Introduction à la deuxième partie

« À Ersilie, pour établir les rapports qui régissent la vie de la ville, les habitants tendent des fils qui joignent les angles des maisons, blancs, ou noirs, ou gris, ou blancs et noirs, selon qu’ils signalent des relations de parentés, d’échange, d’autorité, de délégation. Quand les fils sont devenus tellement nombreux qu’on ne peut plus passer au travers, les habitants s’en vont : les maisons sont démontées; il ne reste plus que les fils et leurs supports. »
Italo Calvino, Les villes invisibles, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2013 (1972), p. 97.

1La première partie de cette recherche nous a permis de mieux saisir l’articulation entre les prérogatives de la puissance publique et la capacité d’action des individus dans la fabrique d’un nouveau territoire urbain. Si nous avons pu entrevoir les dispositifs juridiques aux mains des habitants pour façonner, sur un plan matériel, un nouvel environnement urbain, il nous reste à comprendre le cadre dans lequel leurs pratiques se sont déployées, et les motivations qui les ont incités à agir et à se dévoiler sur la scène sociale et immobilière. Pour cela, il faut entrer au cœur du marché des échanges qui ont animé ces embellissements.

2L’historiographie urbaine s’est beaucoup intéressée à la question des échanges de biens fonciers ou immobiliers, notamment en ce qui concerne leurs rythmes1 et l’identité socioprofessionnelle des acheteurs et des vendeurs2. Dans le même temps, le vaste mouvement de transformation et de création qui touche les principales villes européennes a piqué la curiosité des historiens modernistes, sans jamais pour autant générer une masse de travaux proportionnelle à l’intensité de cette vague d’embellissements. D’ailleurs, les recherches en histoire urbaine n’ont guère envisagé l’étude de l’échange immobilier lors de ces évènements, entrevus souvent comme autant de moments exceptionnels incapables de refléter la réalité d’un marché dont la pureté résiderait dans les périodes dites « ordinaires » ou quotidiennes3. Sans évacuer les biais que suscitent de tels accroissements, il nous a paru opportun de tirer pleinement parti de cette extraordinaire activité d’échanges de biens afin d’en mesurer toute l’implication dans les processus de fabrique de la ville. L’exploitation intensive de l’importante documentation produite offre sans nul doute des éléments inédits dans cette voie.

3C’est donc à l’aide d’un corpus de près de 400 contrats notariés, sélectionnés en vertu de leur localisation dans les secteurs embellis, que nous pouvons nous placer au ras du sol des pratiques privées en matière d’achat et de vente de bien privés. Par un double traitement qualitatif et statistique de cette documentation, nous avons pu dégager les principales structures socio-juridiques qui animent le marché immobilier d’une part, mais aussi suivre des trajectoires personnelles d’investisseurs à même de singulariser des comportements et d’illustrer une gamme très large d’ambitions et de projets face à l’espace urbain.

4L’approche quantitative face à cette documentation d’ampleur n’a été rendue possible que par le recours à l’outil informatique, et plus précisément à celui offert par les bases de données relationnelles. Outre la capacité de traitement d’une masse considérable d’informations, le recours à l’informatique autorise des corrélations qu’il aurait été bien difficile d’établir autrement, et notamment en ce qui nous concerne ici, de faire émerger les principes techniques et symboliques qui animent le marché des biens. Nous devons à Éric Carroll, ingénieur de recherche au CNRS, d’avoir modélisé et conçu cette base de données relationnelles. La base nous a alors permis de traiter ensemble, au sein d’un formulaire unique, les différentes informations fournies par les documents contractuels. À l’aide de plusieurs dizaines de requêtes nous avons pu ensuite extraire de ces données brutes des informations à même d’éclairer les modalités juridiques de l’échange, les structures sociales du marché et les mécanismes de formation des prix de ces biens (chapitre iii).

5En complément de cet instrument d’analyse statistique, nous avons construit pour chacune des deux villes étudiées un Système d’Information Géographique (SIG)4. Le SIG nous a permis d’intégrer à la représentation cartographique les données implémentées dans la base de données, et de nous livrer ainsi à une analyse spatiale des informations sémantiques contenues dans la documentation contractuelle et administrative. Il s’est agi sur le plan géomatique de lier des objets spatiaux avec les données attributaires contenues dans la base de données. Par la combinaison de ces deux dispositifs analytiques, ce sont les structures sociales de l’échange foncier et immobilier qui se trouvent éclairées d’une part, et les motivations de l’investissement dans la pierre d’autre part (chapitre iv).