1Publier les actes de la journée d’étude « Les Femmes et la mer » avait pour finalité de montrer la fécondité de deux champs de recherche lorsqu’ils se croisent : l’histoire maritime et littorale d’un côté et de l’autre, l’histoire des femmes et du genre. Les quinze contributions réunies ici autour de ce thème l’ont prouvé tant du point de vue des sources qui, en dépit des « silences » à l’égard des femmes, existent bel et bien, que de l’intérêt des problématiques développées en histoire, en histoire de l’art et en littérature, en France et en Europe, pour une large époque moderne. Bien entendu, cette publication ne prétend à aucune exhaustivité : tous les pays européens disposant d’une façade maritime ne sont pas représentés ici et il reste encore beaucoup à faire et sans doute à dépouiller. Néanmoins, la question qui sous-tend cet ouvrage est celle de la « capacité d’action » des femmes1, autrement appelée agency ou agentivité2. Pour reprendre les termes de Monique Haicault, expliquant la pensée de Judith Butler, philosophe américaine à l’origine du mot agency, « quelles que soient les modalités d’action, agir c’est faire, c’est faire être et c’est aussi se produire soi-même3 ». Cela consiste aussi à « agir en changeant, trouver la liberté dans une marge de manœuvre à déployer face aux prescriptions, notamment face à celles de genre4 ». C’est bien ce que font toutes les femmes évoquées dans cet ouvrage.

2Les relations nouées par les femmes avec la mer dépassent donc largement le cadre de la rivalité, imposé par la littérature maritime via la figure de l’épouse de marin. De même, leur vie ne saurait se limiter au dicton populaire « Femme de marin, femme de chagrin et pour espoir le voile noir » si réducteur à leur égard. Certes, beaucoup souffrent des affres de l’absence, faiblement compensée par des liens épistolaires et des souvenirs qui finissent par s’estomper quand le voyage se prolonge. Face à l’incertitude relative au sort de leur conjoint, elles composent en adoptant une attitude mêlée de fatalisme et d’espoir. Dans cette situation, la religion peut être un recours. Pour autant, sont-elles des femmes plus pieuses, qui s’impliquent davantage dans la vie religieuse de leur paroisse, en participant à une confrérie ou à des pèlerinages ? Déjà abordée5, la question mérite d’être réexaminée, en particulier pour les campagnes et les espaces insulaires à l’échelle de l’Europe afin de faire ressortir d’éventuelles spécificités telles que le proëlla, pratiqué à Ouessant6. D’autre part, il faut aussi s’interroger sur l’origine de ces femmes de marins au-delà de l’homogamie sociale généralement pratiquée : étaient-elles familiarisées, avant leur mariage, au monde des gens de mer ? Ont-elles bénéficié dans leur enfance d’un modèle de comportement incarné par leur mère, une tante ou une sœur ? L’absence du conjoint bouleverse la répartition des pouvoirs au sein du couple et assigne à la femme de nouvelles responsabilités auparavant dévolues à son mari : l’exercice de l’autorité parentale – que les enfants n’acceptent pas toujours – et la subsistance de la famille car il ne faut pas compter sur les revenus maritimes, trop aléatoires et irréguliers7. Toutes les femmes entrevues dans ce recueil s’en saisissent, en particulier lorsque leur situation financière est précaire voire en dessous du seuil de l’indépendance. Elles n’ont tout simplement pas le choix. Des stratégies similaires sont ainsi mises en œuvre sur les façades du Ponant et du Levant, aux Provinces-Unies/Pays-Bas espagnols jusqu’aux îles Shetland : l’endettement et le dépôt en gage en cas de nécessité et surtout l’exercice de la pluriactivité à l’échelle des ménages. À l’exception des plus aisées d’entre elles, à l’abri du besoin, la plupart travaillent et s’investissent dans l’exploitation familiale à la campagne, dans un petit commerce en ville, deviennent domestiques ou pour quelques-unes, sombrent dans la prostitution. Exercer une activité générant un revenu qui entretient parfois péniblement toute une famille est valorisant, les lettres de Marie-Jacquette Pignot le montrent de même que le succès remporté par la fabrication du kelp et les tricots dans les îles Shetland. Cas extrême s’il en est, proche du matriarcat et qui fait penser à l’île d’Ouessant. Là encore, il faudrait approfondir la question du travail féminin, par le biais des femmes de marins, en ville et surtout dans les campagnes. Néanmoins, leur capacité d’action reste limitée par leur situation de mineure juridique, excepté aux Provinces-Unies où elles disposent d’un statut spécifique. Une procuration permet de contourner cet obstacle : symbole de la confiance établie entre les époux, elle confère à la conjointe une large autonomie en l’absence de son mari. D’un usage diffus sans être généralisé – encore faut-il avoir des biens ou des affaires à traiter – elle est largement utilisée par les femmes, peut-être davantage dans les milieux aisés, pour faire fructifier les biens du ménage. Il faudrait approfondir la teneur de ces procurations selon les lieux, les comparer et suivre des trajectoires individuelles pour vérifier leur réelle utilisation comme l’ont fait Benoît Grenier et Catherine Ferland dans leur étude sur les procuratrices de Québec au xviii^e siècle8. En ce sens, la mer est émancipatrice pour les femmes de marins ou tout au moins, elle leur donne l’opportunité d’accumuler un « capital d’expérience » qui les prépare au veuvage précoce qu’elles sont susceptibles de connaître. Dans ce cas, la perspective d’un remariage, si elles sont encore en âge de convoler, n’en est que plus difficile, surtout avec un terrien, ancré à terre. D’autre part, face la solitude et à la vulnérabilité inhérentes à leur situation se pose la question des solidarités : se déploient-elles entre épouses, mères, filles et sœurs de marins ou dépassent-elles ce cadre ? Se pencher sur les réseaux de relations qu’elles établissent autour d’elles de façon horizontale entre pairs, ou verticale, entre inégaux, serait pertinent au-delà de la propre capacité d’initiative des individus. Il existe cependant quelques dispositifs de soutien qui restent très limités voire sélectifs. Cela explique la réactivité des femmes de marins lorsqu’il faut réclamer à la marine du Roi des salaires en retard. L’attitude des autorités à leur égard est ambiguë. Que ce soit l’intendant de la Marine de Brest ou l’amirauté de Zélande, tous désapprouvent leurs manifestations bruyantes et les font disperser, en finissant par leur accorder ce qu’elles revendiquaient y compris le rétablissement des cartels d’échange en temps de guerre. Leur capacité à se mobiliser est non seulement efficace mais payante. Cela vaudrait la peine d’analyser les mécanismes à l’œuvre lors de ces émotions, la circulation de l’information, l’expression des revendications et les comparer avec d’autres mobilisations féminines, dans des contextes différents. Si ces émotions constituent une affirmation ponctuelle de leur identité, celle-ci transparaît-elle au quotidien ? Très peu semble-t-il : leur corps ne porte pas les stigmates de la mer. Les seules différences résideraient, pour les plus aisées, dans une sensibilité accrue à la nouveauté, à travers des tenues à la mode, plus colorées, accompagnées de bijoux.

3Vivre de la mer suppose que celle-ci génère des revenus, directement pour les femmes de pêcheurs qui confectionnent, réparent les filets et parfois montent sur les bateaux, ceux qui pêchent à vue des côtes. Beaucoup commercialisent également le produit de la pêche à l’image des marchandes de poisson figurant sur plusieurs « Ports de France » représentés par Joseph Vernet. N’oublions pas non plus que nombre d’habitantes du littoral se rendent quotidiennement sur l’estran pour ramasser coquillages et crustacés. Indirectement également, en tant qu’ouvrières quand elles travaillent au service de la Royale comme main-d’œuvre d’appoint dans les arsenaux, dans les manufactures textiles établies dans les grands ports tels que Nantes, ou à domicile. Partout, leur rémunération est systématiquement inférieure à celle de leurs homologues masculins et s’accompagne d’une dévalorisation de leur travail malgré un réel savoir-faire en matière de voilerie ou de dessin. Leur statut d’ouvrière est ambigu : bien qu’elles soient exclues des corporations, elles partagent les valeurs ouvrières, notamment une certaine autonomie dans le travail. Néanmoins, elles sont rejetées par les ouvriers qui ne voient en elles que des concurrentes, image que leur opposent d’ailleurs les patrons des manufactures. Dans les arsenaux de la Marine, Brest par exemple, d’autres femmes, entrées dans les ordres, décident de faire œuvre charitable en aidant les marins malades ou blessés accueillis à l’hôpital. Quelques femmes se démarquent par leur participation à l’avitaillement des navires, de commerce ou de guerre et parfois leur implication dans les circuits commerciaux à une échelle européenne voire internationale ; l’exportation des tricots réalisés par les Shetlandaises en est l’illustration, du fait de leur poids dans l’économie de l’archipel à la fin du xviii^e siècle. De véritables marchandes-entrepreneuses émergent donc dans les grandes places portuaires et à un niveau supérieur, des négociantes-armatrices, grandes figures du capitalisme portuaire. Les conclusions d’André Lespagnol, de Bernard Michon et de Nicole Dufournaud formulées il y a quelques années s’en trouvent confirmées et même approfondies par de nouvelles recherches, le thème mobilisant davantage d’historiens comme l’ont montré les deux journées d’étude organisées à l’université de Nantes en 2016, sur le thème « Femmes et négoce9 ». Ces veuves pour la plupart ont été associées durant leur vie conjugale aux affaires de leur époux ce qui témoigne des rapports de confiance régissant leurs relations, en plus d’une formation informelle au comptoir de la société et plus généralement, d’une « culture marchande ». À la mort de leur conjoint, la direction des affaires leur revient sans que personne n’y trouve à redire. Le pragmatisme l’emporte ici sur les préjugés à l’égard des femmes en dépit de leur infériorité physique et intellectuelle. Vivre dans une grande place portuaire offre de surcroît de multiples possibilités d’investissement que saisissent des femmes de tout milieu social, femmes du peuple achetant quelques chemises à vendre à Cadix ou femmes des élites, à l’image de « M^me Joly » qui harcèle littéralement Marie-Jacquette Pignot pour qu’elle lui rende compte de la pacotille confiée à son mari pour près de 900 livres. D’autres choisissent plutôt de placer leur capital dans des parts de navires compensant l’impossibilité qui leur est faite d’acheter des offices.

4La mer et le littoral ne semblent pas exercer une grande fascination sur les femmes qui les découvrent. Si elles en apprécient le paysage, c’est davantage pour l’activité qui y règne, le va-et-vient des hommes et des marchandises sur les quais et à l’intérieur des bateaux. C’est le cas de Sophie von La Roche, Johanna Schopenhauer et Mrs Cradock lorsqu’elles séjournent à Bordeaux. Joseph Vernet a peint ces élégantes attirées par le spectacle des quais. En cela, leur regard ne paraît pas se différencier des autres auteurs. Quant aux jeunes femmes russes embarquées dans leur Grand Tour, elles retiennent en premier lieu de la découverte de cet élément, le mal de mer qu’elles ont subi tout au long de leur périple. Flora Tristan également. Une fois à bord, la monotonie est rompue par l’observation de l’équipage, des autres passagers et par de multiples désagréments. Pas d’appel du large ni de « désir du rivage » pour elles mais des émotions et des observations témoignant de leur curiosité à l’égard des choses maritimes, retranscrites dans leur journal. Pour Flora Tristan, sa traversée de l’océan Atlantique l’amène beaucoup plus loin en favorisant l’éveil de sa conscience sociale, au contact des matelots et à la vue des esclaves du Cap-Vert. Parmi les trois thématiques abordées dans cette publication, c’est sans doute celle qui requiert de poursuivre les recherches et d’analyser d’autres écrits personnels pour arriver à une conclusion plus représentative.

5Bien que les femmes, à l’époque moderne, soient enfermées dans des rôles sociaux bien définis et imposés par des sociétés patriarcales, des marges de manœuvre se dessinent qu’elles saisissent… ou pas. Leur agentivité est mise au jour lorsqu’elles s’engouffrent dans des brèches laissées libres par les hommes par désintéressement, mépris ou du fait de l’absence, temporaire ou définitive. Elles investissent ainsi des activités dont elles étaient jusque-là exclues : le négoce, la religion qui les amène à prendre des responsabilités dans les églises réformées des Provinces-Unies, l’écriture, généralement dévolue aux hommes et davantage encore, la publication de leurs écrits qu’illustre l’exemple de Flora Tristan. Ces brèches se referment vite et à l’époque moderne, sont souvent suivies d’une re-masculinisation des activités qu’elles avaient investies. Elles pénètrent également des univers a priori exclusivement masculins, les arsenaux, sans conteste, et même les navires en bénéficiant d’une certaine tolérance du moins pour les femmes pêchant poisson et goémon, non loin des côtes. D’autres n’hésitent pas à transgresser les normes comme ces Néerlandaises travesties en matelot au xvii^e siècle qui rappellent les femmes-soldats évoquées par Sylvie Steinberg et Dominique Godineau10. D’ailleurs, la défiance des marins envers elles à bord a-t-elle vraiment disparu en 1833 quand Flora Tristan est la seule femme à bord du Mexicain ? Toutes ces femmes ne sont pas toujours conscientes de la portée de leurs actions qu’elles ne revendiquent pas forcément. Néanmoins, elles constituent autant de petites victoires en contribuant à l’affirmation de soi en tant qu’individu dans des sociétés qui les considèrent encore comme des mineures juridiques.