1Avant de plonger dans l’étude des ressorts administratifs des agrandissements d’Aix et de Marseille, il convient d’éclairer ce mouvement quasi généralisé d’embellissement qui touche les villes françaises au xvii^e siècle. En confrontant différents cas d’extension de villes à cette époque, il apparaît une variété d’objectifs sous-tendant ces bouleversements, et différents modèles de gestion de ces fabriques territoriales. Ce passage en revue des principales opérations urbaines de l’époque classique permet d’éclairer la position et le partage des rôles entre les différents acteurs institutionnels impliqués. En établissant une comparaison entre ces événements, la relation du pouvoir monarchique avec la croissance de ces villes se trouve mise au jour. Cet élargissement temporaire à une variété de situations urbaines d’Ancien Régime nous permettra de faire émerger les spécificités des événements aixois et marseillais, et en même temps de mieux souligner les tendances générales qui affectent les opérations spatiales de ce type.

2Nous commencerons ensuite par explorer les deux villes provençales à la veille de leur extension programmée. En retraçant ainsi l’histoire des espaces faubouriens avant leur transformation, nous serons davantage en mesure d’apprécier l’ampleur administrative de la planification qui caractérise les embellissements des temps modernes, et la nouvelle ère qui s’ouvre en matière de fabrique de la ville à cette époque.

Raisons et organisations de la croissance urbaine à l’époque moderne

3Nous ne procéderons pas ici à un inventaire détaillé et exhaustif des villes ayant décidé, ou subi, un réaménagement de leur organisation territoriale. Une litanie de lieux et de dates n’apporterait rien à l’analyse, ni à la compréhension de ces processus. En revanche, nous puiserons dans divers exemples, parmi les plus représentatifs du phénomène, faisant apparaître trois modèles de transformations urbaines à cette époque. Cette typologie permet alors de clarifier les modalités de production de ces formes, et de mieux cerner les objectifs qui sous-tendent ces dizaines d’interventions sur les réseaux viaires et bâtis. Cet effort de classification offre également des clefs pour l’analyse des relations tissées entre la monarchie – qui suit un mouvement de renforcement et de centralisation de ses prérogatives à la même époque – et ses villes à l’occasion de ces extensions. La rhétorique déployée par le pouvoir royal permet ainsi d’affiner notre compréhension de ce mouvement urbain au xvii^e siècle. Enfin, nous pourrons au terme de ce parcours au sein du royaume de France nous replonger dans les embellissements aixois et marseillais. Un retour sur le déroulé administratif des deux opérations s’impose à ce stade de l’analyse afin d’identifier le rôle et les prérogatives des différents acteurs administratifs des deux opérations provençales.

Les formes de la croissance urbaine en France aux xvii^e et xviii^e siècles

Les embellissements au sens strict

4La notion d’embellissement urbain est parée aujourd’hui d’une forte dimension esthétique. Aux temps modernes, l’expression est déjà dotée d’une valeur décorative, à laquelle s’ajoutent des impératifs de commodité, de sûreté et de salubrité. Parallèlement, le mot embellissement qualifie dans l’historiographie urbaine un type particulier d’opération d’aménagement. Il renvoie à la transformation d’un espace déjà urbanisé, la plupart du temps à l’intérieur des murs de la cité. Dans ce premier modèle de développement urbain, il faut distinguer deux schémas. Par exemple, le séisme de 1693 à Avola en Sicile1, les incendies de Dieppe (1694), Montauban (1614, 1649), Londres (1666), Rennes (1720)2 ou Chateaudun (1723)3 ont obligé les pouvoirs locaux à rebâtir, leur donnant parfois l’occasion d’une refonte totale de la trame urbaine intra-muros. Cette logique d’embellissement, au lendemain de catastrophes, constitue un puissant ressort de l’aménagement des villes, dans la mesure où les destructions, souvent massives, permettent de lever les obstacles juridiques nés de la propriété privée et qui limitent les interventions sur la morphologie urbaine. En retour, l’étendue des dégâts, et l’urgence de la reconstruction, réduisent la marge de manœuvre offerte aux administrateurs, tant sur le plan financier qu’esthétique.

5Une deuxième logique d’embellissement au sens strict prévalait, et résultait d’une démarche volontaire. On peut résumer ces aménagements à des interventions sur des formes existantes, généralement afin de les mettre en adéquation avec les modes, esthétiques et sociales, du moment. À l’époque moderne, l’ouverture de places publiques intra-muros a ainsi occupé nombre d’actions édilitaires4. Un des cas les plus symptomatiques de ce processus est celui de la ville de Paris, et de ses nombreuses places ouvertes tout au long du xvii^e siècle : la place royale (1605), la place Dauphine (1606), la place des Victoires (1685), ou encore la place Vendôme (1699)5. Ces différentes opérations suivent une logique assez stable dans le temps : le commanditaire ou le maître d’ouvrage cède des lots à un ou des particuliers chargés dans un second temps de les bâtir, suivant de strictes servitudes architecturales qui donneront à l’espace en question sa forme et son décor. L’urbanisation selon une logique d’embellissement à l’intérieur des murs reste cependant une voie difficile, parsemée d’obstacles à la fois juridiques (droit de propriété privée), matériels (matériaux et finances) et sociaux (expulsion et relogement).

Créer une nouvelle ville

6Une alternative beaucoup plus radicale était employée pour améliorer les formes urbaines existantes. Il s’agissait de la création pure et simple d’une ville nouvelle. À partir d’espaces inhabités, des rues sont tracées, des parcelles sont délimitées, et des lots sont concédés. Ces fondations urbaines, très en vogue dans toute l’Europe à partir du xvi^e siècle, répondent à plusieurs objectifs qui, parfois, s’entremêlent.

7On relève d’abord un ensemble de créations urbaines poursuivant un dessein essentiellement politique. En plus d’offrir un espace d’agréments à leur créateur, ces cités participent d’une stratégie de glorification de ces individus. La fondation de Richelieu en 1631 constitue une manifestation importante de ce type de projet en France6, et la ville de Versailles bâtie en complément du château en est certainement l’exemple le plus éclatant7. En proposant des parcelles bon marché et en offrant d’importantes exemptions fiscales, ces lotissements visaient à produire des ensembles urbains qui devaient refléter la grandeur de leur commanditaire. À l’échelle européenne la Pologne, l’Irlande et la Norvège ont également connu une vague importante de « micro-urbanisation » entre les xvi^e et xvii^e siècles, qui ont souvent pris l’allure de villes « domaniales » créées par des nobles8.

8Un second objectif a commandé la création de nombreuses villes en Europe et particulièrement en France. Les impératifs de sécurité engendrés par les guerres incessantes qui opposent les États européens ont conduit à la consolidation du système défensif français par l’établissement d’au moins quatre nouveaux ports de guerre : Lorient (1666), Rochefort (1669) et Brest (1681) pour la façade atlantique, Sète (1670) pour la Méditerranée9. Si la dimension militaire prime dans ces projets, limitant pendant de nombreuses années le développement démographique de ces cités, il n’en demeure pas moins que ces créations urbaines ont donné naissance à des villes importantes dans la hiérarchie urbaine du royaume. À court terme cependant, les transformations urbaines les plus spectaculaires et importantes résultent de l’extension des villes en direction de leurs espaces faubouriens.

Les agrandissements de ville

9Là aussi, bien que les situations matérielles de départ soient différentes, des considérations politiques ont dicté ces extensions urbaines. Les cités portuaires ont particulièrement retenu l’attention puisque le règne de Louis XIV fut marqué par les agrandissements de Marseille et Toulon, ceux de Louis XV et Louis XVI par les accroissements de Bordeaux, Nantes ou Le Havre. Un point commun relie tous ces aménagements : les murailles existantes sont en parties détruites et étendues afin d’englober le quartier nouvellement créé10. Les opérations de ce type, qui donnent naissance à des quartiers appelés « nouvelle ville » dans les sources, peuvent néanmoins être distinguées selon deux schémas.

10On trouve d’abord un ensemble de villes dont l’espace urbanisé a été gagné sur des emplacements vierges, autrement dit non bâtis. Dans la plupart des cas, il s’agit de terres agricoles. Les deux extensions les plus importantes qui suivent ce dessin sont celles de Lille (1670) et de Toulon (1678). Lille doit l’extension de son tissu urbain à son annexion par la France. Conquise en 1667, officiellement rattachée l’année suivante par le traité d’Aix-la-Chapelle, la capitale flandrienne a immédiatement été intégrée au système de défense de la frontière nord du royaume. Le projet de citadelle pensé par Vauban fut alors couplé au lotissement de la zone comprise entre le centre urbain et le nouvel édifice militaire. Cette opération, sur laquelle nous nous appuierons à plusieurs reprises, propose un mode de lotissement et de gestion de l’espace similaire, sur de nombreux points, à l’agrandissement de Marseille11. La composition générale des nouveaux quartiers de ces deux villes, mais surtout le choix de procéder à des ventes – et non des concessions – directement auprès des particuliers, positionnent davantage ces aménagements dans le champ d’un urbanisme volontaire, subissant moins l’emprise d’impératifs périphériques au strict embellissement urbain. Quant à l’extension de Toulon, initiée en 1678 également par Vauban, elle est à l’instar de celle de Marseille totalement liée à l’activité portuaire de la ville. C’est à l’occasion de l’agrandissement de l’arsenal qu’il fut en effet décidé de créer un nouveau quartier à l’ouest du centre primitif. Une nouvelle place, aujourd’hui place des Armes, permit de « souder » la partie neuve à l’ancienne ville12.

11Paradoxalement, ces interventions sur des espaces moins marqués par l’empreinte juridique d’une multitude de propriétaires sont moins fréquentes qu’une autre logique d’extension urbaine à l’époque moderne, et qui consiste en des agrandissements par absorption de faubourgs existants. Cette configuration, qui a orienté la croissance des villes de Montauban (1662)13, Perpignan (1681)14 ou encore Saint-Malo (1696)15, a également présidé aux transformations d’Aix et de Marseille que nous étudions.

Organisation administrative des processus de croissance urbaine à Aix et Marseille

12Si les agrandissements d’Aix et de Marseille ne sont pas des réalisations isolées dans la France urbaine d’Ancien Régime, la qualité et la précision des informations disponibles quant à leur organisation permettent de mieux comprendre le déroulement concret de telles opérations, et les attributions effectives de chacun des acteurs institutionnels en présence.

13Pendant de nombreuses années, la puissance du pouvoir royal et de ses organes de gouvernement provinciaux a été largement surestimé en matière urbaine. Sans nier l’effort centralisateur déployé par la monarchie tout au long de l’époque moderne, nous ne pouvons souscrire à l’idée selon laquelle toutes les activités de travaux publics urbains sont strictement contrôlées par les intendants16. En retraçant simplement la chronologie qui préside à la mise en place et au lancement des extensions urbaines aixoise et marseillaise, nous sommes en mesure d’affiner les propositions avancées jusque-là dans la répartition des rôles entre les différents acteurs de l’embellissement urbain pré-industriel, et de prendre ainsi la pleine mesure de l’action des autorités locales dans ces processus. Si le pouvoir royal est effectivement au point de départ de toutes ces initiatives, moins dans la conception que dans la validation de ces transformations, il apparaît surtout relégué à un poste d’observation bien éloigné des réalités du terrain, qui échoient alors entièrement aux administrateurs locaux.

Autorisations étatiques et donations royales

14Il a déjà été montré que pour des raisons juridiques et financières, la plupart des réalisations d’urbanisme de l’époque moderne nécessitaient un accord de la part du pouvoir royal17. Les cas d’Aix et de Marseille n’échappent pas à ce principe, bien que la pratique soit en réalité plus complexe et ne se limite pas à un simple accord monarchique.

15L’agrandissement d’Aix est un projet du cardinal Mazarin seul, envisagé dès 1645, et autorisé par des lettres patentes de janvier 164618. Avant l’exécution du nouveau plan, le lancement de l’opération passe d’abord par l’obtention d’une série d’autorisations. Les lettres patentes sont ainsi enregistrées et confirmées par l’ensemble des instances provinciales : Parlement (13 février), Cour des Aides (19 février), trésoriers généraux de France (12 mars), intendant de Provence. L’autorisation de la monarchie relève quant à elle d’une forme originale. Les lettres patentes valent certes pour accord du roi, mais Anne d’Autriche, alors reine régente, va plus loin dans sa démarche. Afin que l’ordonnateur du projet puisse agir dans l’intérêt du public, elle fait don à Mazarin des murailles de la ville, portes, pont-levis, fossés, lices, chemins et rues19. Cette donation insérée dans les lettres patentes offre à l’archevêque tout pouvoir sur les éléments publics du secteur. En dernier lieu, les termes de l’agrandissement font l’objet d’un contrat passé entre la ville et l’archevêque le 14 juillet 164620, sur lequel nous reviendrons.

16Par ailleurs les conditions originelles du projet de l’archevêque lui imposent, en raison de son identité sociale et de la nature du terrain concerné, d’obtenir deux nouvelles autorisations. Les ecclésiastiques ne peuvent en effet théoriquement pas aliéner les biens d’église. Ils n’en sont que les administrateurs et usufruitiers. Ils sont autorisés à le faire dans des cas très stricts, s’ils peuvent par exemple prouver la nécessité ou l’utilité publique de leur projet. L’archevêque doit donc obtenir la permission d’aliéner sa mense auprès de son chapitre et de la papauté21. Rome diligente ainsi une enquête afin de s’assurer de la rentabilité de la proposition de Mazarin22. Le Chapitre cathédrale d’Aix n’a pas attendu l’ouverture de cette enquête et, certainement rassuré par les arguments de son archevêque, accorde à Mazarin de « donner en emphytéose les jardins et prés de l’Archevêché23 ».

17Ces deux préalables administratif et politique – autorisation des institutions monarchiques et maîtrise des éléments du domaine public – vont également conditionner le lancement de l’agrandissement de Marseille en 1666. La Cour des aides le 9 décembre 1666, et les trésoriers généraux de France le lendemain (10 décembre), valident les lettres patentes publiées au mois de juin pour officialiser le projet24. Parallèlement à ce circuit administratif, l’opération marseillaise bénéficie également d’une donation royale afin d’offrir une marge de manœuvre suffisante aux administrateurs de cette croissance urbaine programmée. Dans ses lettres patentes, Louis XIV fait don « des vieilles murailles qui se trouveront dans laditte nouvelle closture, et leurs contrescarpes, ravelins, portes, ponts, lisses, fossés, emplacement des tours25 ».

18Ces pratiques administratives, qui témoignent par leur répétition et leur stabilité d’un véritable formalisme juridique, ne constituent pas des exceptions provençales. L’extension de la ville de Montauban en 1662 passe par un brevet royal du 13 janvier faisant don de tous les fossés de la ville au marquis de Saint-Luc, administrateur de l’opération d’embellissement26. À l’extrémité nord du royaume, dans la ville de Lille, la convention qui règle le projet d’urbanisme qui suit la conquête française, précise que le roi consent à donner la propriété des terrains visés aux édiles ou aux habitants intéressés27.

19Le pouvoir royal, quel que soit son rôle dans la conception du projet, est toujours au point de départ de ces opérations urbaines. Pour autant, la légitimité et la validité qu’il confère à ces actions administratives sur le sol ne vont guère plus loin par la suite. L’organisation administrative déployée pour conduire l’aménagement urbain se passe dans la plupart des cas, et contrairement à une opinion encore tenace, de toute ingérence monarchique. Les autorités locales se trouvent généralement en première ligne.

Une organisation administrative locale

20En suivant pas à pas la mise en place institutionnelle qui doit présider à la destinée des embellissements provençaux, il est possible de déterminer clairement les prérogatives de chacun des protagonistes en jeu dans ces opérations. Les choix administratifs qui sont posés par les pouvoirs locaux s’avèrent primordiaux, et témoignent d’une volonté réelle de gouverner la transformation de leur cadre urbain.

21Après avoir obtenu l’ensemble des autorisations administratives nécessaires et préalables à l’extension projetée, l’archevêque d’Aix doit faire entériner sa proposition par l’autorité municipale. Les termes de l’agrandissement font alors l’objet d’un contrat passé entre la ville et Mazarin le 14 juillet de la même année28. Parmi les 14 articles de cette convention, un certain nombre de points nous renseignent sur les attributions des différents acteurs institutionnels présents, mais aussi sur la conception qu’ils se faisaient de la croissance urbaine. D’abord, l’opération ne doit rien coûter à la communauté. Les consuls acceptent de se voir écartés de l’aménagement de la ville en échange de leur désengagement financier. Pour cela un système de taxes sur la propriété est instauré, basé sur un principe d’autofinancement sur lequel nous reviendrons.

22Un des traits essentiels de cet agrandissement est contenu dans l’organisation mise en place par Mazarin. Si le prélat est l’initiateur de l’opération et son principal bénéficiaire, il en confiera la gestion, par le biais d’une cascade de procurations, à un traitant particulier. Par une transaction du 3 novembre 1646, l’archevêque « transporte » au sieur Michel d’Elbène de Possevere, un gentilhomme romain, tout le périmètre de l’agrandissement et les revenus qui en résultent (cens, directes, lods), avec le pouvoir de bailler les places du périmètre et la faculté d’imposer tous les alignements nécessaires29. La transaction est faite moyennant la somme de 4000 livres, et Possevere devra lotir le quartier dans les six ans. De son côté, Possevere donne également procuration le 20 décembre 1647 à Maurice Traversery, un bourgeois de la ville, afin d’exécuter les prescriptions de l’archevêque30. Outre les consignes précitées, Traversery devra poursuivre les débiteurs et gérer la construction des murailles et autres travaux publics liés à l’opération. On pourrait ainsi voir l’archevêque comme le maître d’ouvrage du projet, et Possevere et Traversery comme les maîtres d’œuvre de l’agrandissement. En 1653, il apparaîtra que le sieur de Possevere n’était que le prête-nom d’un étranger, Jean-Henri d’Hervart, seigneur d’Evinquem31. Ce dernier, et son fils à sa suite, se livreront à des malversations que les différents archevêques et consuls de la ville tenteront de faire cesser auprès des juridictions royales jusqu’à la fin du xvii^e siècle32.

23La mise en place du système institutionnel marseillais ne suit pas une évolution aussi linéaire que le cas aixois. L’emprise monarchique sur le projet d’extension est bien plus forte à ses débuts, d’autant plus qu’à l’origine, la municipalité marseillaise était totalement écartée du processus. C’est au lendemain d’un processus de réformation des institutions marseillaises que le jeune Louis XIV se laisse séduire par un projet d’extension de la ville. En juin 1666, il accepte le projet qui lui est présenté par un traitant particulier, François Roustan, bourgeois de la ville de Bormes. Cet agrandissement, dont nous n’étudions qu’une partie couvrant aujourd’hui le quartier Belsunce, est officiellement annoncé à la population par lettres patentes, le 16 du même mois33. Sous la forme d’un contrat, cet accord pose les conditions auxquelles le traitant doit mener à bien l’opération34. En neuf points, l’ensemble de l’affaire se trouve précisément réglé. Deux articles recouvrent une dimension centrale. L’article 2 autorise l’aménageur, au nom de la « commodité publique », à prendre toutes les places et bâtiments nécessaires à la construction des nouvelles murailles et au percement des rues. En échange, il devra indemniser les propriétaires ainsi expropriés. L’article 3 règle la question du financement de l’opération, que ce soit pour la construction de nouvelles infrastructures publiques (murailles, portes, marchés, etc.) que pour l’indemnisation des propriétaires expropriés. Pour cela, le traitant privé est autorisé à prendre sur « chacune toise quarrée qui se trouvera enfermée dans ledit nouvel enclos », une taxe sur la plus-value dont vont bénéficier les terrains de l’agrandissement. Nous reviendrons ultérieurement sur cette dernière obligation. Malgré cette convention, le pouvoir royal ne cède pas totalement la direction de l’affaire à François Roustan. La veille de la signature de cet accord, il compose une commission formée du président au Parlement d’Aix, le baron d’Oppèdes, de l’intendant des galères à Marseille Arnoul, et du trésorier général de France Guidy35. Les trois commissaires royaux sont chargés de la construction de la nouvelle enceinte, de faire dresser les plans de l’extension, d’exécuter les alignements projetés, d’assurer le recouvrement des taxes nécessaires à leur financement, et de connaître de tous les litiges qui pourront survenir à l’occasion de l’opération.

24En quelques lignes couchées sur un acte administratif, le pouvoir monarchique s’impose, au travers de ses représentants, comme l’exécuteur et le contrôleur principal de presque toute l’opération marseillaise. Cependant, dès l’annonce de ce projet, la municipalité s’oppose à une opération pour laquelle elle n’a jamais été consultée. Pendant plusieurs mois, les échevins marseillais vont multiplier les contestations auprès des instances monarchiques en Provence36. Constatant qu’ils ne peuvent empêcher la mise en œuvre du projet, les édiles marseillais décident d’en prendre la direction. Ils sont alors subrogés en lieu et en place du traitant, et aux mêmes conditions que lui. Par un acte de subrogation du 6 mars 1668, ils deviennent les maîtres de l’agrandissement37. De farouches opposants à l’extension, les échevins en deviennent immédiatement des serviteurs zélés. Le secteur concerné par l’agrandissement est élargi à des zones jusque-là non comprises dans le projet initial38. Surtout, ils vont mettre en place une structure ad hoc chargée de la direction de l’extension : le Bureau de l’agrandissement39. Cette institution, qui doit assurer les obligations contenues au contrat de l’agrandissement, s’avère être, nous le verrons plus loin, le véritable maître d’ouvrage dans cette opération. La subrogation de la municipalité en lieu et place du traitant privé constitue une étape décisive dans le déroulement de l’opération. La ville prend les reines administratives de la croissance urbaine, et les commissaires nommés par le roi s’effacent progressivement. Ils ne disposent plus d’aucun pouvoir créatif sur la transformation de la ville, et se trouvent cantonnés à un rôle purement judiciaire. En novembre 1675, l’autorité royale décide purement et simplement de dissoudre cette commission40. Désormais, l’intendant de Provence devient juge en dernier ressort des affaires de l’agrandissement. L’organisation en place à Marseille rejoint celle en vigueur dès le départ à Aix. Seulement trois mois après la publication de ses lettres patentes, la reine régente décidait de confier le 3 avril 1646 la connaissance de tous les litiges nés à l’occasion de l’ouverture du quartier Mazarin à l’intendant de Provence de l’époque, le sieur de Champigny41.

25La figure de l’intendant est donc essentielle dans ces mécanismes urbains pour le pouvoir royal. Terminer notre cheminement administratif par cette figure de l’État moderne n’est en rien anecdotique. Cela confirme au contraire le positionnement en retrait de la monarchie dans les processus de fabrique de la ville aux xvii^e et xviii^e siècles, retrait qui n’est en revanche pas synonyme de désengagement. Le souverain n’a certes pas la main sur le volet décisionnaire des opérations, mais c’est bien lui qui se pose en arbitre des litiges qui pourraient naître à leur occasion. La puissance publique qu’il incarne suit une dynamique que l’on retrouve, en plus d’Aix et de Marseille, dans les cas lillois et rennais par exemple. L’autorité royale est toujours présente dans les premiers soubresauts de ces projets, notamment pour les valider et les lancer. L’extension lilloise est initiée par le secrétaire d’État à la guerre Louvois, ses plans sont le fait de Vauban. À Rennes, si le réaménagement de la ville est avant tout le fruit d’un accident, il résulte des efforts conjugués de la monarchie et de son intendant en Bretagne. Dans la capitale flandrienne, une fois la phase politique achevée, c’est le Magistrat de la ville qui assure le volet décisionnaire et exécutif. À Rennes, bien qu’il s’agisse d’une situation de crise, la reconstruction est assurée par l’intendant de Bretagne en collaboration avec le Conseil de ville42. Cette répartition institutionnelle, qui ressort de l’étude de plusieurs embellissements urbains des xvii^e et xviii^e siècles, témoigne de « l’incroyable liberté politique » des villes face aux apparences de pouvoir absolu de la monarchie43. Cette importante marge de manœuvre laissée aux pouvoirs locaux dans ces processus, n’invalide pas pour autant l’idée selon laquelle l’autorité monarchique soutiendrait ces opérations en vue du bien être général du royaume.

Embellir les villes pour le bien général du royaume ?

26Chaque opération d’agrandissement de ville, et quel que soit son ordonnateur, fait l’objet de justifications auprès des instances royales ou municipales avant son acceptation. Sans se livrer à une stricte une analyse institutionnelle et politique de ces projets, une lecture de ces opérations du point de vue monarchique éclaire les conceptions de l’administration centrale vis-à-vis des interventions sur la matérialité des villes.

27Dans les différents documents administratifs émis par la monarchie pour accompagner, pendant plusieurs mois, les pas hésitants d’un plan d’agrandissement difficilement accepté par la population, deux ensembles d’informations peuvent être distinguées. D’une part, on relève des justifications à propos de ces projets qui renvoient à des nécessités dictées par la configuration urbaine préexistante. On trouve d’autre part des éléments témoignant des motivations du pouvoir royal dans ces affaires, et qui se rattachent à des intérêts relevant d’une prospective urbaine pensée en termes de retombées économiques et sociales.

28Le registre politique dans lequel sont puisées les justifications aux extensions urbaines provençales se résume à des questions de salubrité, généralement soulevées par une démographie jugée excédentaire, et de sécurité. À Aix le cardinal Mazarin évoquait la croissance démographique que connaissait la ville depuis un siècle, et le reflux d’une part toujours plus importante de la population vers le faubourg Saint-Jean, au sud de la cité. Cette croissance incontrôlée altérait selon lui la beauté de la ville, et faisait courir un risque important de contagion en cas d’épidémie44. Si la population aixoise a effectivement doublé entre 1545 et 1695, passant de 15000 à 30000 habitants45, sa superficie a quant à elle presque triplé sur la période pour atteindre 75 hectares46. La faible densité d’occupation du quartier Mazarin observée au travers de la capitation de 1695 achève d’écarter les nécessités démographiques pour justifier l’agrandissement de 164647. Le lotissement du quartier répondra avant tout à des attentes culturelles et tout particulièrement nobiliaires48. Dans la cité portuaire de Marseille, les justifications avancées à propos de l’agrandissement s’engouffrent encore davantage dans la brèche sanitaire, tout en déployant des ramifications politique, économique et esthétique. Si l’on évoque dès février 1666 de possibles gains financiers pour la monarchie49, ainsi que l’amélioration de la salubrité générale du site par l’ouverture de larges rues droites et aérées, on voit également dans l’agrandissement l’occasion d’ériger une ville digne de la grandeur du monarque. Ces différentes justifications – économique, politique, sanitaire et esthétique – forment « l’intérêt public » sur lequel s’appuie l’intendant des Galères pour mener à bien le projet50. En effet, dans ses lettres patentes de juin 1666 qui ordonnent officiellement l’extension de la ville, Louis XIV s’émeut de l’incommodité dont souffrent les négociants dans une ville si peuplée, et si étroite51. La principale victime en serait d’ailleurs le commerce. Ce dernier pourrait s’épanouir davantage si seulement il y avait de grands magasins et des logements de qualité pour les étrangers. L’agrandissement serait ainsi le moyen le plus utile et le plus nécessaire pour rendre le commerce florissant.

29Cette dimension économique qui semble en partie motiver l’embellissement marseillais est également au point de départ de l’extension aixoise. Dans la capitale provençale, et au-delà de la seule amélioration esthétique d’un espace public, le cardinal Mazarin souhaite profiter de cette opération pour accroître ses finances personnelles. Dans l’enquête qu’elle diligente en janvier 1648 afin d’apprécier l’utilité d’aliéner le jardin de l’archevêché, la papauté vérifie que la nouvelle destination du secteur, un espace urbanisé en lieu et place d’un espace agricole, sera financièrement plus avantageuse que la précédente52. Sans surprise, l’enquête conclut de manière positive : de 2000 livres de rentes annuelles par la location des jardins, l’archevêque escompte un capital annuel de 4000 livres par ce lotissement. Ici, l’utilité de l’extension apparaît davantage personnelle et financière que profitable au public de la ville en général.

30À Marseille, de grands espoirs sont fondés sur les retombées économiques attendues en vertu de l’extension. En effet, une ambition anime constamment l’intendant des galères et l’administration royale dans cette affaire : le commerce, et sa vitalité. Par la création de cette « nouvelle ville », on espère que Marseille se positionnera comme « la clef du commerce » à l’échelle du royaume53. L’agrandissement de la ville est vu comme un des moyens, sinon le principal, pour atteindre cet objectif. La beauté de la nouvelle ville permettra tout à la fois d’attirer et d’éblouir les marchands étrangers, qui ne pourront que s’incliner devant la puissance du monarque français54. L’aménagement urbain remplirait une fonction politique et symbolique forte. L’administration centrale fait indirectement reposer ici, dans sa manière de gouverner, la vigueur du royaume tout entier sur le développement et la vitalité d’une seule ville.

31Nous touchons là une des dimensions de cette « utilité publique » tant de fois avancée par les promoteurs et les opposants aux projets d’extensions urbaines. Lorsqu’elle est évoquée dans le seul cadre d’opérations d’urbanisme, cette expression se confond avec la notion d’embellissement employée par les sources, et renvoie aux concepts de sécurité, salubrité, et de décoration des villes55. Pourtant le recours à ce principe, qui ne revêt pas encore de définition juridique et relève essentiellement du registre politique, fait référence à un corps idéologique plus vaste en cette période de renforcement brutal de l’autorité royale. Les différents acteurs en présence au moment de mettre en place ces projets rencontrent des difficultés pour s’accorder sur cet intérêt général qui doit accompagner ces réalisations urbaines. À Marseille, et au-delà du seul agrandissement, les échevins ont vivement débattu avec le pouvoir royal autour du « bien public » de la cité. Il apparaît que si pouvoir royal et échevinage poursuivaient tous deux le bien public comme objectif de gouvernement, en revanche leur définition du terme divergeaient. Quand la monarchie envisage l’intérêt général à l’échelle du royaume, avec Marseille comme fer de lance de sa politique commerciale, les échevins – appartenant au monde de la Loge, donc des négociants – concevaient le bien public à l’aune de la bonne santé de leurs affaires, et d’une véritable autonomie dans la manière de les conduire56.

32L’emprise idéologique grandissante du pouvoir royal sur l’évolution des villes de son royaume ne doit pourtant pas masquer les réalités propres au terrain. En démêlant les fils complexes qui relient et soutiennent chacune des parties en présence lors de ces opérations, il apparaît que la gestion de ces processus de croissance échoit, principalement, aux membres privés et publics de la société locale, concernés au premier chef par ces bouleversements de leur cadre de vie. Une extension urbaine, a fortiori lorsqu’elle intervient sur des faubourgs existants, doit composer avec une situation sociale, spatiale et économique établie depuis plusieurs décennies.

De la campagne à la ville, ou le pouvoir de la planification

33La géographie a montré depuis longtemps que « les formes urbaines sont le produit de l’histoire », le résultat de l’accumulation d’« une somme d’expériences historiques », et plus largement du « temps consolidé57 ». L’idée de « sédimentation » urbaine nous invite donc à faire un bref retour sur le cadre matériel, spatial et paysager dans lequel les deux lotissements étudiés se situent. Leurs configurations matérielles et les pratiques fonctionnelles et spatiales qu’ils induisent vont jouer un rôle déterminant dans l’évolution des formes urbaines de ces quartiers.

34Entre l’espace conçu sur le papier par les planificateurs aixois et marseillais, et les formes urbaines qui ont par la suite pris corps sous l’action conjuguée de ces autorités et de celle des particuliers, un processus de transcription a eu lieu58. Il a fallu en effet traduire les lignes du plan en des réalités matérielles, et les transposer au sein de l’espace physique de la ville. C’est ce passage du papier au concret, mais surtout les intentions des administrateurs publics à ce sujet, que nous commencerons à explorer.

Aux origines des deux futurs quartiers

35Les faubourgs constituent encore aujourd’hui un angle mort des études urbaines consacrées à l’époque moderne. La plupart des travaux consacrés à ces espaces marginaux des villes préindustrielles se focalisent sur leurs structures socioprofessionnelles59. Les dimensions morphologiques, matérielles et spatiales de ces ensembles relativement incertains sur le plan du droit n’ont encore guère retenu l’attention pour la période qui nous occupe60. Des études ponctuelles, pour la plupart archéologiques, nous éclairent cependant çà et là sur les usages et la matérialité de ces zones61. Leur étroite proximité avec l’espace intra-muros leur confère un statut à part dans les représentations urbaines, dans la mesure où ces lieux participent au fonctionnement général et quotidien de la cité (approvisionnement, lieux d’activités sensibles, espaces résidentiels « secondaires »)62, et en constituent le prolongement naturel à une époque où les espaces à lotir dans la ville centre se font de plus en plus rares. Le croisement d’une multitude de sources antérieures aux opérations atteste un usage pluriel des espaces faubouriens à Aix et Marseille, laissant ainsi des traces au moment de leur urbanisation.

Des espaces d’implantation pour les ordres

36Nous évoquions la configuration des embellissements aixois et marseillais, qui procèdent par absorption des faubourgs existants à leurs marges. En effet la capitale aixoise intègre le faubourg Saint-Jean situé au sud-est de la ville, et la mense archiépiscopale localisée le long des remparts sud. Le secteur concerné par l’extension appartient pour partie à l’archevêque, pour partie à la commanderie Saint-Jean-de-Jérusalem, devenue Ordre de Malte au xvi^e siècle. La portion faubourienne est, quant à elle, fragmentée en une multiplicité de propriétaires. La destination première de la mense archiépiscopale est largement agricole, nous y reviendrons. Néanmoins cet espace aux confins sud de la ville médiévale, coincé entre les chemins de Marseille et de Toulon, accueille depuis le xiii^e siècle l’ordre de Malte et son église en lisière sud-ouest du faubourg Saint-Jean. Le bâtiment était entouré de terres d’une superficie d’environ 1,5 hectare, pour la plupart plantées de vignes et d’oliviers63. L’isolement procuré par cette « enclave » semble avoir séduit d’autres établissements religieux dans les décennies précédant l’agrandissement. Ce fut le cas des religieuses Carmélites, autorisées par des lettres patentes d’avril 1625 à disposer d’une portion de la mense archiépiscopale. Au moment de l’agrandissement, une épaisse et haute clôture sépare leur jardin d’environ 6000 m² du reste du « monde64 ».

37Le cas marseillais apparaît plus morcelé dans la mesure où le périmètre concerné par l’extension est composé d’une constellation de faubourgs aux destinées spécifiques depuis l’époque médiévale. À partir du xv^e siècle, le nom de faubourg Saint-Louis prendra le pas sur tous les autres en référence aux reliques de Saint-Louis évêque conservées par les franciscains installés depuis 1215. Le couvent, comme le faubourg d’ailleurs, ne résisteront pas aux destructions volontaires décidées en prévention du siège de la ville par les troupes impériales en 1524.

38Entre le milieu du xvi^e siècle et la fin du xvii^e siècle, au moins huit congrégations vont s’installer dans cet ensemble de faubourgs65. Ces établissements vont délaisser les axes principaux séparant la ville des faubourgs pour privilégier le réseau vicinal secondaire forgé au fil des siècles. Ce tropisme conventuel doit cependant composer avec la vocation agricole et maraîchère du quartier. Ces espaces limites sont en effet sollicités pour un approvisionnement immédiat de la ville en nourriture.

Figure 3. – Restitution du cadre urbain aixois à la fin du xviii^e siècle.

Des espaces agricoles pour nourrir la ville

39La vocation agricole dans le cas aixois est des plus explicites. Les deux tiers de l’agrandissement se déploient sur la mense archiépiscopale de l’Archevêque, qualifiée par les lettres patentes de janvier 1646 autorisant le projet de « beau et grand Jardin et Prés66 ». De nombreux documents de la pratique administrative évoquent çà et là « closture, vigne, et verger », notamment chez l’ordre de Malte67. On mentionne également les possessions de particuliers, comme les vignes du sieur de Villamus où passe un vallon pour l’eau d’arrosage des jardins68, le terrain de l’apothicaire Antoine Fenouilh pour cultiver des plantes médicinales69, ou encore l’écluse et le moulin à blé appartenant au conseiller au Parlement Margaillet70. En plus de ces exploitations individuelles, la mense archiépiscopale est arrentée depuis la seconde moitié du xvi^e siècle en une multitude de jardins potagers et de vergers dont les jardiniers en « vandoit les herbes du jour à la journée71 ». Leur proximité avec les points névralgiques de distribution intra muros en faisait certainement des rouages essentiels du système d’approvisionnement urbain.

40Plusieurs gravures du xvii^e siècle nous permettent d’appréhender les faubourgs de Marseille le long des remparts est de la ville72. Quelques bâtiments, jardins et champs se laissent apercevoir dans les marges des représentations. Plus l’on s’éloigne de la ville, plus les chemins deviennent secondaires et se dispersent le long de cultures de plus en plus vastes. Ces représentations révèlent rapidement leurs limites, et le recours à une documentation administrative et fiscale s’avère indispensable. Un rapport municipal de juillet 1669, réalisé dans une véritable démarche prospective en vue de l’aménagement imminent du secteur, témoigne de sa dimension rurale73. Un ruisseau le traverse et permet l’arrosage des vastes cultures qui composent ces faubourgs. Les lices qui leur font face, appelées Lou Grand Caire, forment un large espace au pied des remparts qui constitue un carrefour et un lieu de passage primordial au débouché des chemins du terroir. La place longiligne ainsi formée accueille un important marché de fruits et légumes en provenance du terroir74.

41Depuis l’époque médiévale, ces espaces aux abords immédiats de la ville représentent également de précieuses réserves agraires. Deux ensembles peuvent être distingués. Il y a d’abord une multitude de jardins intégrés aux différentes maisons d’habitations présentes dans la zone. Les particuliers et les congrégations religieuses disposent quasiment tous d’un potager permettant leur subsistance, au moins partielle. On repère ensuite de vastes domaines aux mains de l’élite locale qui oscillent entre 0,5 et presque 2 hectares75. La plupart de ces grandes propriétés se trouvent à l’est du glacis de maisons faisant face aux murailles de la ville, lorsque le faubourg se meut progressivement en terroir. Il ne s’agit pas d’espaces d’agréments, mais bien d’exploitations dont les propriétaires espèrent tirer un revenu. Aux côtés de la vigne qui domine très largement la production, on trouve des fruitiers (figuiers, oliviers) et du maraîchage. Sur le plan strictement matériel de l’habitat, le secteur de l’agrandissement semble se parer au milieu du xvii^e siècle d’une enveloppe davantage villageoise qu’urbaine. Des basses-cours, des greniers à foin et des puits composent les rares descriptions disponibles76. Au-delà des jardins et parcelles cultivés dans ces faubourgs, ces espaces sont desservis par de nombreux chemins ruraux qui permettent un accès multiple à la ville et aux abords du port. Leur densité dans le cas de Marseille permet de comprendre l’implication étroite des faubourgs dans le dynamisme économique de la ville.

Les faubourgs marseillais, un levier économique au service de la ville centre

42La composition urbaine qui façonne ce secteur résulte d’un débordement lent mais continu depuis plusieurs décennies de la ville au-delà de son enceinte. Progressivement, cet espace suburbain s’est structuré et organisé, les chemins sont devenus des rues, des marchés se sont pérennisés et les auberges se sont multipliées. Cette zone constitue en 1666 un faubourg dynamique où s’est installée au fil du temps une population essentiellement composée d’artisans. L’élément le plus remarquable de cette activité économique s’incarne dans les nombreux logis installés aux marges de la ville. Leur présence est attestée tant par les sources que les fouilles archéologiques77. Le développement important qu’ils ont pu connaître à Marseille s’explique par l’activité commerciale de la ville et le dynamisme de son port à l’époque moderne. La proximité avec les portes de la ville d’une part, et du Grand Caire qui longe les murailles orientales et réalise la jonction entre les chemins d’Aix et de Toulon d’autre part, offre des perspectives économiques intéressantes en permettant le contournement de la ville intra-muros. On dénombre à partir des registres d’estimation du secteur pas moins de 18 auberges au moment de l’agrandissement de la ville78. Par ailleurs, la présence de nombreux magasins témoigne de la prédominance du commerce dans ces faubourgs79. Ces entrepôts indispensables au stockage des marchandises déchargées sur le port ou en transit avant leur expédition sont répartis dans l’ensemble des faubourgs concernés par l’extension.

43Ces structures antérieures à l’urbanisation ont certainement pesé sur le devenir de ces deux quartiers. Coincé entre les chemins de Marseille et de Toulon, réservé à la production agricole aux portes de la ville, le futur quartier Mazarin conservera son aspect d’enclave une fois loti. À l’inverse, ce qui deviendra le quartier Belsunce à Marseille constitue depuis le développement des faubourgs médiévaux un espace privilégié de circulation et d’échanges. L’identité sociale des individus déjà présents, comme celle des futurs investisseurs, conforte les voies divergentes empruntées par ces deux « nouvelles villes », qui s’inscrivent dans les traces laissées par les implantations précédentes.

Figure 4. – Reconstitution du secteur de l’agrandissement de Marseille avant 1666.

Dessiner une nouvelle ville

44Le contexte spatial propre à chacune des deux extensions provençales va conduire les administrateurs à développer des logiques planificatrices différenciées. Nous nous trouvons à Aix face à un propriétaire unique en possession de la totalité des droits individuels sur le sol, et devant mettre en œuvre une nouvelle organisation de l’espace à partir d’un terrain presque totalement vierge. À Marseille, l’autorité ordonnatrice doit composer avec un éclatement des droits fonciers entre une multitude de propriétaires, ce qui implique des contraintes juridiques et sociales fortes. Pour pallier ces difficultés, les administrateurs marseillais jouissent de prérogatives exorbitantes sur la propriété privée. Plus généralement, l’étude de ce qui constitue la première étape administrative de ces processus d’embellissement permet de prendre la pleine mesure des prérogatives d’une part, et des capacités concrètes d’action d’autre part, des autorités locales en matière de fabrique du territoire.

La planification d’un projet urbain à Aix

45L’ouverture du quartier Mazarin témoigne, par sa nature, d’une véritable démarche de préparation et d’anticipation. L’agrandissement se fait sur un terrain dont les trois quarts sont totalement vierges de constructions80. Un ensemble de documents révèle le processus planificateur à l’œuvre dans l’embellissement qui s’avère alors totalement sous le contrôle de l’archevêque et de ses hommes.

46Au sein d’un registre regroupant les rapports confectionnés pendant l’opération par Jean Lombard, contrôleur pour le roi des bâtiments et œuvres publiques de Provence81, se trouve un « rapport faict par Mathieu Roux arpanteur de la quantité des plasses de maisons qui sont dans lagrandissemant », en date du 29 mai 1645. Une année avant le lancement officiel de l’affaire, l’expert estime que le secteur de l’agrandissement peut accueillir jusqu’à 614 places de maison. Nous reviendrons plus loin sur cette conception du lotissement urbain qui raisonne non pas en superficie disponible, mais en unité parcellaire viabilisée. Après cette première estimation, et pendant encore plusieurs mois, le quartier n’a encore d’existence que sur le papier. Après quelques tergiversations sur sa validité82, un plan est définitivement adopté le 14 juillet 1646 au moment de la conclusion d’un accord avec les consuls de la ville83.

47Parallèlement à ces tractations planimétriques, un arpentage est réalisé en juin afin de délimiter le périmètre de la nouvelle ville, et déterminer le tracé des murailles et fossés de la nouvelle enceinte84. Connaissant désormais la superficie totale du futur quartier, les experts proposent une nouvelle estimation du nombre de parcelles qui composeront la nouvelle ville. Ce sont près de 566 lots pour le jardin de l’archevêque, et 318 pour l’enclos de l’ordre de Malte, qui pourront être cédés à des particuliers. Une semaine après la rédaction de ce rapport, des piquets sont plantés au sol afin de matérialiser l’emprise du nouveau quartier85. Pour l’heure, les îlots ne sont pas encore inscrits, mais le quartier quitte le stade du projet pour prendre corps au sein de la matérialité physique de la ville. Le 10 juillet, quelques jours seulement avant la conclusion d’un accord avec les consuls, l’emprise finale des rues est arrêtée86. Les îlots qui composeront l’embellissement voient leur forme et leur superficie fixées. Les arpenteurs de l’archevêque sont alors en mesure de préciser la surface totale du réseau parcellaire ouvert au lotissement. L’agrandissement aixois propose près de 1200 « plasses à bâtir maison » de 32 cannes carrées, soit environ 15,3 hectares ouverts au lotissement.

48On décèle dans la mise en œuvre préparatoire de l’agrandissement une logique de découpage de l’espace originale, qui raisonne en « place » ou parcelle disponibles. L’échelon parcellaire est considéré comme un étalon de mesure, une unité spatiale dans le lotissement. On retrouvera ce principe dans les ventes opérées, quelques mois plus tard, par l’archevêque Mazarin. Le prélat vend en effet des parcelles « standardisées », d’une surface de 32 cannes carrées87, avec liberté aux futurs acquéreurs d’en acquérir le nombre qu’ils souhaitent, et de les recouper selon leurs projets. Quelle que soit la superficie en jeu dans l’échange foncier, l’archevêque, ses experts, les consuls ou encore les particuliers, raisonnent tous en place, autrement dit en unité foncière de 32 cannes carrées. Sur le plan administratif, cette pratique semble remonter à la création du quartier de Villeneuve en 1583, comme l’atteste un rapport d’alignement de 1644 à propos d’une habitation du faubourg Saint-Jean88. Il apparaît par ailleurs que ces lots standardisés jouent le rôle d’unité fiscale, fonction sur laquelle nous reviendrons, et qui dénote du caractère programmatique du découpage spatial à l’œuvre dans l’agrandissement d’Aix. Au-delà de cette visée fiscale enfin, cette division de l’espace relève d’une dimension pratique dans l’aménagement physique du lieu. Elle permet de constituer au sol des rectangles de huit mètres par seize, que l’on peut facilement intégrer aux îlots orthogonaux prédéfinis dans le nouveau quartier aixois. Nous verrons ainsi ultérieurement comment ce découpage a facilité l’alignement des parcelles projetées.

49Avant d’être une marchandise et un ensemble de droits individuels, la propriété et l’appropriation du foncier résultent d’une création administrative et spatiale. C’est le réseau viaire, émanant du plan figuré, qui sert alors de matrice à la formation du nouveau quartier. Les parcelles, et leur agencement, n’apparaissent nullement sur le papier. Tout dépendra des échanges fonciers, et donc des choix individuels en la matière.

Tenir compte de l’existant à Marseille

50La planification de l’embellissement à Marseille ne démarre véritablement qu’une fois sa reprise en main par les échevins en mars 1668 pleinement assurée. Il faut cependant attendre le 20 mars 1669 pour qu’un plan définitif soit adopté89. Dans la foulée les échevins commandent un rapport général du secteur à Mathieu Portal et Gaspard Puget, architecte et géomètre de la ville90. Dans cette minutieuse description du terrain avant l’extension, les deux experts détaillent les transformations à effectuer, ainsi que les réserves foncières disponibles. Cette estimation de l’ensemble de la « nouvelle ville » constitue un document préparatoire qui vient compléter et enrichir le dessin par des considérations plus subjectives, et directement issues de la réalité du terrain.

51Cette volonté municipale de préparer au mieux la fabrique territoriale qui se joue, se retrouve dans le registre d’estimation des biens du quartier qui fut confectionné afin de procéder au calcul de la taxe immobilière dont les propriétaires devront s’acquitter pour financer l’opération91. À la fin du registre, qui établit la valeur des propriétés présentes avant l’extension, les terrains nus et les propriétés agricoles sont estimés. Contrairement aux relevés concernant les biens bâtis, les experts proposent, dans leurs estimations de ces jardins, des combinaisons d’aménagement. Ils calculent en effet, à l’instar de ce que nous avons constaté pour Aix, le nombre de places de maisons disponibles dans chacun des terrains, et la disposition que pourraient prendre les futures maisons afin de rentabiliser l’espace en question92. Ici, l’enquête fiscale prend une dimension prospective et planificatrice. Si ces indications ne revêtent pas une nature prescriptive, elles dénotent d’une certaine rationalité dans l’aménagement.

52Comme dans le cas aixois, et dans l’ensemble des villes du royaume de France, il est nécessaire de transformer en ordre juridique la volonté administrative de matérialiser, au sol, l’organisation spatiale du futur quartier. Cependant, la présence de nombreuses maisons rend alors complexe la mise en œuvre matérielle du projet. Face à la complexité du contexte topographique, l’autorité municipale – via son Bureau de l’agrandissement sur lequel nous reviendrons à la fin de ce chapitre – recourt abondamment à la pratique de l’alignement. Sans entrer pour le moment dans les détails de cette procédure, on constate une pratique de l’alignement relativement originale, faite d’accommodements et de compromis, alternant entre la mise au pas des rues selon le plan93, et la destruction de maisons pour se conformer au projet94. Dans le premier cas, l’action spatiale de la municipalité consiste à exploiter « le potentiel de l’agencement préexistant », la plupart du temps lorsque la rue projetée traverse un ensemble de terrains vierges. Dans le second, elle joue de ses droits suréminents sur la propriété privée pour obtenir l’arrangement désiré – nous y reviendrons aussi – en agissant sur des maisons en élévation situées en bordure d’une voie dont la direction s’inspire d’un ancien chemin. Dans tous les cas, qu’il s’agisse de pratiquer une politique de la « table rase » ou de « faire » avec l’espace originel, les échevins contribuent à mettre en place et en forme de nouveaux agencements territoriaux95.

53Cette esquisse sur les modes de planification privilégiés à Aix et Marseille situe l’action des ordonnateurs de la croissance dans la phase programmatique de leur projet. Dans le quotidien de la mise en œuvre concrète de ces extensions urbaines, et pour ce qui a trait à la gestion de ces villes « en train de se faire », ce sont les autorités municipales qui assurent la régulation des mécanismes de fabrique territoriale.

Coordonner et gérer la croissance urbaine

54En schématisant les développements précédents, il est possible d’entrevoir la fabrique territoriale à l’époque moderne comme le résultat de l’action conjuguée du pouvoir royal pour les initier, et des autorités locales pour les coordonner. Pour ce faire, deux voies sont empruntées dans les exemples étudiés. Dans une opération qui relève originellement de l’archevêque de la ville, les consuls aixois vont progressivement reprendre la main sur une création pour laquelle ils ne souhaitaient pas investir. À Marseille en revanche, les édiles vont faire preuve d’une certaine originalité, puisant alors dans une expérience ancienne en la matière, pour créer une institution ad hoc et exclusivement consacrée à cette affaire : le Bureau de l’agrandissement. Dans les deux cas cependant, la gestion de la fabrique de la ville repose de plus en plus sur un personnel technique et professionnel, et ce au sein d’un cadre juridique en voie de fixation.

Aix, une récupération municipale

55Au vu des éléments qui précèdent, on peut résumer l’organisation de la fabrique territoriale à Aix de la manière suivante. Usufruitier du terrain de l’embellissement, autorisé par sa hiérarchie à le transformer, et maître des éléments publics qui le composent en vertu d’une donation royale, l’archevêque Mazarin organise son lotissement autour d’un système reposant conjointement sur les institutions étatiques et des hommes spécialement mandatés par lui. Par la combinaison d’instances privées et personnelles, et de structures publiques et étatiques, le prélat a développé un complexe mi-privé mi-public de gestion de la croissance urbaine. Les grands absents de cette organisation sont les consuls de la ville, alors même que l’affaire vise à produire un nouvel espace citadin. Malgré leur renoncement volontaire à participer à l’extension96, les édiles municipaux vont progressivement intégrer les différents éléments composant ce secteur à leur champ de compétences. À terme l’archevêque, pourtant originellement propriétaire usufruitier de l’intégralité de la zone urbanisée, va perdre toute propriété sur le sol pour ne conserver qu’un droit éminent sur le réseau parcellaire.

56On assiste en effet, au fil des années, à une montée en puissance de la Ville sur l’opération, qui favorise l’intégration progressive du quartier au système urbain général et préexistant. Cette incorporation, tant spatiale que juridique, s’est faite au gré d’interventions municipales dans différents domaines. Globalement, ce sont des impératifs d’ordre public – circulation, sécurité, salubrité – qui ont impulsé et guidé cette récupération. Un dossier composé de requêtes émanant des magistrats de la ville permet de repérer plusieurs champs d’action. En sollicitant le Conseil du roi, l’intendant, ou le Parlement, voire en adoptant eux-mêmes des délibérations, les consuls entendent faire reconnaître leurs droits sur un ensemble d’éléments du domaine public de la ville. Par petites touches, les magistrats municipaux vont manifester leur autorité sur différents champs de la fabrique et de l’administration territoriale du nouveau quartier.

57Ils témoignent ainsi, dès 1646, de leurs préoccupations et mécontentement à propos du tracé et de l’ouverture des rues du nouveau quartier97. Le second secteur où les édiles manifestent leur intention de contrôler le développement urbain concerne l’état d’avancement de plusieurs infrastructures publiques. En mars 1648, ils dénoncent les retards pris dans l’édification de la « gardette » (maison du garde) de la nouvelle porte Saint-Jean98. Parallèlement, la question de la construction des murailles concentre l’essentiel de leurs actions. Le contrat conclu avec l’archevêque en juillet 1646 accordait au prélat un délai de deux ans pour bâtir la nouvelle enceinte. Dès le 2 janvier 1649 les consuls établissent un acte de sommation à l’encontre de Maurice Traversery, le procureur de l’archevêque en charge des travaux publics99. Trois nouvelles requêtes au moins sont envoyées à l’intendant en 1651 afin de relancer un chantier qui semble être au point mort100. Les édiles mobiliseront d’autres organes municipaux afin de renforcer leur action. Ainsi, le Bureau de la santé porte-t-il « injonction a Mr Traversery et ouvriers de travailler incessamment a la porte Saint-Sauveur101 ». En 1656, soit dix ans après le lancement des travaux, il semble pourtant que l’édifice ne soit toujours pas achevé102. L’étroite attention portée par les consuls à cet élément public du dispositif urbain n’a rien de surprenant. Contribuant directement à l’intérêt public de la ville, en assurant sa défense contre les guerres et les épidémies, les murailles participent du mythe fondateur des cités modernes dans l’imaginaire de leurs habitants103. Enfin, le volet financier du chantier de la nouvelle enceinte intéresse également les magistrats aixois, nous y reviendrons104.

58Bien qu’ils aient fait le choix de ne pas contribuer financièrement à l’urbanisation du quartier Mazarin, les consuls d’Aix se sont progressivement attachés à en reprendre la direction et l’administration. Ils ont très rapidement racheté la propriété dont bénéficiait Mazarin sur les éléments publics du nouveau quartier en vertu de la donation royale105. C’est au nom de cette propriété nouvellement acquise que les édiles aixois justifient leur légitimité à agir et à assurer le respect de l’ordre public urbain dans le cadre d’une opération relevant de « linterest du public et décoration de la ville106 ».

59La soixantaine de requêtes déposées par les consuls attestent, par le contrôle qu’ils entendent avoir sur le déroulement de l’affaire, leur ambition de voir intégrer le nouveau secteur à l’ordre juridique et spatial dont ils ont déjà la responsabilité : celui de l’ensemble de la ville. En affirmant leur autorité sur différents éléments composant la matérialité physique de ce nouvel espace, les édiles manifestent leur intention de reprendre en main une affaire dont ils s’étaient pourtant, à l’origine, volontairement exclus. Ce système de gestion de la croissance, où la fabrique privée et publique de la ville sont séparées – la première étant assurée par l’archevêque comme nous le verrons, la seconde réalisée sous le contrôle de la ville –, ne correspond pas aux réalités du terrain marseillais. Dans la cité portuaire, ces deux champs d’intervention sont réunis dans les mains d’une seule et même institution, et spécialement créée pour l’occasion : le Bureau de l’agrandissement.

Le Bureau de l’agrandissement de Marseille, coordonnateur des aspects publics et privés de la croissance

60Farouchement opposés en 1666 à la décision d’agrandir la ville, les échevins de Marseille décident deux ans plus tard, certainement pour mieux en amenuiser les effets jugés négatifs, de prendre la direction de cette affaire. L’acte de subrogation conclu le 6 mars 1668 leur confie ainsi la gestion totale de l’opération107. Les magistrats marseillais vont alors se transformer en exécutants zélés des volontés royales, en faisant preuve d’une certaine originalité sur le plan institutionnel à même de leur garantir la maîtrise du développement urbain qui est en jeu. Par une délibération du conseil de ville d’août 1669, ils vont donner naissance à un organe spécifiquement chargé d’assurer l’exécution du plan de l’agrandissement, dans ses facettes publiques et privées : le Bureau de l’agrandissement108.

61Une étude exhaustive des délibérations de cet organe actif entre 1669 et 1698 nous livre ainsi de précieux renseignements sur les modalités de gestion et de coordination de la fabrique d’un nouveau territoire urbain109. Les centaines de réunions du Bureau, et les plus de 1 500 de délibérations émises, permettent d’observer la manière dont une institution municipale mène une telle opération, où s’entremêlent des enjeux publics et privés. L’étude de son fonctionnement et l’identification de ses attributions révèlent les outils et les techniques à sa portée, mais aussi les pratiques qu’a pu avoir cette instance de ces différents instruments de gestion d’une « ville en train de se faire110 ».

62À partir de ce véritable journal de bord de l’opération, l’analyse se calque ici sur les différentes échelles d’action du Bureau. La fondation et la constitution de l’organe municipal d’abord, sa composition et ses attributions ensuite, et enfin son action concrète sur le terrain et ses relations avec la population, offrent les moyens de mieux cerner la coordination des processus administratifs et sociaux de fabrique d’un paysage urbain sous l’Ancien Régime, et les conditions de son intégration à l’ordre urbain préexistant111.

Un Bureau entre tradition et création

63La délibération municipale qui institue officiellement le Bureau justifie en ces termes sa création :

« au vu de la grande quantité d’affaires dont les sieurs échevins se trouvent accablés il est nécessaire de commettre des directeurs qui conjointement avec les échevins prendront garde que tout se fasse conformément au plan et alignement, géreront la construction des nouvelles murailles, procéderont à la vente des places, dédommagement des propriétaires, et généralement de tout ce qui dépendra dudit agrandissement112 ».

64On remarque donc à la lecture de cet acte fondateur que les attributions du Bureau sont aussi vastes qu’imprécises. L’analyse de ses décisions nous permettra plus loin d’affiner ses champs de compétences.

65Il convient pour le moment de replacer cette création administrative dans le contexte historique marseillais, marqué par une tradition municipale forte en matière de voirie. En effet, depuis le Moyen Âge, Marseille entretient une pratique municipale poussée dans de nombreux domaines, et particulièrement la voirie. Trois prudhommes maçons étaient nommés chaque année pour administrer la petite voirie113, remplacés à la fin du xiv^e siècle par les « Six de la Guerre » chargés, au nom de la sécurité de la ville, de l’entretien des remparts. Aux temps modernes, les attributions municipales en matière de voirie ont été confirmées par différents règlements de police (1555 et 1660)114, et les édiles marseillais ont tenu tête aux prétentions des trésoriers généraux de France d’Aix pour reprendre la main sur ces questions115.

66Pour autant, le Bureau de l’agrandissement n’apparaît pas comme un cas isolé au sein de la France d’Ancien Régime. De nombreux corps municipaux sur l’ensemble du territoire se sont eux aussi saisis de semblables attributions en termes de production et d’aménagement de l’espace urbain. Avec des nuances propres au contexte local, les villes de Paris116, de Valenciennes et de Lille117, ou encore d’Amiens118, disposaient théoriquement de semblables compétences en matière de voirie et de décoration architecturale. Si Marseille ne fait donc pas exception, il n’en demeure pas moins que le Bureau de l’agrandissement reste unique. Il s’agit en effet d’une création administrative pour un objet précis avec un véritable transfert de compétences des échevins au profit d’une institution ad hoc. De même, son caractère temporaire et strictement cantonné à l’agrandissement en fait un exemple singulier de gestion municipale de la croissance urbaine. Ses modalités concrètes de fonctionnement renforcent clairement cette originalité, où les dimensions publiques et privées de la fabrique d’un paysage citadin se trouvent réunies entre les mêmes mains.

Fonctionnement et acteurs

67Le Bureau est originellement constitué de six directeurs élus pour un an, auxquels il faut ajouter les échevins et l’assesseur de la ville qui sont invités aux réunions. En 1675, au moment où l’intendant des galères est déchargé de la gestion de l’embellissement, leur nombre passe à 12. Désormais ils ne sont plus nommés par les échevins, mais élus à la ballote secrète. Ils sont pour la plupart des marchands bourgeois ou des hommes de loi, plus rarement des nobles. Dans tous les cas, ils appartiennent presque tous à l’élite politique et économique de la ville.

68Originellement, le Bureau avait décidé de s’assembler une fois par une semaine119. Dans la pratique, ils ne maintiendront ce rythme hebdomadaire que jusqu’en décembre 1678, avec trois réunions par mois en moyenne, délibérant à 1115 reprises (67 % du corpus). Le rythme des réunions devient mensuel dans les années 1680, et s’éteint progressivement dans la décennie suivante (35 réunions et 85 décisions). Aucune règle spécifique n’est mentionnée dans l’acte constitutif du Bureau quant aux modalités de prise de décision lors des réunions. Les délibérations révèlent qu’un principe de collégialité est appliqué, et que les directeurs votent pour approuver une décision.

69Une étude de l’origine des sujets abordés démontre une grande souplesse dans le fonctionnement quotidien de l’institution. Si certains thèmes sont directement dictés par l’avancée des travaux, une grande majorité des points abordés sont le fait d’une sollicitation directe du Bureau par des particuliers, se présentant en personne le jour des réunions. Parfois ce sont les directeurs eux-mêmes qui décident de convoquer directement l’intéressé afin d’éclaircir certains points, ou pour le contraindre à s’acquitter de ses dettes120. Ce dialogue direct entre administrateur et administré est renforcé par une pratique constante de la visite sur le terrain. Véritable instrument de gestion de l’espace urbain en cours de formation, la visite est déléguée à un directeur différent à chaque bureau, intitulé « directeur semanier121 ».

70L’étude des délibérations adoptées permet de préciser davantage les enjeux que recouvre la gestion d’une telle extension citadine, et les ressources qui façonnent son paysage. La régulation du marché de l’immobilier, l’aménagement urbain public et privé, et le contrôle de la construction au sens large, forment les piliers de l’interventionnisme municipal à Marseille sur l’espace de la ville.

Marché immobilier, aménagement urbain, police de la construction

71Le Bureau joue d’abord le rôle d’une plateforme de mise en relation entre vendeurs et acheteurs de places à bâtir maison. Il imprime à cet effet des affiches afin que les acquéreurs potentiels se présentent lors des réunions122. Néanmoins, nous y reviendrons, les particuliers recourent le plus souvent à leur propre circuit de communication pour s’échanger des biens immobiliers. Le Bureau est donc avant tout un relais de la Communauté afin de vendre les parcelles acquises par cette dernière123. Il s’emploie également à céder à des maçons, au nom de la ville, des matériaux et débris issus de démolitions, tant pour des travaux publics que pour des constructions privées, participant ainsi à la formation d’un véritable circuit d’échanges de ces produits124. La forme que prend le Bureau dans ces échanges de biens immobiliers, comme interface dans ce marché des maisons, fait de cette institution un véritable régulateur de cette activité. Un des objectifs ici est de rationaliser au maximum la répartition des chantiers dans la ville, et de limiter ainsi les perturbations engendrées par leur multiplication.

72La seconde tâche essentielle du Bureau est de procéder à l’aménagement matériel de la ville, autrement dit, et comme indiqué dans son acte de création, de faire exécuter le plan levé pour cette opération. Cette mission recouvre deux domaines. Le premier concerne les travaux et aménagements publics, et particulièrement l’attribution des marchés via une procédure d’enchères « au moins-disant125 ». L’autre attribution du Bureau en matière d’aménagement concerne le réordonnancement du parcellaire privé, afin de le conformer au plan projeté de la nouvelle ville. Cette tâche est certainement celle qui l’occupe le plus. C’est cette prérogative qui donne au quartier, par touches successives, son nouveau visage. Les documents instituant cet agrandissement de 1666 sont muets quant à des règles décoratives à imposer à l’ensemble du secteur concerné. Cependant, le Bureau et les directeurs de l’agrandissement fixent à plusieurs reprises des servitudes architecturales pour l’édification de certains édifices. Ces réglementations décoratives peuvent concerner les murailles de la ville126, des maisons qui doivent respecter l’ordre architectural de leur voisin127 ou le dessin que le propriétaire a lui-même proposé128, ou encore le type d’arbres à planter le long de certaines voies publiques129. Enfin, et c’est le point le plus important, toute construction nouvelle doit être validée par le Bureau et ses directeurs130. Au travers de la pratique de l’alignement, sur laquelle nous reviendrons, l’autorité municipale procède au réordonnancement progressif de l’ancien faubourg médiéval.

73Parallèlement à ces deux prérogatives principales – gestion du marché immobilier et aménagement physique de la ville – un dernier champ d’action se fait jour, sorte de point de convergence et d’aboutissement des deux premiers : celui d’une police urbaine et de la construction. Il paraît peu surprenant qu’une institution comme le Bureau de l’agrandissement soit dépositaire de cette faculté de gouverner des populations au sein de l’espace urbain, lorsque l’on sait que la voirie est l’un des principaux domaines d’action de la police d’Ancien Régime131. Il est en revanche moins courant qu’un organe municipal, constitué de toutes pièces pour une durée limitée, soit ainsi investi d’attributions de police urbaine dans le but premier de répondre à un impératif décoratif, celui de respecter le plan de l’agrandissement. Afin de rendre plus efficace son action, le Bureau est d’abord l’instance en charge de recevoir les plaintes des particuliers. Ces plaintes peuvent concerner des demandes d’indemnisation après expropriation132, ou pour des dommages dus à des travaux publics ou des travaux menés par des particuliers133. Mais cette fonction judiciaire est mineure comparée aux attributions de police du Bureau. Par attributions de police, il faut entendre ici tout ce qui relève à la fois de la voirie et de la gestion des populations en son sein. Nombreuses sont les délibérations qui, sans relever strictement de l’un de ces domaines, entrecroisent simultanément plusieurs de ces questions. Les directeurs sont alors vigilants par exemple à ce que la terre issue des creusements soit acheminée à des points bien précis de la ville134, ou encore à ce que l’on construise des barrières sur le cours, au centre de l’agrandissement, afin de « laisser le passage é la promenade plus libre au public », et « empescher des acidents facheux que ces voitures a roues causent ordinairement dans un endroit si frequanté é peuplé135 ». Les questions de salubrité intéressent également le Bureau, à propos notamment du creusement de canaux de dérivation des eaux qui ont tendance à croupir dans les zones en cours d’aménagement136. Enfin, une des attributions essentielles du Bureau est relative à la police de la construction. Un contrôle étroit est exercé sur les chantiers, dans leurs relations avec l’ensemble de la ville et à propos de leur respect de l’ordre public. L’encombrement des rues137, ou encore la solidité des édifices voisins de chantiers138, sont particulièrement surveillés139.

74Cette observation du versant opérationnel des administrateurs de l’embellissement permet de nuancer certaines interprétations encore vivaces à propos de ces phénomènes de croissance. Loin de l’image classique et encore prégnante d’un urbanisme royal qui imposerait unilatéralement ses cadres sans négociation, le Bureau de l’agrandissement, qui avait vocation à l’origine de décharger les échevins de cette lourde tâche, a su devenir bien plus qu’un simple outil au service de la municipalité. Cet organe spécifique et éphémère a réussi à imposer sa marque au projet, et à devenir la pierre angulaire d’un écheveau administratif plus large et plus complexe.

75Quant au mode d’action et de réflexion du Bureau lui-même, il convient de noter son extrême souplesse. Ses délibérations fourmillent d’exemples où les directeurs n’hésitent pas à s’affranchir du plan préétabli afin de faciliter sa mise en œuvre générale. Le plan est certes directif, il sert de modèle, mais la visite sur le terrain offre les moyens d’une adaptation au plus près d’une réalité dictant ses rythmes. Une grande place est ainsi accordée à la discussion et à la négociation avec les particuliers, afin de pouvoir moduler le plan d’origine140. Cet esprit de conciliation est également perceptible lorsqu’il s’agit de régler des conflits financiers liés à l’opération141.

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76Les deux expériences urbaines provençales dévoilent l’étendue des moyens d’action aux mains des autorités municipales, quelles que fussent originellement leurs attributions au moment du lancement de ces opérations. On assiste globalement à un partage, voire à un passage de relais, entre l’État monarchique et ses villes dans la planification puis l’exécution des embellissements urbains. Si ce panorama éclaire une réalité parfois galvaudée au moment d’observer ce phénomène généralisé de transformation des villes pré-industrielles, il n’en demeure pas moins incomplet. En quittant le versant institutionnel de ces opérations, pour plonger au cœur des actes de la pratique privée, ce sont les habitants eux-mêmes qui font leur apparition sur la scène urbaine. Souvent absents des réflexions sur la fabrique territoriale d’Ancien Régime, bien qu’ils en soient les principaux protagonistes, les citadins disposent d’un champ d’action d’ampleur sur la fabrique de la ville. Les droits qu’ils détiennent sur la propriété sont en effet considérables.