics que les particuliers directement intéressés.

10Une lecture globale des procès-verbaux confirme la première partie de la définition donnée par Jean-Louis Harouel sur la nature de cette procédure. En effet, seuls les éléments bordant la voie publique sont alignés, à savoir le pas de la porte, les marches de l’entrée et leur hauteur, ou encore la « bonne forme » de la façade à construire. Le reste de la construction n’est pas même envisagé par l’expert dans son rapport. Ce sont bien les « limites entre la voie et les propriétés riveraines » qui sont en jeu, rien d’autre10. L’alignement permet donc de formaliser, au sol, la distinction entre un espace relevant de droits individuels et un espace relevant d’une appropriation collective.

11Une analyse qualitative de ces procès-verbaux permet d’apprécier le rapport de force qui se joue entre les prérogatives privées et les capacités collectives dans la fabrique d’un territoire urbain préalablement planifié. Dans cette perspective, nous avons reconstitué le déroulé d’une procédure d’alignement « fictive » grâce aux diverses situations rencontrées dans notre corpus. Il apparaît alors qu’une véritable concertation publique préside à la délivrance de ces autorisations de bâtir, bien loin du caractère unilatéral qui préside théoriquement à cette procédure.

12Un propriétaire qui souhaiterait lotir sa propriété doit commencer par saisir le Bureau des finances. Dans une requête motivée, il lui faut donner des renseignements sur son bien, et argumenter son projet de construction. Dans la plupart des cas, l’édification de l’immeuble ne pose aucun problème et l’arrêté d’alignement du trésorier général de France constitue, essentiellement, un document indiquant le tracé que devra suivre la façade de la maison. Dans le cadre du lotissement d’un terrain vierge, les premières demandes d’alignements dans le quartier Mazarin se sont déroulées ainsi, sans que les demandeurs aient eu besoin de particulièrement justifier leur requête. Cela n’empêche pas certains d’entre eux d’avancer des considérations esthétiques en appui de leur demande. Dans l’avis qu’il émet à propos de l’autorisation sollicitée par Louis Blanc, lieutenant général de la sénéchaussée d’Aix, le maître maçon François Duval conclut son rapport en signifiant que l’alignement requis ne porte aucun préjudice au public, et « au contraire ledit balcon servira dornement et embellissement a ladite rue11 ». Le bornage des éléments publics et privés de l’espace urbain peut ainsi se fonder sur des considérations esthétiques. Lorsque la parcelle concernée est entourée par des immeubles déjà bâtis, son propriétaire peut motiver sa demande d’alignement par des raisons d’ordre public et collectif. Aymer Lenfant possède plusieurs terrains à bâtir dans l’ancien faubourg Saint-Jean, intégré au quartier Mazarin. En mai 1668, il sollicite auprès du Bureau des Finances un nouvel alignement de la portion de rue qui longe ses possessions. S’il évoque sa volonté de poursuivre les constructions qu’il avait déjà amorcées, Lenfant met surtout en avant « la comoditté » que recevra l’ensemble des voisins à voir réaliser un nouvel alignement « affin que les charrettes, chariots, et autres fardeaux y puissem plus librement et commodement passés12 ». Dans cette action, le requérant estime « que son interest est joint a celluy du public ». En effet, l’irrégularité des rues empêcherait les eaux de se « vuider », provoquant des dégâts considérables sur le bâti. C’est donc des questions de salubrité qui sont en jeu dans cette requête. Enfin, la sécurité des personnes est aussi mise en balance dans la planification urbaine d’Ancien Régime. En 1727, Alexandre de Roux, seigneur de Gaubert, vient de faire l’acquisition d’une « place au bout du Cours ». Il souhaite lotir cet espace, et dépose une demande au Bureau des Finances le 24 novembre13. Lors de la visite du trésorier général en charge du dossier, l’écuyer Joseph Desminy s’est présenté à l’officier royal, et a dénoncé la requête du seigneur de Gaubert. Selon lui, cette demande est

« contraire au droit public des particuliers et a celuy du seigneur conseiller Desminy son pere, ensemble au devis fait lors du dernier agrandissement de la ville sous la foi duquel le seigneur conseiller Desminy a fait batir sa maison laquelle resevroit un domage consciderable sy cette demende avoit fait son effet, ajoutant quil y a lieu destre surpris que les sieurs consuls qui sont chargé de veiller a lutilité commune de tous les citoyens y ayaient donné leurs consentement puisque pour une chose si peu interessante pour le public que lagrandissement du jardin de M^r le conseiller de Gaubert il rendroit les lisses impraticables en feroit un coupe gorge un lieu tres suspect et dangereux »…

13Cette argumentation juridique, émanant d’un fils de conseiller au Parlement, et qui mêle doctrine administrative, considérations politiques sur le bien commun, et expériences urbaines et spatiales, témoigne des enjeux sous-jacents à la fabrique territoriale, tant sur le plan matériel que social. La production de la ville met ainsi en balance des enjeux contradictoires, et souvent opposés. Ceci justifie certainement la deuxième étape de la procédure, à savoir la convocation et l’audition d’un certain nombre de personnes directement concernées par la délimitation d’une portion privée du sol séparée de l’espace public.

14Après avoir reçu le rapport d’un expert de la construction, le trésorier général qui dirige la procédure donne assignation, le jour où sera procédé à l’alignement proprement dit, à plusieurs individus. Les convocations sont d’abord adressées à un ensemble d’acteurs institutionnels, représentant différents intérêts politiques au sein de la ville. Les consuls et l’assesseur d’Aix, mais aussi le procureur du roi, sont invités à donner leur avis sur la requête déposée par le propriétaire. Leurs recommandations tournent souvent autour des tensions suscitées par la rencontre entre l’intérêt du requérant et celui de la ville en général. La discussion retranscrite par l’officier du Bureau des Finances prend généralement une coloration politique éloignée des réalités et des pratiques quotidiennes de l’espace, et faisant la part belle à des considérations esthétiques abstraites. L’harmonie entre les différentes constructions de la rue est discutée, sous couvert de commodité et de rendement économique en termes immobiliers et commerciaux. Le propriétaire est alors invité à répondre à ces oppositions, et sa réponse se contente de réfuter point par point les doutes des autorités municipales.

15Enfin, et parallèlement aux acteurs institutionnels précités, un autre groupe d’individus tient une place centrale dans la concertation qui se joue à l’occasion de ces alignements. En effet, « tous les voisins intéressés » par ce réordonnancement du tissu urbain sont invités, le jour de la visite de terrain, à venir s’exprimer sur l’opportunité de cette demande. On élargit parfois le cercle des « voisins » à des propriétaires de la même rue ou de rues adjacentes, et dont la maison n’est pas contiguë avec la parcelle alignée. La rectification du tracé viaire pourrait en effet avoir des conséquences sur leur propriété. Dans ces affaires impliquant parfois une dizaine de propriétaires privés, les assignations ordonnées par le trésorier général en charge du dossier suscitent la rencontre entre des intérêts individuels divergents. Au bout de cette chaîne plus ou moins complexe d’intérêts particuliers, se trouve alors un enjeu supérieur qui dépasse largement cette coalition d’ambitions dispersées : l’intérêt du public. Lorsque le procureur du roi estime que l’alignement et le nivellement d’une rue sont « necessaire tam pour lintherest du public que cellui des particulliers », il fait référence au corps urbain en général, autrement dit une gamme variée d’usages, réels et potentiels, de la ville.

16Cette forme de concertation publique ne débouche pas nécessairement sur le succès des opposants, quelle que soit la qualité de leur argumentation. Joseph Desminy, que nous avons présenté plus haut, et qui s’opposait à l’extension de la bâtisse du seigneur Gaubert, invoquait des principes relevant de la sécurité publique pour faire annuler la demande de son voisin14. Bien qu’il fut rejoint dans son opposition par d’autres riverains, l’assesseur de la ville rétorque que « lopposition de deux particuliers ne saurait prevaloir ». Autrement dit, ces contestations s’avèrent insuffisantes pour représenter l’intérêt général du public. Ces différents exemples, en faisant apparaître tous les acteurs mobilisés pour participer à l’organisation spatiale de la ville, soulignent l’une des dimensions fondamentales de la fabrique urbaine. Si la propriété est individuelle, et relève d’un phénomène de marchandisation exacerbée, son usage et son insertion dans l’espace général de la ville sont soumis à l’intérêt supérieur du public. L’agencement global des unités foncières dépend alors d’une concertation collective.

17Au terme de ces consultations publiques, le trésorier général prend une décision qui guidera le propriétaire dans la construction de son futur bâtiment. Dans son jugement, l’intervention de l’expert ayant procédé aux mesures et celle du procureur du roi s’avèrent déterminantes. Toujours placées à la fin du rapport de l’officier royal, elles emportent souvent son opinion. Enfin, une dernière mention apparaît systématiquement dans les rapports d’alignement consultés. Le trésorier général appuie sa décision finale en affirmant

« avoir procedé a lallignement dicelle [maison] en sorte que le roy, le public et les voisins ne recoivent aucun intherest ; ayant enjoint aux massons qui bastissent icelle maison de suivre pointillement les allignements ce quils ont promis de faire ».

18Dans cette phrase conclusive, l’ensemble du processus d’alignement se trouve ainsi résumé. Après avoir résolu une équation plaçant au même rang le pouvoir central, les habitants de la ville en général, et les voisins en particulier, l’officier en charge du dossier livre ses prescriptions aux constructeurs de la future bâtisse. Ces derniers, qui demeurent muets tout au long de la consultation publique, sont pourtant présents le jour de la visite de terrain. Lorsqu’il s’agit « de suivre pointillement les allignements », cela revient ni plus ni moins qu’à activer, sur le plan matériel, une situation juridique née à l’occasion d’une transaction immobilière avec l’archevêque Mazarin. Finalement, la vaste concertation publique qui préside à toute demande d’alignement écorne l’image d’une administration agissant unilatéralement dans ces processus de fabrique du territoire. La procédure déployée à Marseille, dont les modalités et les conditions de départ diffèrent par rapport à l’exemple aixois, permet elle aussi de nuancer l’image d’un pouvoir administratif hypertrophié dans son rapport avec le domaine foncier privé.

Viabiliser un domaine foncier préexistant à Marseille

19L’exécution de l’embellissement de Marseille, à partir de 1666, relève d’une tout autre logique par rapport à l’exemple aixois. Dans la cité portuaire, l’extension intervenant essentiellement sur un terrain loti, la tâche des aménageurs s’avère plus complexe, puisqu’il faudra réordonnancer un tissu parcellaire et viaire existant. L’enracinement d’un semis urbanisé depuis l’époque médiévale ne constitue pourtant pas un obstacle majeur à la mise en œuvre d’une nouvelle ville sur les ruines de l’ancienne. Si le coût du remodelage des unités foncières a certainement pesé sur les ambitions des planificateurs, il n’a pas totalement empêché les réordonnancements prévus. L’affirmation d’outils juridiques à même de contraindre les droits individuels sur le foncier explique en partie la réalisation marseillaise.

20La possibilité offerte aux échevins marseillais d’exproprier les habitants afin de remodeler leurs parcelles selon le plan adopté les a conduits à développer un mécanisme fondé sur un enchaînement bien précis : alignement, estimation, puis remboursement des terrains. Une fois identifiée la nature de la procédure permettant la transcription au sol du plan d’embellissement, c’est la question de l’indemnisation des particuliers dépossédés qui retiendra notre attention. Au travers d’un système d’estimation des parcelles concernées, le remboursement des propriétaires lésés consacre un droit d’expropriation qui se trouve pleinement incorporé aux pratiques administratives des échevins. Ce principe suscitera alors des débats quant aux acteurs mobilisés pour participer aux remboursements. Globalement, les pratiques d’alignement et d’estimation mises en œuvre à Marseille révèlent l’émergence d’une pratique administrative de la ville essentiellement fondée sur la mesure.

Estimer pour rembourser, rembourser pour reconstruire

21La pratique de l’estimation joue un rôle central dans l’ensemble du processus institutionnel déployé pour mener à bien l’extension marseillaise. C’est l’estimation d’abord, avant même l’alignement, qui va donner corps au nouveau quartier en étant au point de départ du processus de réordonnancement du parcellaire existant, et en permettant la formation du réseau des rues projeté par les autorités municipales15.

22À partir d’un corpus de 400 rapports d’estimation, nous avons fait le choix de procéder à un double traitement qualitatif et quantitatif16. Il s’agit d’un côté de reconstruire la logique à la base de ces procédures estimatives, et de l’autre d’observer les fréquences, les rythmes et l’intensité des mécanismes et dispositifs structurant leur logique17. Nous nous intéresserons ainsi aux acteurs présents et sollicités, au déroulé concret de la procédure et aux techniques affichées par les experts. L’échantillon documentaire relatif au secteur étudié couvre les années 1669 à 1703. Durant cette période, malgré quelques légères variations relevant d’une simplification liée à l’usage, l’ensemble des rapports à notre disposition sont stables dans leur forme18.

23Les parties directement sollicitées et évoquées par les rapports peuvent se répartir en trois catégories. Un premier groupe rassemble les différents agents institutionnels opérant lors de l’estimation. Les experts, au nombre moyen de trois, sont systématiquement présents. Pour les trois décennies abordées, environ 10 experts se succèdent. Comme nous l’avons déjà évoqué, ils ne sont pas professionnels de la construction mais occupent par leur statut social une place de choix au sein de la hiérarchie marseillaise de l’époque. Ils sont avocats, marchands, ou bourgeois, et ont exercé pour certains la fonction d’échevin19. De même, un ou plusieurs directeurs du Bureau de l’agrandissement sont présents, et ce dans presque la moitié des cas (41 %), certainement pour donner une légitimité administrative à la procédure. Parallèlement et au service direct de ces agents institutionnels, sont présents divers professionnels de la construction et de la mesure qui forment le second groupe d’acteurs sollicités dans cette procédure. Évoqués dans la moitié des rapports (55 %), ils remplissent la fonction d’arpenteur. Neuf fois sur dix, il s’agit de Mathieu Portal, l’architecte municipal20. Enfin, le troisième ensemble d’individus présents est celui des occupants du bien estimé, systématiquement assignés par la Communauté le jour de la visite. Néanmoins, un tiers des rapports fait état de leur absence pendant que les experts exécutent leur mission. Il est difficile de savoir si la présence physique des occupants joue un rôle déterminant dans l’évaluation du remboursement, en leur offrant notamment la possibilité d’ouvrir une négociation sur l’estimation. C’était du moins une occasion pour eux de fournir leur contrat d’acquisition afin d’orienter le travail des estimateurs.

24Une étude sérielle des rapports d’estimation produits met en lumière deux procédés d’évaluation des réparations, dont le recours à l’un ou l’autre dépend de l’objectif poursuivi par l’expropriation. Cette variation induit ainsi une véritable dichotomie, tant dans la manière d’appréhender le bien en question que dans les critères d’évaluation de la valeur de ce dernier. Cette différence d’appréciation de l’objet estimé résulte d’une articulation entre différentes échelles d’observation du bien, d’un jeu de focales de la part des estimateurs, selon que l’objet évalué soit soumis à une expropriation totale ou partielle. Deux tiers des interventions des experts concernent des biens dont la communauté « coupera » une partie, et dont il faut mesurer seulement la portion expropriée. Le tiers restant correspond à des expertises pour visiter un bien qui doit être entièrement exproprié pour aligner ou faire passer une nouvelle rue. Les experts se livrent alors à une appréciation globale du bien. Il est probable qu’un simple « coupement » n’aurait pas permis de récupérer la partie en élévation afin de réédifier une nouvelle façade. Si nous n’évoquerons pas ici la question de la formation de la valeur de l’indemnisation – déjà évoquée plus haut –, il faut en revanche déplacer le regard en direction des sources de ces financements.

L’indemnisation, ou la prise en charge des transformations du tissu urbain

25Selon les termes des lettres patentes autorisant l’agrandissement, les destructions et appropriations de biens au bénéfice de la municipalité doivent être remboursées par cette dernière aux propriétaires dépossédés. Mais quelles intentions poursuivent ces remboursements : s’inscrivent-ils dans la logique d’un strict remboursement du bien, au vu de ses qualités intrinsèques ? Ou font-ils office d’indemnisation ou de « dommages et intérêts », autrement dit d’une compensation pour les désagréments liés à la perte de l’usage du bien concerné ? Et puis surtout, qui contribue à ces remboursements : la communauté dans son ensemble, ou seulement certaines catégories d’habitants ? Encore une fois, tout dépend de l’objectif poursuivi par l’expertise, et de ses modalités d’exécution. Il faut distinguer dans l’analyse les réparations versées aux occupants du bien et celles allouées à leur éventuel propriétaire éminent. La différence établie dans l’étude du marché immobilier entre seigneur direct et possesseur utile est également opérante lorsqu’il s’agit d’explorer les relations entre l’administration municipale et les habitants.

26Du côté des occupants utiles de ces logements, et dans le cas des évaluations globales de biens, le remboursement s’apparente à une véritable indemnisation pour la perte subie, tant de l’usage passé que futur de la chose. À l’inverse, les exemples de coupements de maisons ou jardins s’apparentent à de purs remboursements des éléments intrinsèques du bien. Les experts procèdent alors l’évaluation chiffrée, selon un coût unitaire par quantité présente, de chaque élément impliqué dans le coupement. Cette manière de procéder dénote une volonté stricte de rembourser la valeur des matériaux, et le coût du travail à l’origine de l’édification de la maison. Afin de compléter cette indemnisation un peu sèche, les administrateurs municipaux allouent parfois des « dommages et intérêts » aux propriétaires victimes de coupements. Ces versements supplémentaires visent à compenser les désagréments occasionnés par ces destructions partielles, ou le manque à gagner dans l’activité commerciale du propriétaire21.

27Le cas des propriétaires éminents dont le bien a été exproprié est quant à lui plus complexe. Face à leurs contestations, les échevins affirment leur avoir payé un lods par bien dont ils les ont dépossédés, et estiment qu’une telle opération urbanistique leur a rapporté énormément par les multiples divisions, et donc ventes, de leurs propriétés22. Cependant, nous n’avons aucune confirmation de ces indemnisations attribuées aux propriétaires éminents dans le registre comptable de l’opération23. Trente rapports imposent pourtant aux occupants dépossédés d’allouer une partie de leur indemnité à leur seigneur direct, au titre de « dommages et intérêts pour la rente perpétuelle » ou « capital de pension » dont sont grevés la maison et le sol. Il apparaît alors que le montant de l’indemnisation correspond à un rachat de la rente qui grevait le bien qu’ils occupaient24.

28Si l’indemnisation des propriétaires de tenures urbaines est en partie prise en charge par leurs occupants utiles, ces derniers sont quant à eux remboursés par la communauté. D’où provient alors l’argent nécessaire ? En effet les réordonnancements du parcellaire médiéval vont absorber plusieurs centaines de milliers de livres. Or c’est la Communauté, au moyen notamment d’une taxe sur la plus-value immobilière, qui va prendre en charge ces dépenses. Nous développerons à la fin de ce chapitre la nature et les modalités de prélèvement de ces impositions. Notons simplement pour le moment que ce principe d’autofinancement, qui repose sur la complémentarité entre les habitants concernés et la municipalité, est relativement peu répandu au xvii^e siècle en France. Le plus souvent, ce sont les seuls voisins de l’expropriation qui sont imposés pour la financer. Entre une indemnisation qui repose sur la Communauté tout entière, et des remboursements qui échoient aux proches voisins, « ce qui change, c’est la conception que l’on a de l’étendue de la plus-value » offerte par l’aménagement urbain25. Profite-t-il aux seuls riverains, ou au corps urbain dans son ensemble ? Du système privilégié dépend alors la conception que l’autorité municipale se faisait de la ville, en tant qu’objet physique, et de sa croissance.

29En quittant le cadre de l’agrandissement de 1666, tant sur le plan spatial que chronologique, on observe à Marseille l’existence de nombreux débats sur ces questions jusqu’à la Révolution. Pour toute la zone extérieure à l’embellissement, le Conseil de ville a décidé dans une délibération de 1671 que la prise en charge de l’indemnisation des habitants expropriés se partagerait entre les voisins et la Communauté, respectivement à hauteur de deux tiers et un tiers26. Ce principe d’une répartition des charges entre voisins et Communauté urbaine est attesté ailleurs. L’élargissement de la rue Saint-Roch à Paris en 1669 est financé pour un quart par les propriétaires des maisons retranchées, pour 5/8 par les voisins non touchés, et pour un huitième par les propriétaires des rues avoisinantes27. Dans la ville d’Aix, qui n’a pas connu ce type de réordonnancement à l’occasion de l’ouverture du quartier Mazarin, les consuls décident en 1738 de financer les réordonnancements du tissu parcellaire ancien selon ce schéma, réservant néanmoins les deux tiers de la dépense à la Communauté, et le tiers restant aux voisins28.

30Au même moment, des discussions s’engageaient à Marseille afin de revoir ce principe. En 1725, un plan d’alignement de la « vieille ville » est adopté, et tout un ensemble de réordonnancements des rues est imposé29. Il est décidé que pour chaque démolition ou coupement de maison, seuls les voisins devront contribuer, et ce à hauteur des deux tiers des indemnités, au nom du bénéfice qu’ils retirent de l’amélioration survenue à proximité de leur bien30. Les propriétaires voisins dénoncent alors les frais que cette procédure entraîne par la rédaction de plusieurs centaines de rapports, à la fois d’estimation pour évaluer le montant de la réparation, et de répartition, afin de déterminer les contributeurs et la proportion de leur participation31. Les propriétaires environnants ont d’abord contesté le principe même de ce remboursement32, avant de s’en accommoder et d’orienter leurs revendications vers les modes d’établissement de cette dépense. Selon eux, cette question des contributions des voisins « a toujours eté la matiere des plaintes publiques ». Cela résulte du monde de répartition de l’indemnisation, selon lequel « tous ceux qui ont vüe sur [une maison démolie] sont soumis à contribuer pour l’indemnité du proprietaire de qui l’on coupe le terrain. Les plus proches voisins sont ceux qui dans cette forme de contribution payent et doivent payer le plus ; et consequemment plus on s’écarte du terrein coupé, moins l’on paye33 ».

31Les oppositions se répéteront lors de chaque opération d’aménagement jusqu’en 1779. À cette date, un arrêt du Conseil vient définitivement clarifier la situation. L’arrêt confirme alors la volonté de toutes les parties, la Communauté incluse, de décharger l’ensemble des propriétaires de la ville, ancienne et nouvelle, de toute contribution pour le financement des expropriations34. Les échevins, dans leur requête pour obtenir cet arrêt, expliquaient que

« les coupements et élargissements des rües ont pour principe l’utilité publique, la décoration de la ville, la comodité de ses habitants, il ne paroit donc pas juste d’y faire contribuer les particuliers. Les deniers comuns, après l’acquitement des charges de l’État, n’ont d’autre destination que les nécessités publiques ; une communauté n’est qu’une même famille, l’excedant de ses revenûs, doit tourner à l’avantage et à la comodité de chaque individû35 ».

32La Communauté accède ici aux revendications des habitants eux-mêmes, selon lesquels

« la Communauté des grandes villes ne sont proprement qu’une troupe nombreuse d’associés qui doivent participer en corps et egalement aux profits et aux depenses, la retribution de ces permission est le profit ; le coupement du terrein est l’objet de la depense ; l’un et l’autre regardent le corps et non les particuliers tout ce qui a trait au general et à l’Ensemble ne peut etre singulierement relatif à quelques personnes36 ».

33Au terme de cette analyse, au ras du sol de l’action publique, des modalités d’exécution des plans d’agrandissement urbain, nous ne pouvons réduire la fabrique territoriale à un simple jeu comptable qui conditionnerait le champ des possibles offert à l’administration. Le dessin d’une nouvelle ville ne se limite pas uniquement aux potentialités financières dont disposeraient les ordonnateurs de la croissance. En effet, les droits conférés aux individus par la propriété privée reçoivent, à l’occasion de ces procédures d’alignement, une reconnaissance et une définition précise aux yeux du corps social, et plus spécifiquement de l’autorité publique37. Cette garantie procédurale limite alors considérablement la marge de manœuvre des ordonnateurs des deux villes. En voulant agir sur la propriété, ils offrent à cette dernière un cadre juridique venant considérablement restreindre leur champ d’action. Si l’on replace la procédure d’alignement dans la situation propre aux deux embellissements provençaux, on pourrait voir cette étape comme l’acte de naissance matériel du parcellaire urbain, une autorisation administrative qui donnerait corps à un élément du complexe citadin n’ayant jusque-là qu’une existence juridique et abstraite. L’action individuelle sur le sol est donc fondamentale, malgré les droits suréminents de l’administration publique sur la propriété privée. En lien avec nos réflexions sur le marché foncier et de la construction, il apparaît que la propriété n’est pas seulement un ensemble de droits aux mains des habitants. Elle forme aussi une interface avec laquelle la puissance publique négocie le partage des espaces de la ville. Les modalités fiscales de ces embellissements témoignent alors, par d’autres biais, des conditions de participation à la croissance des sphères individuelle et collective du corps urbain.

La propriété comme base fiscale, le rêve de l’autofinancement, et la revendication d’une appartenance commune à la ville

34Il n’est pas dans notre propos de mener une histoire des coûts de la croissance urbaine38. Dans des sociétés reposant majoritairement sur le crédit, il n’est pas surprenant d’apprendre que les villes se sont considérablement endettées pour mener à bien ces opérations39. Nous voudrions donc profiter de cet acquis pour changer d’angle de vue, et ainsi nous livrer à une analyse des modalités socio-spatiales de la fiscalité mise en place pour financer ces entreprises. Plusieurs éléments se dégagent de ce travail. Il apparaît d’abord que l’unité parcellaire sert d’assiette aux impositions permettant d’assurer ces extensions urbaines. Ensuite, ce système fiscal repose sur un principe structurant essentiel, celui d’un autofinancement des embellissements. En d’autres termes, la croissance doit être en mesure de dégager les fonds nécessaires à son amortissement. Dans ces conditions, la question de la répartition des contributions provoquera de vives contestations. Dans les discours produits à cette occasion se dévoilent de nouvelles perceptions du corps citadin, et des modalités d’appartenance à une communauté d’habitants.

Financer l’embellissement par la croissance : la propriété comme base de la fiscalité urbaine

35Les planifications urbaines développées dans les deux villes provençales sont ambitieuses, eu égard notamment à l’emprise des quartiers projetés et à l’immensité de l’œuvre constructive à accomplir. Les transformations spatiales envisagées ne peuvent reposer sur les seules finances des administrations, et nécessitent des contributions extérieures. Par ailleurs, ces embellissements ne se réduisent pas seulement à l’établissement d’un nouveau parcellaire, mais induisent aussi la réalisation d’un ensemble d’ouvrages collectifs : murailles, fossés, places publiques, fontaines, bancs, etc. Face à ces besoins, les ordonnateurs des projets aixois et marseillais vont s’appuyer sur une fiscalité orientée vers la propriété privée. Pour modeler le sol, les autorités décident de taxer sa possession. Néanmoins, les logiques déployées dans les deux villes sont différentes. Quand la capitale provençale choisit d’imposer l’usage du foncier, les échevins de la cité portuaire optent pour mettre à contribution les bénéfices tirés de la plus-value immobilière, autrement dit de l’amélioration des fonds concernés.

Taxer la possession et l’usage du sol à Aix

36Toutes les dépenses liées à l’agrandissement de la ville, qu’il s’agisse de travaux publics pour répondre à des nécessités collectives fondamentales ou à de simples agréments, relèvent des seules finances de l’archevêque de la ville40. Une estimation générale réalisée en août 1646 évalue à environ 183000 livres l’ensemble des frais à engager pour édifier le nouveau quartier41. Afin de faire face à ces dépenses considérables, un mécanisme fiscal simple est mis sur pied. Sur une base de 1204 parcelles standardisées de 32 cannes carrées disponibles sur son terrain, l’archevêque procède à une simple division afin de calculer le montant de la taxe dont chaque emphytéote devra s’acquitter au moment de son achat. En mars 1647, la taxe pour le « droit de courtine » est ainsi fixée à 151 livres 13 sols par place de 32 cannes carrées possédée42. C’est à partir de cette assiette fiscale que l’archevêque calculera, en fonction de la superficie de leur bien, le montant dont devra s’acquitter chacun des nouveaux acquéreurs.

37Ce droit d’enceinte – ou taxe sur les murailles – apparaît explicitement dans les baux emphytéotiques conclus par le seigneur ecclésiastique. Sous cette expression se cache en réalité le financement de l’ensemble des travaux publics générés par l’embellissement. Au sein du corpus contractuel étudié – 138 conventions pour l’archevêque, 78 pour l’ordre de Malte –, l’obligation de payer cette taxe échoit en principe au preneur du bien, à l’emphytéote. Cependant, dans la pratique, elle semble avoir constitué une variable d’ajustement selon les rythmes du marché des biens. Dans 11 % des ventes, le prélat aixois prend à sa charge le règlement de cette taxe. Toutes les cessions concernées par ce cadeau fiscal ont été passées entre le 23 décembre 1647 et le 25 mai 1651, soit à une période où le rythme des échanges s’est sérieusement mis à flancher. De son côté l’ordre de Malte pratique une politique immobilière radicalement opposée. Ce seigneur direct prend systématiquement en charge, sur ses deniers, l’acquittement du droit d’enceinte. On peut y avoir une volonté de dynamiser ses ventes alors que l’ordre doit composer avec la concurrence plus ancienne de l’archevêque sur le marché. Ce droit d’enceinte établi à Aix correspond donc à un impôt sur la propriété immobilière. Le seul fait de posséder une portion du sol urbain, au sein d’un périmètre précis, transforme les emphytéotes en contribuables et donc, en acteurs financiers de l’agrandissement.

38Un événement à la fois urbain et financier va surgir à la fin des années 1640. Par un arrêt du 1^er décembre 1649, « les propriétaires des fonds et maisons de la nouvelle enceinte Saint-Jean, ou qui aboutissent à icelle », décident de faire ouvrir un cours à carrosses « depuis la place des Carmélites jusques aux murailles de la ville du costé des Augustins pour l’utilité et avantage de tous les particuliers et décoration de ladite ville43 ». Cet imprévu urbanistique extérieur à l’embellissement sur un plan institutionnel, mais situé en son sein sur un plan spatial, nous permet d’apprécier les modalités de distribution d’une fiscalité foncière centrée sur la propriété. En effet, les consuls obtiennent du parlement que les parcelles présentes sur l’emplacement du futur cours, et nécessitant d’être réordonnancées, soient estimées par Jean Lombard, le contrôleur des œuvres publiques de Provence, et Jacques Borrol, un maître maçon44. Les deux experts devront ainsi faire « rapport de ce que peut couster la nouvelle œuvre et cours dont est question », et surtout déterminer « ceux qui doivent contribuer a la despence » afin d’établir « les regalements et taxes » de chacun.

39Leur travail d’estimation de la valeur des biens emportés dans cette percée n’a que peu d’intérêt pour nous. Sur les 108 places qu’ils évaluent, ils estiment qu’il faudra dépenser, pour les dédommagements mais aussi le comblement des fossés, les conduites des eaux et la plantation des arbres, la somme de 55080 livres, 16 sols et 5 deniers. En revanche, les justifications qu’ils avancent à propos du financement de ce projet urbain nous renseignent considérablement sur les modalités de cette conception « collective45 » de l’urbanisme. Selon ces experts, « le general de la ville et particuliers qui possedent leurs maisons aux environs diceluy [i. e. le cours] recoivent et les uns et les autres une très grande commodité et utilité ». En effet, la destruction des murailles médiévales qui occupaient l’espace de la nouvelle voie a fait disparaître l’un des lieux de promenade les plus appréciés avant l’agrandissement. L’ouverture du cours permettrait non seulement le rétablissement de cet agrément, mais aussi de supprimer « les cloaques et immondices » qui s’y accumulaient depuis. Cette percée offre enfin un embellissement qui « attirera beaucoup d’étrangers pour y venir habiter et estant plus peuplé [i. e. la ville] les revenues de nos fermiers seront plus grands par ainsi nos charges moindres et nos fruicts se vendront beaucoup mieux ». L’intérêt de l’affaire n’est pas seulement esthétique et pratique, et relève de motivations économiques et fiscales à peine dissimulées. Surtout, l’amélioration ne profitera pas seulement aux propriétaires en lisière de la voie, mais à la ville dans son ensemble. Sans franchir le pas d’une fiscalité qui embrasserait le corps urbain dans son ensemble, les experts considèrent que

« les propriétaires des maisons voisins et aboutissantes audit cours participent à toutes ces commodités avec plus grand avantage dautant que leurs maisons au plus elles sont voysines au plus leur profit et commodité augmente46 »…

40Si les seuls habitants de la nouvelle enceinte sont imposés, ils le seront cependant de manière différenciée, suivant leur plus ou moins grande proximité avec la voie. C’est là un élément fondamental de cet urbanisme « collectif », qui opte dans son financement pour un principe d’équité spatiale, mais qui s’avère incapable de penser une fiscalité strictement égale entre les populations.

41Dans ces conditions, les experts établissent cinq aires de répartition des contribuables. Les traitements réservés à ces groupes ne sont pas équivalents. Pour certains, seule la valeur absolue de l’imposition est donnée, autrement dit le montant de la taxe pour la totalité de la propriété concernée. Pour d’autres, les estimateurs indiquent en sus la valeur relative de la taxe, soit son montant par portion de 32 cannes carrées. Il est alors difficile d’établir un portrait précis de l’impôt entre les différents secteurs. Néanmoins, en calculant le rapport entre le nombre de contribuables et le montant de l’imposition de chaque secteur, il est possible de dessiner une hiérarchie entre chacune de ces aires quant à leur contribution au nouvel aménagement. Le tableau et la carte qui suivent synthétisent les données de ces aires fiscales qui témoignent, du fait de leur constitution, d’une mise en ordre particulière des espaces de la ville.

42Bien que l’on ne dispose pas d’une valeur d’imposition par unité surfacique, ces données plaident tout de même en faveur d’une spatialisation de la fiscalité à l’occasion de l’ouverture du cours. Au-delà du rapport de 1 à 3 entre les charges grevants les parcelles non bâties du clos Saint-Jean et celles situées dans le jardin de l’archevêque, une différence notable apparaît entre les biens situés en bordure du cours et ceux établis au sud, au cœur de la mense épiscopale.

43En croisant la valeur absolue de l’imposition qui frappe les biens jouxtant la percée urbaine, avec la surface indiquée dans les contrats d’acquisition de ces derniers à notre disposition, les redevances dépassent la centaine de livres par « place » de 32 cannes carrées, pour atteindre parfois près de 250 livres par unité fiscale de ce type. Dans leur estimation des immeubles bâtis dans la zone du jardin de l’archevêque, les experts donnent simultanément le montant de l’impôt en valeur absolue et par portion de 32 cannes carrées. D’une part les sommes observées ne dépassent pas 34 livres pour 32 cannes carrées. D’autre part, une stricte hiérarchie spatiale se dévoile. À mesure que l’on s’éloigne du cours la redevance diminue. Sans nécessairement respecter les délimitations tracées par les rues, ces impositions différenciées témoignent certes d’une conception « collective » de l’urbanisme, mais qui tient compte, dans sa mise en œuvre, des situations spatiales individuelles. En effet, les biens « qui font fasade tant du costé que d’autre dudit Cours », sont considérés « comme estant ceux qui recevront un plus grand benefice et advantage ». Ces lots sont ceux qui bénéficient directement des améliorations engendrées par l’ouverture du cours (décloisonnement, rétablissement d’un lieu de promenade, développement du commerce), et dont la valeur sur le marché immobilier devrait le plus augmenter47. Ces « avantages » dont vont bénéficier les proches habitants de l’embellissement, les « voisins », ne revêtent pas la même ampleur selon qu’ils soient plus ou moins éloignés du lieu concerné (cf. cahier couleur, pl. VI).

Figure 39. – Aires de distribution des taxes pour la construction du cours.

44Pour conclure sur cette affaire, il apparaît au terme du relevé d’estimation que les dépenses totales du cours se montent à 55082 livres, soit plus de 11000 livres au-delà des recettes fiscales attendues. Pour les experts, « et parce que le Corps General de la ville recoit de très grands avantages et commodités dudit Cour […] il seroit raisonnable quelle contribuat avec les autres particuliers a proportion de son utilité ». Or les estimateurs ne souhaitent pas s’ingérer dans les affaires municipales, laissant ainsi les édiles organiser eux-mêmes le prélèvement de cette somme. Il s’agirait là de faire contribuer l’ensemble de la population, et particulièrement celle implantée dans la partie médiévale. Cette volonté politique de faire participer le corps urbain en général, car profitant dans son ensemble des embellissements, se présente comme une orientation novatrice pour l’époque. Elle induit en effet la reconnaissance d’une communauté urbaine unifiée, dont les conditions d’appartenance ne relèvent pas seulement de critères juridiques, mais avant tout d’un enracinement spatial.

45Le système d’imposition déployé à Marseille, dont la logique diffère par rapport à la capitale provençale, fut à l’origine d’âpres discussions sur les conditions d’appartenance à une communauté urbaine. Ces échanges révèlent alors, au détour de leur origine fiscale, de nouvelles conceptions du corps urbain et du vivre ensemble en ville à l’époque moderne.

Imposer la plus-value foncière à Marseille

46La question du financement tient une place de choix dans la mise en place de l’embellissement projeté à Marseille en 1666. Le contrat conclu entre la monarchie et le traitant privé – dont les termes seront repris in extenso par la ville en 166848 – règle les modalités financières de l’affaire dans ses articles 3 et 4.

47Qu’il s’agisse d’édifier de nouvelles infrastructures publiques (murailles, portes, marchés, places, rues, etc.), ou d’indemniser les particuliers expropriés pour mettre en œuvre le plan de l’extension, l’ordonnateur de la croissance est autorisé à prendre sur « chacune toise quarrée » de la nouvelle ville une taxe sur la plus-value dont vont bénéficier ces biens49. Cependant, l’article précise que ces propriétés devront être « modérément » taxées. Les seigneurs directs sont eux aussi concernés « à cause de la plus valüe et augmentation de leursdits droits de Lods et Trezain50 ». Les dissociations des droits sur la propriété que nous avons observées au cours des échanges immobiliers sont immédiatement prises en compte par les administrateurs politiques de l’extension.

48Un groupe de cinq experts est nommé en août 1667 afin de procéder à l’estimation des biens de l’agrandissement avant l’opération et au calcul du gain financier généré par l’opération afin d’en proposer un nouveau prix51. Il revient alors aux autorités citadines de fixer un taux d’imposition fixe qui frappera l’ensemble des plus-values immobilières relevées afin de couvrir les dépenses engagées pour le nouveau quartier. Le registre ainsi confectionné mentionne l’ensemble des noms des propriétaires de la zone, leur localisation, ainsi que la valeur de leur bien avant et après l’opération52. Remis aux autorités en février 1668, il mentionne 507 parcelles déjà en place dans le secteur de l’extension, dont 387 sont partagées entre un propriétaire éminent et utile.

49L’effervescence créée par cette opération urbaine va considérablement compliquer la détermination de la taxe et sa perception. D’un côté, nous l’avons vu au début de cette recherche, les particuliers vendent et achètent massivement des terrains à partir du début des années 1670. De l’autre, les échevins multiplient les dépenses pour réaliser les nouvelles murailles, et surtout procéder aux alignements nécessaires afin de mettre en œuvre le plan de l’extension. Ainsi, de part et d’autre, la municipalité et les particuliers s’endettent. Dès 1671, le Bureau de l’agrandissement impose des restrictions au remboursement des particuliers expropriés pour cause d’alignement : pour être indemnisé, un individu exproprié devra s’être acquitté de la taxe sur la plus-value de son bien53.

50La chose est donc entendue : ce sont les propriétaires eux-mêmes qui financeront, indirectement, leur propre indemnisation. Ce principe d’autofinancement des dépenses de l’agrandissement à la charge de la Communauté revient à dire, au terme des divers prélèvements fiscaux, que ce sont les habitants de la « nouvelle ville » qui contribuent à la fabrique de leur territoire urbain. On trouve des systèmes fiscaux fondés sur cette même idée dans d’autres villes, comme à Paris ou à Lille54. Mais à Marseille, l’organisation d’une telle fiscalité en vase clos va rapidement conduire à des blocages.

51Alors que la municipalité souhaite au plus vite déterminer le taux d’imposition de la plus-value et procéder à sa perception, les propriétaires cherchent à éviter de se plier à cette injonction fiscale. Face aux difficultés posées par le recouvrement de la taxe, l’intendant en Provence Jean Rouillé décide de créer en 1675 une taxe provisoire comprise entre un écu et 20 sols suivant les secteurs de l’extension, qui sera imposée « sur chaque canne carrée de tous les biens55 ». Le montant de l’imposition dépend alors des conditions topographiques qui entourent les propriétés, celles situées sur un terrain plat étant les plus imposées56. La mise en œuvre de cet impôt « provisoire » confirme la logique d’autofinancement qui préside à la fiscalité marseillaise de l’agrandissement. Afin de garantir le recouvrement fiscal, les rapports d’estimation pour indemnisation des parcelles expropriées prévoient désormais que le remboursement sera directement amputé du montant de la taxe provisoire. Par ailleurs, une délibération du Bureau de l’agrandissement propose une nouvelle répartition des dédommagements prévus pour les occupants, et des modalités de versement à même d’assurer le paiement de la taxe. Les deux tiers de l’indemnité seront versés aux entrepreneurs des maisons en (re)construction, le tiers restant restera aux mains de la Communauté et sera déduit du montant de la taxe57.

52Malgré ces précautions administratives, et l’établissement d’une taxe provisoire, les recettes peinent à rentrer dans les caisses de la municipalité. En 1682 la ville a déjà dépensé près de 300000 livres en travaux publics alors que les murailles sont loin d’être achevées, et il lui reste encore à s’acquitter de 140000 livres au titre des dédommagements pour expropriation58. Dénonçant « les fuites opiniatres des débiteurs » qui n’ont pas réglé la taxe provisoire, mais aussi « le défaut des estimations prealables des directs et autres fonds », le nouvel intendant Morant ordonne de procéder en novembre 1683 à une nouvelle estimation générale de l’agrandissement en lieu et place de celle établie en 166859. Trois groupes de trois experts chacun parcourront pendant plusieurs mois le quartier. Ils remettent en août 1684 les conclusions de leur travail sous la forme d’un épais registre récapitulant les plus-values dont ont bénéficié les terrains enclos60. En 740 folios, ils déterminent les bénéfices de toutes les propriétés utiles et éminentes du secteur.

53Cette taxation de la plus-value immobilière a donné naissance, à partir des années 1670, à de multiples actions individuelles afin de s’y opposer. Ces contestations visent à obtenir de nouvelles estimations des biens, afin de diminuer l’évaluation du bénéfice obtenue par l’agrandissement, et donc de l’impôt dont chaque propriétaire doit s’acquitter. Avant d’entreprendre l’étude de ces recours, il nous faut comprendre la logique fiscale et spatiale qui présidait aux estimations des biens de l’agrandissement. Les registres des biens de l’agrandissement de 1668 et 1684 sont essentiels dans cette démarche. La mise en carte des données issues de ces registres révèle, à partir d’une expérimentation micro-localisée – les îlots Tubaneau/Tapis-Vert et Poids-de-la-Farine –, les critères qui sous-tendent la détermination des plus-values. Lorsque l’on calcule la part que représente la plus-value par rapport au prix initial de chaque bien, il apparaît d’importantes différences entre des parcelles pourtant voisines. L’identité sociale des propriétaires, tout comme la localisation du bien, ne jouent pas dans cette évaluation. C’est la nature des fonds avant l’opération qui apparaît primordiale. En effet, les lots bénéficiant des plus-values les plus élevées correspondent aux fonds non bâtis en 1668. Quand les propriétés bâties voient leur valeur augmenter en moyenne de 18 %, les espaces non loties (terrain, jardin) connaissent une croissance de leur valeur de 175 %. Contrairement au cas aixois, où la plus ou moins grande proximité avec le cours joue sur la valeur de l’impôt, ce sont les potentialités économiques du foncier qui vont agir sur le montant de la taxation marseillaise. La capacité à diviser et lotir un bien est au cœur des préoccupations fiscales des échevins. Les « avantages » procurés par l’embellissement sont moins pensés en termes d’usage de la ville, que de mise en valeur de celle-ci (cf. cahier couleur, pl. VII).

54L’autofinancement rêvé par les administrateurs marseillais se fonde donc sur l’imposition de la propriété et ses droits, notamment ceux de la division et de l’échange. Dans les conditions économiques et immobilières générées par l’embellissement, imposer la propriété revient alors à taxer une inscription spatiale et le partage de ressources urbaines procurées ici par les échanges sur le marché des biens. Après de longues années de débats houleux, de requêtes et de saisines multiples des institutions locales et centrales, l’intendant rend son jugement final en 1690. La taxe pour financer l’agrandissement de Marseille est fixée aux 3/5 de la plus-value des fonds nouvellement enclos61. Les propriétaires du secteur réclamaient qu’elle n’excéda pas le dixième des bénéfices immobiliers62.

55Cette idée, selon laquelle la croissance doit nourrir la croissance, reposait sur un présupposé simple. Les habitants de la nouvelle ville, profitant plus que tout autre de l’embellissement en cours, devaient prendre en charge sa mise en œuvre. Or nous l’avons évoqué, ces derniers se sont vivement opposés à ce principe. En dénonçant un système fiscal inique selon eux, l’attention grandissante qu’ils portent aux espaces urbains dans leurs revendications invite à s’interroger sur la notion de communauté urbaine, sur son émergence et sur les conditions qui fondent l’appartenance à cette entité humaine et sociale. La ville se dévoile alors comme un ensemble de ressources économiques, sociales et spatiales auxquelles les habitants entendent pouvoir accéder de manière égalitaire.

Revendiquer des droits sur la ville : la fiscalité comme catalyseur d’une appropriation collective de l’espace urbain

56Le système d’imposition mis en place à Marseille est à l’origine de contestations qui donnent à voir, au-delà d’un simple mouvement antifiscal, les conditions et les capacités de mobilisation des populations urbaines autour d’un objet commun. Malgré l’échec de leur entreprise – l’intendant imposera en juin 1690 la taxation des 3/5 de la plus-value immobilière63 – les habitants du nouveau quartier marseillais ont su créer un débat à même de proposer une redéfinition des conditions d’appartenance à une communauté urbaine64. En se regroupant derrière un groupe de syndics, une forme de représentation collective sur laquelle nous reviendrons, ces propriétaires ont manifesté avec éclat leur ambition de refonder en partie l’organisation de la fabrique territoriale.

57Les multiples requêtes produites par ce collectif permettent d’abord de saisir les contours de la communauté à laquelle ses membres aspirent d’être incorporés. Les formes de leur mobilisation donnent ensuite à voir un exemple des capacités et des modalités de l’action citadine dans les villes d’Ancien Régime. Enfin, cette affaire permet de saisir un ensemble de critères qui forment, selon les contestataires eux-mêmes, les conditions d’appartenance à une communauté urbaine qu’ils tentent de formaliser face au pouvoir administratif. Ce dossier pose donc une question plus large, et plus fondamentale dans la recherche qui nous occupe : comment la ville, en tant que communauté sociale et spatiale, intègre-t-elle les nouveaux espaces qu’elle a elle-même engendrés ? Et comment assimile-t-elle ceux qui vont les investir, à savoir les nouveaux habitants ?

Revendiquer l’incorporation à une communauté urbaine

58La mobilisation des propriétaires de l’agrandissement de Marseille se lit aujourd’hui au travers de neuf requêtes collectives transmises à l’intendant de Provence entre 1683 et 169065. Toute la documentation est focalisée sur la question du paiement de la taxe sur la plus-value immobilière afin de financer l’embellissement. Face à ce qu’ils considèrent comme une terrible injustice, les griefs des propriétaires s’articulent autour de deux axes. Ils demandent d’abord que l’on déduise de la comptabilité de l’agrandissement un certain nombre de frais qu’ils estiment inutiles, et qui doivent retomber sur le budget courant de la ville. Ils exigent ensuite que les dépenses considérées comme « légitimes » soient réparties sur l’ensemble de la ville, sur le « corps de la communauté en général », et non sur les seuls habitants du secteur concerné66. Si la rhétorique des plaignants ne doit pas masquer leur intention première – à savoir se soustraire à un impôt –, le registre politique mobilisé est extrêmement intéressant.

59La ligne de défense des habitants de la « nouvelle » ville ne varie pas sur la période considérée. Une partie de leur argumentation se concentre sur le caractère « public » de certaines infrastructures collectives au sein de l’espace urbain. Qu’il s’agisse de la nouvelle halle aux grains ou aux poissons67, ou encore des murailles, des places et des rues nouvellement construites dans l’agrandissement, tous ces éléments profitent aussi bien aux résidents de l’« ancienne » que de la « nouvelle » ville. Ces différents édifices contribuent à la décoration de la ville en général, mais aussi à son approvisionnement, sa sécurité, son agrément, sa netteté ou encore à la bonne circulation dans le réseau de ses rues. Tous les habitants profitent de ces améliorations, quel que soit le lieu effectif de leur résidence. Pour cette raison, leur financement doit être supporté par la ville dans son ensemble, et non par eux seuls. Face à cette discrimination dont ils s’estiment victimes, les syndics ont l’impression que la municipalité, « au lieu de les traitter en bonne mère, les traitte en marâtre68 ». Ils ne comprennent pas pourquoi eux seuls, habitants du nouveau quartier, forment ce qu’ils appellent « le corps des contribuables69 ».

Figure 40. – Les espaces publics au cœur des revendications des syndics de l’agrandissement (1666-1690).

60Derrière cette rhétorique politique se dresse en réalité une véritable critique spatiale fondée sur le rejet de la distinction établie entre « ancienne » et « nouvelle » ville, et par ricochet sur l’opposition entre leurs habitants respectifs. En effet, l’intention du roi dans cette affaire n’était pas « qu’une partie de Marseille feut ruinée pour faire plaisir à une autre70 ». L’argumentaire de ces habitants s’articule alors autour d’une idée centrale. En évacuant les distinctions spatiales opérées par l’autorité municipale ils ne cessent d’évoquer une communauté urbaine unifiée, fondée sur une inscription et un enracinement territorial au sein de la ville dans son ensemble. Concrètement, ces propriétaires de la « nouvelle » ville souhaitent être intégrés à l’espace citadin et jouir de ses différentes ressources sans devoir répondre d’une fiscalité préalable. Ils estiment ainsi n’être « pas moins habitans et cytoyens de la ville que ceux de la ville vieille71 ».

61La communauté urbaine à laquelle les syndics font référence est protéiforme. Elle puise dans la double dimension sociale et matérielle qui caractérise les espaces urbains, et rassemble des individus qui partagent avant tout un même lieu de vie, et donc des ressources communes. Ces ressources, essentiellement conférées par la possession d’un bien immobilier et un ancrage territorial dans la ville, sont multiples. Elles peuvent être sociales et prendre la forme de réseaux interpersonnels, d’un statut ou d’une position éminente au sein de la hiérarchie urbaine. Elles sont également économiques, et s’incarnent dans des activités d’échanges au sein d’un marché de biens immobiliers. Elles recouvrent aussi une dimension publique, et correspondent aux infrastructures collectives comme les murailles pour la défense de la ville, les halles et les marchés pour l’approvisionnement, les places pour l’agrément, etc. Elles peuvent enfin être privées, et correspondre aux droits conférés par la propriété sur le sol : transformation des formes urbaines et obligations envers son cocontractant72. Finalement, toutes ces ressources ont en commun d’être ontologiquement spatiales, et résultent, dans une large proportion, des avantages conférés par la propriété d’une fraction du sol urbain.

62Les formes dissociées de la propriété qui règnent dans la ville, et qui facilitent l’accès aux droits de la possession à une population souvent écartée, pour des raisons économiques et sociales, d’une détention éminente d’un bien, cristallisent les tensions fiscales en y ajoutant un sentiment de discrimination et de frustration. C’est pour revendiquer leurs droits à accéder librement aux ressources conférées par la propriété privée qu’une partie des propriétaires du lieu se regroupent, et donnent une dimension collective à leur action.

Formes et acteurs de la contestation : les syndics de l’agrandissement, un exemple de mobilisation collective à l’époque moderne

63Face à la masse de contestations soulevées par le principe de la taxe sur les plus-values immobilières, l’intendant offre la possibilité aux propriétaires mécontents de regrouper leur action en justice73. Alors que 23 habitants du secteur sont engagés individuellement dans des procès avec la ville depuis le début des années 1670, 21 propriétaires se rendent le 4 février 1683 chez Joseph Cordier, juge royal au tribunal de Saint-Louis et commissaire délégué de l’intendant. Ils décident de se regrouper et de nommer des syndics à qui ils donnent pouvoir de les représenter en justice pour toute affaire liée à l’embellissement74. Ils choisissent alors pour syndics Charles de Castellane, seigneur Dauzet et de Gréasque, propriétaire éminent dans l’agrandissement, Robert Fortune de Ruffi, propriétaire éminent également, et futur directeur du Bureau de l’agrandissement en 1696, André Venture, propriétaire éminent, Jean Garnier, propriétaire utile, Claude Dalmas, propriétaire éminent, et Joseph Rousson, propriétaire utile75. Dès lors, les 21 présents à cette réunion n’apparaîtront plus dans la documentation. Les membres de ce regroupement deviennent une masse anonyme et muette, une généralisation sous le titre de « possedants biens de l’agrandissement », sans que l’on sache si tous les propriétaires de l’embellissement se sont reconnus dans ce collectif.

64Quelle que soit l’étendue exacte de leur représentativité, les syndics bénéficient d’une reconnaissance institutionnelle en vertu de leur regroupement validé par un représentant de l’intendant. Cette reconnaissance politique – qui vise surtout à unifier leurs voix – s’inscrit dans la continuité d’un modèle éprouvé dans la France moderne. En effet, les regroupements sous la direction de syndics constituent une forme d’organisation collective qui puise dans des pratiques attestées depuis l’époque médiévale, et ayant eu cours sur l’ensemble du territoire aussi bien dans des institutions publiques76 que dans l’organisation des métiers, ou la direction de soulèvements populaires antifiscaux77.

65La formation d’une telle action collective politiquement reconnue a tendance à porter la contestation sur le terrain du droit et des institutions. Le collectif adresse ainsi ses requêtes aux échevins, maîtres d’œuvre de l’opération. Dans un second temps l’intendant, juge en dernier ressort des litiges liés à l’extension78, intervient afin d’arbitrer entre la municipalité et les syndics. Une telle rigidité dans la procédure, qui se caractérise par une restriction des voies de recours disponibles, limite considérablement le répertoire d’action du groupe. Il ne semble pas cheminer entre des voies de recours officielles, et les réseaux sociaux individuels de ses membres79. Aucune trace en effet d’une quelconque entremise au sein du pouvoir municipal, ou du système curial qui se met en place à cette époque à Versailles, afin d’appuyer leurs revendications.

66Les revendications portées par le syndic ne débordent donc pas du cadre spatial dans lequel elles ont pris forme. Pourtant, les contestations qui composent ce dossier s’emploient à faire reconnaître les fondements d’une appartenance à une communauté générique et transposable ailleurs, celle d’une ville. Il s’avère en effet que le collectif étudié sollicite l’incorporation à une communauté urbaine basée sur une double appartenance, juridique et spatiale, dans laquelle la propriété et ses droits jouent un rôle discriminant.

Propriété, enracinement spatial, et intégration urbaine

67L’ensemble des débats et contestations présentés dans cette affaire tournent autour d’un objet particulier, celui de la propriété et ses droits, et plus largement de la taxation de cette propriété. Dans le contexte juridique particulier de l’époque moderne, qui consacre des formes dissociées de la propriété – et donc un partage de ses droits entre plusieurs titulaires –, cette fiscalité sur le sol est révélatrice d’un certain nombre d’évolutions, tant dans la conception de la possession immobilière, que dans les modalités de fabrique du territoire urbain. On a pu observer, au moment d’étudier le marché des biens, le phénomène de marchandisation qui affectait le secteur immobilier à l’occasion de l’agrandissement, et ce au sein même de cadres juridiques anciens qui consacraient un partage des droits sur la chose entre une multitude d’individus. On a également pu apprécier le renversement qui s’est opéré entre les seigneurs directs et les propriétaires utiles. Dans les conditions économiques et socio-spatiales de l’opération, le véritable interlocuteur de la puissance publique à propos du sol est incarné par celui jouissant d’une possession effective du bien, autrement dit le propriétaire utile. Les sources parlent indistinctement de propriétés et de propriétaires, sans que l’on sache hors contexte de qui il s’agit réellement. En réalité, le seigneur direct s’efface derrière son tenancier, tant sur le plan économique, social, que politique.

68Au travers de l’attention portée par les échevins aux possesseurs utiles du sol, il apparaît que l’action d’imposer la propriété revient d’abord à taxer une inscription spatiale et une coprésence au sein de la ville. C’est donc véritablement la pratique urbaine, et l’usage de ses ressources, qui est en jeu dans ce système fiscal et au travers des revendications des possédants du quartier. Le présent dossier montre une nouvelle fois qu’à la charnière des xvii^e et xviii^e siècles, l’espace urbain, en tant que pourvoyeur de ressources matérielles et sociales, tend à être de plus en plus envisagé comme un espace collectif, une somme de propriétés privées qui cohabitent avec des espaces reconnus, au moins dans la pratique, comme publics. Des lieux qui appartiennent à tous, relèvent de l’autorité des instances municipales, et qui imposent leur présence et leur force contraignante aux domaines privés. En cette fin de xvii^e siècle, on décèle alors une « culture de la propriété » servant de base à l’attestation d’un « droit d’accès à des ressources matérielle ou immatérielle80 ». Dans l’affaire que nous suivons, ces ressources – au-delà de ce que nous appellerions aujourd’hui des services publics – résident notamment dans un droit à agir sur l’espace sans devoir en passer par l’acquittement d’une fiscalité. En d’autres termes, c’est une reconnaissance sociale et spatiale immédiate, conférée par l’usage de la propriété et de ses droits, qui est ici revendiquée. Il faudra attendre la fin du xviii^e siècle, et un arrêt du Conseil de 1779, pour que la municipalité décide de prendre à sa charge la totalité des frais occasionnés par les embellissements urbains81. Dès lors la dimension collective et publique des aménagements se trouve pleinement reconnue, et constitue une étape fondamentale vers la reconnaissance d’une nature publique et collective de l’espace urbain.

69Au terme de ce parcours contestataire, il semble se dessiner un triptyque sur lequel reposerait l’intégration à une communauté urbaine : propriété, fiscalité, espace public et collectif de la ville82. La fiscalité foncière joue alors un rôle de médiation entre les notions d’appropriation privée et collective de la ville et de ses ressources. Elle est utilisée comme un droit d’entrée afin de pouvoir intégrer cette communauté et participer à ses transformations. Face à ces conditions va naître en retour, chez les propriétaires concernés, un sentiment d’appartenance collective à la ville, et d’appropriation publique et unifiée des espaces qui la composent.

70La force des droits individuels sur le sol, et donc la capacité de l’espace à résister au changement, ne tient plus, au xvii^e siècle, face à la volonté politique de mettre en œuvre le dessin d’une nouvelle ville. La transcription matérielle d’un projet d’embellissement a montré les premiers signes d’une soumission de l’action individuelle face à l’intérêt supérieur du public, en consacrant un droit suréminent des autorités administratives sur les formes d’appropriations privées du parcellaire. La prise d’arrêtés d’alignements semble écraser la volonté des particuliers sous le poids des décisions des corps de ville. Pourtant, cette même procédure d’alignement témoigne de conceptions originales et collectives de la fabrique urbaine. La concertation publique qui anime le processus met en lumière l’émergence d’une communauté citadine dépassant les seuls voisins des embellissements projetés, et composée d’une multitude d’usages, réels et potentiels, de la ville. Si la propriété est fondamentalement individuelle, bien que partagée, les conditions de son insertion au sein de l’espace général de la ville sont soumises à l’intérêt général. À l’occasion des réordonnancements des réseaux viaires, la question des modalités de financement de ces interventions nous renseigne considérablement sur les bouleversements qui frappent les mentalités urbaines à propos de l’aménagement des villes. L’ouverture du cours à Aix, et plus particulièrement les débats suscités par la taxe sur la plus-value immobilière à Marseille, attestent une volonté politique, chez certains habitants, de faire participer l’ensemble du corps citadin au financement de ces transformations. Cette orientation fiscale et politique novatrice invite alors à reconnaître l’existence d’une communauté urbaine unifiée, dont les conditions d’appartenance ne relèvent pas seulement de critères juridiques ou sociaux posés par les statuts de bourgeoisie, mais avant tout d’un enracinement spatial83.

*

71L’intégration et la gestion de ces nouveaux espaces au sein de l’ordre citadin existant confirment ce mouvement d’appropriation collective des transformations urbaines. La structuration, à l’époque même des embellissements étudiés, d’institutions de police visant à ordonner les espaces urbains et leurs usages, ne relève pas de la simple coïncidence. La réorganisation de ces instances de maintien de l’ordre vise en effet à accompagner la production de ces espaces, et à orienter les usages qui sont faits de ces différents lieux par les habitants. La fabrique de la ville offre ainsi l’occasion de redéfinir, pour l’administration et les usagers, les contours d’un nouvel ordre public.