« Le problème n’est pas tellement de savoir comment on en est arrivé là, mais simplement de reconnaître qu’on en est arrivé là, qu’on en est là : il n’y a pas un espace, un bel espace, un bel espace alentour, un bel espace tout autour de nous, il y a plein de petits bouts d’espace et l’un de ces bouts est un couloir de métropolitain, et un autre de ces bouts est un jardin public ; un autre (ici, tout de suite, on entre dans des espaces beaucoup plus particularisés), de taille plutôt modeste à l’origine, a atteint des dimensions assez colossales et est devenu Paris, cependant qu’un voisin, pas forcément moins doué au départ, s’est contenté de rester Pontoise. »
Perec Georges, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 2000 (1974), p. 14-15.

1Au moment où il écrit ces lignes, Georges Perec n’a certainement pas conscience qu’il s’inscrit au cœur même des problématiques qui vont profondément renouveler les études urbaines du dernier quart du xx^e siècle. En un paragraphe, cet écrivain de la ville pose avec une grande simplicité et une extrême clarté les enjeux soulevés par les complexes citadins. D’une part, l’espace ne dessine pas une réalité univoque et circonscriptible, mais des sous-ensembles multiples, ici un couloir de métropolitain, là un jardin public, soit « plein de petits bouts d’espace ». D’autre part, les entités urbaines sont ontologiquement inscrites dans le temps, et portent en elles un caractère évolutif qui explique leurs trajectoires différenciées. Malgré la richesse de cette proposition, il convient pourtant de la dépasser, car en effet, pour l’historien, le problème n’est pas de « reconnaître » mais bien de savoir « comment on en est arrivé là ».

Une vague d’embellissements dans la France moderne

2Il n’est pas nécessaire de remonter très loin dans le temps pour apprécier la cristallisation de hiérarchies urbaines qui déterminent, pour une large part, le semis des villes françaises actuelles. Les xvii^e et xviii^e siècles sont en effet marqués par un vaste mouvement de transformation de la forme des villes, qui a ouvert la voie à des vagues d’urbanisation intenses. Nombre de localités qui charpentent aujourd’hui l’armature citadine du territoire national ont été soit créées, soit considérablement agrandies ou remaniées, dans la seconde moitié de l’époque moderne1. Afin de consolider ses frontières et de réorganiser sa marine de guerre, le pouvoir royal initia la création des ports de Lorient (1666), Rochefort (1669), Sète (1670) et Brest (1681). Ailleurs il pouvait s’agir, comme pour les fondations de Richelieu (1631) et de Versailles (1661), de servir le prestige d’un grand personnage ou du monarque lui-même. Les renouvellements urbains de cette époque se déroulaient parfois sans modification de la forme générale de la ville, et visaient à reconstruire un centre ancien après une catastrophe (Rennes en 1720, Chateaudun en 1723), ou tout simplement à embellir le tissu existant (Paris et ses places, tout au long des xvii^e et xviii^e siècles). Enfin, la modernisation du cadre citadin pouvait prendre la forme d’une extension des structures existantes, autrement dit de la création d’une « nouvelle » ville aux portes de l’ancienne, comme ce fut le cas à Lille (1670), Toulon (1678) et Perpignan (1681), ou encore à Bordeaux, Lyon et Nantes au xviii^e siècle. Si l’évolution des structures urbaines est un phénomène qui se déploie et s’apprécie particulièrement dans la longue durée, la période qui couvre les années 1650 à la Révolution se distingue par la généralisation de ce mouvement transformateur d’une part, et surtout par le degré d’organisation qui préside à ces différentes opérations urbaines d’autre part. À partir du milieu du xvii^e siècle, les aménagements urbains se distinguent en effet par le souci de planification qui les anime.

3À côté de ce mouvement d’« embellissement » des villes, le « Grand Siècle » de Louis XIV est traditionnellement assimilé au renforcement et à la centralisation des pouvoirs administratifs de gouvernement aux mains de la monarchie. Il est alors fréquent de tisser des liens entre ces dynamiques politiques et territoriales, et de voir ainsi dans la concentration des prérogatives de l’État central la source, si ce n’est le support unique, des transformations urbaines de l’époque moderne. Outre son extrême simplicité, cette relation présente l’inconvénient majeur de présumer de l’inactivité et de la passivité des populations face à ces aménagements urbains.

Le laboratoire provençal

4Au sein de cette effervescence, les embellissements qu’ont connus les villes d’Aix et de Marseille à partir du milieu du xvii^e siècle offrent à l’examen critique deux événements à même de réviser ce lieu commun de l’histoire urbaine. Ces deux villes méridionales, respectivement capitale politique et moteur économique de la Provence, font tour à tour l’objet d’extensions importantes et organisées de leurs structures matérielles, successivement à partir de 1646 et de 16662. Par l’ampleur et la qualité de la documentation qu’ils nous ont léguée, ces deux terrains constitueront le laboratoire de nos interrogations et démonstrations. En se détachant des approches architecturales3, idéologiques4 ou morphologiques5 qui ont longtemps caractérisé l’histoire urbaine, pour se concentrer sur les processus juridiques et sociaux qui encadrent et accompagnent ces opérations, on se trouve en mesure d’apprécier l’action des habitants les plus divers dans des projets dont la finalité n’était alors rien de moins que de réformer complètement leur cadre de vie.

5Au-delà d’aspects strictement matériels, ces opérations urbaines sont par ailleurs à l’origine de profonds bouleversements politiques, normatifs et sociaux qui ont érigé l’espace, de sa production à son usage, en véritable « problème ». Cette recherche poursuit donc deux objectifs principaux : d’une part mettre en lumière les mécanismes à l’œuvre dans la fabrique de ces villes « en train de se faire6 » ; d’autre part mieux cerner dans ces processus la manière dont s’articulaient les logiques individuelles et les pratiques collectives, les volontés privées et les impératifs publics.

6De la parcelle à l’immeuble, et de l’îlot au quartier, les pages qui suivent invitent à réfléchir à la manière dont les villes étaient produites. Depuis le milieu du xx^e siècle, les revendications d’un droit à participer à la transformation de nos espaces se multiplient sur toute la surface du globe, se prolongeant et se transformant parfois en mouvements sociaux plus large, où l’espace constitue le point de départ et de cristallisation d’aspirations à un mieux-être plus global. Un regard rétrospectif sur nos sociétés passées, notamment par la mise en lumière des mécanismes opérant en matière d’aménagement urbain sous l’Ancien Régime, permet de situer et de comprendre le moment où la ville est devenue un véritable enjeu politique, social et symbolique au sein des sociétés modernes.

La ville, objet autonome en histoire

7Si la ville d’Ancien Régime constitue depuis longtemps un objet d’étude historique7, il a fallu attendre le début des années 1970, et le travail pionnier de Jean-Claude Perrot8, pour qu’elle acquiert pleinement son autonomie et sa légitimité au sein d’une discipline obnubilée par son projet d’« histoire totale9 ». Par son travail sur Caen au xviii^e siècle, Perrot proposa de faire de la ville un objet d’étude à part entière à même d’éclairer des comportements sociaux, et non le simple décor d’une histoire sociale ou culturelle. Parallèlement, cette prise au sérieux de l’objet urbain en histoire va grandement bénéficier des apports de la géographie. C’est à Marcel Roncayolo que l’on doit d’avoir mis en lumière avec le plus d’élégance les liens qui unissent l’espace urbain avec le temps, révélant la ville comme le produit d’expériences historiques variées10.

8Cette capacité de la ville à délivrer un discours sur la société dans laquelle elle se déploie en fait donc tout autant le produit de l’action des groupes, qu’un facteur explicatif des comportements de ces derniers11. C’est au prisme de cette double relation que nous souhaitons relire les transformations urbaines qui touchent la fin de l’époque moderne en France, en faisant de l’espace le point de départ et l’objectif final d’un questionnement visant à mieux comprendre les rapports entretenus par les populations citadines des temps modernes avec leur environnement.

9Plus que le résultat, c’est donc le processus même de ces embellissements urbains qui nous préoccupe. Pour qualifier la relation « ville/société » qui se joue dans ces mécanismes spatiaux, nous avons choisi de recourir à la notion de fabrique de la ville, traditionnellement utilisée pour caractériser les développements ordinaires et spontanés de l’espace urbain12. En se focalisant alors sur des événements particuliers et relativement ramassés dans le temps, nous souhaitons redonner toute leur place aux pratiques des habitants et à leurs usages effectifs de l’espace. Ces moments d’activités intenses, dilués sur presque un siècle et demi, agissent comme des catalyseurs obligeant les acteurs à se révéler et à se positionner, plaçant ainsi le complexe social urbain dans la lumière des sources. Cela permet de faire surgir des profondeurs certains phénomènes sociaux qui, faute d’un révélateur efficace, seraient demeurés enfouis dans les silences des archives. Au croisement d’une histoire urbaine et d’une histoire sociale attentives à ne pas séparer l’homme de l’espace dans lequel il évolue, nous souhaitons comprendre la manière dont les citadins de l’époque moderne produisaient, consommaient et utilisaient l’espace de leur ville.

Lire la ville par son espace

10Aborder la ville et ses transformations par le biais de l’espace peut sembler de prime abord évident, et implicite. Pourtant l’espace a longtemps été envisagé comme un simple décor du jeu social, un support inerte voire une pure abstraction, souvent relégué au second plan de l’analyse. Le tournant spatial opéré par l’ensemble des disciplines des sciences humaines et sociales nous invite alors à envisager l’espace comme un construit social, le fruit de rapports interpersonnels13.

11Dans cette perspective, l’espace s’avère être à l’origine de comportements sociaux pensés en termes de placement, d’établissement, de délimitation et de coprésence14. Dans ces conditions, la ville et les processus qui visent à la transformer deviennent l’enjeu de conflits, le cadre de rapports de force et d’expériences destinés à s’assurer la maîtrise et l’appropriation de ces mécanismes. Ce sont ces interactions ayant pour origine et finalité l’espace que nous souhaitons éclairer dans ces pages.

12Parallèlement, un second poste d’observation permet de pénétrer ces pratiques sociales centrées sur l’urbain, et les motivations sous-jacentes : il s’agit du droit, du système normatif existant et produit afin de réguler ces pratiques.

Saisir le droit des embellissements urbains

13La complexité et l’aridité des systèmes légaux des sociétés, à plus forte raison quand elles sont anciennes, ne doivent pas masquer la richesse des informations que leur étude offre à l’historien. Les usages sociaux du droit constituent une voie féconde pour comprendre les pratiques et les représentations spatiales d’une population. Tout ordre juridique s’appuie en effet sur un ensemble de valeurs, et constitue le reflet social d’un corpus de pratiques15. Le droit d’une société forme dans le même temps « une ressource mobilisable » pour la population afin de se positionner face à des situations diverses16. Les normes relatives aux complexes citadins offrent ainsi une voie particulièrement stimulante afin de pénétrer les sphères des motivations qui charpentent toute action individuelle et collective, dans la mesure où le droit peut-être considéré comme le langage le plus universellement partagé par les hommes et les femmes des sociétés modernes17.

14Dans cette entreprise d’identification des constructions juridiques sollicitées dans la fabrique de la ville d’Ancien Régime, toutes les échelles normatives sont envisagées, depuis les arrangements interpersonnels sous forme de contrats, jusqu’aux ordonnances de police dictant des normes sociales de comportement. Cependant, c’est moins le stock des règles applicables et appliquées à tous les échelons de la vie urbaine qui nous intéresse, que les pratiques et les usages sociaux de ces outils juridiques. Le droit se présente donc comme un médiateur, permettant d’embrasser ensemble, et dans leurs multiples relations, l’espace, l’homme et la ville, et de saisir ainsi les modalités sociales de production et d’appropriation du sol urbain.

Décomposer la ville pour reconstituer l’urbain

15À partir de ces différents socles, cette recherche repose sur une question centrale, et relativement simple en apparence : comment fabriquait-on de l’espace urbain à l’époque moderne ? De cette interrogation générale découle alors un ensemble de questions sous-jacentes qui surgiront au fil de notre réflexion. Quels processus sont en jeu dans ces opérations urbaines des temps modernes, et comment s’articulent-ils entre eux ? Quelles catégories d’acteurs se mobilisent, et quels sont leurs modes d’actions et leurs motivations dans ces affaires ? En retour, que nous disent ces mécanismes des conditions d’appropriation et de représentation de l’espace urbain par les contemporains ?

16C’est en quatre temps que nous souhaitons faire la lumière sur les pratiques sociales, normatives et politiques qui ont permis de bâtir le cadre urbain qui enveloppe encore aujourd’hui nombre de nos cités. À partir d’un corpus documentaire varié, fournissant la matière à une étude empirique de la croissance urbaine, nous avons opté pour une démarche attentive à la variation des échelles d’observation. Ce choix méthodologique et documentaire permet alors de circuler entre l’individuel et le collectif, le privé et le public, l’informel et l’institutionnel, et de balayer un éventail de pratiques allant des usages privés sur le foncier et l’immobilier, pour remonter jusqu’au système politico-administratif visant à encadrer les expériences spatiales individuelles et publiques des habitants. À ces fins, nous avons isolé un corpus rassemblant des contrats immobiliers et de construction propres aux deux secteurs en voie d’urbanisation, permettant d’observer les rapports individuels noués autour du foncier et du bâti. La documentation produite par les autorités politiques en charge de ces opérations est venue fournir ensuite la matière nécessaire à l’étude des pratiques administratives liées à l’aménagement des villes d’Ancien Régime. Qu’il s’agisse de délibérations d’instances locales, de rapports d’estimation de biens immobiliers, ou encore de règlements de police, ces documents permettent de confronter aux droits individuels sur le sol urbain les prérogatives collectives des communautés citadines sur l’espace citadin en général. Cette mise en perspective d’une documentation variée et massive nous est ainsi apparue être la voie la plus efficace afin de déterminer les compétences et les motivations de chacun des acteurs en présence dans ces embellissements.

Monarchie, municipalités et propriétaires face aux embellissements urbains

17À une époque où l’exercice du pouvoir se trouve de plus en plus concentré aux mains de l’appareil monarchique, l’autorité royale est systématiquement au point de départ de ces processus de croissance urbaine programmée. Pour autant, l’État central ne peut agir et composer seul dans la mesure où il intervient au sein d’espaces administrés par des institutions locales. De plus, en procédant à la transformation matérielle de la forme des villes, la puissance publique vient directement buter sur les droits individuels qui organisent le foncier urbain. De fait, et de droit, ces extensions citadines impliquent directement un troisième acteur : les propriétaires privés. Cette première partie se propose donc de revenir sur les modalités organisationnelles de ces opérations urbaines, afin de démêler les parties en présence, leur rôle, leurs prérogatives, ainsi que les conditions d’exercice de leurs attributions respectives. Cette mise en contexte de la fabrique de la ville permettra, par la confrontation des droits individuels et publics sur le sol, de mettre en lumière les rythmes et les temporalités qui scandent ces processus à la fois sociaux et matériels de production des territoires urbains à l’époque moderne.

Droits de propriété et croissance urbaine

18La reconstitution de cette articulation entre des logiques individuelles et institutionnelles sur le foncier ouvre directement la voie à une étude plus approfondie des capacités d’action du privé sur la morphologie des villes. L’exploration des structures des marchés de biens fonciers et immobiliers, en étant particulièrement attentive aux formes juridiques d’appropriation du sol, permet de saisir, dans le vif de l’action, les choix, les contraintes et les stratégies des habitants face à l’espace urbain18. Alors que les aménagements urbains qui émaillent nos sociétés contemporaines semblent totalement écarter la participation des habitants dans ces processus, l’Ancien Régime, en dépit d’un système normatif inégalitaire, offre quant à lui des marges de manœuvre importantes aux habitants dans ces opérations.

19Pour éclairer ces pratiques au ras du sol, un corpus de près de 400 contrats notariés a été constitué, et un double traitement qualitatif et statistique a présidé à son analyse. D’un côté, le document notarié, par essence individuel et détaché de toute autorité administrative, permet de suivre des trajectoires personnelles et de singulariser des comportements19, et constitue ainsi un témoignage primordial sur les souhaits et les ambitions de ceux qui ont investi dans la pierre lors de ces opérations. De l’autre, étudié en série à partir d’une documentation d’ampleur, le contrat conclu chez un notaire permet de reconstituer les structures sociales globales d’un marché d’échanges, ainsi que les ressorts techniques et symboliques qui l’animent. Parallèlement à cette double approche face aux échanges de biens fonciers et immeubles, nous avons construit pour chacune des deux villes étudiées un Système d’Information Géographique (SIG)20. Notre propos est ainsi émaillé de représentations cartographiques permettant de suivre visuellement les processus spatiaux évoqués21. Plus que cela, le SIG nous a permis d’intégrer à la représentation cartographique les données issues du corpus contractuel étudié, et de nous livrer ainsi à une analyse spatiale des informations textuelles qu’il contient. Par la combinaison de ces deux dispositifs analytiques, ce sont les structures sociales de l’échange foncier et immobilier qui se trouvent éclairées d’une part, et les motivations de l’investissement dans la pierre d’autre part.

Les chantiers de construction et la fabrique de la ville

20La fabrique territoriale en ville ne se déploie pas uniquement à plat et impose, par un changement d’échelle d’observation, de poser notre regard sur la production bâtie qui vient composer les nouvelles villes étudiées. Plus exactement, le troisième temps de cette recherche s’intéresse aux modes d’organisation de l’économie de la construction en période de croissance. Si l’histoire de la construction est l’objet d’un dynamisme incontestable depuis le début des années 2000, ce sont essentiellement les grands chantiers, ou les aspects techniques et comptables des constructions, qui ont jusque-là retenu l’attention. C’est donc à une étude sociale du bâtiment que nous nous sommes livré, afin de rendre compte « pour tel ou tel projet, des conditions concrètes de production et de réalisation22 ». Délaissant quelque peu la seule geste constructive et les résultats architecturaux produits, ce sont à la fois l’économie des chantiers, les formes d’organisation du travail qui s’y déploient et leur insertion au sein de l’ordre administratif et matériel des villes que nous tenterons de révéler. En croisant un corpus de près de deux cents contrats de construction avec la réglementation administrative régulant cette activité, nous sommes en mesure de relier les dimensions privées et publiques de la fabrique urbaine, autrement dit l’action individuelle et collective sur la ville.

Bâtir du droit pour charpenter la ville

21Un dernier et quatrième point surgit au terme de ce cheminement dans cet espace urbain en cours de fabrication. Ces villes en train de se faire ne sont alors que des chantiers permanents, et suscitent pendant plus d’un demi-siècle d’importants bouleversements dans les pratiques spatiales quotidiennes de ses habitants. Parallèlement à ces désordres, la puissance publique se trouve confrontée à un autre enjeu, celui d’intégrer ces nouveaux morceaux d’espace à l’ordre matériel et normatif existant. En retour, les modalités de gestion et d’administration de ces processus territoriaux invitent à réfléchir aux conditions d’appropriation de ces nouveaux quartiers par les acteurs sociaux concernés. Au-delà des droits individuels sur le sol dont ils disposent, comment les habitants reçoivent et intègrent à leurs pratiques ces nouvelles villes ainsi produites ?

La Provence n’est pas la France, mais…

22La légitimité et le crédit accordés aux monographies locales demeurent à ce jour une question insoluble. Discrédité par le rejet d’une histoire « totale » qui cherchait l’exhaustivité par l’addition de situations particulières, l’échelon urbain, spatialement et géographiquement situé et incarné, semble connaître un certain regain ces dernières années par le tournant spatial qui infusent dans toutes les disciplines des sciences humaines et sociales23. Loin de vouloir restreindre nos analyses aux situations propres aux deux terrains étudiés, l’exercice comparatif – entre ces deux cas, et avec d’autres – offre l’opportunité de confrontations à même d’éviter tout enfermement, et qui permettent ainsi d’établir des généralisations24.

23Si les exemples d’Aix et de Marseille abordés ici sont concomitants, des différences tant sur le fond que sur la forme se font jour entre les deux opérations, induisant des disparités dans la nature et le volume des sources produites. Ce qui pourrait apparaître comme un frein dans l’analyse simultanée et comparative de ces deux objets doit être mué en véritable opportunité. Nous avons en effet écarté une histoire comparative trop souvent stérilisante au profit d’une véritable histoire croisée, seule à même de conserver la singularité de chaque terrain tout en permettant leur traitement simultané. Dans cette perspective, l’étude de chacun des observatoires provençaux s’est trouvée nourrie et pétrie par l’étude de l’autre. Le croisement entre ces deux terrains s’est avéré d’autant plus naturel que les deux entités municipales ont nourri quelques brefs échanges épistolaires pendant les opérations afin de se renseigner sur des points de procédure et de réglementation25.

24Le questionnaire que nous venons d’évoquer s’est donc construit chemin faisant, au gré des éléments rencontrés dans ces événements urbains et de notre progression dans ces villes, permettant alors de dégager un questionnement général et capable dans le même temps de mettre en relief les spécificités de ces deux agrandissements.

25Finalement, à l’instar de Jean-Claude Perrot pour Caen, les villes d’Aix et de Marseille ont été utilisées comme des terrains d’observation, autrement dit comme « une éprouvette pour faire des expériences » et « un outil pour administrer la preuve26 ». Les pages qui suivent se proposent alors de mettre à l’épreuve d’une histoire sociale, juridique et spatiale, ces villes « en train de se faire ».