Introduction à la troisième partie

« Marco Polo décrit un pont, pierre par pierre.
 — Mais laquelle est la pierre qui soutient le pont? demande Kublai Khan.
 — Le pont n’est pas soutenu par telle ou telle pierre, répond Marco, mais par la ligne de l’arc qu’à elles toutes elles forment
Kublai Khan reste silencieux, il réfléchit. Puis il ajoute :
 — Pourquoi me parles-tu des pierres? C’est l’arc seul qui m’intéresse.
Polo répond :
 — Sans pierres il n’y a pas d’arc. »
Calvino Italo, Les villes invisibles, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2013 (1972), p. 105.

1Les contemporains sont nombreux à louer la qualité architecturale et urbanistique des agrandissements d’Aix et de Marseille, la beauté des édifices qui y ont été construits et l’ingéniosité de leur agencement spatial1. Les historiens de l’art ont également souligné la qualité des décors extérieurs et intérieurs produits à cette occasion, et ont souligné l’originalité d’une esthétique faite d’emprunts et d’adaptations entre des traditions locales et des modèles parisiens et italiens2. Ces différentes recherches nous livrent une conception de l’espace le rapprochant, dans sa fabrique, d’une œuvre d’art. L’unicité et la qualité artistique que l’on prête à ces constructions ne reflètent pourtant qu’une partie de la réalité de leur production. Le bâti, comme le sol précédemment, offre en effet un point de vue inédit dans la compréhension des mécanismes de fabrique de la ville moderne, si tant est que l’on en explore les versants économiques et sociaux. Ce changement d’échelle dans l’analyse urbaine nous place au point de rencontre des volontés privées et publiques en termes de fabrique matérielle de la ville, et ce au travers d’un groupe professionnel encore peu étudié pour lui-même : les professionnels du bâtiment. Ces individus s’insèrent plus largement dans une économie de la construction regroupant la question des chantiers, des matériaux, et de l’inscription du bâtiment dans la conjoncture économique générale3.

2L’histoire de la construction qui nous occupe ici dépasse la seule approche technique et matérielle de la pratique constructive pour explorer, dans une dimension sociale et culturelle, les conditions concrètes de production et de réalisation des projets4. En d’autres termes, c’est une histoire de la construction plus humaine et sociale que nous souhaitons écrire, plus attentive aux acteurs, aux pratiques et aux coutumes5. Aujourd’hui, notre connaissance des chantiers de construction demeure essentiellement cantonnée aux édifices monumentaux, le plus souvent publics6. Il est encore rare d’approcher le fonctionnement quotidien et concret des chantiers de construction privés, notamment en raison d’une dispersion trop grande des sources les concernant7.

3À partir de ces différents acquis, nous développerons un premier chapitre visant à cerner les contours « identitaires », à la fois sociaux et professionnels, des acteurs du bâtiment. Cette enquête nous permettra de mieux saisir la nature de leurs actions, partagées entre des activités publiques et privées. De là nous pourrons alors étudier le lien entretenu par ces artisans avec l’espace urbain et les processus qui entourent sa fabrique. Un second chapitre propose un changement d’échelle d’analyse, un déplacement du point d’observation de ces acteurs. Toujours centré sur les professionnels de la construction et leurs activités, nous délaissons le cadre urbain global pour pénétrer les chantiers et la pratique constructive stricto sensu. De l’approvisionnement en matériaux à la réception des ouvrages, l’étude des chantiers témoigne d’un effort de rationalisation de l’usage public de la ville, et révèle les soubresauts d’un ordre public urbain en formation. Contrairement au marché immobilier et foncier, et à la circulation marchande du sol, c’est un système juridique empreint d’éléments privés et publics qui vient réguler les pratiques des maîtres artisans et accompagner le développement spatial à l’échelle bâtie.