« Mais où la ruse & la fripponnerie du maçon triomphent & se cachent, c’est dans les murs en pierres de taille, en tout ou en partie. […] Ainsi, non seulement le maçon vole, mais il en plaisante encore. Il enlève au propriétaire la solidité de son mur, & a sa bourse quatre livres dix sols, sur six livres, chaque fois qu’il répète ce vol. […] Ce délit, rarement dévoilé, n’est jamais puni, même quand l’entrepreneur en a été convaincu. Le maçon décrédité dans l’esprit d’un particulier ou d’une communauté, manque seulement de profiter du vol qu’il auroit fait dans la suite ; il va abuser un autre citoyen que la ruineuse manie de bâtir a saisi […]. Quel que soit l’arrêt qui interviendra, il est de fait que les architectes, maçons, charpentiers, menuisiers, serruriers écrasent encore plus les citoyens avec le marteau, que les gens de justice ne les égratignent avec leurs plumes. »
Mercier Louis-Sébastien, Tableau de Paris, vol. 8, chap. dcxxxvii, Amsterdam, 1783, p. 200-205.

1À l’occasion des embellissements urbains des xvii^e et xviii^e siècles, les maîtres artisans du bâtiment ont été particulièrement exposés sur le devant de la scène sociale par la croissance soudaine de leur activité. En croisant une documentation certes fragmentée mais riche par sa diversité, nous nous livrerons à un rapide tableau des relations entretenues par les constructeurs avec le reste de la population et les institutions citadines. En nous recentrant ensuite sur la dimension professionnelle du groupe, le dynamisme qui entoure leur activité en cette période de croissance nous permettra d’apprécier leurs attitudes, leurs choix et le poids des relations interpersonnelles dans ces processus. Enfin, leur omniprésence dans la documentation juridique et technique nous invite à considérer le rôle qu’ils ont pu jouer vis-à-vis des autorités administratives en charge de ces extensions urbaines.

Être maçon à Aix et Marseille à l’époque moderne

2Une des voies pour reconstituer les contours idéologiques et sociaux d’un groupe particulier consiste à croiser, dans les sources, les multiples opinions produites par le reste de la population à son égard1. En alternant l’étude des considérations portées sur les professionnels du bâtiment par les autorités administratives (politiques et judiciaires), par les autres groupes sociaux et, enfin, par ces professionnels sur eux-mêmes, nous disposons d’un ensemble de témoignages permettant de brosser quelques traits distinctifs de ces artisans.

Un groupe professionnel déprécié par la population ?

3En 1742, lorsque le père Giraud de Marseille coucha par écrit ses souvenirs du terrible épisode pesteux de 1720, il conclut son manuscrit sur l’enrichissement de certains corps de métier. Les professionnels du bâtiment font partie de ceux-là, et bien qu’en nombre important dans la ville dès 1722 « ils se faisoient surpayer, les massons gagnoient un écu par jour, les maneuvres vint cinq sols2 ». L’inflation avait dû être sévère car la municipalité divisa par trois ces montants dans un règlement de 17263. Les gains exorbitants associés à l’exercice de leurs métiers auraient pour origine l’absence de cadre réglementant leurs activités. Cette situation créerait un « rebus général » dans une population en permanence victime des abus et malfaçons des maîtres constructeurs4. Par-delà leur caractère frauduleux, ces agissements seraient aussi à l’origine de « tous les perils imminents des maisons auxquels il nous faut sy frequemment pourvoir pour la suretté publique5 ». Quant à la surévaluation du montant de leur besogne, elle est estimée à environ 25 % du prix qui devrait théoriquement être pratiqué6. Outre la « connivence des gens de métiers » qui entretiennent les particuliers dans l’ignorance et l’abus7, les maçons dominent les pratiques constructives dans la mesure où, à Marseille par exemple, ils « ont été jusques a present les seuls architectes de nombreux edifices8 ». Leur cupidité a d’ailleurs atteint son paroxysme pendant l’embellissement de la seconde moitié du xvii^e siècle, où les habitants dénoncent auprès des autorités municipales le fait que les preffachiers (entrepreneurs) des nouvelles murailles, « despuis quelque temps se partagent largem qui recoivent de la communauté et employe audit ouvrage des simples aprenties et font de très mauvaise bezogne9 ».

4Cet opprobre jeté sur les artisans du bâtiment n’est pas anecdotique. On retrouve de telles condamnations sous d’autres formes au fil des procédures judiciaires et des règlements policiers adoptés à Marseille depuis le dernier tiers du xvii^e siècle. Les constructeurs se voient reprocher leur manque de considération pour le collectif, en laissant par exemple reposer « dans les rues et lieux publics, par l’incuriosité et négligence » les « débris qui procèdent du démolissement des maisons10 ». Cette nuisance générée par les chantiers et l’activité des artisans du bâtiment continue d’alimenter les règlements policiers de la seconde moitié du xviii^e siècle11. Plus grave encore, on accuse certains membres des corps du bâtiment de ne pas avoir rempli leur obligation de secours en cas d’accidents, notamment lors d’écroulement ou d’incendie de maisons12.

5Enrichissement abusif, tromperie envers les particuliers, nuisance sur les espaces collectifs ou plus largement individualisme exacerbé, les professionnels de la construction semblent particulièrement mal considérés par l’opinion publique urbaine du xviii^e siècle. S’il convient de rester prudent face à ces jugements, leur expression même témoigne d’un malaise certain vis-à-vis de ce corps. Pourtant, l’étude de la documentation produite par les maîtres artisans eux-mêmes confirme l’image d’un collectif en proie à des difficultés dans ses relations avec l’extérieur, mais aussi entre ses membres.

Des réussites individuelles et des difficultés collectives ?

6Les différents témoignages glanés jusque-là nous livrent l’image d’une communauté de métiers dont les membres ont su tirer parti, dans le cadre de leur activité, de la « fièvre bâtisseuse » initiée par les embellissements étudiés. Si la réussite individuelle de quelques-uns est indéniable, la documentation produite par le groupe lui-même ne révèle pas une image aussi florissante.

7Les maîtres artisans du bâtiment aixois et marseillais sont regroupés au sein de corporations héritières pour la plupart d’organisations confraternelles de l’époque médiévale. Les maçons, gypsiers et tailleurs de pierre d’Aix se rassemblent au sein de la confrérie Notre-Dame de Bauvezert le 23 avril 1463, dont les statuts seront enregistrés le 14 juin 147513. Cette confrérie avait une vocation essentiellement pieuse et charitable, et permettait surtout aux maîtres d’assurer un contrôle sur leur main-d’œuvre en maintenant une stricte hiérarchie en son sein14. À Marseille, les métiers de la construction étaient libres jusqu’à la fin des années 162015. C’est à partir de cette époque que les cinq corporations du bâtiment recensées dans la ville vont donner un cadre institutionnel à l’exercice de leurs métiers. Les menuisiers (statut de 1630), serruriers et ferblantiers se constituent en jurande, les maçons (règlement de 1702) et les vitriers se regroupent dans une corporation libre et soumise à règlement16. Le corps des maçons était très nombreux et incluait également des tailleurs de pierres, des gypsiers, des tuiliers, des sculpteurs, des carriers, ou encore des paveurs. Cependant leurs statuts, homologués par arrêt du Parlement du 6 mai 1703, ne seront jamais confirmés par lettres patentes, laissant les membres du corps libres de toute réglementation17.

8Les délibérations des assemblées de ces corporations sont pour la plupart absentes des archives conservées. Celles dont nous disposons aujourd’hui nous informent peu sur le fonctionnement de l’institution et sur la vie collective de la profession. Elles laissent surtout entrevoir les difficultés financières dans lesquelles se trouvaient les différentes corporations aixoises et marseillaises, et les solutions qu’ils tentèrent d’apporter pour y remédier : imposition – voire exclusion18 – des maîtres étrangers, création de classes et imposition d’une cotte pour chacune d’elle, saisie des outils, etc.19.

9Les enrichissements individuels et parfois frauduleux dénoncés dans les documents de la pratique administrative et judiciaire trouvent ici un contraste saisissant avec les complaintes de certains membres dénonçant la dureté de leurs conditions de vie. S’il peut s’agir là d’une rhétorique de pure circonstance afin d’échapper à la fiscalité propre au groupe, il est en revanche certain que seule une minorité des artisans en exercice ont réellement dû profiter de la croissance de l’activité constructive lors des embellissements d’Aix et de Marseille. Avant de nous intéresser plus précisément à cette question, il nous faut commencer par estimer le nombre d’individus exerçant une activité dans le secteur du bâtiment au moment des opérations précitées.

Les effectifs dans les métiers du bâtiment

10En l’absence de recensements réguliers, tant des membres des corporations de la construction que de la population en général, nous ne pouvons proposer que des estimations partielles et inégales selon les lieux. À l’aide des différents contrats de construction dépouillés, on peut d’abord apprécier qualitativement la diversité des maîtres artisans sollicités sur les chantiers de construction aixois. Pas moins de 23 métiers sont mentionnés, dans des proportions variables. Apparaissent naturellement en bonne place les maîtres maçons, gypsiers, menuisiers, serruriers, tuiliers et tailleurs de pierre. On relève également la présence de carriers, de fabricants de plâtre, d’architectes, mais aussi d’une foule de travailleurs journaliers comme des muletiers, des ménagers et des « ouvriers »20. La ville d’Aix compte 27449 habitants selon la capitation de 169521. Jean-Paul Coste dénombre parmi eux 639 professionnels du bâtiment et de l’ameublement dont 175 maîtres, 368 artisans et 53 compagnons22. Les deux groupes qui nous intéressent le plus – maçons et gypsiers – dans la mesure où ils peuvent assumer la direction et coordination de chantiers complets, se répartissent de la manière suivante23 :

11Ces deux groupes représentent alors 0,85 % de la population totale de la ville, 4 % des actifs et 9,5 % des artisans des arts et métiers aixois24. À la fin du xviii^e siècle, la démographie de la ville est stable par rapport aux données de 1695, en raison notamment de l’épidémie de peste de 172025. Dans le même temps, les maîtres maçons ont quadruplé en moins d’un siècle pour atteindre 89 maîtres et 95 apprentis en 177626. L’embellissement de la ville au milieu du xvii^e siècle, en ouvrant à l’urbanisation plusieurs dizaines d’hectares, a certainement constitué un véritable appel d’air professionnel.

12À Marseille les informations disponibles sont beaucoup plus fragmentaires. La cité portuaire et son terroir rassembleraient 75000 habitants vers 1700, 86446 personnes (dont 67460 intra-muros) en 176527. Les délibérations de la corporation des maîtres maçons, tailleurs de pierre et gypsiers de la ville nous offrent plusieurs coupes pour apprécier leur nombre et leur évolution. À la fin de l’année 1726, on en compte 303, sans pouvoir les distinguer selon leurs activités28. Ils seraient 546 au milieu du xviii^e siècle29. Enfin, les seuls maçons compteraient environ 250 membres (maîtres, compagnons, apprentis) selon un billet manuscrit et anonyme du 25 avril 178230. Ces chiffres révèlent ainsi une croissance importante de ces professionnels de la construction marseillais en valeur absolue, mais une augmentation limitée en valeur relative. Si maçons, gypsiers et tailleurs de pierre peuvent être évalués à 0,60 % des 50000 Marseillais encore présents au lendemain de la peste de 1720, ils regroupent 0,73 % de la population recensée en 1765. Ainsi, contrairement à la capitale provençale, l’embellissement de Marseille n’a pas suscité un accroissement significatif du corps des maîtres constructeurs. Leur nombre augmente sur la période, mais à un rythme à peine supérieur à celui de la population générale de la ville31. On pourrait expliquer ces tendances par les différences architecturales qui distinguent le bâti des deux villes étudiées. La relative sobriété qui caractérise l’immobilier marseillais par rapport à celui d’Aix est une hypothèse qui pourrait éclairer ces aspects de démographie professionnelle. Mais il est plus probable que ce différentiel trouve ses origines dans la nature même des deux lotissements, l’un intervenant sur un terrain vierge de toute construction, quand l’autre bénéficie d’une part importante de structures bâties déjà en élévation.

13Cette brève analyse des contours démographiques et sociaux du groupe des artisans du bâtiment met en lumière le paradoxe qui traverse cette frange de la population d’Ancien Régime dans des contextes d’accroissements urbains. Les réussites individuelles et l’enrichissement dont ils sont accusés ne peuvent empêcher la corporation de traverser de graves difficultés financières. Cette recherche témoigne par ailleurs de profonds bouleversements au sein des structures professionnelles du groupe. En déplaçant le regard en direction des aspects matériels et professionnels de la construction, le dynamisme qui entoure l’activité de ces acteurs offre les moyens d’apprécier leurs attitudes, leurs choix et l’emprise des relations interpersonnelles face à cette libéralisation soudaine et massive du sol urbain.

Les maçons au service d’intérêts particuliers

14Nous voulons maintenant comprendre la manière dont ces professionnels du bâtiment, concernés au premier plan par ces deux événements urbains, ont réagi sur le marché de la construction. Leur participation à ce processus peut être distinguée selon deux attitudes. Les hommes de la construction sont avant tout des acteurs sociaux soucieux de se loger, et certains d’entre eux optent pour s’installer dans les deux nouveaux quartiers. Cependant, ce rôle de commanditaire à certainement pesé sur l’exercice même de leur métier. Nous verrons alors comment leur inscription spatiale dans le nouveau quartier a pu jouer sur leurs réseaux professionnels, et donc sur leur activité.

Des constructeurs commanditaires

15Nous souhaitons commencer par observer l’attitude des maçons et gypsiers face à l’urbanisation d’une partie importante du domaine foncier urbain. Dotés d’un avantage technique indéniable sur le reste de la population, doit-on voir leur établissement dans ces secteurs comme la marque d’un choix strictement résidentiel, ou plutôt d’un certain opportunisme professionnel ?

16Nous avons pu constater à Aix l’investissement rapide des maîtres artisans dans l’embellissement de l’archevêque. Cette précocité ne suit pas la même logique que celle observée à Versailles par Bernard Lepetit. Il ne s’agit pas ici, en effet, d’une population transitoire ayant fait le choix d’une proximité géographique avec les chantiers, le temps seulement d’honorer leurs contrats32. Bien au contraire, les choix résidentiels des artisans aixois résultent avant tout d’une ambition spatiale et sociale. Les familles Jaubert et Vallon, évoquées au début de ce travail, vont former à la fin du xvii^e siècle une véritable dynastie du bâtiment. Par les alliances matrimoniales qui unissent les deux familles, leur activité constructive connaît une croissance fulgurante sur laquelle nous reviendrons. En combinant un dynamisme professionnel et un établissement urbain de prestige, les membres de la famille Vallon connaissent un processus d’ascension sociale extrêmement rapide. En moins de deux générations, les descendants de Laurent Vallon (1610-1697) passent du statut de maître artisan à celui d’architecte municipal et provincial33. Chaque descendant a ainsi gravi une marche au sein de la hiérarchie sociale, que ses propres enfants ont à leur tour dépassée34. Cette réussite, les Vallon la doivent à la croissance de leur activité d’une part, mais aussi à l’honorabilité conférée par leur résidence au sein du quartier Mazarin d’autre part.

17Si cette famille est de loin celle ayant tiré le meilleur parti d’une installation précoce dans le quartier Mazarin, son cas n’est pourtant pas isolé. Les maîtres gypsiers Joseph Audibert35 et François Lieutaud36 (une famille liée aux Vallon-Jaubert) comptent également parmi les premiers arrivants du secteur. Nous y reviendrons plus loin, mais il n’est pas surprenant de constater que parmi ces quatre familles de constructeurs, trois d’entre elles (Jaubert, Vallon, Audibert) comptent parmi les plus sollicitées au sein de notre échantillon de 190 contrats de construction. On pourrait naturellement penser que leurs choix résidentiels parmi l’aristocratie urbaine résultent directement de l’augmentation de leur carnet de commandes, et donc de leurs revenus. Or ces trois familles s’installent dès les débuts du lotissement, très souvent avant même ceux qui deviendront plus tard leur maître d’ouvrage. Il conviendrait donc de renverser le raisonnement, et de voir dans leur déménagement au plus près de l’élite aixoise un des facteurs à l’origine d’un accroissement de leurs commandes. Leur proximité spatiale avec les chantiers, et leur propre expérience constructive dans ce secteur, ont certainement pesé dans l’esprit des commanditaires voisins au moment de décider de l’embauche d’un maître.

18Dans le cas de Marseille, tout effort interprétatif se trouve contrarié par la rareté des sources disponibles. Nous savons néanmoins que 42 % des terrains identifiés (71 sur 171) appartenaient à des représentants du monde de l’artisanat au sens large37. Parmi cette proportion, la moitié (46 %) est aux mains d’artisans du bâtiment : architectes, maçons, tailleurs de pierre, charpentiers, serruriers. On peut relever parmi eux l’architecte Thomas Chambre possédant deux terrains, l’un sur le domaine de Pierre Sauvaire et l’autre sur celui de Barthélemy Cousinery. Les frères Pierre et Jean Mille sont également très présents, les deux maîtres maçons occupant chacun une parcelle sur la propriété éminente de Cousinery. Jean Puget enfin est en possession de trois lots, deux relevant de la seigneurie directe de Cousinery, le troisième de celle de Pierre Sauvaire. Si les maîtres artisans constructeurs marseillais ont eux aussi pleinement saisi l’opportunité résidentielle qui s’offrait à eux, leur établissement ne s’est pas inscrit dans la même logique que celle de leurs homologues aixois : ils se sont faits plus discrets au cours du xviii^e siècle, leur présence au moment de l’extension apparaissant plus temporaire et transitoire. Il se dessine néanmoins un lien assez étroit entre résidence et activité professionnelle, et qui ne relève pas d’une simple coïncidence. Au sein du lotissement orchestré par Barthélemy Cousinery, les frères Jean et Pierre Mille, tous deux maîtres maçons, passent un prix-fait pour la construction de la maison de François David le 14 mars 167238. Six mois plus tard, le 21 septembre 1672, ils achètent chacun une parcelle dans le domaine relevant de la propriété éminente de Cousinery39. Le maître maçon Gaspard Roux suit un cheminement similaire : installé depuis 1673 dans le domaine de Cousinery, il sera mandaté par Élisabeth Cavaillon, sa nouvelle voisine, pour bâtir sa maison en 168940. Enfin Jean Bonnet, constructeur de 5 maisons relevant de la directe du marchand bourgeois Antoine Simon, fera plus tard l’acquisition d’une vaste portion de ce même domaine41.

19D’ailleurs, le cas de Jean Bonnet est révélateur de pratiques bien spécifiques au cas marseillais. Quand les maîtres artisans aixois ont été embauchés par les emphytéotes pour élever leur maison, certains acteurs marseillais de la construction ont quant à eux monté de véritables programmes de construction afin de vendre, « clés en main », des maisons déjà édifiées. Sur le terrain de 800 m² qu’il a acquis à Antoine Simon, Jean Bonnet a construit cinq maisons, cédées à Antoine Simon, au sieur Rougier, à Barthélemy Savignon, à Jean Borrelly et Lange Cornier.

Figure 28. – Localisation des constructions réalisées par le maître maçon Jean Bonnet dans le domaine direct d’Antoine Simon.

20Nous regrettons de ne pas avoir pu retrouver ces différents contrats de vente, tant ils nous auraient éclairé sur les conditions de cette transaction relevant d’une promotion immobilière moderne. Quoi qu’il en soit, ces différentes situations mettent en lumière un lien étroit sur le plan spatial entre les chantiers menés par les artisans et leur résidence à proximité de ces derniers. Ce n’est pas tant leur carnet de commandes qui président à leur installation, mais l’inverse. Les trajectoires de ces maçons et gypsiers aixois comme marseillais témoignent d’un intérêt pour les embellissements urbains qui dépasse le cadre strict de leur activité. Un certain nombre d’entre eux achètent des parcelles pour y établir leur résidence, leur permettant par la suite de décrocher des contrats. D’autres en revanche font l’acquisition de terrains pour y élever des maisons qu’ils céderont une fois achevées. Leurs compétences techniques sont mises ici au service d’une forme de spéculation immobilière. Dans tous les cas, il apparaît que ces hommes ne sont pas seulement des outils au service de la fabrique urbaine. Ils en sont les acteurs principaux, et y tiennent le premier rôle par l’exercice de leur métier.

Constructions, relations sociales, espace

21En dépit de l’installation de plusieurs acteurs de la construction dans ces quartiers en fabrication, comment se sont distribuées les maîtrises d’œuvre ? Certains maîtres ont-ils été plus sollicités que d’autres ? Et si tel est le cas, pourquoi ? À partir d’un échantillon de 190 contrats de construction à Aix, et d’une cinquantaine à Marseille, nous souhaitons mesurer l’emprise des relations interpersonnelles dans la passation de ces marchés. Par l’étude des chantiers de construction au prisme des acteurs qui les animent, il apparaît possible de mettre en lumière les réseaux qui structurent les processus matériels de fabrique de la ville à l’époque moderne. Se dégage alors un système d’embauches fondé tout à la fois sur l’inscription spatiale des maîtres, l’identité des commanditaires, et la nature de leur propriété.

Relations sociales et inscriptions spatiales des constructeurs

22Les contrats de construction conclus entre des commanditaires et des artisans sont ici centraux, dans la mesure où ils nous permettent de saisir « à la fois l’œuvre et l’ouvrier42 ». Ceci est d’autant plus remarquable et instructif que nous avons la chance, par le contexte dans lequel s’insère cette étude, de disposer d’accords juridiques concernant des constructions neuves qui embrassent l’intégralité du processus.

23Un premier aperçu des maîtres d’œuvre sollicités à Aix fait immédiatement apparaître l’existence d’un noyau restreint sur lequel s’est appuyée l’édification matérielle du quartier Mazarin. Une véritable élite artisanale capte à elle seule le tiers des chantiers identifiés. Les maîtres maçons Jean Jaubert et Laurent Vallon apparaissent respectivement à 22 et 14 reprises comme maîtres d’œuvre. Les maîtres gypsiers Joseph Audibert, et Honoré Péron, sont embauchés 11 et 10 fois au sein de notre corpus. À l’opposé de cette aristocratie de la construction, les deux tiers des professionnels rencontrés ne sont sollicités qu’une seule fois, un sixième deux fois seulement.

Figure 29. – Fréquence des embauches pour chacun des artisans de la construction rencontrés à Aix.

24L’identité des maîtres d’ouvrage aixois – au nombre de 117 si l’on excepte ceux appartenant au monde de la construction – peut fournir les premiers éléments d’explication quant aux liens privilégiés de certains constructeurs avec les nouveaux habitants du quartier. Au sein de notre échantillon de contrats de construction, quelques professions à peine dominent ce monde des commanditaires. Si les marchands sont peu présents dans les relevés fiscaux de l’archevêque de 1666, 1682 et 1732, ils sont en revanche les plus nombreux de notre échantillon de maîtres d’ouvrage (20 individus, 17,09 %43). Ils se placent devant les conseillers au parlement (13,68 %), les bourgeois (12,82 %) et les avocats au Parlement (11,11 %). Ces quatre états regroupent à eux seuls les deux tiers des maîtres d’ouvrage, alors qu’ils ne forment que 19 % de l’éventail de métiers présents sur le marché de la construction.

Figure 30. – États des commanditaires aixois, hors artisans de la construction.

25Les structures sociales du monde des commanditaires du quartier Mazarin s’avèrent étonnamment très proches de celles du marché constructif de l’époque gothique. Entre le xv^e et le milieu du xvi^e siècle, l’aristocratie urbaine formée par les bourgeois, les grands marchands, les nobles et les juristes constitue 43,6 % de la clientèle des artisans du bâtiment, alors qu’ils sont relativement minoritaires au sein de la population totale44. Cette homogénéité sociale chez les commanditaires à plus d’un siècle de distance expliquerait et entretiendrait cette situation oligopolistique sur le marché de la construction. Le partage mutuel des réseaux de professionnels et de clientèle peut constituer un facteur explicatif. Il aurait fallu discuter cette hypothèse à la lumière des témoins sollicités lors de ces contrats. La faiblesse de notre corpus empêche néanmoins de mettre en œuvre une telle étude, qui nécessite des données sérielles s’élevant à plusieurs centaines d’unités.

26L’exemple marseillais met en lumière d’autres logiques présidant à l’embauche des maîtres artisans du bâtiment. Il n’apparaît pas dans la cité portuaire d’individus qui domineraient aussi fortement le marché constructif. Cependant, quelques personnalités semblent émerger des échantillons que nous avons pu réunir. C’est le cas notamment du maître maçon Jean Bonnet évoqué plus haut. En plus de ses constructions sur la propriété éminente d’Antoine Simon, le maçon marseillais est aussi à l’origine d’au moins quatre bâtiments en 1675 au sein de l’îlot de l’Alcazar45. La contiguïté spatiale des parcelles et l’appartenance au même milieu social des commanditaires – tous des marchands – expliquent certainement l’embauche du maître artisan pour ces quatre chantiers46. Dans la même veine les frères Jean et Pierre Milles, tous deux maîtres maçons déjà sollicités par leurs voisins sur le domaine de Cousinery, ont également été embauchés par des propriétaires utiles sur le domaine de Riquetti : le voiturier Jacques Pascal le 26 juillet 167447, le 30 août puis le 27 septembre par le marchand Guillaume Arnaud48 et le maître boulanger Étienne Rosset49. Au travers des parcours de ces artisans de la construction se dessine, certes de manière partielle en l’absence d’une documentation plus fournie, une certaine cohérence spatiale dans les chantiers menés par ces hommes. Leur résidence d’un côté, les affinités professionnelles des commanditaires de l’autre, et l’inscription spatiale de ces derniers enfin, constituent autant de facteurs conduisant à la constitution d’un petit groupe de bâtisseurs se partageant certaines portions de l’agrandissement.

Figure 31. – Localisation des chantiers de Jean Bonnet (1675).

Innovations techniques et constructions « à la manière de »

27Les deux embellissements urbains étudiés ont été l’occasion d’innovations architecturales et constructives qui se sont rapidement répandues dans les noyaux urbains anciens des deux villes étudiées50. Si les contrats de construction s’avèrent parfois prolixes sur les dimensions techniques du bâtiment, les développements sur les aspects esthétiques des ouvrages sont en revanche plus rares, voire inexistants. Il apparaît en revanche une mention permettant de mieux saisir le processus de diffusion des savoir-faire techniques et esthétiques. Dans le cas de la ville d’Aix, 22 conventions précisent que telle ou telle besogne sera réalisée « à la manière de », c’est-à-dire identique à ce que l’on trouve chez l’individu cité. Le bâtiment le plus « imité » dans notre corpus est l’hôtel construit par le marchand Prosper Gassendy à partir d’octobre 164751. Seront ainsi imités ses traverses en 164852, sa façade, son escalier et ses cheminées en 164953, à nouveau la décoration de ses cheminées en 165054, sa gypserie en général en 165355, ses ouvrages de taille en 165656, et les ornementations de sa façade en 165857. Dans ce dernier cas, celui qui l’a imité, le procureur François Poullat, sera à son tour copié pour le même objet par un autre commanditaire58.

28Ce phénomène d’imitation ou d’émulation, qui touche l’ensemble du quartier Mazarin et ses occupants, laisse apparaître un double réseau de commanditaires et de professionnels qui s’entrecroise. Les historiens de l’art ont bien analysé l’ampleur de ce processus qui traversait l’architecture aristocratique et bourgeoise de la seconde modernité. Cette émulation décorative, expression esthétique d’une ambition sociale forte, serait le reflet de relations tissées entre les habitants d’un quartier, certainement amenés à visiter les chantiers voisins des leurs59. Si l’émulation et les relations sociales sont prégnantes dans ces mécanismes, elles ne sont pourtant pas des facteurs suffisants pour les expliquer. Il faut en effet nuancer cette vision purement artistique et sociale de la construction. Lorsque l’on regarde de plus près ces constructions « à la manière de », on remarque que d’autres facteurs explicatifs entrent en ligne de compte. Soit les « imitateurs » engagent le même maître artisan que celui qu’ils imitent60, soit ils engagent des artisans qui sont de proches parents de ceux dont ils souhaitent voir le travail imité61. Ce constat invite donc à penser ce phénomène par l’autre bout, c’est-à-dire non plus du point de vue des commanditaires, mais plutôt à partir des constructeurs. Il apparaît alors que cette mention « à la manière de » permet surtout de fixer « sans ambiguïté le résultat attendu ». Cette clause contractuelle permet soit d’éviter des descriptions trop longues, soit de pallier l’absence de dessins. Elle constitue essentiellement un « mode efficace d’expression62 », initié avant tout par les maîtres d’œuvre eux-mêmes. Il semble donc que l’on sollicite d’abord un maître pour la forme que l’on souhaite donner à telle ou telle besogne. On leur demande de réaliser ce qu’ils maîtrisent le mieux, et que l’on a attesté ailleurs. Cela invite donc à reconsidérer le rôle des constructeurs en tant que vecteurs et passeurs d’un goût architectural, davantage que les commanditaires.

29Ce processus d’imitation est présent à Marseille, mais essentiellement sous une autre forme63. On le retrouve essentiellement lors de ventes parcelles réalisées par la municipalité elle-même. Dans les dizaines de ventes auxquelles elle procède, l’autorité citadine exhorte les acheteurs de terrains le long du cours, de faire paver de briques la cour de leur construction « à la façon du Kay [sic] du port durant la contenance de deux cannes de largeur64 ». Toujours en bordure de cet axe majeur du nouveau dispositif urbain, les échevins obligent les commanditaires à prendre pour « règles et modèles » la maison qu’a bâtie le marchand poudrier Jean-Baptiste Pontier sur la parcelle qu’il a acquise à la communauté, le 28 mars 167165. Dans le cas marseillais, les imitations constituent davantage des modèles imposés par l’autorité publique afin d’aboutir, dans son projet d’embellissement, à une cohérence esthétique pour l’ensemble du secteur. Ces prescriptions sont à la croisée d’impératifs décoratifs et réglementaires dans une visée sécuritaire et hygiéniste. La réglementation de l’ornementation selon ces vues n’est pas unique, et la France du nord à l’époque moderne fournit des exemples similaires à Lille ou à Valenciennes66. Dans le cas de Marseille, et en comparaison de la ville voisine d’Aix, ces prescriptions municipales tendent à minorer la créativité des artisans du bâtiment, soumis à des règles esthétiques qui puisent leur origine dans des considérations également politiques et sociales.

30L’action des professionnels de la construction témoigne, à l’occasion des embellissements urbains étudiés, d’une polyvalence qui met en lumière la réactivité des membres du groupe face aux transformations de la ville. Leurs choix fonciers et immobiliers, s’ils s’insèrent dans une économie domestique dont les ressorts et les enjeux sont difficilement accessibles à l’historien, relèvent aussi d’ambitions professionnelles et sociales à peine masquées. Les compétences techniques et le savoir-faire de ces maîtres artisans du bâtiment sont fondamentaux dans le succès de leurs embauches. Dans le même temps, les relations interpersonnelles qui les lient à leurs potentiels commanditaires s’avèrent également déterminantes, et passent notamment par un critère spatial, celui de la résidence. Il ne faut pourtant pas s’y tromper, car l’image de liberté et de créativité sans borne qui caractérise a priori l’action des constructeurs ne reflète pas toute la réalité de l’économie de la construction. L’exemple des réglementations esthétiques imposées par la municipalité marseillaise nous rappelle que l’autorité publique est également partie prenante de ces processus de fabrique de la ville. Jusqu’ici discrets, les aménageurs institutionnels des embellissements aixois et marseillais se sont largement appuyés sur ces forces vives de la construction dans la mise en œuvre de leurs projets urbains.

Des agents au service de l’autorité publique

31À la lecture des nombreux documents administratifs produits dans les deux villes, les professionnels de la construction sont omniprésents. Ils apparaissent en effet à chacune des étapes essentielles de la production urbaine, de la planification à l’exécution, mais également dans la durée afin d’entretenir leurs réalisations. Les formes d’engagement de ces hommes du bâtiment dans des travaux utiles à la collectivité témoignent d’une certaine plasticité, où coexistent des relations ponctuelles et privées de travail au service de l’intérêt général, des emplois stables et pérennes pour le compte de l’autorité publique, et la conclusion de véritables marchés publics. Quelles que soient les modalités de leur embauche, les hommes du bâtiment apparaissent comme de véritables entrepreneurs des processus de fabrique urbaine.

Une pluralité d’engagements publics

32La documentation administrative produite dans les deux villes met en lumière la variété des modalités d’embauche des professionnels de la construction par les autorités urbaines, et la pluralité des liens qui les unissent. Entre vacations d’expertise, emplois stables et marchés publics, les frontières semblent minces mais relèvent pourtant de relations juridiques différentes.

Des recours ponctuels à une expertise de la mesure

33Dès le mois de mai 1645, soit six mois avant l’annonce de l’extension aixoise, l’archevêque Mazarin dépêche Mathieu Roux, un arpenteur, afin de mesurer « la quantité des plasses de maison que sont dans lagrandissemant quon avoit dessain de faire dans la borgade de St Jehan67 ». Au printemps suivant, lorsque l’affaire est officiellement lancée, le prélat amorce la phase opératoire de son projet urbain : des bornes sont plantées afin de délimiter le secteur de l’agrandissement68, et de multiples arpentages sont réalisés pendant plusieurs mois pour projeter les futures parcelles au sol. Ces commissions afin de transcrire l’embellissement dans l’espace du quartier sont le fruit de délégations dirigées par un trio systématiquement composé du contrôleur des bâtiments et œuvres publics de Provence, Jean Lombard, d’un bourgeois de la ville, et d’un noble portant le titre d’écuyer69. Ces individus sont alors assistés par des professionnels de la construction et/ ou de la mesure : ils en appellent ainsi à des arpenteurs comme Antoine Cocculat et Pierre Frégier, qui eux-mêmes sollicitent le soutien de professionnels de la construction pour les seconder, comme les maîtres maçons Jean Jaubert, Jacques de Roux ou Antoine Devoulx70.

34Dans ce mode de fonctionnement, deux faits importants doivent être soulignés. D’abord, celui de la présence constante d’un individu : le contrôleur des bâtiments publics en Provence, Jean Lombard. Bien que sa fonction n’ait pas laissé d’actes officiels, il semble agir au nom des différentes autorités dans cette opération (archevêque, ville, intendance), pour faire le lien entre l’action concrète sur le terrain et les pratiques administratives en matière de travaux publics. Le second constat est relatif à l’aide apportée par des professionnels du bâtiment à cet officier public dans la mise en œuvre de l’agrandissement. Certains d’entre eux comme les maçons Laurent Vallon et Jean Jaubert, semblent avoir en parallèle de leur activité sur le marché privé de la construction des missions ponctuelles d’agent au service de l’intérêt collectif urbain71. Cette implication ne semble pas constituer une fin en soi, comme ce put être le cas chez certaines familles lilloises72, mais apparaît davantage comme une étape vers une ambition sociale plus élevée. Enfin, ces différentes pratiques planificatrices s’inscrivent dans une « culture administrative fondée sur la mesure », alors caractéristique des villes de l’époque moderne73. L’objet urbain et ses composantes font de plus en plus l’objet d’une mise en chiffre par écrit.

35On retrouve dans l’agrandissement de Marseille la même forme d’embauche ponctuelle à des fins expertales et techniques au service du collectif. Là aussi les agents municipaux permanents, comme l’arpenteur municipal Gaspard Puget ou l’architecte de la ville Mathieu Portal, sont assistés par des maîtres maçons pour des missions précises : Esprit Arnaud et Jean Bonifay pour planter les piquets de la future porte Royale74 ; Jean-François Masse et Claude Reyne pour mesurer les fondements des nouvelles murailles75 ; ou encore Jean Puget, Jean Bonifay et le maître de mathématique Antoine Laugier pour l’arpentage de l’enceinte en cours de construction76. Ces formes d’embauches et de collaboration intermittentes concernent des professionnels dont les activités privées sont déjà conséquentes. Les missions au service du public sont relativement mineures, et l’intérêt qu’elles procurent à leur exécutant paraît davantage social que pécuniaire, tant la construction d’un édifice neuf est plus lucrative qu’un arpentage. En revanche, ces tâches offrent à leurs exécutants une exposition et une légitimité au sein du corps social qui s’avère essentielle dans leur carrière professionnelle et leur trajectoire personnelle.

36La mise en fiche des données contenues au sein du registre comptable de l’agrandissement en témoigne77. En effet, ces nombreuses « vacations » – essentiellement pour des arpentages – réalisées à Marseille ne constituent en réalité qu’une faible dépense pour la ville, excédant rarement 1000 livres par an.

Figure 32. – Évolution des dépenses annuelles engagées par la Ville de Marseille pour rémunérer les vacataires employés à l’exécution des travaux publics, 1668-1698.

37Les pics constatés en 1668 et 1684 résultent des deux relevés d’estimation confectionnés sur ordre de la ville, afin d’établir un rôle des propriétaires imposables au titre de la taxe sur la plus-value immobilière de l’agrandissement. Les exemples développés plus haut relèvent globalement d’un système dans lequel des professionnels étaient employés pour des missions temporaires et circonscrites, afin d’assister ou préparer le travail de commissions dirigées par des notables. Parallèlement, on observe des formes d’embauches inscrites dans la longue durée, et relevant de véritables emplois publics pérennes.

Des agents municipaux de la construction

38Ces acteurs « intermittents » de la construction, rémunérés à la tâche, n’agissent que sur les ordres et au service d’une poignée d’agents municipaux chargés de la fabrique urbaine. Au quotidien, les administrateurs des embellissements se reposent sur une main-d’œuvre employée selon des gages annuels fixes. Ces individus sont occupés à plein-temps par les diverses missions que génère une opération d’urbanisme : planification, alignements, coordination des chantiers, etc. Dans le cas aixois c’est le contrôleur des œuvres et bâtiments publics de Provence, Jean Lombard, qui joue ce rôle de superviseur administratif des aspects matériels de l’opération78. Dans la documentation consultée, nous le voyons travailler alternativement pour l’archevêque d’Aix, l’intendant de Provence, et les consuls de la ville. Nous verrons plus loin qu’il fut parfois chargé de contrôler certaines constructions privées, notamment dans leurs rapports avec l’espace et l’ordre publics urbains. En revanche, nous ignorons tout des conditions de son accès à cette charge, et notamment de sa rémunération à l’occasion de cet embellissement.

39La situation marseillaise est bien mieux documentée sur ce sujet. Le registre comptable de l’embellissement contient un « Estat des apointemens é gages de divers employés aux affaires du nouveau agrandissement de cette ville de Marseille », couvrant les années 1668 à 169379. Trente-sept individus sont ainsi rétribués en moyenne une dizaine de livres par mois pour des périodes variées, en échange de services multiples : surveillance du charriage de la terre et de la conservation des arbres, arrosage du cours de la ville, garde des « fruits » des vergers de la communauté avant leur lotissement, surveillance de la construction des murailles de la ville et de l’entreposage des matériaux, etc. Ces différents salariés n’appartiennent pas directement au monde du bâtiment. Seul l’objet au cœur de leur tâche relève de la construction urbaine. Cette main-d’œuvre non qualifiée apparaît totalement interchangeable dans cette comptabilité. Il convient ainsi de voir ces agents comme de véritables employés municipaux, dans la mesure où l’autorité communale dispose librement de leur force de travail.

40Aux côtés de ces « assistants » de la construction publique, des professionnels du bâtiment sont invités à exclusivement exercer leur champ de compétence au service de la collectivité. Parmi eux, l’architecte municipal Mathieu Portal est de loin le plus actif. Ses attributions paraissent pléthoriques : pendant plus de 24 ans il assurera la conduite de « tous les travaux de lagrandissement de la ville et la décoration du cours », l’alignement des parcelles, l’estimation des nouvelles murailles, la visite des chantiers, les plans et dessins de toutes les infrastructures publiques80, et enfin la surveillance des « etançons qui sont au travers des rues » et des maisons qui menacent de tomber en ruine afin d’obliger les propriétaires à les détruire81. Il est alors intéressant de constater que l’architecte municipal est ici investi de véritables missions de police administrative, pour lesquelles il est accompagné dans ses visites sur le terrain d’un artisan du bâtiment, le maître maçon Jean Bonifay82.

Figure 33. – Évolution des dépenses annuelles engagées par la ville pour rémunérer les employés municipaux de l’agrandissement, 1668-1698.

41Ces hommes sont employés par les pouvoirs publics urbains selon des modalités d’embauches spécifiques. Missionnés pour des actions qui s’inscrivent dans la durée, et non pour des tâches ponctuelles, ils jouissent de revenus annuels et globaux, quelle que soit la quantité de travail effectivement réalisée. Certains de ces agents sont investis, au nom de leur compétence technique, d’un pouvoir de police administrative. Ce système d’embauche est effectivement plus coûteux que celui des vacations83. Pour autant, ces deux pôles ne pèsent pas lourd face aux frais engagés pour l’exécution des travaux publics de ces embellissements.

Des entrepreneurs publics

42Les administrateurs des embellissements aixois et marseillais ont recouru à un troisième mode d’embauche de spécialistes de la construction. Cette configuration s’applique aux travaux publics réalisés afin de doter les nouveaux quartiers d’infrastructures collectives.

43L’archevêque de la ville d’Aix, initiateur du projet d’embellissement et propriétaire des deux tiers de la zone concernée, passe individuellement un ensemble de prix-faits afin de lancer les chantiers nécessaires à l’aménagement global de la zone. Les nouvelles murailles de la ville concentrent en premier lieu l’attention du prélat. Ce chantier monumental de plusieurs centaines de mètres linéaires a donné lieu à la conclusion d’au moins une douzaine de conventions entre Mazarin et des associations de maîtres maçons et gypsiers. Le 9 août 1646 la besogne fut d’abord divisée entre trois groupes d’entrepreneurs, chacun étant chargé d’édifier une portion de l’enceinte (respectivement 130, 162 et 280 cannes84). L’année suivante, le 11 juillet 1647, l’archevêque passe deux nouveaux prix-faits à deux associations de maîtres maçons afin de « soubstenir la lisse au dehors du nouveau agrandissement85 ». Là aussi chaque groupe a en charge une partie de la besogne pour ne former, à terme, qu’une seule et même réalisation. Le 24 mars 1648 est lancée la construction de courtines le long de l’enceinte. On partage pour cela le travail en trois chantiers de 50 cannes chacun, confiés à trois associations de maîtres maçons86. Enfin, l’archevêque Grimaldi parachève la production de cette enceinte en commandant au maître sculpteur aixois Pierre Pavillon la pose, en pierre de Calissane, des armes du roi sur la porte Saint-Jean (164987). Aux côtés des nouvelles murailles, l’autre secteur principal faisant l’objet de travaux publics est celui de l’adduction en eau du nouveau quartier. L’archevêque charge les trois frères Roux de construire en janvier 1648 un pont pour enjamber une écluse88. Une semaine plus tard, le 15 janvier, la famille Roux s’associe aux Escursan pour édifier un nouvel aqueduc permettant de compléter et rétablir le système d’approvisionnement existant89. Le raccordement en eau du nouveau quartier à l’aide de conduites souterraines est confié, le 17 juillet 1649, au maître gypsier Joseph Jaubert90.

44L’organisation qui préside aux actions publiques de l’archevêque d’Aix témoigne, au milieu du xvii^e siècle, d’un sens aigu de la planification urbaine. Dès 1649, presque la totalité des infrastructures publiques sont opérationnelles. Sur le plan socioprofessionnel, ce pragmatisme a pour conséquence l’émergence d’une certaine élite de l’entreprenariat public où une demi-douzaine de maîtres artisans se partagent l’ensemble des constructions publiques. Ces formes d’association entre maîtres témoignent alors de réseaux professionnels et interpersonnels noués autour de la construction. Cette exclusivité de quelques professionnels s’explique enfin par la structuration pyramidale des travaux publics aixois. L’archevêque passe une convention avec des maîtres à propos d’une œuvre prise dans sa globalité. Les étapes du processus constructif échappent ensuite au prélat, et ce sont les entrepreneurs qui doivent assurer les constructions et réalisations périphériques, ainsi que la bonne marche des différents corps de métiers éventuellement embauchés comme sous-traitants.

45Le cas marseillais témoigne au contraire d’une centralisation plus poussée de la construction publique dans les mains de la municipalité. L’ensemble des tâches matérielles relevant de ce type de planification est régi, sans exception, par des marchés publics. La plupart de ces accords nous sont connus par le registre comptable de la ville91. Aux côtés de réalisations monumentales comme les murailles, aqueducs, et divers bâtiments publics, les édiles marseillais conduisent les menus travaux spécifiques et complémentaires à ces œuvres publiques. Ce sont eux qui ordonnent de creuser et aplanir les rues, de transporter la terre et les gravats hors de la ville, et même de fondre les clous et les grilles de fer nécessaires aux portes de la ville. Au-delà des dimensions techniques et matérielles de la construction, ils décident d’embellir le nouvel espace par l’installation de bancs en pierres de taille sur le cours92, la plantation d’arbres et le pavage des rues. Toutes ces actions, menées par des artisans du bâtiment, sont rémunérées par un contrat dans lequel les parties s’accordent sur un prix par quantité de travail fourni. Les quittances se comptent par dizaines chaque année, témoignant de la vitalité de l’action municipale.

46À Marseille les marchés publics composent l’essentiel des dépenses en matière de travaux à destination de la collectivité. Malgré des variations importantes entre 1668 et 1698, ce budget nécessite presque 3000 livres tous les ans. Au total, plus de 76000 livres ont été investies dans ces aménagements matériels par le biais de contrats publics contre moins de 29000 pour le paiement des soldes des agents municipaux dédiés à la construction.

Figure 34. – Évolution des dépenses annuelles engagées par la ville en matière de travaux publics dans l’agrandissement.

47Si l’on replace ces données au sein des frais généraux occasionnés par l’agrandissement de Marseille, on constate que l’embauche d’artisans de la construction compte pour à peine plus de 40 % des dépenses totales. La construction des murailles, comptabilisée seulement jusqu’en 1676 – soit pour la moitié de la besogne –, consomme près de 23 % des sommes allouées (env. 160000 livres). La politique d’acquisitions foncières de la ville, préalable indispensable à tout réordonnancement du tissu urbain, absorbe à elle seule presque 60 % du budget total (env. 393000 livres).

Figure 35. – Répartition des dépenses de construction de l’agrandissement de Marseille.

48Le poids considérable du parcellaire dans la planification urbaine marseillaise ne connaît pas d’équivalent à Aix, l’administrateur étant totalement libre de ces actes car propriétaire de la zone. Dans les deux villes cependant, les travaux publics mobilisent des ressources considérables, essentiellement par la conclusion de marchés publics. Les modalités de passation de ces accords expliquent en partie leur caractère onéreux. À l’instar du secteur immobilier, un souci de transparence et de plus grande égalité d’accès à l’information se fait jour, révélant une autre facette du mouvement de marchandisation de la production urbaine.

Concurrence, transparence, marchandisation : l’affirmation des enchères publiques au rabais

49Le principe de l’adjudication au rabais, autrement dit un marché public au moins-disant, est souvent considéré comme le droit commun des travaux publics au xviii^e siècle93. Or la plupart des études intéressées à ces questions traitent essentiellement d’infrastructures – souvent routières ou fluviales – réalisées à l’échelle provinciale et diligentées par l’administration royale ou ses représentants dans le royaume94. Il s’agit souvent de travaux publics commandités par la nouvelle administration des Ponts-et-Chaussées afin d’améliorer les liaisons entre les centres urbains du royaume. S’il convient de dépasser le simple cadre urbain afin de pleinement saisir le droit des travaux publics sous l’Ancien Régime, on ne peut en revanche exclure la ville dans cette analyse. Le droit de la construction collective appliqué à l’espace urbain constitue ainsi une portion de ce système juridique.

50Les travaux engagés par les administrateurs des embellissements aixois et marseillais nous permettent de revenir sur le système juridique qui organisait à l’époque ces interventions. Face aux quatre modes d’exécution des travaux publics classiquement identifiés pour le xviii^e siècle – adjudication, marché de gré à gré, régie, concession95 –, l’échantillon contractuel à notre disposition permet d’apprécier la genèse de ces pratiques administratives au sein des espaces urbains du siècle précédent. La souplesse des formes contractuelles déployées par les autorités en charge de ces embellissements révèle des modes de passation des marchés publics en voie de stabilisation dès la seconde moitié du xvii^e siècle.

Le prix-fait, convention cadre du marché public

51Toutes les infrastructures collectives édifiées à destination du public à Aix et Marseille ont été décidées et organisées dans le cadre de contrats de prix-fait96. Il s’agit d’une convention par laquelle un professionnel s’engage à effectuer, au nom d’un commanditaire public ou privé, un travail strictement défini par les termes de l’accord97. La particularité de ces montages réside dans les modalités de paiement de la besogne accomplie. Contrairement à ce qui a pu être observé dans le cas de Paris, les maîtres artisans provençaux s’engagent sur un prix à l’unité, c’est-à-dire tant de livres par quantité de travail effectué. Ce procédé nécessite donc la réalisation d’une estimation au moment de la livraison de l’ouvrage, afin de mesurer précisément le montant final à régler.

52Au préalable, les « preffachiers98 » doivent fournir tous les matériaux nécessaires, et donc engager en amont de fortes sommes afin de pouvoir amorcer la construction. Il est ainsi prévu, au jour de la signature, le versement d’une avance de plusieurs centaines de livres. Chaque type de besogne semble par ailleurs être rétribuée selon des montants fixes : à Aix par exemple, la canne carrée de muraille maçonnée vaut 5 livres 8 sols, celle en pierre de taille 5 livres 10 sols la charretée de 19 pans carrés99. Afin de soutenir un processus constructif qui peut s’étaler sur plusieurs années, le commanditaire s’engage à payer à intervalles réguliers des acomptes afin que les maîtres d’œuvre puissent s’approvisionner en matériaux. À Marseille, les échevins versent 3000 livres aux entrepreneurs à chaque fois qu’ils achèvent pour 6000 livres de muraille100. Plus généralement, le registre de délibérations du Bureau de l’agrandissement de Marseille contient plusieurs centaines de mentions de mandats versés aux différents entrepreneurs de travaux publics à l’occasion de l’embellissement101.

53Les marchés passés à prix-faits nous renseignent également sur les aspects matériels et formels de l’ouvrage. Ces modalités techniques concernent essentiellement les dimensions de la construction, comme la profondeur de ses fondements, l’épaisseur et la hauteur de ses murs, ou encore la superficie de l’objet produit. Des critères esthétiques et architecturaux accompagnent parfois ces conventions, comme dans le cas de la halle au poisson de Marseille et de ses chapiteaux, corniches et architraves102.

54La formalisation juridique de ces accords règle enfin un ensemble de questions périphériques à l’objet construit. Les parties s’entendent d’abord sur la force de travail nécessaire à la perfection de leur contrat. Des délais sont fixés, prévoyant une date de début et de fin de chantier. Les quittances inscrites en marge des registres notariés nous montrent qu’ils n’étaient jamais respectés, sans d’ailleurs nécessairement conduire à des sanctions. Les accords évoquent aussi la main-d’œuvre qui sera employée par les entrepreneurs. Son recrutement et sa rémunération relèvent exclusivement des constructeurs, libres d’évaluer la « quantité nécessaire » à ce sujet.

55La situation aixoise témoigne quant à elle de pratiques professionnelles plus complexes. Les constructeurs qui s’engagent avec l’archevêque sont, au sens contemporain, des entrepreneurs en bâtiment. Leur rôle est de négocier les termes du marché et d’en organiser le déroulement par le recrutement d’une main-d’œuvre à qui ils sous-traitent l’exécution des travaux. Les membres de la famille Pellissier, preffachiers des murailles de l’agrandissement d’Aix depuis le 9 août 1646, engagent François Cortès le 13 août pour qu’il creuse les fondements de cet ouvrage103. Le lendemain, ils engagent Guillaume Bourdon pour leur fournir toute la chaux nécessaire à cette besogne104. De même, un groupe de travailleurs du village de Bouc, à 11 kilomètres d’Aix, s’engage le 20 août à réaliser les fondements du reste des murailles pour le compte des preffachiers Jean Gourret et ses associés105, et des frères Jacques et Nicolas Escurssan106, engagés par l’archevêque dix jours plus tôt pour édifier deux portions de la nouvelle enceinte. Pour chacune des entreprises publiques de notre corpus nous trouvons des sous-traitances de ce type. Chaque construction à destination de la collectivité était ainsi segmentée et répartie entre plusieurs groupes d’ouvriers. Le commanditaire principal et originel, l’archevêque, n’avait alors aucune emprise sur cette cascade contractuelle. C’est certainement en prévention de ce schéma – pas nécessairement inefficace au demeurant – que les échevins marseillais empêchaient toute « revente » des prix-faits par leurs titulaires.

56Le dernier aspect réglé par ces prix-faits concerne les matériaux employés. Toutes les conventions étudiées imposent aux maîtres d’œuvre de fournir les matériaux et outils nécessaires : pierres, chaux, sable, bois, fer, etc. Le remploi de débris est autorisé, permettant aux constructeurs de réaliser de substantielles économies. Les conventions imposent parfois des interdits relatifs à la qualité des matières premières : les autorités publiques bannissent par exemple la « pierre blanche » du terroir provençal et celle de Notre-Dame à Marseille107. Les prix-faits règlent enfin la question du stockage des matériaux neufs108 et du débarras des débris de démolition109. Le document contractuel régit ainsi l’insertion des chantiers au sein de l’espace de la ville, et plus largement une partie de l’ordre public urbain liée à la construction110, particulièrement pour ce qui a trait à la sécurité et la salubrité.

57Les constructions réalisées à destination de la collectivité embrassent un champ d’action très large. Malgré des spécificités techniques et matérielles propres à chacune de ces interventions, un seul type de montage contractuel régit ces travaux : les prix-faits. La mise en parallèle des embellissements aixois et marseillais révèle pourtant une différence notable existant encore à cette époque, que la plupart des études consacrées aux travaux publics pensaient déjà résorbée. Elle concerne le mode de passation de ces marchés à prix-faits, oscillant selon les villes entre une procédure publique et concurrentielle d’un côté, et le recours à des réseaux d’affinités professionnelles et sociales de l’autre.

Passation et attribution des marchés publics urbains

58Les études consacrées aux travaux publics s’accordent à voir dans l’adjudication la procédure dominante de passation des marchés publics de construction au xviii^e siècle. Il s’agit concrètement de marchés conclus entre une autorité publique et des particuliers afin de réaliser des ouvrages collectifs, et attribués après une procédure d’enchères au rabais, ou au « moins-disant » : le maître d’œuvre faisant l’offre la plus économique remporte le contrat.

59Les marchés aixois que nous avons retrouvés n’ont pas été établis au terme d’une telle procédure publique. Tous ces prix-faits sont passés devant le même notaire, Jean André, attaché aux affaires de l’archevêché. On constate alors que seul un noyau restreint de professionnels est mandaté par l’administrateur aixois. Les villes de Rennes111, Lille112 ou Marseille nous montrent que ces marchés de gré à gré constituent plutôt une exception à cette époque. Cette formule juridique semble privilégiée lorsque la qualité du contractant, l’intuitus personae, l’emporte sur toute considération pécuniaire113. Dans cette perspective, l’honorabilité attachée à la personne du cardinal Mazarin lui permet de négocier plus discrètement les conditions d’exécution des travaux publics, et donc de jouer sur ses réseaux afin d’obtenir les conditions les meilleures. Il faut attendre 1674 pour que la municipalité aixoise impose l’organisation d’enchères au rabais avant toute attribution d’un marché de travaux publics114.

60Le mécanisme des enchères au rabais, considéré comme le plus avantageux pour les communautés urbaines, a été formalisé par le pouvoir monarchique au début du xvii^e siècle115. En 1628, ce mode d’attribution des marchés est censé devenir la règle en matière de travaux publics, principe confirmé en 1689 par un édit renforçant les règles de publicité et de concurrence. Si, à la fin du xvii^e siècle, la procédure est connue par les différentes autorités publiques du royaume, elle ne s’impose pas encore dans les esprits116. À partir de la documentation retrouvée aux archives de la ville, les marchés publics aux enchères conclus à Marseille nous permettent d’apprécier l’enracinement, relativement précoce, d’un mécanisme concurrentiel et public de fabrique « collective » de la ville dans la cité portuaire.

61Au point de départ de ces entreprises constructives à destination de la collectivité se trouve une décision politique. C’est le Bureau de l’agrandissement de Marseille qui joue ce rôle décisionnaire au cours de ses réunions hebdomadaires, en décidant par exemple de mettre aux enchères les murailles de la ville (17 décembre 1669), la plantation des arbres sur le cours (3 mars 1670), ou encore la construction des tours de la porte Royale (23 août)117. Une fois que le principe de passation du marché au moins-disant est adopté, il faut procéder à sa publicisation. Comme pour toute ordonnance, arrêt judiciaire et décision politique, c’est par cris et trompettes que l’organisation prochaine des enchères est diffusée au sein de la population. On prévoit également de mettre des « affiches en tous les lieux acoustumées » de la ville, espaces qui échappent totalement à la connaissance de l’historien aujourd’hui. Plusieurs semaines s’écoulent entre l’annonce officielle de la tenue d’enchères pour travaux publics, et leur déroulement effectif. Ce délai permet aux commanditaires publics de rédiger les articles et conditions auxquels le marché sera conclu, et aux soumissionnaires de constituer des associations et trouver des cautionnaires. Conclue devant notaire, cette garantie vise à donner l’assurance que les entrepreneurs seront en mesure de « repondre de tous les evenemant qui pourroient arrives a paine de tous despans domages et intherest118 ». La situation oligopolistique rencontrée à Aix, et la constitution d’associations dans les deux villes étudiées, résultent directement de la sévérité des conditions financières nécessaires pour pouvoir prétendre remporter un marché public119. Les associations rencontrées sont composées d’individus ayant, en parallèle, une activité professionnelle privée chargée. Alors que la procédure d’attribution par adjudication aux enchères est censée favoriser la concurrence entre professionnels, elle privilégie en réalité, par ses conditions drastiques, les familles les plus dynamiques et sollicitées sur le plan professionnel120.

62Le jour des enchères, les potentiels entrepreneurs sont invités à se réunir devant l’Hôtel-de-Ville, « a la place publique de la Loge121 ». Les chandelles sont allumées, et le temps qu’elles se consument les enchérisseurs peuvent présenter leurs offres. Le 19 avril 1652, un arrêt du parlement de Provence prévoyait que trois enchères, séparées chacune par « une huitaine de jours », devaient être organisées. Au terme de la dernière enchère, le contrat est délivré à ceux ayant fait la proposition la plus intéressante. Les surenchères sont admises dans un nouveau délai de 8 jours. C’est seulement au terme de cette prolongation que le contrat définitif est passé122. Dans la pratique, ces délais ne sont jamais respectés, et il est très fréquent de recourir à 10 enchères espacées de 2 à 4 jours afin d’obtenir les conditions les plus avantageuses. Cette liberté prise vis-à-vis de la procédure s’avère être un choix payant pour la municipalité marseillaise. La concurrence qu’elle attise entre bâtisseurs lui permet de réduire les coûts de 20 à 30 % par rapport au tarif mis originellement à l’enchère123. On comprend mieux, dans ces conditions, le recours au mécanisme d’adjudication au rabais par la ville, et la liberté dont elle a fait preuve dans la mise en œuvre de sa procédure.

63Une fois l’adjudicataire désigné par le commanditaire, le contrat définitif est conclu entre les deux parties. Au terme de ce parcours administratif, qui allie publicité de l’offre et discrétion de son élaboration, il est théoriquement impossible de revenir sur les termes de l’accord. Si les contractants décident en cours d’exécution de réformer substantiellement le contrat, de nouvelles enchères sont nécessaires124. Or nous ne comptons plus dans la documentation les rectificatifs et amendements ordonnés par la municipalité marseillaise125. Les facultés de l’administration sont telles qu’elle n’hésitera pas, au printemps 1670, à changer d’adjudicataire des murailles alors que les travaux étaient déjà commencés. En effet, un nouveau groupe d’entrepreneur s’est présenté en offrant un rabais de 20 % par rapport au prix entériné avec les premiers preffachiers126. Le cadre de l’adjudication, en apparence stabilisé et clarifié, continue de céder face à des arguments financiers non négligeables pour un maître d’ouvrage.

64Les modalités de passation des marchés publics de construction nous éclairent donc sur les principes qui sous-tendent la fabrique urbaine à l’époque moderne. Les deux embellissements étudiés, et la singularité de leurs pratiques respectives, attestent le caractère mixte des conventions employées à ce sujet. On perçoit ainsi les multiples héritages ayant façonné les adjudications, oscillant sur le plan juridique entre une nature contractuelle et réglementaire127. Les prix-faits règlent tout autant l’organisation de la construction que les conditions d’insertion des chantiers dans l’espace de la ville. Sur le plan économique et social, le poids des relations interpersonnelles dans les marchés conclus à Aix renforce la dimension capitaliste des procédures d’enchères qui se sont déroulées à Marseille. La recherche maximale d’économie qui anime les commanditaires, prêts à passer outre la réglementation en vigueur, tout comme l’appel aux capitaux privés dans le cadre des cautionnements, soulignent un mode de production de la ville initié par une autorité publique qui prend appui sur une multitude d’actions privées. Les avantages procurés par ces mises sur le marché des travaux publics, permettant par leur publicité et la mise en concurrence des acteurs des économies de l’ordre de 20 à 30 % pour les commanditaires, expliquent vraisemblablement le succès définitif des enchères au rabais à partir du xviii^e siècle.

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65L’économie de la construction urbaine d’Ancien Régime s’épanouit dans un monde social et professionnel où la frontière est mince entre activités publiques et privées. L’implication d’artisans aux côtés des puissances ordonnatrices des embellissements participe au dynamisme de certains d’entre eux au sein du marché de la construction privée qui se développe dans les zones étudiées. C’est en ce sens qu’il convient de voir ce groupe large d’artisans comme une interface dans les processus de fabrique de la ville. Leur expertise de la réglementation en vigueur, des conditions de la planification urbaine, mais aussi leurs compétences architecturales, techniques et esthétiques en font des relais entre l’autorité publique qui aménage, et les particuliers qui investissent et s’installent.

66Aborder l’intégration sociale des acteurs de la construction invite à s’interroger sur l’insertion de leurs activités dans l’espace de la ville. Le chantier, s’il n’est qu’un immeuble en gestation, interagit autant que le produit fini avec le reste des éléments urbains. Pour mesurer pleinement l’implication de cette activité édificatrice, il convient d’explorer ces espaces rarement accessibles dans la documentation, mais où se déploient concomitamment des réglementations d’ordre privé et public. À l’origine de microrisques urbains répétés à l’échelle d’un quartier entier, le chantier constitue un laboratoire dans la fabrique d’un droit – et d’un ordre – public de la ville.