1La fabrique de la ville ne peut se résumer à un jeu d’écritures ou d’échanges autour du sol. Elle ne peut également être réduite aux dispositifs administratifs et policiers développés pour l’orienter et la stimuler. La ville est aussi – et peut-être d’abord – le résultat de l’assemblage de pierres, de moellons, de bois et de fer qui donnent vie et consistance à l’un des principaux éléments constitutifs de sa matérialité : le bâti. Derrière ces matériaux et leur mise en œuvre se trouvent également des hommes organisés en chantiers. Ces derniers, en tant qu’édifices en gestation, sont au cœur de l’attention réglementaire des autorités ordonnatrices et des accords contractuels des particuliers.

2Pénétrer au sein de ce désordre qui vise à préparer et délivrer un ordre charpenté sans cesse répété, permet de saisir l’origine des matériaux employés, l’organisation de ces lieux de vie et des activités professionnelles qui s’y déploient, les règles qui les régissent, et enfin la gestion par les pouvoirs publics de ces micro-risques urbains. Plus largement, se dévoile au fil de cette exploration le rôle tenu par les chantiers dans la genèse d’un droit de la fabrique de la ville.

L’approvisionnement en matériaux

3L’ampleur des deux accroissements urbains étudiés nécessite d’importants moyens matériels, et donc d’anticiper et d’organiser l’approvisionnement d’une quantité extraordinaire de matériaux en un laps de temps très réduit. Les besoins générés par ces embellissements dépassent de loin l’activité quotidienne de fourniture en ressources pour édifier des bâtiments. Face à l’explosion de la demande en matières premières, deux solutions s’offrent aux constructeurs et aux autorités administratives : la récupération de matériaux issus des démolitions, ou l’approvisionnement par l’extraction de nouvelles ressources.

Détruire pour reconstruire : l’organisation d’un marché des débris

4Procédant par absorption de faubourgs existants, les extensions des villes d’Aix et de Marseille imposent, à des degrés différents, de procéder à des destructions avant de bâtir. Dans les deux cas, les murs d’enceinte doivent être étendus et donc, en partie, abattus. La situation marseillaise est encore plus complexe, dans la mesure où le faubourg concerné par l’embellissement doit être profondément remanié quant au tracé du réseau viaire. Des alignements sont ordonnés, impliquant de nombreuses destructions – totales ou partielles – d’immeubles. Il a fallu attendre le début des années 2000 pour que la question de la récupération des matériaux soit étudiée dans ses versants historiques et anthropologiques1. Ces pratiques relèvent alors d’une véritable industrie avec ses règles et ses méthodes. Elles nécessitent des compétences spécifiques et une organisation soignée, dont les étapes éclairent en retour les pratiques constructives d’une époque2. Le recours aux débris de démolition dans les constructions neuves est très répandu dans les deux opérations étudiées. Deux situations principales émergent des archives, pour lesquelles un marché de ces matériaux d’occasion est organisé.

5La première configuration est celle d’un remploi des matières issues de la démolition d’ouvrages publics, à l’occasion de nouveaux travaux à l’usage de la collectivité. L’ensemble des prix-faits de marchés publics étudiés dans les deux villes évoquent la situation des débris issus de la démolition d’édifices devant être rasés pour laisser leur place aux nouveaux. Ils deviennent la propriété des entrepreneurs en charge du chantier, et peuvent être remployés suivant leur qualité. Ils ne peuvent en revanche être vendus, et sortir ainsi du circuit de la construction publique. Dans le cas de la ville d’Aix, cette donation est réglée par une simple clause insérée dans les contrats. À Marseille, dans le cadre des procédures d’attribution aux enchères des marchés publics de construction, les débris sont textuellement pris en compte dans l’évaluation du prix de la besogne. La place tenue par cet élément témoigne de l’intérêt économique suscité par les matériaux d’occasion. Il arrive néanmoins que les entrepreneurs d’un ouvrage public ne consomment pas l’intégralité du stock à disposition. Dans ces cas-là, la ville par l’intermédiaire du Bureau de l’agrandissement procède à la vente des débris à l’aide d’une procédure d’adjudication au plus offrant3.

6Aux côtés des décombres d’ouvrages publics, la municipalité marseillaise organise également la revente et la distribution de matériaux issus de constructions privées frappées d’alignements. Ces réutilisations à des fins privées sont absentes de l’exemple aixois au milieu du xvii^e siècle, dans la mesure où l’embellissement intervient sur un jardin dont la destination principale était agricole et donc dépourvue de constructions. Ce qui paraissait ponctuel à propos des ouvrages publics revêt la forme d’un véritable système lorsqu’il est à destination des particuliers. La municipalité marseillaise se trouve en effet à la tête d’un circuit économique qui, par son ampleur et son organisation, dépasse très largement le cadre d’un simple trafic parallèle4. Dès le 3 mars 1670, le Bureau de l’agrandissement de Marseille met aux enchères les débris de plusieurs maisons, en partie ou totalement démolies à l’occasion de l’alignement des rues5. Parfois, les ventes de décombres accompagnent des offres de parcelles dont la communauté souhaite se séparer. Le prix de cession du terrain comprend alors celui des matériaux6. Le plus souvent cependant, les débris sont vendus seuls par la municipalité elle-même, par le biais d’une procédure d’enchères au plus offrant. Le Bureau de l’agrandissement se fait alors l’écho, comme plateforme d’information, des procédures de vente des matériaux privés d’occasion par les échevins. On peut raisonnablement estimer que la vente de ces matières de seconde main a généré, au bas mot, près de 20 000 livres au profit de l’échevinage7.

7Les maîtres artisans de la construction recourent à ces matériaux d’occasion afin d’alimenter leurs chantiers. Passer par ce circuit des matières de seconde main constitue un moyen économique et rapide de s’approvisionner, et d’éviter ainsi d’attendre l’extraction puis l’acheminement de matériaux neufs. La régularité des mises en vente de débris peut aussi permettre de constituer des stocks afin de répondre à des sollicitations imprévues. Cependant, les professionnels du bâtiment ne sont pas les seuls à s’aligner sur ce marché spécifique, et des particuliers totalement extérieurs à cet environnement social se portent également acquéreur de ces matières. Le maître plombier Jean Guillon et l’aubergiste Mittre Brun, voisins et propriétaires utiles de Jean-Pol de Foresta, font l’acquisition en janvier 1674 des débris d’un bâtiment appartenant à ce dernier8. Le marchand Jean Caihol, ou le marchand mercier Pierre Sauvaire, remportent eux aussi des enchères à ce sujet9. Ils font peut-être ici le choix de constituer des stocks en vu de travaux futurs sur leur bien, et d’alléger ainsi la facture de la besogne constructive en prenant directement à leur charge cette question.

8Le circuit économique emprunté par les matériaux de démolition semble important en volume, et révèle un souci d’économies au travers des remplois qu’il permet. Ces recyclages suivent deux voies principales. D’abord celle d’un marché, dans lequel la ville domine largement en termes de stocks, notamment grâce aux expropriations et aux ouvrages publics en ruine. Celui d’un remploi pur et simple ensuite, où les particuliers dont la maison a été alignée disposent de la propriété de ces débris. Tenter une estimation de la part de ces matériaux d’occasion est impossible, dans la mesure où ne nous disposons ni de leur quantité, ni de celle des matériaux neufs. En revanche, nous pouvons affirmer avec certitude que tous les édifices publics aixois, et tous les édifices publics et privés marseillais, ont été édifiés à l’aide de ces matières de seconde main. Au-delà des gains financiers procurés, le remploi garantit la salubrité et le dégagement des rues, participant ainsi au maintien d’un ordre public urbain sur lequel nous reviendrons. Néanmoins, et quelle que soit l’ampleur de ces pratiques, les débris ne peuvent absorber la totalité de la demande en matières premières constructives. Les commanditaires et leurs constructeurs doivent nécessairement se tourner vers le marché des matériaux neufs.

L’approvisionnement en matériaux neufs

9L’approvisionnement en matériaux neufs pose immédiatement la question de leur extraction et invite à s’intéresser à l’aire d’approvisionnement sollicitée. De ce point départ découlent des interrogations liées à l’organisation des trafics, aux coûts des transports, et aux relations de dépendance entre des villes productrices et des villes demandeuses10. Les enjeux posés par la fourniture en ressources constructives à l’occasion d’aménagements urbains ont été particulièrement bien décrits dans le cas de la reconstruction de la ville de Rennes, à partir de 172011. L’urgence et l’ampleur de la situation rennaise ont conduit à la production d’une quantité de documents dont nous ne disposons pas dans les deux villes provençales étudiées. Nous devrons ainsi nous contenter d’une reconstitution nécessairement sommaire des modalités de commande, d’extraction et d’acheminement des matériaux dans les deux villes méridionales. Nous nous intéresserons d’abord aux aires d’approvisionnement, autrement dit aux comportements spatiaux suscités par ces ressources. Ce cadrage géographique est indispensable avant d’entreprendre l’exploration des modalités juridiques de l’extraction, soit les conditions d’embauche et d’organisation des chantiers sur ce point.

Géographie et spatialité de l’approvisionnement

10En l’absence de sources administratives récapitulant l’origine géographique des matériaux de construction, l’historien est contraint de se rabattre sur une documentation hétéroclite afin d’entrevoir les lieux d’extraction des ressources nécessaires aux chantiers. En rassemblant des pièces diverses – notariées, administratives, littéraires – il est néanmoins possible de saisir la multiplicité des espaces sollicités pour approvisionner le bâti urbain. Loin de pouvoir compter sur des terroirs abondants et homogènes, les cités de l’époque moderne doivent composer avec des ressources éparpillées selon des échelles multiples, allant de la ville elle-même aux provinces adjacentes, en passant par le terroir environnant. Cette spatialité composite des matériaux est lourde de conséquences au sein des mécanismes de fabrique urbaine. La gestion de la distance, et donc de la temporalité et du rythme des acheminements, joue un rôle indéniable sur l’organisation des travaux et leurs coûts.

11Le premier cercle dans lequel les artisans pouvaient s’approvisionner était celui de la ville elle-même. En effet, le sous-sol urbain offre d’abord, pour une ville maritime comme Marseille, une quantité infinie de sable indispensable à la confection du mortier. Il était directement prélevé au niveau des actuels quartiers de la Joliette et d’Arenc, à proximité immédiate de la partie nord de la ville12. Bien que située à 35 km du rivage le plus proche, Aix n’est pas dépourvue de ce matériau grâce à la rivière de l’Arc située au sud de la ville. Un second ensemble de matières premières est immédiatement accessible au sein de l’espace urbain, tout au plus à quelques centaines de mètres de celui-ci. Le gypse nécessaire à la fabrication du plâtre, le calcaire à la base de la confection de chaux, et enfin l’argile permettant la réalisation de briques ou de tuiles, abondent aux portes de la ville d’Aix. Les deux premières variétés de roche sont extraites à l’est et sud-est de la capitale provinciale, et l’argile dans le massif du Montaiguet en bordure sud de la rivière de l’Arc. Cette proximité spatiale pour ces matières de transformation se maintiendra jusqu’au xix^e siècle13. Pour des questions économiques et logistiques, la cuisson de ces matériaux bruts est généralement réalisée sur le lieu d’extraction, mais parfois aussi sur le chantier lui-même ou à proximité14. Il est enfin une dernière ressource dont les bâtisseurs des deux villes disposent abondamment dans le sous-sol intra-muros. Il s’agit de la pierre, de qualité médiocre certes, mais nécessaire et très utile pour la confection d’ouvrages en moellons. On en trouve en quantité importante dans le terroir immédiat, nous y reviendrons. À l’intérieur de l’enceinte urbaine, les roches nécessaires à ces ouvrages sont extraites lors de la préparation des terrains en vue de construire. Certains maîtres artisans font même spécialement l’acquisition de terrains pour se livre à la « culture » de pierres pour les besoins de leurs chantiers15. Si les centres urbains, et leurs abords immédiats, permettent encore l’approvisionnement des chantiers de l’époque moderne, ces ressources sont essentiellement composées de matériaux « secondaires », participant à la confection de produits transformés comme la chaux ou le plâtre. Les matériaux plus nobles, aux qualités supérieures, imposent aux artisans d’élargir leurs horizons au terroir, dans un rayon d’environ 10 km.

12Le terroir permet, particulièrement pour la ville de Marseille, de ravitailler ses artisans de la construction en matériaux de transformation. Moins pourvue qu’Aix en ce domaine dans son propre sous-sol, la cité portuaire peut néanmoins compter sur un environnement immédiat plutôt riche sur ce point. Le quartier de Séon au nord (actuels quartiers Saint-Henri et Saint-André) fournit toute l’argile nécessaire à la confection de briques et de tuiles, et ce depuis le Moyen Âge et jusqu’au début du xx^e siècle16. Les villages d’Allauch, des Caillols et des Camoins offrent en abondance de quoi produire du plâtre et de la chaux17. C’est là une différence notable avec la ville d’Aix. Le circuit économique et spatial de ces matières est beaucoup plus long à Marseille, et couvre une zone de presque 10 km de long, quand les artisans aixois ont moins de 4 km à parcourir pour obtenir les mêmes produits. Ainsi, les professionnels opérant dans la capitale provinciale bénéficient d’un environnement beaucoup plus homogène, d’où ils peuvent tirer l’essentiel des matériaux nécessaires. Nous avons là, peut-être, l’une des raisons matérielles de la bonne qualité architecturale globale des bâtiments de la ville. Au-delà du gypse et du calcaire permettant la confection de plâtre et de chaux, les maçons aixois disposent au nord et nord-est de la ville de multiples gisements de roches. Les carrières ouvertes aux quartiers du Brunet, de Loubassanne, de Cuques ou de Bibémus ne fournissent cependant que des moellons18. Malgré les richesses respectives de leurs terroirs, les deux principales villes provençales doivent nécessairement avoir recours à des extractions à l’échelle de la province, voire au-delà. L’approvisionnement en pierre de taille, et surtout en bois, est particulièrement affecté par ces contraintes.

Figure 36. – Aires d’approvisionnement en matériaux de construction pour les villes d’Aix et Marseille à l’époque moderne.

13En ce qui concerne l’approvisionnement en pierres de taille, Aixois et Marseillais retrouvent une certaine égalité face à la complexité de l’extraction et de l’acheminement. Les premiers affleurements rocheux permettant la taille de blocs d’appareillage se situent au minimum à une vingtaine de kilomètres des centres urbains. Dès lors, l’horizon du ravitaillement se conjugue à l’échelle provinciale. La pierre de taille joue un rôle important dans la construction, à la fois sur le plan technique et décoratif. Ce type de matériaux offre une solidité et une isolation incomparable, notamment pour les caves qui abritent des marchandises. Mais le recours à ces ressources est aussi esthétique. Tous les avantages procurés par ce matériau expliquent le rayon d’action dans lequel les artisans sont prêts à se déployer pour s’approvisionner. Pour les tailleurs de pierres et maçons aixois, la pierre de Rognes (19 km du centre-ville) est de loin la plus sollicitée à l’époque moderne. Plus proche encore, mais moins réputée, celle du village de Coudoux a également les faveurs des artisans de la capitale provençale19. Les pierres du Tholonet, moins abondantes que les autres, jouissent en revanche d’une proximité sans pareille par rapport aux autres affleurements. Il faut compter seulement 5 km de transport terrestre. Cependant, l’acheminement pesait pour presque 60 % du prix de revient final de ce matériau au xvi^e siècle, expliquant pourquoi le recours à la pierre de taille était réservé à une certaine frange de la population20. La pierre de taille utilisée à Marseille provient des carrières de la Couronne, au sud de la ville de Martigues, ou des gisements de Jonquière, de Carreau, de Baume et du Mussou situés dans son terroir21. On a pu constater la cherté du transport terrestre de ces matières dans le cas aixois. Les exploitants marseillais disposaient alors d’un avantage important en la matière, celui d’un transport par voie maritime. Le chargement avait lieu sur la rive nord de la rade, dans le port de la Couronne, et la pierre était directement livrée et stockée dans le port marseillais22.

14En dehors de la pierre de taille, et du gypse très réputé de Roquevaire (30 km de Marseille et Aix), un dernier matériau ne peut-être prélevé qu’à des centaines de kilomètres des deux agrandissements étudiés : le bois de construction. Les fouilles archéologiques, comme l’étude des prix-faits de construction, indiquent que les charpentes et les planchers des maisons aixoises et marseillaises sont réalisés avec des fustes en provenance du Languedoc, du Dauphiné et des hautes vallées Alpines. Grâce à la Durance, les bois de construction sont acheminés à proximité d’Aix depuis les vallées du Grand-Buëch, de la Haute-Durance, de l’Ubay et de la Bléone23. L’organisation de ce trafic, très complexe, offrait les moyens d’un enrichissement important à ceux qui s’y livraient, nous y reviendrons. Les essences privilégiées sont diverses, mais l’on trouve essentiellement du sapin, du pin, du mélèze, de l’érable et du peuplier. Dans la cité portuaire de Marseille, les bois de construction proviennent essentiellement du Dauphiné, acheminés par flottage sur le Rhône24. Au xviii^e siècle, il semble que les sapins du Languedoc, moins onéreux, dominent le marché marseillais25.

15Au terme de cette analyse, les villes d’Aix et Marseille semblent relativement bien loties en ressources constructives, notamment en comparaison de la ville de Rennes. Contrairement à la ville bretonne, Aix et Marseille ont puisé l’essentiel de leurs matériaux à l’échelle de leur terroir, s’aventurant ponctuellement dans la province ou au-delà pour des matières spécifiques. À Rennes, le bois est extrait de la forêt de Paimpont, déjà située à 45 km de la ville, la pierre des façades et l’ardoise des toitures dans la région d’Angers à plus de 120 km de la capitale bretonne, et le plâtre, en provenance de Rouen, était acheminé par la mer26. La relative proximité dont jouissent les deux principales villes de Provence avec les ressources nécessaires à leur édification, conduit à la mise en place d’un système d’approvisionnement sollicitant un très faible nombre d’intermédiaires. Dans ces conditions, les maîtres artisans constructeurs se trouvent au plus près, sur le plan contractuel et économique, des matières premières indispensables à l’accomplissement de leurs besognes.

Modalités juridiques des fournitures

16Afin d’éviter des enrichissements individuels trop importants à l’occasion de l’incendie qui a ravagé les deux tiers de la ville, et réduire substantiellement les coûts liés à sa reconstruction, les autorités rennaises ont imposé un système d’adjudication pour la fourniture des chantiers27. Les entrepreneurs qui remportaient le marché prenaient alors en charge la totalité de la besogne, de l’extraction à l’acheminement.

17Les deux embellissements provençaux témoignent en revanche d’un système plus libre, mais paradoxalement moins concurrentiel. Deux configurations principales se font jour. La première est de loin la plus simple, mais minoritaire sur les 42 conventions de livraison de matériaux exhumées à Aix. Dans 13 cas avérés – 23 tout au plus – les maîtres d’œuvre engagent d’autres professionnels chargés de l’extraction puis de l’acheminement des matières concernées. Un seul et même artisan, ou groupe d’artisans, prend en charge la totalité de la fourniture en matériaux, depuis l’extraction/fabrication jusqu’à la livraison sur le chantier. Toutes les matières se trouvent concernées par ce système : les moellons à Marseille28, le sable29, les tuiles30, le gypse31 à Aix. Le cas de la pierre est plus complexe, car il est difficile de savoir ce que recouvre exactement la commande des maîtres maçons : extraction ou acheminement ? Les deux ? Certains contrats sont néanmoins explicites, comme celui qui engage le travailleur Jean Blanc à Aix le 14 novembre 1648 pour « arracher la pierre » dans un champ du terroir à raison de 25 sols la canne carrée afin de fournir son commanditaire pour la « construction d’une muraille de gypse32 ».

18Les archives notariées attestent une autre organisation de l’approvisionnement en matériaux de construction. Selon ce schéma, les artisans du bâtiment peuvent toujours traiter avec un seul interlocuteur. En revanche, ce dernier va totalement décomposer la procédure de fourniture. Un premier individu est chargé de l’extraction du matériau, alors qu’un second se voit confier son acheminement. La phase de transport peut d’ailleurs nécessiter l’emploi de plusieurs ouvriers, augmentant ainsi les intermédiaires, et donc le prix de revient final de la matière. Si l’on poursuit sur le cas de la pierre de construction, les carriers Antoine Raynaud et Mittre embauchent le 7 décembre 1648 le maître maçon François Pellissier, pour charrier l’équivalent de 100 cannes carrées de pierre pour la construction d’une muraille de maison33. Or Raynaud et Mittre sont, à l’origine, eux-mêmes engagés par le maître gypsier Jaubert, le constructeur de cette muraille, pour fournir ces matériaux. Quand Jaubert s’est attaché les services des deux carriers pour 44 sols la canne carrée, ces derniers ont recouru au service du maçon Pellissier pour 40 sols la canne carrée, réalisant au passage un bénéfice de 4 sols par unité, sans avoir même approché une seule pierre. Ces cas de sous-traitances multiples concernent tous les types de matériaux. Il est en revanche difficile de disposer de l’ensemble des conventions nécessaires à l’organisation de tout le processus d’approvisionnement. Au sein de notre corpus, seule la fourniture des moellons utilisés pour la bâtisse du conseiller au Parlement César de Milan regroupe, en une seule convention, les différentes tâches nécessaires. Le contrat passé le 31 janvier 1656 règle en effet l’extraction, la taille, puis le transport des matériaux sur le chantier34. Un commanditaire unique, l’officier au Parlement Milan, embauche ainsi le carrier Antoine Viau pour extraire la pierre et la dimensionner à 50 cm d’épaisseur, à raison de 30 sols par canne carrée. Les muletiers Honoré Guion et Honoré Agneau sont chargés par César de Milan de l’acheminement des pierres, à raison de 23 sols par canne carrée. Les maîtres maçons Michel et Mathieu Maurine doivent ensuite procéder à l’édification du mur. La multiplication des sous-traitants en autant de tâches nécessaires à l’approvisionnement, et donc des intermédiaires dans la relation commerciale afférente, constitue une prise de risque pour les commanditaires. Le 17 août 1692, les entrepreneurs des murailles de Marseille se plaignent par exemple du manque de « matelots pour charrier du sable », ce qui provoque d’importants retards dans l’avancement de leur besogne35.

19Quelles que soient les conditions d’approvisionnement repérées dans les embellissements provençaux, elles témoignent de la liberté des entrepreneurs en bâtiment dans la gestion de leurs ressources constructives. Si la nature des conventions retrouvées, qui s’apparentent à des demandes auprès de fournisseurs, témoigne de l’absence de stockage et donc de commandes uniquement passées en fonction des besoins du moment, il apparaît que les artisans aixois et marseillais sont à la tête de micro-entreprises dans lesquelles tous les aspects économiques de leurs actions sont sous leur responsabilité. Ces pratiques micro-entrepreneuriales, où les intermédiaires se multiplient, révèlent une conception véritablement marchande du bâti. Néanmoins, cette liberté concédée dans la gestion de la fourniture en matériaux n’est pas sans limite. Le xviii^e siècle consacre l’entrée en jeu de la puissance publique dans ce marché, par une attention de plus en plus marquée pour la qualité technique et le prix des matériaux, dévoilant ainsi les premiers contours d’un ordre public constructif soutenu et assuré par une police moderne en voie de structuration à la même époque36. À Marseille, les échevins établissent ainsi les sieurs Caravaque et Bourre, architectes, comme « inspecteurs des matériaux, chargés de dresser des contraventions en accord avec les commissaires de police37 ».

20L’étude des matériaux employés pour ces embellissements est riche d’enseignements sur les modalités de fabrique de la ville à l’époque moderne. Elle témoigne d’abord d’un périmètre d’approvisionnement essentiellement local. La ville est avant tout le fruit de son terroir, et ce pour des raisons pratiques et financières aisément perceptibles. Les étapes préalables à l’usage des matériaux, de l’extraction au transport jusque sur les chantiers, mettent en lumière l’existence d’un important circuit économique, aux configurations variables. Mais globalement, contrairement à d’autres villes comme Rennes, les acteurs de la construction sont à la pointe de ce marché. Ce sont eux qui l’animent, au gré de leurs commandes. Les artisans du bâtiment font figure, dans la gestion de leurs stocks, de véritables entrepreneurs. Le contrat notarié constitue, comme dans l’usage du sol, l’épine dorsale de l’aménagement urbain et de l’emploi salarié. L’acte conventionnel, en régissant tous les aspects de la construction, même les plus mineurs, est au cœur de l’organisation des chantiers urbains.

L’organisation des chantiers

21La dispersion des sources limite considérablement les tentatives de reconstitution de la genèse des constructions privées. Un des moyens de contourner cet écueil consiste à mettre en fiche une série importante de contrats de prix-faits liés à l’édification d’une multitude de bâtiments. Cette approche offre à l’historien un panorama complet des différentes étapes du processus constructif.

22Les embellissements d’Aix et de Marseille offrent deux types de matériaux permettant de croiser une lecture quantitative et qualitative des chantiers privés. D’une part, un corpus de 185 contrats de construction de maisons à Aix entre 1646 et 1685, et un peu de moins de 50 à Marseille (1666-1700), a été mis en fiche. Les parties engagées, le type de travaux, les modalités de leur exécution, et les obligations de chacun ont particulièrement retenu notre attention. D’autre part, nous nous sommes appuyés sur un document exceptionnel par sa nature et l’ampleur des informations qu’il contient : le livre de compte de la construction de l’hôtel de Réauville d’Aix, aujourd’hui hôtel de Cabre. Cet immeuble du quartier Mazarin fut édifié à partir de 1714 par le parlementaire François de Réauville, sur les plans de l’architecte du roi Robert de Cotte38. Son commanditaire, et ses fils à sa suite, ont consigné au jour le jour les dépenses nécessaires à cette construction. Ce cas exemplaire permet de se livrer à une analyse qualitative des modalités constructives de l’époque moderne. Le livre de compte contient en effet, dans leur enchaînement chronologique, toutes les étapes du chantier : contrats d’achat des parcelles, contrats et quittances de toutes les constructions, et un résumé des frais généraux.

23À partir de cette double documentation, les pratiques et les usages partagés par les maîtres du bâtiment de l’époque moderne se dévoilent. Le contexte de lotissement dans lequel s’insèrent nos questionnements constitue un atout certain. Il donne à voir la production en série de constructions neuves, permettant plusieurs fois d’embrasser la totalité des actions sollicitées pour édifier un immeuble. Il permet aussi de saisir le chantier dans toute sa complexité, vu simultanément comme un objet unique et reproductible à l’infini à l’échelle d’une ville. Trois dimensions, trois temps de la construction se dégagent de l’étude des documents contractuels : l’embauche des hommes qui composent et animent les chantiers, les normes et pratiques qui organisent l’action constructive, et la livraison et le paiement de l’ouvrage.

Des contrats et des hommes

Hiérarchie et spécialisation sur les chantiers modernes

24Depuis le Moyen Âge, et jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, le monde artisanal est organisé selon une stricte hiérarchie corporative, allant de l’apprenti au maître en passant par le compagnon39. Cette organisation pyramidale vaut pour tous les corps de métiers rencontrés dans les chantiers aixois et marseillais : maçon, gypsier, menuisier, serrurier, tailleur de pierre, faiseur de gypse, tuilier, paveur. Il ne paraît pas essentiel de détailler, dans le cadre de cette étude, le contenu précis des tâches de chacune de ces professions. La régularité des descriptions contenues dans les contrats indique qu’une division précise du travail est désormais pleinement établie. Contrairement à l’époque médiévale, les cas de polyvalence professionnelle sont rares40.

25Les sources notariées qui règlement les chantiers se décomposent en quatre ensembles, dont deux dominent largement : deux constitutions de sociétés entre maîtres (1 %), 11 quittances de travaux (6 %), 63 prix-faits (34 %), et 114 promesses (61 %). Les deux derniers types de conventions règlent l’ensemble des termes du chantier, et mettent en relation un propriétaire et un maître d’œuvre pour réaliser une construction. Les promesses permettent en plus de régler les cas d’embauches entre artisans pour réaliser une besogne spécifique, ce que nous détaillerons plus tard. Mais d’abord, comment expliquer cette disparité entre prix-faits et promesses ? Et surtout que recouvre ce deuxième type de contrat ? Pour rappel, un prix-fait est un marché par lequel un professionnel s’engage à effectuer un travail précisément défini par les termes de l’accord, moyennant un prix unitaire par quantité de travail réalisé. Le contrat appelé promesse recouvre quant à lui plusieurs réalités juridiques dans le droit d’Ancien Régime : « La promesse en général est un engagement de donner quelque chose à quelqu’un, ou de faire quelque chose pour son utilité41. » Dans ce dernier cas, il peut s’agir de la promesse de faire « bâtir une maison pour quelqu’un ». Selon la jurisprudence de l’époque, celui qui promet de donner est contraint de s’y soumettre. En revanche, si l’on ne respecte pas l’obligation de faire, le contrevenant s’expose seulement à des dommages et intérêts pour avoir « manqué de parole », mais non à l’obligation de faire ce qui avait été promis. Cette nuance spécifique aux promesses de « faire quelque chose » explique certainement, dans ce contexte particulièrement intense de constructions, l’usage massif de ce type de conventions comparativement aux prix-faits. Cependant, au-delà de ces distinctions juridiques, rien sur le plan purement constructif ne différencie ces deux conventions au moment d’établir un devis entre un commanditaire et un constructeur.

26Dans les accords qui composent notre corpus, seule la figure du maître artisan est évoquée. On trouve en revanche dans une trentaine de conventions l’obligation de « fournir toute la main-d’œuvre nécessaire ». De la même manière, le livre de compte de François de Réauville met en lumière, hors du cadre contractuel, l’existence d’une multitude de petites tâches ne faisant pas l’objet de conventions42. Apparaît, de manière anonyme, une main-d’œuvre masculine et féminine évoquée seulement par paquets, comme par exemple 63 journées d’hommes et 300 journées de femme pour du déblayage de débris le 2 juillet 1715, le 15 septembre 1720 ou le 5 juin 1722. L’éclatement des conventions constructives entre une multitude d’artisans, tous chargés du recrutement de leur main-d’œuvre, rend difficile toute tentative de vouloir saisir l’intégralité des relations professionnelles sur un chantier. Trop d’activités ne sont pas intégrées au vaste système conventionnel qui sous-tend l’édification d’une maison. Malgré cet écueil, il paraît possible d’appréhender cette population silencieuse, non pour elle-même, mais pour observer la perception qu’en avait le monde de la construction au travers de la documentation qu’il a pu produire.

De l’anonymat à l’individualisation de la main-d’œuvre (xvii^e-xviii^e siècles)

27À l’instar du livre de la bâtisse de l’hôtel de François de Réauville, le Bureau de l’agrandissement de Marseille évoque dans ses délibérations des « manœuvres » (4 juin 1670), des « ouvriers et travailleurs » (22 août 1676) ayant participé aux travaux, mais aussi des « paysans é des femmes loués » en renfort (11 juillet 1676) pour déblayer de la terre43. Le registre comptable de l’agrandissement de Marseille fait preuve de la même sobriété que le livre de compte de Réauville à Aix, et s’en tient à des « journées d’hommes et de femmes44 ». Ce salariat flottant, nombreux et imprécis dans les sources, s’embauche à la journée45. Comme au Moyen Âge, cette population vient essentiellement du terroir, et est recrutée pour des besognes secondaires : charriage, tamisage, coupe46. Totalement absente de la documentation notariée, son embauche était donc orale. La flexibilité qui entoure ces pratiques limite considérablement les garanties juridiques pour ces salariés.

28La fragilité qui caractérise cette main-d’œuvre se retrouve dans sa rémunération. Toutes les sources rencontrées témoignent d’un rapport de 1 à 2 entre les rémunérations des maîtres et de leur main-d’œuvre non qualifiée, et ce entre 1670 et le milieu du xviii^e siècle. Les manœuvres touchent en moyenne 10 à 12 sous par jour, contre 25 (et parfois 35) pour un maître. Ce ratio est identique à celui pratiqué à Rennes. Des « roles d’ouvriers ayant travaillé aux décombrements » de la ville à l’été 1721 signalent des journées de maîtres maçons à 25 sols contre 12 pour les « journalliers47 ».

29Si le xviii^e siècle ne témoigne pas de modifications particulières dans les rapports hiérarchiques et salariés entre maîtres et main-d’œuvre, il semble pourtant se dessiner à cette époque une nouvelle perception de cette masse de travailleurs. Jusque-là évoqués de manière anonyme et groupée, ces individus semblent désormais pleinement intégrés aux entreprises constructives de leur maître. Ainsi, les « roles des journalliers » rennais participant aux « décombrements » des rues donnent le prénom, rarement le patronyme complet, de ces employés48. À la fin des années 1780, des billets de chantiers rédigés à Marseille établissent clairement des listes de salariés en activité pour le compte d’un constructeur49. Ce dernier porte d’ailleurs, ponctuellement mais de manière explicite, le qualificatif d’entrepreneur. Chacune des entreprises évoquées emploie entre 3 et 40 individus. Les manœuvriers sont listés avec leur patronyme complet, et parfois leur origine géographique. Leur provenance embrasse toute la France, et même une partie de l’Italie : Marseille, Aix, Grasse, Hyères, Provence, Dauphiné, Languedoc, Bourgogne, Bretagne, Piémont, etc.

30En dépit d’une désanonymisation progressive de la main-d’œuvre non qualifiée dans les sources, la stricte hiérarchie qui organise le monde du bâtiment depuis le Moyen Âge se maintient au siècle des Lumières, et le maître artisan constitue le seul interlocuteur juridiquement reconnu par les actes de la pratique. Le mouvement de spécialisation qui affecte l’exercice de leur profession, la reconnaissance de leur main-d’œuvre dans la documentation, et la confirmation de l’organisation pyramidale du travail, participent néanmoins de la diffusion d’un modèle professionnel encore confidentiel au sein des pratiques sociales de l’époque : celui du maître artisan entrepreneur. Les normes et pratiques professionnelles qui sous-tendent les chantiers de l’époque moderne confirment l’éclosion de cette figure.

Normes et pratiques professionnelles sur les chantiers

31Les deux projets d’agrandissement étudiés n’ont pas suscité de production réglementaire particulière venant cadrer la construction. La seule réglementation en vigueur au lancement des opérations leur est largement antérieure, et concerne des questions de sécurité et de salubrité soulevées par les chantiers dans leur relation avec le reste de la ville. Ce sont surtout l’encombrement et la propreté des rues qui sont en jeu, comme nous le verrons à la fin de ce chapitre. Ce n’est qu’au siècle suivant que la police urbaine viendra réglementer la construction, et notamment la fabrication et le prix des matériaux. Seule l’étude d’un large éventail contractuel permet de cerner la réalité juridico-pratique des chantiers de construction dans la ville. L’imposant corpus à notre disposition nous permet alors d’approcher les modalités d’embauche au sein d’un chantier, les droits et obligations contractuelles de la construction et enfin la livraison et le paiement de l’ouvrage50.

Lancement des chantiers et modalités d’embauche

32Sur les modalités pratiques d’engagements entre commanditaires et constructeurs, deux situations bien établies apparaissent. Dans la première, le commanditaire passe une série de contrats avec les différents corps de métiers nécessaires. C’est le mode de fonctionnement retenu par François de Réauville pour son hôtel particulier. Il achète son terrain par un acte sous seing privé en août 1714, officiellement enregistré devant notaire le 23 janvier 1715. Entre le 15 et le 22 janvier, il passe trois conventions : l’une pour la taille de la pierre froide nécessaire aux fondations et à la maçonnerie ; la seconde pour les ouvrages de maçonnerie et gypserie ; la troisième enfin pour la pierre de taille. Au mois d’avril, il règle la question de la toiture avec un maître tuilier. Au printemps 1716 il s’accorde avec un charpentier et un serrurier. En 1719, quatre ans après le début des travaux, le chantier semble assez avancé puisque son fils passe des conventions pour la décoration intérieure. En 1722, une quittance pour le nettoyage de la maison témoigne probablement d’un emménagement. On voit donc qu’en trois mois les conventions relatives au gros œuvre sont passées.

Figure 37. – Diagramme de Gantt des chantiers contractés par François de Réauville pour la construction de son hôtel, établi à partir des quittances des différentes activités dans son livre de compte.

33Au-delà du cas exceptionnel de cet hôtel, nous avons pu reconstituer intégralement le parcours constructif de sept commanditaires de la seconde moitié du xvii^e siècle dans le même quartier51. On y observe des enchaînements et des rythmes similaires, déjà constatés par ailleurs pour l’époque gothique : maçonnerie et taille d’abord, puis gypserie, charpente, menuiserie, serrurerie, et décoration intérieure enfin52. Là aussi cet enchaînement pratique est le fruit d’une véritable simultanéité dans les passations de contrats. Ces différentes besognes sont conclues séparément, mais dans un laps de temps souvent très réduit. Certaines conventions sont passées le même jour, comme la maçonnerie et la gypserie, la plupart le sont en moins de quatre semaines, plus rarement sur une période de deux à trois mois. La construction complète d’une maison nécessite en moyenne la conclusion d’une dizaine de conventions. Chaque maître intervient ensuite « à la première réquisition » du commanditaire, selon les propres mots des contrats. Il est certain que tout dépend alors de l’état d’achèvement des tâches précédentes. Une deuxième série de conventions peut suivre, souvent sous forme de quittances, pour régler la livraison des matériaux. Il faut compter en moyenne un an et demi pour voir le gros œuvre achevé, une année supplémentaire pour le second œuvre et rendre la maison habitable. Ensuite, les commanditaires peuvent entamer la phase de décoration et d’ornementation.

34Une deuxième forme d’organisation générale du chantier existe. Elle n’a pas de contours précis, mais présente des formes embryonnaires d’entreprise, dans ses dimensions humaines et économiques. Ce n’est pas véritablement une figure de promoteur en bâtiment qui se dessine. Rares en effet sont les situations où un commanditaire conclut un contrat avec un seul maître, qui serait alors chargé de passer des conventions pour l’ensemble des tâches à accomplir. Nous observons davantage des micro-entreprises pour chacun des corps de métiers.

35Dans cette forme d’organisation des chantiers, et contrairement à l’époque médiévale, une division plus stricte du travail a fait son apparition53. Les maîtres sont désormais pleinement cantonnés à la construction et à leur spécialité. Ainsi certains professionnels en embauchent parfois d’autres pour l’édification de murailles, le blanchiment de murs, la pose de bois, etc. Les sources parlent de « plegement », mot tiré du provençal se plega, se mettre au service d’un entrepreneur54. Dans son acception juridique, ce terme renvoie également à l’expresion pleges ou pleige, qui signifie garant ou caution, témoignant donc de sous-traitants pour lesquels l’entrepreneur se porterait garant. Dans le même temps les tâches d’extraction puis de transport des matériaux sont prises en charge par des muletiers, des charretiers, des travailleurs ou des ménagers. On est donc en présence de sous-traitances juridiquement validées devant notaire par le biais d’un contrat, en l’occurrence des promesses. Ces contrats indiquent expressément que c’est pour la construction de la maison de untel qu’il faut par exemple charrier tel matériau ou élever un mur. Ces conventions permettent ainsi aux micro-entrepreneurs du bâtiment de multiplier les sources de revenus tout en menant de front plusieurs chantiers. De véritables cascades de contrats se dévoilent ainsi pour une même activité. Nous avons vu déjà que tous les employeurs dans cette chaîne réalisent un bénéfice, souvent de quelques sous, sans avoir pour autant fourni d’activité. La promesse de faire, comme convention juridique, prend ici tout son sens par rapport à un contrat de louage classique. En imposant seulement des dommages et intérêts en cas de non-respect des obligations conventionnelles, elle offre la souplesse à la base même de cette chaîne contractuelle. Elle s’avère être un cadre particulièrement adapté aux formes micro-entreprenariales développées lors de ces embellissements de villes. Les obligations conventionnelles qui organisent le déroulement des chantiers viennent préciser les contours des pratiques entrepreneuriales des maçons de l’époque moderne.

Obligations conventionnelles organisant les chantiers

36Les droits et obligations qui entourent l’exécution de chaque besogne permettent d’observer les règles organisant le déroulement concret d’un chantier. Dans les contrats de construction entre un maître artisan et un propriétaire, les bénéficiaires (commanditaires) de ces conventions doivent parfois fournir les matériaux nécessaires à la besogne, qu’il s’agisse du bois, des ferrements, de la chaux ou des tuiles, etc. De même trouve-t-on parfois l’obligation de fournir une matière première pour réaliser des produits transformés, comme du sable pour de la chaux. Les seules exceptions concernent la fourniture de pierres et de plâtre, qui échoit systématiquement à l’artisan.

37Par ailleurs, les maîtres et ouvriers embauchés comme sous-traitants d’un autre artisan se voient systématiquement fournir les « atraits » nécessaires au chantier. Ce mot « atraits » vient du provençal « lis atra d’un mesteirau », qui signifie les « outils d’un ouvrier ». Bien plus qu’une simple embauche sur un chantier, ces sous-traitants deviennent des conducteurs de travaux, faisant glisser leur employeur vers le rôle d’entrepreneur en bâtiment. Au-delà des obligations contractuelles propres aux travaux pour lesquels ils sont engagés, les promettants de ces conventions – ceux s’engageant à réaliser quelque chose – sont soumis à certains devoirs liés à l’organisation du chantier. Ils doivent parfois fournir la main-d’œuvre nécessaire à l’exécution de leur tâche, et devront commencer à travailler à la « première réquisition » de leur commanditaire, et ce « sans discontinuer », autrement dit sans être embauchés par d’autres commanditaires.

38Il faut bien reconnaître que les différentes sources notariées dépouillées donnent à voir un condensé, souvent dispersé, de l’activité juridique stimulée par la construction privée. Elles mettent en lumière l’éventail conventionnel mobilisé, et permettent de reconstituer la chaîne contractuelle qui préside à l’édification d’un immeuble55. Du commanditaire au maître artisan, du maître artisan à son sous-traitant, c’est toute une chaîne de relations sociales et économiques qui se révèle. La construction privée urbaine à l’époque moderne, dans ce contexte d’activité intense, révèle sa nature avant tout commerciale, comme l’attestent les pratiques micro-entrepreneuriales de certains maîtres. Les cas de sous-traitances érigent alors l’activité professionnelle en marchandises qui peuvent être achetées et vendues56. Il est également frappant de constater la place occupée par le droit dans ce processus. Sans réglementation administrative préalable, un ensemble d’habitudes contractuelles font l’objet d’une formalisation écrite. On pourrait presque parler d’un véritable droit coutumier de la construction. L’intense activité du bâtiment dans ce contexte a certainement invité les différents acteurs à encadrer le plus précisément possible leurs pratiques afin de se prémunir d’éventuels litiges. Le poids statistique des « promesses » pousse en tout cas à le croire.

39Ainsi dépeinte, l’activité du bâtiment témoigne d’une nouvelle conception de la fabrique urbaine. L’ampleur de l’opération révèle ainsi la production en série d’œuvres architecturales uniques, produites et reproduites selon le même schéma juridique57. Cette nouvelle conception de la fabrique urbaine se lit dans les mutations qui affectent les pratiques artisanales aux xvii^e et xviii^e siècles. Les maîtres maçons en tête, et les gypsiers dans une moindre mesure, se muent en véritables entrepreneurs, en « homme[s] d’initiative qui engage[ent] un risque pour un profit58 ». En 1783, à propos de l’activité des maîtres maçons, l’architecte Lucote écrira que « [leur] emploi est de conduire la maçonnerie du bâtiment, suivant les plans et élévations qui [leur] sont donnés par l’Architecte, […] fournir tous les matériaux, de les employer, d’en diriger l’économie ». C’est tout cela, selon l’auteur, « qu’on appelle entreprise59 ». Un siècle plus tôt, c’est bien de cette manière qu’étaient organisés les chantiers de construction à l’occasion des embellissements d’Aix et de Marseille. Au-delà du formalisme juridique qui vient authentifier ce nouveau statut économique – la maîtrise et la signature d’un devis et d’un marché – ce sont aussi les qualités de gestionnaire du professionnel qui participent à son affirmation sur la scène constructive. Sa capacité à anticiper l’approvisionnement en matériaux et à diriger plusieurs équipes réparties sur différents chantiers, fait du maître artisan un entrepreneur moderne. Les modalités de paiement et de réception des ouvrages bâtis confirment cette évolution.

Modalités de paiement et réception des ouvrages

40Les contrats de prix-faits, qui règlent le déroulement d’une construction, correspondent en réalité à des devis. S’ils détaillent la nature des tâches à exécuter par les artisans, on ne connaît pas cependant, à ce stade de la relation contractuelle, le prix de chacune des besognes. Prix-faits et promesses s’accordent uniquement sur un prix unitaire par quantité de travail réalisé. Un « mesurage » postérieur est alors commandé afin de déterminer la valeur complète du travail.

41Dans ces conditions, les professionnels du bâtiment démarrent leur besogne sans connaître le montant de leur rémunération future, et sans capital de départ. Or nous avons vu que nombre de constructeurs devaient fournir les matériaux nécessaires à leur activité. Le versement d’un premier acompte leur est alors indispensable afin de s’approvisionner et d’amorcer les travaux. Le jour de la signature du contrat, les bénéficiaires des travaux versent systématiquement des provisions, en moyenne autour de 10 % à 20 % du montant final. Les quittances reproduites en marge des conventions montrent qu’environ une demi-douzaine de versements ponctuent la durée des travaux. Une fois les travaux entièrement achevés, un arrêt de compte est signé devant notaire, et un expert est mandaté pour procéder au mesurage du travail accompli. Il s’agit le plus souvent d’un agent au service de l’autorité municipale, comme le contrôleur des œuvres publiques de Provence Jean Lombard ou le géomètre Louis Cundier à Aix, et l’architecte municipal Mathieu Portal à Marseille. À partir du rapport du représentant municipal, le commanditaire procède au paiement complet et définitif de l’ouvrage60. Ce mode de rémunération, mis en perspective avec l’organisation micro-entre-preunariale de certains chantiers, atteste de relations contractuelles davantage commerciales que salariales. La réalité est cependant plus complexe, et il arrive fréquemment que les maîtres d’ouvrage ne soient pas satisfaits par l’avancée des travaux. Dans ces cas-là, ils disposent d’un autre instrument juridique à même de relancer des chantiers qui traîneraient en longueur : la sommation. Également conclue devant notaire, cette convention est tout simplement une mise en demeure adressée aux constructeurs, afin qu’ils reprennent le travail61.

42Ces deux conventions – mesurages et sommations – ouvrent alors des perspectives de négociations pour les commanditaires. Véritables visites de chantier, mais pour des objectifs différents, elles sont l’occasion de préciser ou d’amender certaines clauses originelles des contrats. Pour la construction de son hôtel, François de Réauville effectuera 14 visites de chantier entre mars et juillet 1716, soit une tous les 10 jours62. C’est là une occasion pour lui de vérifier la bonne exécution des termes de ses prix-faits, mais aussi de préciser les dimensions qu’il souhaite voir donner aux murailles de son jardin, et ce avec luxe de détails et de précisions.

43Comme dans le cas du marché foncier, les règlements des travaux au comptant sont rares. Dans l’activité constructive, le crédit constitue aussi un palliatif indispensable à la rareté du numéraire en circulation. Dans le cas des avances et acomptes versés par les commanditaires, il est fréquent d’observer non pas la cession d’espèces sonnantes et trébuchantes, mais la transmission de biens immeubles – au sens juridique du terme –, entrevus comme des équivalents aux versements monétaires. Au cours du lotissement de son domaine à Marseille, Barthélemy Cousinery use auprès de certains de ses acquéreurs qui appartiennent au monde du bâtiment, de sa réserve foncière comme d’une monnaie d’échange. Il s’agit pour lui d’un expédient afin de financer la construction de sa maison. C’est ainsi qu’en 1672 le voiturier Sauvy obtient en échange du charriage des matériaux nécessaires à cette construction, un terrain sur le fonds du marchand marseillais. Même chose pour le menuisier Joseph Nicollas qui, en récompense de son travail aux portes et fenêtres de l’écurie et magasins de Cousinery, obtient également un terrain63. Les contrats étudiés témoignent parallèlement d’échanges de bien immeubles relevant de purs montages financiers. Lorsqu’à Aix le maître menuisier Augustin Reynaud emploie le maître maçon Jean Jaubert pour la maçonnerie de sa maison (3 mars 1668), il cède à son maître d’œuvre une pension de rente perpétuelle à exiger auprès d’un certain « sieur de Beaumond64 ». Ces échanges de biens ou d’une rente constituée contre un travail sont néanmoins minoritaires. Généralement, les commanditaires renvoient les constructeurs vers des débiteurs auxquels ils sont liés. Ces crédits versés par les maîtres d’ouvrage concernent soit des capitaux qu’ils doivent recevoir dans le cadre d’une vente immobilière soit, lorsqu’ils sont eux-mêmes artisans, une rémunération pour un travail sur un autre chantier65. Cette circulation de la dette est si importante qu’elle ne nécessite plus la conclusion d’un nouvel acte. Le contrat rédigé pour la construction gère dans le même temps ce jeu autour du crédit. Bien souvent en effet, ces transferts de créances se rattachent à des conventions passées chez le même notaire que celui qui règle la présente construction. Comme dans le cas du foncier, le marché de la construction génère tout un ensemble de hiérarchies sociales incarnées dans un vaste système de crédits.

44Cette exploration des chantiers s’avère riche d’enseignements. Elle montre que plus qu’un immeuble en gestation, les espaces de construction forment un objet propre, régi par des normes et soumis à différents types d’organisation. Le chantier sert de cadre à un système économique où s’entremêlent gestion des ressources matérielles et humaines d’un côté, et pratiques de crédits de l’autre. Le chantier de construction privé, dans le cadre de lotissements urbains, consacre alors l’émergence de la figure de l’entrepreneur moderne. S’il semble fonctionner dans une relative indifférence par rapport au contexte urbain général, l’espace de la construction n’est pas pour autant entièrement coupé du monde social et juridique. Sa nature privée, c’est-à-dire dirigée par un particulier à destination d’un autre particulier, n’empêche pas de soumettre le chantier à la loi du collectif, et à des règles de caractère public. Les autorités locales ont ainsi profité des embellissements urbains pour réglementer ces lieux, et les rapports qu’ils entretiennent avec le reste de la ville. Le chantier est donc assimilé à une situation à risque pour l’espace de la ville en général. Progressivement, un ordre public – soit un ensemble de normes et de conduites prescrites par une autorité politique à l’encontre et dans l’intérêt de la collectivité – se fait jour autour de l’espace urbain et de ses usages.

Des villes en chantier : des situations à risque pour l’ordre urbain

45L’étude de la construction au sein du système général des villes modernes implique, pour l’historien, de constamment alterner entre différents niveaux d’observation et d’analyse. En effet, le droit n’encadre pas seulement l’action de bâtir, mais aussi l’objet construit dans ses rapports avec un environnement plus vaste, celui de la ville dans son ensemble. Ce va-et-vient permanent entre l’objet et le cadre dans lequel il s’insère pose la question du respect des règles organisant sa réalisation.

46Deux ensembles normatifs se trouvent concernés. D’abord, celui régissant la production même du bâti : les parties au contrat de construction d’un immeuble ont-elles respecté les termes de leur engagement ? Comment l’exécution des obligations contractuelles est-elle vérifiée ? Ensuite, se trouvent mobilisées les normes régissant les relations de l’objet édifié avec l’espace collectif de la ville : la bâtisse, et son élaboration, suivent-elles un dispositif réglementaire précis, essentiellement pensé en termes de respect du public et d’un ordre collectif ? Par ce jeu d’échelle, toute la complexité de l’ancien droit de la construction se fait jour. Ce système juridique encore innommé dessine en effet les contours d’un ordre public constructif qui se confond, pour partie, avec un ordre public urbain en voie de constitution à cette époque.

La maison comme objet architectural : contrôler la construction

47Un immeuble bâti est un objet architectural ayant une existence matérielle par et pour lui-même. Il pose ainsi la question de la concordance entre le projet du commanditaire, inscrit dans un contrat, et le résultat produit par un maître d’œuvre guidé par le document conventionnel. En dehors des sommations évoquées précédemment, il n’apparaît pas dans les archives aixoises et marseillaises d’institutions ou d’agents spécialement chargés de vérifier la conformité d’une construction avec les termes du prix-fait.

48D’autres villes françaises sont pourtant pourvues d’instances spécifiquement compétentes pour le domaine du bâtiment. La plus célèbre est sans nul doute la Chambre des Bâtiments, dont le ressort couvre la prévôté de Paris66. Créée au xiii^e siècle, elle forme une cour de justice composée de professionnels de la construction, et compétente pour tout litige opposant des maîtres artisans entre eux ou avec leurs commanditaires67. À Lille, et en l’absence d’institution et d’office spécifique, les maîtres du bâtiment assuraient aussi des fonctions de magistrats en cas de conflits entre professionnels et commanditaires68. Leur action s’est particulièrement intensifiée au lendemain de la conquête française de 1670, et de l’embellissement qui a accompagné l’annexion au royaume de Louis XIV.

49À Aix et Marseille, il ne se constitue pas officiellement à l’occasion des deux extensions urbaines de police de la construction pour les ouvrages privés et les différends entre particuliers. Le cadre corporatif supplée en partie cette carence. Si à Aix, la confrérie Notre-Dame de Beauvezet ne fait aucune allusion, dans ses statuts, à un contrôle des chantiers69, en revanche plusieurs associations de métiers à Marseille assurent une surveillance du respect des « règles de l’art » de la part de leurs maîtres, s’autorisant à visiter les ateliers ou les chantiers privés de leurs membres70. Cette police des métiers est cependant confinée au cadre corporatiste et à son fonctionnement, et ne se préoccupe guère de la conformité de l’exécution des contrats de prix-fait.

50Pendant les deux embellissements étudiés, l’unique solution qui s’offre aux parties d’un marché qui s’estimeraient abusées, est encore de saisir la justice ordinaire. Les archives de police aixoise et marseillaise contiennent toutes deux un dossier du « Greffe de l’écritoire » de leur bureau de police, dans lesquels sont conservés des litiges entre des commanditaires et des constructeurs71. Ces litiges concernent le plus souvent une contestation du prix demandé en fin d’ouvrage par les constructeurs. Si des voies de recours sont bel et bien offertes aux contractants, ces dernières ne sont actives qu’une fois déclenchées par les parties.

51Il n’apparaît donc pas, après une lecture croisée des sources administratives et notariées, de contrôles systématiques et institutionnellement établis des constructions neuves des deux nouveaux quartiers afin de vérifier le respect des clauses contractuelles. Le désengagement apparent des administrateurs de la croissance urbaine sur ces questions de construction privée peut paraître surprenant. Dans un contexte d’embellissement marqué du sceau de l’esthétisme architectural, il aurait été logique – sinon légitime – de constater la mise en œuvre d’une procédure de vérification des ouvrages bâtis et de leur cohérence avec l’ensemble des objets en élévation des deux secteurs, ou de créer une institution dotée de pouvoirs administratifs afin de connaître les litiges relatifs aux chantiers.

52Une telle absence ne doit pas pour autant être entrevue comme une déficience de la part des gestionnaires aixois et marseillais. La nature même des conventions régissant les constructions témoigne de l’existence de formes de contrôle du bâti produit qui, sans être véritablement organisées, ont permis un examen des ouvrages et ont offert des voies de recours aux commanditaires. En effet les contrats de prix-faits, qui accordent les parties sur des tâches à réaliser selon un prix fixé par quantité de travail fourni, impliquaient la mise en œuvre d’un mesurage final de l’ouvrage afin de déterminer son prix, et donc la rémunération due aux maîtres artisans. Ces visites systématiques des chantiers par des experts du métier offraient autant d’occasions de vérifier la bonne exécution des termes des conventions. Ces toisés, dont nous n’avons malheureusement qu’une connaissance indirecte au travers des quittances inscrites en marge des contrats, étaient réalisés par des tiers nommés en commun par les deux parties. Ils permettaient d’exercer une forme de contrôle sur la construction, tant dans le respect des « règles de l’art » d’une corporation que des termes d’une convention72. En offrant un langage commun à l’entrepreneur et son commanditaire, cette procédure fournit un cadre de référence afin de valider ou sanctionner un ouvrage. À Aix, cette expertise est parfois réalisée par le contrôleur des œuvres publiques Jean Lombard, et revêt indirectement une double nature privée et publique à même de renforcer la dimension judiciaire de l’évaluation73. À Marseille, le Bureau de l’agrandissement ordonne très régulièrement des mesurages, auprès de maîtres artisans locaux voire directement à l’architecte de l’agrandissement Mathieu Portal74. Il y a donc bien vérification de l’ouvrage, mais elle est toujours opérée de manière indirecte, à l’occasion d’une visite pour un toisé. Il semble ainsi que les administrateurs aient fait le choix, dans ces deux agrandissements, de laisser opérer un contrôle indirect à l’occasion d’actions périphériques liées à la bâtisse.

53En tant qu’objet architectural pris isolément par rapport au reste de la ville, l’immeuble bâti ne fait pas l’objet d’un contrôle particulier par l’autorité publique. Sa construction, fruit d’un accord conventionnel entre les parties, relève pour sa bonne exécution des parties elles-mêmes. Les voies de recours ordinaires s’offrent à elles, et aucune instance judiciaire spécifique n’est créée, dans les deux villes, pour veiller sur ce point lors des embellissements. Néanmoins les visites d’experts, occasionnées par les toisés finaux en vue de rémunérer les maîtres d’œuvre, offrent l’occasion de formes de contrôle implicites dont les personnes privées peuvent se saisir pour faire valoir les obligations contractuelles de leur entrepreneur. Pour autant, l’administration publique ne s’est pas totalement désintéressée de l’immeuble bâti. Si la cohérence architecturale ou les malfaçons ne retiennent guère son attention, les relations entretenues par l’objet bâti avec l’ensemble de l’environnement urbain sont au cœur de ses préoccupations pendant les deux extensions. Alors que les individus embrassent la maison à l’échelle d’un objet unique, les ordonnateurs de la croissance urbaine l’insèrent dans un rapport plus vaste, où l’espace de la ville résulte de l’addition de ces œuvres architecturales le long de voies de communication. C’est donc dans une perspective de police urbaine que la construction et les chantiers sont surveillés, participant à cette occasion à la constitution d’un ordre public de la construction.

Les maisons et la ville : façonner et respecter un ordre public de la construction

54Si l’on songe à l’ampleur des embellissements étudiés, il faut bien imaginer que plusieurs dizaines de chantiers sont lancés simultanément dans les deux villes, sans compter les travaux publics ordonnés par les administrateurs de ces agrandissements. Pendant plusieurs années, les nouveaux espaces urbains en gestation se trouvent investis par la circulation des hommes du bâtiment, le transport quotidien des matériaux nécessaires, et le stockage de ceux-ci. Dans ces conditions, la ville forme un environnement à risques pour ses usagers. Les autorités compétentes ne manqueront pas de le souligner, et de tenter de réguler cette cohabitation éphémère et périlleuse. Un glissement va progressivement s’opérer en ce domaine, traduisant dans les faits un mouvement de « policiarisation » du contrôle de la construction. La maison, envisagée ici comme un objet qu’il convient d’agencer avec des objets similaires et contigus, se doit de respecter, au moment de son élaboration, les impératifs prescrits par un ordre public urbain et constructif en voie de formalisation à cette époque.

La ville en chantier, un paysage à risques pour l’ordre urbain

55Dès les premiers mois qui suivirent le lancement de l’extension marseillaise, l’administration en charge de l’affaire ne tarda pas à réagir aux désagréments qui lui ont été signifiés par les habitants eux-mêmes. Le plus souvent, ses réactions sont dictées par la nécessité de répondre à des troubles déjà occasionnés, et qu’à défaut de pouvoir éviter elle entend réguler. Plusieurs services administratifs interviennent alternativement – Bureau de police ou Bureau de l’agrandissement –, mais ce sont finalement toujours les mêmes acteurs qui sont compétents : les échevins municipaux.

56Au début des années 1670, alors que travaux publics et chantiers privés se multiplient dans le quartier de l’agrandissement, les plaintes des particuliers incommodés augmentent en proportion. Encombrement des rues par des débris et de la terre75, ou encore transformation de la chaux à même le sol et le pied des arbres76 : le territoire urbain marseillais s’apparente à un chantier à ciel ouvert, où les espaces ne sont pas encore clairement délimités entre le lieu de la construction et le champ public de la rue, et où les hommes du bâtiment agissent sans véritable cadre. Ce désordre qui semble profondément installé dans les pratiques urbaines de l’agrandissement a poussé les autorités municipales, par la voix de son Bureau de police, à réagir. Le 17 novembre 1674, le gouverneur-viguier de la ville77 et les échevins adoptent une ordonnance qui « enjoint aux M^es Massons », « pour l’intérest du public », « de fere place nette des curuns et debris des maisons dans deux jours78 ».

57À cette date, la municipalité marseillaise avait déjà diligenté 144 rapports d’estimation de maisons afin de remodeler leur emprise au sol pour établir le nouveau plan du réseau viaire79. On devine donc sans peine la quantité de matériaux qui pouvait joncher les rues de la ville, et ainsi perturber la bonne marche urbaine à laquelle les échevins sont particulièrement attentifs. Une nouvelle ordonnance est adoptée à ce sujet le 19 octobre 1683. Elle réitère l’intégralité des dispositions de celle de 1674, en précisant toutefois que le dépôt sauvage de débris qui semble s’être organisé « sur la place neuve qui en est ordinairement occupée au lieu quelle soit libre pour le commerce et la commodité publique », doit immédiatement cesser80. On saisit donc, au travers de cette réglementation, que l’un des enjeux principaux de la gestion des chantiers urbains concerne l’encombrement des rues, et donc la libre circulation. Dans une ville organisée autour de l’activité commerciale et marchande, l’impératif de circulation est central. En d’autres termes, les artisans de la construction sont à l’origine d’un désordre résultant du cadre même de leur activité. Ce ne sont pas tant les conditions de production de ce désordre qui sont condamnées, que le fait qu’il entrave, par son existence, le fonctionnement du reste du corps urbain.

58Les chantiers de construction de l’agrandissement sont à l’origine de deux autres perturbations de l’ordre urbain. Là encore, l’archive ne conserve pas tant la trace du trouble, que des réactions administratives qu’il a pu susciter. Les nombreuses interventions sur le bâti en place avant l’extension marseillaise ont obligé les constructeurs, pour des raisons de sécurité, à renforcer et protéger les bâtiments voisins de ceux qu’ils devront modifier. De nombreuses poutres et étançons ont ainsi été positionnés un peu partout dans le quartier. Selon l’ordonnance de police adoptée le 20 novembre 1679, l’usage « de tout temps observé » en la matière autorise les propriétaires à étançonner leur maison pendant une année. Passé ce délai, les structures devront être démontées81. Il s’agit d’une part de ne pas pérenniser une occupation du domaine public qui, par principe, doit être « temporaire ». D’autre part, le but recherché par l’autorité de police est de prévenir les dangers occasionnés par le pourrissement du bois, et ainsi empêcher de « facheux accidents82 ». Le troisième volet qui occupe la police en matière de construction est celui du pavé. Une ordonnance est prise à ce sujet en février 1675 pour le faire réparer83. Les travaux de construction nécessitent en effet un approvisionnement presque quotidien en matériaux. De fait les charrettes et voitures sont nombreuses, plus qu’à l’accoutumée, à venir emprunter certaines voies d’accès au quartier en cours d’urbanisation. Les échevins, par l’intermédiaire du Bureau de police, décident alors de clarifier les usages des espaces de la ville. Les charrettes et voitures ne devront plus pénétrer au-delà du nouveau cours de la ville. Le pavage des rues est fondamental dans l’esthétique et la salubrité urbaine. Une ordonnance quasiment identique prise en 1680 le dit clairement : c’est pour « la comodité tant des habitants que des estrangers » qu’il convient d’entretenir le pavé, donc pour des motifs à la fois pratique – aisance pour circuler – que décoratif – beauté des perspectives viaires84.

59Sécurité (étançons), circulation (encombrement), salubrité et décoration (pavé), constituent les notions clés qui guident l’action des administrateurs de la croissance urbaine. L’activité constructive est porteuse d’un dilemme spatial difficile à gérer pour les autorités de gouvernement. Contrairement aux commerçants, l’empiétement constant des artisans sur l’espace public ne résulte pas d’un choix visant à augmenter leur visibilité dans l’espace commercial de la ville. La pose d’étançons, le creusement de fondations, le stockage de matériaux, sont les résultats directs, et difficilement évitables, de l’exercice de leur métier. Au xviii^e siècle, les municipalités aixoise et marseillaise n’auront de cesse de publier des ordonnances afin de trouver des accommodements pouvant satisfaire les maîtres constructeurs et le public. Nul besoin de citer ici ces textes, tant ils sont identiques à ceux publiés à l’époque des agrandissements étudiés85. Leur point commun réside dans l’attention qu’ils consacrent à l’espace. Cela ne signifie pas que l’activité constructive, prise intrinsèquement, n’intéresse pas une autorité policière dont le mode de fonctionnement est de s’insinuer partout. On trouve en effet de nombreuses réglementations relatives à la qualité des matériaux employés, dans un but évident de sécurité des bâtiments, et donc de ceux qui y habitent. Néanmoins, c’est surtout sur l’espace du chantier que se focalise l’action politique et réglementaire. En venant perturber l’espace rectiligne et dégagé conçu par les planificateurs, les artisans du bâtiment bouleversent en réalité une abstraction qui les dépasse totalement, mais à laquelle ils doivent se soumettre : la ville, et ses agencements sociaux et matériels.

60L’organisation urbaine doit alors se conformer à un impératif, encore flou à l’époque mais de plus en plus affirmé dans la documentation : le bien publicq, ou l’intérest du publicq86. Cet intérêt supérieur qui écrase toute action particulière est incarné, à propos des villes, dans un système mêlant la décoration, la commodité (liberté de circulation, facilité d’accès, etc.), la sûreté et la propreté. Afin de répondre à ces impératifs, qui concernent davantage le rapport du chantier avec le reste de la ville que le chantier lui-même, un double mouvement semble se dessiner à l’orée du xviii^e siècle. Les autorités de police municipale se sont d’abord focalisées sur l’action concrète des maîtres constructeurs en apportant, via une réglementation ponctuelle, des réponses à des problèmes réellement survenus. À partir de ce point de départ, la documentation normative n’a eu de cesse de répéter inlassablement les mêmes injonctions en les généralisant, hors de tout contexte urbanistique particulier, à toutes les activités du bâtiment. Ainsi, assistons-nous en cette période charnière à un mouvement de formalisation d’une réglementation jusque-là éparse et circonstancielle que l’on tente, une fois pour toutes, d’inscrire dans une ordonnance87. C’est donc bien de la pratique que naît le règlement de police, et par ricochet l’ordre public urbain, relatif à la construction88. Mais alors que la capitale du royaume bénéficie d’une institution permanente spécifiquement chargée de ces questions, et de celle du respect des règles de l’art également, il n’existe pas, à Aix et Marseille, d’équivalent à la Chambre des bâtiments. Pour autant, si des instances ont été ponctuellement mises en place afin de sanctionner les abus, des agents agissent également en amont et en aval pour détecter ces troubles et les signifier aux autorités compétentes.

Le bourgeois, le maçon et la police : vers une institutionnalisation du contrôle de la construction urbaine

61Nous avons pu apprécier, à propos de la formation des prix immobiliers et des estimations des maisons, le rôle central joué par les individus portant un titre de bourgeoisie89. Agissant seuls, ou accompagnés par des maîtres artisans, les bourgeois étaient considérés comme des experts, et tiraient leur légitimité à expertiser de ce titre juridique au rayonnement politique et social, et aux nombreux avantages fiscaux90. Dans les premières années qui suivirent le lancement des deux extensions, la plupart des missions d’aménagement physique de la ville, prises sous leur angle administratif et technique, relevaient de leur compétence et de leur direction. L’archevêque d’Aix commet ainsi pour experts l’écuyer Melchior Delphin, le bourgeois Joseph Sauvaire et le contrôleur des bâtiments en Provence Jean Lombard, dans diverses entreprises estimatives pour le compte de son embellissement91. Cette mainmise des membres de la bourgeoisie citadine ne se limite pas à la phase de planification de l’extension urbaine. Lors du conflit qui oppose l’archevêque Grimaldi avec un de ses procureurs pour mener l’agrandissement, le sieur Jean-Henri d’Hervart puis son fils Philibert, c’est encore un bourgeois, Jean Blaireaud, qui est commissionné par la justice civile de la ville – le Lieutenant particulier au sénéchal d’Aix – pour établir un rapport sur les parcelles au cœur du litige92.

62Les bourgeois de Marseille sont investis d’une légitimité similaire par les autorités urbaines, qui leur confient – nous l’avons vu – la charge d’estimer les biens de l’agrandissement en vue de prélever une taxe pour financer l’opération93, mais aussi de trancher les conflits relatifs à ces estimations fiscales94. Dans ces expertises liées à la planification urbaine, le rôle des bourgeois des villes se résume à des actes d’attestation et d’authentification des données recueillies sur le terrain, afin de les transformer en informations fiscale, foncière et juridique. Le rôle des hommes du bâtiment se limite aux tâches manuelles et techniques requises par les relevés à effectuer pour obtenir l’information recherchée. Au terme de ces processus cognitifs, ce sont les bourgeois qui valident et transmettent l’information aux instances commanditaires.

63La confiance dont jouissent ces individus dans la direction de la fabrique matérielle de la ville est également palpable à propos de la gestion de l’ordre, et du désordre, urbain. L’institution du Bureau de l’agrandissement était majoritairement dirigée par des personnes détentrices de ce privilège de citadinage, et relevant donc de l’univers juridique et social construit autour de ce statut. Dans de nombreuses délibérations, les directeurs décrivent les troubles qu’ils ont pu constater, ou qui leur ont été rapportés par des tiers. Ils proposent alors des solutions à ces microrisques urbains et orientent ainsi les pratiques de maintien de l’ordre public. Cette emprise des membres de la bourgeoisie urbaine, en plus de la planification, sur la surveillance du bon ordre constructif, est confirmée dans le premier tiers du xviii^e siècle. Un mémoire anonyme, militant pour l’établissement d’un architecte de la ville en charge de ces questions d’ordre public dans la construction, dénonce leur mainmise sur ces matières, et les risques que leur ignorance technique font courir depuis tant d’années aux habitants95.

64Il faut néanmoins nuancer cette image monolithique d’un corps bourgeois captant l’essentiel des attributions du gouvernement des hommes dans la ville. Les deux agrandissements, et particulièrement celui de Marseille, furent l’occasion de redéfinir et partager les rôles entre les protagonistes de la croissance urbaine. Les maîtres artisans de la construction ont bénéficié de ce contexte particulier pour devenir, peu à peu, les autorités compétentes dans la surveillance des chantiers et de leur bonne insertion au sein de l’espace global de la ville. Après les missions temporaires confiées au maître maçon Boniffay et à l’architecte municipal Portal dans la surveillance des maisons menaçant ruines96, les échevins initient à partir des années 1690 l’élection tous les ans d’un « maître juré des maçons97 ». Nous ne savons rien de ses compétences, ni de la nature de sa charge. Cependant, l’émergence de cet office atteste un glissement par lequel le contrôle des chantiers et le respect du bon ordre urbain sont progressivement transférés aux mains d’individus choisis non plus pour leur rayonnement au sein du corps social, mais véritablement pour leurs compétences techniques et leur expérience.

65Cette évolution va se poursuivre au xviii^e siècle en direction d’un nouvel acteur social et politique : les officiers de police. Dans des contextes où l’espace urbain est constamment mis à l’épreuve, et à une époque où la notion de « bien public » et d’« intérêt général » commencent à gagner les consciences politiques98, les autorités municipales poursuivent leur transfert d’attributions dans une autre direction. Concomitamment avec la généralisation, à partir de 1699, d’une Lieutenance générale de police dans les principales villes du royaume, les textes normatifs liés aux chantiers et à la construction invitent les commissaires de police nouvellement établis à « tenir soigneusement la main à l’exécution » de ces ordonnances. On peut citer, pêle-mêle, la surveillance de l’encombrement des rues à l’occasion des chantiers marseillais à partir de 172699 – prescription réitérée en 1728100 –, l’inspection des maisons menaçant ruine à Aix101, ou encore le respect de la réglementation salariale des différents corps du bâtiment à Marseille102. Si les commissaires de police héritent des principales charges de surveillance des chantiers urbains, les maîtres artisans ne sont pas pour autant écartés de ces attributions. Un retour à la situation qui prévalait au milieu du xvii^e siècle semble se dessiner. Les artisans de la construction sont de nouveau invités à collaborer avec les dépositaires de l’autorité de police. Ceci est particulièrement prégnant à propos du contrôle de la qualité des matériaux employés dans les deux villes103. Plus qu’à une concurrence, nous assistons à un véritable partage des compétences entre police et artisans de la construction. Il revient aux maîtres de métier de gérer les aspects techniques des chantiers, quand les forces de police doivent veiller au bon ordre urbain dans son ensemble et, à l’instar des bourgeois du xvii^e siècle, authentifier et attester le trouble pour le muer en un message juridiquement audible. Outre la délimitation entre celui qui constate le trouble – l’expert artisan –, et celui qui en autorise la sanction et la réparation – l’officier de police –, l’organisation administrative distingue également celui qui opère « sur » le chantier – l’artisan – de celui qui s’assure de la bonne relation de la construction avec l’ensemble de la ville – l’officier. Bien que d’autres expériences urbaines, comme Lille104 ou Amiens105, témoignent d’une compétence exclusive des hommes du métier pour le contrôle du bon déroulement des chantiers au sein de l’espace public, les deux villes provençales étudiées révèlent un mouvement de redéfinition, au siècle des Lumières, de la distribution des pouvoirs de maintien de l’ordre constructif.

66La ville en chantier est donc « perçue », par ceux qui l’administrent, comme une source constante de dangers qu’il convient au mieux de prévenir ou, à défaut, de réguler. Le risque est présent partout et les expériences passées sont là pour le rappeler. Les maîtres de la construction d’abord, et les forces de police ensuite, se sont vus confier la surveillance des chantiers par leur « connaissance de l’espace », et leur « capacité à mobiliser les éléments urbains dans une optique sécuritaire106 ». La collaboration établie par les officiers de police avec les hommes du bâtiment leur permettait sans doute de combler un déficit technique majeur pour analyser les risques portés par la construction. Les artisans ont donc toujours joué, d’abord avec les représentants éminents du corps social – les bourgeois – puis avec les représentants de l’ordre administratif – la police –, un rôle de passeur entre une situation de faits et une qualification juridique et politique107. Dans ce système normatif qui emprunte, par nature, à l’héritage juridique et à la pensée philosophique du moment, l’objet architectural « maison » devient une unité intégrée à une matérialité urbaine plus vaste. Le processus constructif, et le résultat produit, perdent leur singularité esthétique et technique lorsqu’ils sont observés par l’autorité administrative. En effet, cette dernière considère avant tout les chantiers comme des unités devant s’agencer avec d’autres au sein d’une matérialité urbaine qui tend à revêtir, dans l’esprit des administrateurs, une nature « publique ».

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67L’embellissement des villes mobilise un contingent important de maîtres artisans du bâtiment, qui alternent dans leurs actions entre embauche au profit de personnes privées, et service de l’intérêt public. Les artisans de la construction apparaissent ainsi comme des interfaces entre ces deux conceptions de l’action urbaine, l’une individuelle et l’autre collective. Lorsque ces professionnels répondent à l’appel de l’action individuelle, l’organisation des chantiers relève de la stricte volonté des parties, inscrite par la plume des notaires dans le cadre d’un contrat. Le chantier, comme le sol avant lui, et l’immeuble bâti à sa suite, est frappé d’un mouvement de marchandisation. Toutes les composantes matérielles d’une ville d’Ancien Régime apparaissent comme des unités urbaines pouvant être converties en une équivalence monétaire. Les pratiques interpersonnelles qui se nouent autour des chantiers semblent relever d’un système juridique formalisé par les usages séculaires développés en la matière. Cet ordre normatif qui règle les relations sociales nouées autour de la construction échappe pour une très large part aux instances administratives et politiques. À l’échelle bâtie, comme à l’échelle foncière, la fabrique du territoire relève pour l’essentiel de l’initiative privée.

68Cependant, si l’autorité publique se montre indifférente à l’échange de biens fonciers et immobiliers, elle apparaît davantage préoccupée par l’agencement général des unités bâties, et par l’insertion des constructions en cours au sein de l’environnement citadin. À partir du xvii^e siècle, il apparaît à l’occasion des embellissements étudiés une volonté de réguler les usages de l’espace ouverts à l’occupation privée. Des règles nouvelles, et transcendant l’ensemble du corps social, se trouvent progressivement fixées et généralisées à l’occasion de la gestion de ces espaces intermédiaires que forment les chantiers. Espaces privés d’un côté, nuisances pour les usages publics de l’urbain de l’autre, les constructions sont placées au centre des préoccupations policières des administrateurs de la croissance. L’accumulation des situations à risques, et la résolution des problèmes qu’elles posaient, a donné naissance au fil des règlements à un ordre public constructif d’abord, urbain ensuite. Un ultime détour par l’administration des territoires urbains en formation, et les modalités de leur intégration à l’ordre juridique et social existant, permet d’apprécier les logiques politiques, administratives et spatiales mises en œuvre pour conduire la fabrique de nouveaux territoires citadins. Il convient cependant d’être vigilant, et d’éviter que cette vision par le haut, et fatalement linéaire, ne vienne en retour gommer les esquives, les détours et les contournements déployés par les habitants soumis à ce contrôle spatial.