Introduction à la première partie

« Je vivais au cœur d’une ville presque davantage imaginée que connue […] : une ville où toutes les perspectives donnaient d’elles-mêmes sur des lointains mal définis, non explorés, un canevas sans rigidité, perméable plus qu’un autre à la fiction. »
Gracq Julien, La forme d’une ville, Paris, J. Corti, 2010 (1958), p. 4.

1Sur le plan strictement contextuel et événementiel, l’agrandissement d’Aix est sollicité en 1646 par l’archevêque de la ville, Michel Mazarin, frère du cardinal ministre du jeune Louis XIV. Ce projet d’extension, autorisé par des lettres patentes au mois de janvier, consiste à lotir la mense appartenant au prélat. Il s’agit de créer, sur un périmètre de 20 hectares, une nouvelle ville au sud du noyau urbain médiéval. Il faudra pour cela étendre l’enceinte existante, conduisant à l’incorporation au sein de la nouvelle entité citadine du faubourg Saint-Jean jusque-là hors les murs, et du jardin appartenant aux religieux de l’ordre de Malte, installés aux marges de la ville depuis le xii^e siècle. Notre étude se focalisera essentiellement sur les terrains appartenant à l’archevêque et à l’ordre religieux voisin, tous deux vierges de toute construction.

2Pendant que la capitale provençale mène à bien son embellissement, sa voisine marseillaise est en proie à de profondes réformes institutionnelles et urbanistiques. En mars 1660 Louis XIV se rend à Marseille, réforme l’ensemble des institutions municipales – qu’il confie aux marchands – et décide la construction d’un nouveau fort à l’entrée du port, celui de Saint-Nicolas, en vis-à-vis de celui existant, le fort Saint-Jean. Dans ce processus de rénovation et de transformation de la ville, il impose en 1665 l’installation d’un arsenal des galères, et place à sa tête un intendant tout entier dévolu à la gestion de cette nouvelle institution. L’année suivante, en 1666, le pouvoir royal accepte le projet d’un traitant particulier, le bourgeois François Roustan, d’agrandir la ville. Par des lettres patentes du 16 juin, l’échevinage et la population apprennent qu’au nom de la vitalité du commerce, la ville devra étendre ses murailles plus à l’est, et absorber plusieurs faubourgs médiévaux situés à ses marges. Cette extension est à l’origine d’un triplement de la superficie urbaine, passant de 65 à presque 200 hectares. Compte tenu de la documentation disponible, et afin de garder une cohérence dans la comparaison des deux villes provençales, notre étude se concentrera sur un secteur particulier de l’agrandissement marseillais, celui du futur quartier Belsunce, couvrant comme le secteur Mazarin d’Aix une superficie de 20 hectares. Cette zone fut lotie en priorité et en seulement trois à quatre décennies, et a focalisé l’essentiel de l’attention des particuliers et des autorités administratives.

Figure 1. – Composition de l’agrandissement de 1646 à Aix.

Figure 2. – Organisation topographique de l’agrandissement de 1666 à Marseille.

3 Ces deux accroissements urbains ne sont pas des cas isolés dans la France du Grand Siècle. Le règne de Louis XIV peut en effet être lu comme la matrice d’un « urbanisme classique » qui aurait marqué de son empreinte les embellissements des Lumières1. Cependant, les dizaines d’opérations d’aménagement qui émaillent le royaume à cette époque ne peuvent être saisies dans un même ensemble explicatif et descriptif. Il existait en effet, sur le plan formel au moins, une pluralité de modes de gestion de la fabrique urbaine à travers le royaume.

4Nous ne reviendrons pas, ou très peu, sur les bouleversements intellectuels qui ont accompagné, et parfois initié, les transformations des villes. Ce n’est pas tant l’histoire des projets urbains qui nous intéressent que les modalités d’organisation de ceux-ci. L’objectif de ce développement est d’abord de comprendre l’organisation de ces planifications urbaines, et d’identifier les acteurs en présence et leurs prérogatives respectives. L’enjeu est alors de se départir des visions étatistes qui ont souvent été mobilisées pour décrire ces phénomènes de croissance urbaine de l’époque moderne2. Si l’autorité royale est sollicitée dans ces opérations, elle n’en reste pas moins qu’un acteur – et certainement pas le principal – parmi une foule d’autres protagonistes.

5La relative discrétion du pouvoir monarchique que l’on observe ne signifie pas pour autant un désintérêt et un abandon complet de ces projets par les pouvoirs politiques. Les autorités locales, incarnées par les instances municipales de gouvernement, ont joué un rôle central dans ces extensions. En multipliant les actions pour réguler les mécanismes de production de l’espace, elles ont contribué à esquisser « l’ébauche du régime juridique des services d’intérêt collectif3 » que nous connaissons aujourd’hui.

6Nous ne pouvons cependant pas nous satisfaire de cette ouverture en direction de l’échelon municipal. En effet, un troisième type d’acteur est au cœur de ces mécanismes de fabrique de la ville, sans pour autant avoir fait jusqu’ici l’objet d’une étude approfondie dans un tel contexte urbain. En agissant sur l’espace citadin, les opérations d’embellissement interviennent directement sur la propriété privée. Constituée par un ensemble de droits, cette dernière fait ainsi entrer en jeu les habitants eux-mêmes, dont l’action dans ces mécanismes s’avère primordiale mais encore trop méconnue.

7 Les conditions qui ont présidé au lancement de ces extensions, les modalités de planification des projets et leur mise en œuvre au sol, nous permettront de restituer les rapports entretenus entre la monarchie, les villes et leurs habitants dans ces processus, et de mieux comprendre la distribution des rôles et des prérogatives de chacun d’eux.