Introduction à la quatrième partie

« Personne ne sait mieux que toi, sage Kublai, qu’il ne faut jamais confondre la ville avec le discours qui la décrit. Et pourtant entre la ville et le discours, il y a un rapport. »
Calvino Italo, Les villes invisibles, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2013 (1972), p. 78.

1Les trois premières parties de cette recherche ont mis en lumière un marché des maisons et de la construction laissé, pour l’essentiel, aux mains de l’initiative privée. Dans ces dynamiques foncières et bâties, la puissance publique ne paraît guère impliquée dans les relations interpersonnelles qui se jouent autour du foncier et des maisons. Cette situation pose donc la question de la gestion de ces nouveaux espaces urbains par les autorités citadines. Comment, en effet, ont-elles intégré à l’ordre normatif, spatial et social qui prévalait sur la ville déjà constituée, les territoires récemment urbanisés sous l’impulsion de l’action individuelle ? Plus prosaïquement, comment une ville intègre-t-elle les nouveaux espaces qu’elle a elle-même engendrés ?

2L’absence d’un contrôle public a priori sur les régimes de propriété ne signifie par pour autant un abandon politique vis-à-vis des projets urbains étudiés. L’économie de la construction, et particulièrement la question de l’insertion des chantiers au sein de l’espace collectif de la ville, révèle des formes d’intervention de l’autorité publique sur le développement de son territoire. L’analyse impose donc ici de changer une dernière fois d’échelle. Il faut désormais embrasser la ville dans son ensemble et, dans le même temps, délaisser le droit des personnes pour observer celui régissant les relations des particuliers avec l’administration, autrement dit le droit public d’Ancien Régime. Le mouvement d’embellissement quasi généralisé à cette époque a rapidement cristallisé un ensemble de luttes entre les acteurs, publics et privés, de la croissance1. Les interventions multiples des pouvoirs citadins afin de réguler ces mécanismes de production spatiale – expropriation, salubrité, commerce des grains, voirie, etc. – formaient « l’ébauche du régime juridique des services d’intérêt collectif2 ». Ce droit administratif encore innommé, qui puise dans un héritage seigneurial attentif à la gestion des affaires publiques, va avoir un impact considérable sur les pratiques spatiales déployées à l’occasion de ces agrandissements. Nous allons donc voir dans cette ultime partie comment la formalisation de normes d’ordre public – dont une partie est spécifique à l’espace urbain – a servi de base aux dispositifs de pouvoir qui se sont fixés à la même époque au travers d’institutions policières en voie d’émergence. Il apparaît que les deux embellissements aixois et marseillais se trouvent à l’orée d’un basculement, d’une nouvelle ère dans l’aménagement urbain.

3Pour révéler la complexité de cette machine administrative, une attention particulière sera portée aux liens unissant le droit et l’espace. Deux aspects retiennent particulièrement notre attention. En tant que construit social nourri des rapports interpersonnels entre des groupes sociaux et des institutions, l’espace de la ville ne peut être lu comme une réalité uniforme et univoque3. Fruit d’une variété d’actions de groupes, la production de l’espace urbain est un processus mêlant le privé, le collectif et l’institutionnel. Par ailleurs, la variété des récits qui mettent en scène l’objet urbain constitue de véritables producteurs d’agencements territoriaux4. Autrement dit, il conviendra d’être particulièrement attentif aux discours produits par les administrateurs des embellissements comme par ceux qui les reçoivent, les habitants, pour saisir le plus finement possible l’ampleur des mécanismes de fabrique des territoires urbains aux temps modernes.

4Un ensemble de dossiers administratifs, de pratiques institutionnelles, et de mobilisations citadines nous permettront de situer les rapports noués à cette époque entre croissance urbaine et développement d’un appareil politico-administratif sous les Lumières. Les modalités de planification des embellissements et leur mise en œuvre au sol d’abord, et finalement la gestion et l’intégration de ces villes « en train de se faire5 » à l’ordre urbain existant ensuite, nous permettront de restituer les pratiques cognitives des administrateurs municipaux pour mettre en œuvre la production d’un nouveau territoire, et les usages réellement déployés sur ces espaces par les habitants eux-mêmes.