1À première vue la place des femmes dans l’économie maritime jusqu’à la fin du xx^e siècle pourrait se définir « en creux », à partir de clichés et de stéréotypes inscrits dans la tradition maritime et la vision dominante que l’on en garde.

2Premier cliché en forme de tabou, solidement ancré jusqu’à la fin xxe siècle dans la culture maritime (masculine) : « pas de femme à bord d’un navire », sinon comme passagère provisoire, sous peine de mauvais sort. Ce préjugé culturel sera formalisé et consolidé à partir du dernier quart du xvii^e siècle par l’administration de la Marine (des Classes puis de l’Inscription maritime), qui n’acceptait d’inscrire sur les rôles d’équipage nécessaires à l’expédition de tout bâtiment, du mousse au capitaine, que des individus de sexe masculin, faisant dans la longue durée du métier de marin – qu’il s’agisse de pêche, commerce ou service de l’État – l’un des plus « sexués » qui soient, c’est-à-dire entièrement fermé aux femmes. Cela confortera en contrepoint un second stéréotype sur la condition des femmes de marins, qu’exprimait bien le titre de l’exposition qui leur fut consacrée en 2014 à Saint-Brieuc puis Granville, en complément de celle présentée sur les terre-neuvas à Rennes et Saint-Malo : « le temps de l’absence », avec toutes ses dimensions sociales et culturelles, quant au rôle des femmes de marin à terre, en matière familiale d’abord mais aussi dans le domaine économique, avec ses prolongements possibles – parfois hasardeux – vers la vision d’un « matriarcat » supposé dans les zones littorales, et a fortiori insulaires1, privées durablement de la présence des hommes.

3Mais il faut assurément se méfier de cette vision traditionnelle stéréotypée lorsque l’on veut apprécier la place réelle des femmes dans une économie maritime complexe, où l’activité ne se limitait pas à l’embarquement sur les navires, et qui pouvait offrir aux femmes, à terre, une grande variété de rôles et de fonctions, et pas seulement en position subalterne et complémentaire.

Les femmes et la production liée à la mer

4Soulignons tout d’abord que l’on ne saurait minimiser la participation des femmes aux activités productives diverses liées à l’exploitation et à la valorisation des multiples ressources fournies par la mer, qu’elles soient ramenées du large ou disponibles sur l’estran et à proximité immédiate du rivage.

5Ainsi les femmes du littoral participaient-elles de tout temps aux côtés des hommes à la cueillette du goémon destiné à la fumure des terres. À partir du milieu xix^e siècle elles participeront aussi de manière active au séchage et au brûlis du goémon ramené sur le rivage pour la production de soude, comme on peut l’observer sur les côtes du Léon jusqu’au milieu du xx^e siècle2. De même les femmes contribuaient-elles largement à l’exploitation des salines sur toute la façade atlantique, avec une division « sexuée » du travail assez peu marquée avec les hommes, dans le cadre d’exploitations à base familiale, comme l’ont montré de nombreux travaux récents3.

6Elles prenaient une large part également à l’exploitation des ressources vivantes de l’estran, cet espace intermédiaire qui découvrait/recouvrait le jeu des marées sur la façade atlantique, à travers cette forme de cueillette que constituait la « pêche à pied » de divers coquillages ou crustacés, pour l’autoconsommation familiale mais aussi, pour certaines, en vue de la commercialisation de leur pêche sur les marchés de villes avoisinantes4. Dans certaines zones littorales ce n’était pas une activité dérisoire ou marginale, si l’on en croit les sources de l’Administration de la Marine dans la seconde moitié du xix^e siècle, exploitées par Patricia Aulard5 qui recensait en 1891, pour le seul quartier de Vannes en 1891, 525 femmes « pêcheurs à pied » exerçant régulièrement cette activité « professionnelle » dans les communes de Séné, Sarzeau, Arradon.

7Dans le cadre de ces activités économiques sur l’estran, soulignons le rôle très important que jouèrent les femmes dans le développement des premières formes d’ostréiculture que l’on voit émerger à partir du xviii^e siècle dans un secteur comme Cancale, où elles participaient activement au triage à terre et à l’affinage des huîtres draguées sur les bancs de la baie. Et c’est dans ce secteur de l’ostréiculture naissante que l’on peut trouver, à ma connaissance, l’une des rares exceptions à la règle de non-embarquement des femmes pour le travail sur des navires. On peut en effet repérer un nombre significatif de femmes sur les bateaux qui pratiquaient « en caravanes », soigneusement réglementées et encadrées par l’administration maritime, la drague des huîtres sur les bancs où elles poussaient « naturellement », qu’il s’agisse des « bisquines » de Cancale6 dans la baie du Mont saint Michel ou des « sinagots » dans le golfe du Morbihan.

8Dans ces zones, et pour cette activité spécifique, il y a donc bien eu des « femmes embarquées », apportant une force de travail d’appoint avec la tolérance explicite de l’Administration de la Marine, comme l’exprime l’inscription de leurs noms au dos des rôles. Les travaux de Patricia Aulard sur la zone du golfe du Morbihan7, montrent d’ailleurs que cet embarquement semi-légal, toléré, portait sur des effectifs significatifs puisqu’elle recensait pour l’année 1874 461 femmes « embarquées » enregistrées dans le seul quartier maritime d’Auray. Elle suggère d’ailleurs que ces embarquements pouvaient parfois se prolonger pour la pêche côtière, ou le petit cabotage (« bornage ») ; certaines femmes ont même pu, comme on le voit à Séné, assurer temporairement, de facto, des fonctions de « patrons » de barque en l’absence de leur époux « au service de l’État ».

9C’était là, il est vrai, un cas limite et assurément marginal, car, globalement les femmes ne participaient pas directement à la pêche en mer. Mais elles participaient bien de manière significative à l’activité halieutique prise dans sa globalité, si l’on prend en compte leur rôle majeur au deuxième stade de celle-ci : la transformation du poisson et son conditionnement pour la conservation durable de cette denrée périssable, condition nécessaire à sa commercialisation sur les marchés, au-delà des zones littorales. Cela ne valait pas pour toutes les pêcheries : ainsi à l’époque moderne le conditionnement de la morue s’effectuait sur les lieux de pêche outre-Atlantique, soit par salage « en vert » à bord, soit par sécherie à terre sur les côtes nord-américaines, tâches effectuées par les pêcheurs eux-mêmes. C’est seulement au cours du xix^e siècle, avec le développement de « sécheries industrielles » à terre dans les ports de retour, de Bègles à Fécamp, que l’on assistera à une participation massive de femmes comme ouvrières dans le conditionnement de la morue8.

10Par contre, dès l’époque moderne à partir du milieu du xvii^e siècle, le développement de la pêche sardinière sur le littoral atlantique, et notamment en Bretagne méridionale du Croisic à Camaret, a suscité le développement du travail des femmes dans cette activité halieutique majeure, non pas pour la capture du poisson, assurée par des chaloupes montées par des hommes, mais pour son conditionnement. À partir des années 1660 en effet, l’introduction de la technique de la « presse » depuis le Midi, d’abord à Belle Île puis dans tous les ports de la Bretagne sud, entraîna la multiplication de véritables « fabriques », employant pour une large part une main-d’œuvre féminine, comme l’a mis en évidence Dominique Robin9.

11Durant le xviii^e siècle se met en place dans cette zone une véritable « économie sardinière » combinant la pêche et la transformation du poisson dans les ports d’armement, et associant travail masculin (des pêcheurs, en mer) et travail féminin (des femmes, à terre, dans la « presse »), dans le cadre d’une division sociale « sexuée » du travail largement à base familiale, avec une main-d’œuvre de femmes et filles de pêcheurs. Cela préfigurait le modèle qui se développera à plus grande échelle au xix^e siècle avec l’introduction du procédé Appert, et la multiplication de véritables « usines de conserve » dans tous les ports de pêche de la façade atlantique, de Saint-Jean-de-Luz à Camaret, mobilisant selon un rythme saisonnier des milliers de femmes, véritables ouvrières d’usines, épouses et filles de pêcheurs, mais aussi pour partie « immigrées » temporaires venues des campagnes proches.

12On peut noter, d’ailleurs, que les femmes jouaient également un rôle majeur comme marchandes cette fois, pour l’acheminement et la vente « en vert » de la sardine sur les marchés des villes environnantes sur toute la façade atlantique, comme Dominique Robin le signalait pour le Pays basque, entre Saint-Jean de Luz et Bayonne au xviii^e siècle. Mais ce n’était là qu’une ébauche du rôle multiforme que les femmes pouvaient jouer dans l’univers complexe du « commerce de mer ».

Les femmes et le « commerce de mer »

13C’est en effet du côté du « commerce de mer », sous ses différentes facettes – de l’armement des navires aux spéculations sur les marchandises qu’ils transportaient – et à ses différentes échelles, du cabotage à la grande pêche et au commerce océanique qu’il faut s’interroger sur la place réelle des femmes dans cet univers économique complexe : une place discrète, peu visible, mais une place effective et longtemps méconnue, dès l’époque moderne, par-delà les schémas qui les confinaient en principe dans un rôle domestique et subordonné.

14Laissons de côté les activités commerciales d’intérêt « local », même si l’on peut observer dans les places portuaires – telle Saint-Malo au xviii^e siècle – la prolifération des femmes engagées dans le commerce de détail (ou « regrattières »), qui étaient souvent des veuves ou des femmes de « gens de mer », qui trouvaient ainsi un revenu complémentaire bien utile face aux revenus aléatoires d’un mari absent, pour concentrer notre attention « vers le haut », du côté des animateurs et des financeurs de ce « commerce de mer ». Or, dès que l’on pose cette question dans une problématique d’histoire du « genre » appliquée au champ de l’économie maritime, on ne manque pas de trouver une présence féminine significative parmi les décideurs et « entrepreneurs » du commerce de mer dans la France d’Ancien Régime. On peut en effet recenser un nombre significatif de femmes identifiées comme négociantes, marchandes (en gros), armateur(e) s dans les diverses sources qui permettent de les repérer, des listes de négociants aux rôles de capitation, des déclarations de sociétés de navires aux rôles d’armement, et cela aux différentes échelles de l’économie maritime, de la grande place portuaire aux ports de pêche morutière ou de simple cabotage.

15C’est ce que nous avions signalé il y a un quart de siècle pour le cas significatif du pôle portuaire de Saint-Malo vers 1680-172010, à son point d’apogée historique, où nous pouvions repérer 15 femmes, soit 10 % des négociants recensés dans le rôle de capitation de 1701, et au total une quarantaine de noms de femmes identifiées comme négociantes sur l’ensemble de la période 1680-1720. Et ces femmes portaient quelques-uns des plus grands noms de l’élite négociante malouine de ce temps : Moreau, Baude, Bourgault, Nouail, Vincent, Gautier, Trouin, Magon. À l’évidence une partie des « Messieurs de Saint-Malo » étaient des Dames…!

16Mais ce n’était en rien une spécificité malouine, comme devait le confirmer en 2006 une étude comparable de Nicole Dufournaud et Bernard Michon11 portant sur la grande place nantaise, au moment – de 1660 à 1740 – où s’opère son décollage vers les Îles puis la traite, avec le repérage, ici aussi, de la présence de nombreuses femmes à la tête de maisons négociantes de premier plan, telle Elisabeth Bureau veuve Montaudouin à la fin du xvii^e siècle. Cette présence de femmes en position de « chefs d’entreprises » du commerce maritime ne se limitait pas aux grandes places portuaires. Les mêmes auteurs avaient aussi signalé l’importance de leur rôle dans un port spécialisé dans l’armement morutier comme les Sables-d’Olonne au xviii^e siècle12 : 18 % des morutiers sablais, soit plus de 200 navires, venus décharger leur pêche à Nantes entre 1719 et 1743, avaient été équipés et expédiés par des « armatrices », avec pour certaines comme Marie Fevbre veuve Lodre, 59 armements en 14 ans. Et cette présence féminine se repérait également à un niveau inférieur, celui de l’armement au cabotage et à la pêche, comme le montrent les travaux de Gérard Le Bouëdec sur le golfe du Morbihan et la presqu’île de Rhuys, au xviii^e siècle13, que confirment pour le xix^e siècle ceux de Patricia Aulard sur cette même zone du littoral morbihannais, de Sarzeau et Sené à Étel, avec l’exemple de cette veuve Rouzier qui possédait 13 bateaux de pêche à Étel plus un sloop et une bisquine armée au cabotage14.

17Ces Dames négociantes ou armatrices se caractérisaient, il est vrai, par un statut socio-familial spécifique, puisqu’elles étaient toutes des veuves, assurant la continuité d’une entreprise à base familiale qu’avait dirigé et développé leur époux avant son décès, dans une position homologue à celle des « régentes » d’un État dynastique dans la sphère politique, en attendant de la transmettre à leur(s) fils parvenu(s) au stade de la maturité. D’ailleurs, dans bon nombre de cas ces veuves s’associaient assez vite avec un (ou plusieurs) fils, voire parfois avec leur gendre15, dans le cadre de maisons de commerce à base familiale, sous la raison sociale « Veuve et fils », selon des modalités précises définissant la part et le rôle de chacun des associés. Ces modalités pouvaient d’ailleurs évoluer dans le temps au fil des renouvellements de la société, avec montée en puissance de la place et de la part du fils, comme on peut le voir pour les Nouail ou les Vincent à Saint-Malo16.

18Ce modèle d’association peut susciter des interrogations quant au rôle réel de ces veuves dans la direction effective de la maison lorsqu’elles étaient associées à leur(s) fils. Pourtant, l’analyse détaillée des sources où pouvaient se repérer leurs interventions montre largement qu’elles assumaient effectivement leur rôle de chef d’entreprise, telle Guillemette des Ages, veuve négociante à Saint-Malo autour de 1700, que l’on voit prendre dans le détail les décisions d’investissement et de spéculations commerciales de la maison familiale, comme en témoigne sa correspondance avec son commissionnaire à Cadix17. Ce fut également le cas de Marguerite Boscher, veuve Trouin, devenue chef de la maison familiale en 1688 à la mort de son époux : même si elle y associa son fils aîné Luc à partir de 1689, c’est bien elle que nous voyons intervenir directement dans maintes opérations d’armement et de liquidation de prises, et c’est sous sa direction que la maison Trouin se lança à partir de 1692 dans la voie innovante de la grande course « mixte » utilisant des frégates et vaisseaux prêtés par le roi, avec l’ampleur et le succès que l’on sait18. De même verra-t-on à Saint-Malo plusieurs de ces veuves négociantes – Marie Loret veuve Gautier de la Palissade, Sauvage de Beauséjour, Lefèvre des Près, Onfroy – se lancer en 1705-1715 dans des expéditions hardies mais à haut risque, impliquant des investissements énormes (plusieurs centaines de milliers de livres) dans l’interlope vers l’Amérique espagnole19, aux antipodes d’une prudente gestion en « bonne mère de famille » quitte, comme Françoise Patard veuve Onfroy de subir en 1716, après l’incendie accidentel de son navire la Sainte Françoise au Chili, la plus grosse faillite de toute la période sur la place, avec un passif de l’ordre du million de livres qui donne la mesure de ses entreprises20 !

19Cette promotion de femmes veuves comme chefs d’entreprise de maisons de négoce ou d’armement peut s’expliquer par la conjonction d’une série de facteurs. Le premier, qui en constituait la condition de possibilité, était d’ordre socio-démographique : la différence sensible – de l’ordre de 12 ans dans le milieu négociant malouin fin xvii^e siècle – dans l’âge moyen au mariage entre les négociants-armateurs et leur épouse, qui induisait évidemment une probabilité de veuvage élevée pour celles-ci, créant fréquemment ces situations de « recours » pour la direction de la maison de négoce après le décès de son « chef ».

20Ce facteur était renforcé par un second élément, d’ordre socio-juridique cette fois, qui concernait la base sociale de l’entreprise négociante, qui, comme on le voit dans des cités portuaires comme Saint-Malo ou Nantes, reposait jusqu’au milieu xviii^e siècle sur la « famille cellulaire » étroite, avec assez peu de maisons « en société » sur une base familiale plus large entre frères, cousins, oncles et neveux. Ceci laissait à nombre de femmes de négociants, veuves dans la quarantaine, l’opportunité de prendre la direction de la maison familiale à la mort de leur époux pour assurer la continuité et la préservation du patrimoine, en attendant qu’un ou plusieurs fils puisse (nt) prendre le relais, souvent de manière progressive à travers un temps d’association parfois assez long (jusqu’à 15 ans) de ces fils avec leur mère, dans un type de société « Veuve X et Fils » qui apparaît assez fréquent.

21Ce qui nous paraît significatif, c’est que ces veuves négociantes n’aient pas boudé leur chance d’assumer pleinement cette fonction de chef d’entreprise, avec toutes les responsabilités que cela impliquait, dans la durée, s’affirmant ainsi en tant qu’acteurs économiques de premier plan du « commerce de mer ». Cela interroge cependant sur les conditions culturelles qui rendaient possible cette promotion socio-économique de femmes de la bourgeoisie marchande dans les cités portuaires de cette époque, en termes d’éducation et de formation « professionnelle ». S’agissant de leur formation générale, on peut penser que ces filles de la bourgeoisie ont pu bénéficier de l’implantation dans les villes, dans le cadre de la Réforme catholique, d’ordres religieux féminins comme les Ursulines, qui offraient désormais aux filles de la bonne société les bases d’une éducation suffisante pour maîtriser les fondamentaux du métier de négociant, en matière d’écriture et de correspondance comme de calcul. Mais cela ne suffisait pas à leur donner la formation « professionnelle » nécessaire à l’exercice du métier de négociant ou d’armateur, en matière de comptabilité, connaissance des produits, des marchés et des clients, connaissances pratiques que leurs époux avaient pu acquérir dans leur jeunesse comme capitaine de navires ou au comptoir, notamment dans des « stages à l’étranger » chez des parents, comme les Malouins et nombre de Bretons le faisaient en Andalousie.

22Le seul « terrain » où ces femmes propulsées par les aléas de la vie à la tête de maisons de commerce et d’armement avaient pu acquérir ce bagage minimum de connaissances et compétences techniques nécessaires à l’exercice du métier négociant en matière de comptabilité, connaissance des produits, des marchés et des clients, était le comptoir familial : la fonction de formation (professionnelle) de cette structure ne se limitait pas exclusivement aux garçons, mais pouvait aussi concerner dans certaines familles des filles, du moins celles que l’on ne destinait pas à la vie religieuse. C’est ce que montre l’exemple de la maison Trouin dans les années 1690-1715 où Marguerite Boscher, veuve Trouin, devenue chef de cette grande maison d’armement, ne s’appuyait pas seulement sur son fils aîné Luc Trouin de la Barbinais directement associé, mais aussi sur sa fille Charlotte que nous voyons intervenir au nom de la maison Trouin dans des opérations de vente de cargaisons de prises réalisées par son frère René21. C’était un indice de sa participation active à la vie de la maison d’armement, qui supposait une compétence technique acquise au sein du comptoir familial, qu’elle pourra réinvestir auprès de son époux Alexandre Jazier de la Garde, fermier du Roi à Saint-Malo, qui sera en 1711 le directeur commercial (embarqué) du grand armement de course contre Rio monté par les Trouin.

23Comme elle, beaucoup de ces filles du milieu marchand allaient pouvoir développer et valoriser ces compétences pratiques une fois mariées, auprès de leur époux, dans le cadre d’une division des tâches au sein du comptoir familial. Ce rôle était d’autant plus nécessaire dans les cités portuaires pour les armateurs assumant la double fonction d’armateur et capitaine, qui devaient compter sur leur épouse pour assurer la continuité de leurs affaires durant leur temps d’embarquement, comme en témoignent les procurations passées devant notaire leur conférant une responsabilité de gestion.

24Dans le cadre de cette division – informelle – de tâches au sein de la maison familiale, certaines de ces femmes de négociants ont pu développer des compétences pointues et jouer un rôle éminent dans l’essor de l’entreprise familiale, comme on en a quelques rares mais précieux indices. Ainsi Marguerite Chantoiseau, épouse du grand négociant Noël Danycan, qui avait lui aussi commencé sa carrière comme capitaine-armateur, semble bien avoir apporté une contribution majeure au développement spectaculaire de cette maison dans les années 1690, au sein de laquelle, comme le souligne un témoignage fiable, « dans sa jeunesse, elle s’était appliquée au commerce de son mary, c’était elle qui faisait les achats pour les armements, qui recevait et payait [les factures]22 ». De même, Guillemette Des Ages, devenue en 1698 chef de la maison de négoce familiale au décès de son époux, tout en feignant la modestie auprès de son correspondant à Cadix revendiquait fièrement ses compétences marchandes : « Quoyque je ne fasse pas un grand commerce comme d’autres qui sont plus intelligents […] pour les toiles il n’y en a guère qui s’y connaisse comme moi », c’était effectivement un atout majeur dans un domaine essentiel de l’activité de cette maison dans le « commerce d’Espagne23 ».

Les femmes et l’investissement maritime

25Cependant, au-delà de ces (quelques) figures de proue de femmes véritables « chefs d’entreprise » à la tête de grandes maisons négociantes, peut-être est-il aussi significatif de mettre en valeur la place, moins visible et plus diffuse mais importante, que les femmes ont pu tenir dans « l’investissement maritime », au sens large de ce terme, à travers leur participation à des « sociétés de navires » ou à des spéculations marchandes dans le commerce de mer, à grande échelle comme à plus modeste.

26Cela renvoie en premier lieu à l’importance des besoins de financement qu’exigeait l’armement maritime24 et les opérations commerciales qu’il induisait, se chiffrant en millions de livres, qui excédaient les moyens des seuls armateurs déclarés, avec au surplus un souci permanent des armateurs et négociants de pratiquer la division et la mutualisation des risques, dans les trafics ordinaires comme le cabotage, Terre-Neuve ou les Îles, et a fortiori dans les opérations à haut risque comme l’interlope, la traite ou la course. Cela suscitait la recherche de partenaires prêts à participer au financement des opérations du « commerce de mer », bien au-delà du seul milieu des négociants-armateurs, en drainant les capitaux de couches larges de possédants des places portuaires grâce à des outils adaptés, traditionnels comme la « part de navire » ou « quirat » ou plus nouveau comme les « actions d’intérêt » à valeur fixe en livres, à valeur modique, 1 000, 500, 250 livres, que l’on voit apparaître autour de 1700 pour la course ou l’interlope. Or, au-delà du cercle des entrepreneurs « actifs », dans ce réservoir de possédants « rentiers » prêts à investir une part de leur patrimoine dans des spéculations maritimes, il y avait une part significative de femmes : principalement des veuves là aussi, mais également des femmes mariées possédant un patrimoine propre, et nombre de « demoiselles » célibataires disposant d’un héritage. Sollicitées par des parents ou des amis, ou à certains moments, stimulées par la rumeur publique vantant les profits de spéculations maritimes, elles pouvaient se laisser tenter autant que les hommes.

27C’est ce que révélait par exemple l’analyse d’un précieux document, le « Registre des déclarations de sociétés de navires de Saint-Malo en 1681-1685 » qui recensait l’ensemble des « consorts » propriétaires de parts de navires : sur 265 « consorts » malouins recensés, 29 (plus de 10 %) étaient des femmes, parmi lesquelles trois identifiées comme chefs de maison négociante25. Les neuf dixièmes étaient des « rentières » sans profession, propriétaires pour la plupart d’une ou deux parts de navires, et pour quelques-unes beaucoup plus, telle Guillemette Belin, marquise de la Marzelière, mais fille de négociant revenue dans sa ville, « intéressée » dans six navires, ou Perrine Grout veuve Magon de la Lande, « intéressée » dans 9 navires armés par ses fils, frères ou parents.

28Mais il convient de souligner que cette participation significative des femmes au financement de l’armement maritime se retrouvait également à des degrés inférieurs de l’échelle des armements maritimes, celui des petits ports de cabotage et de pêche. C’est ce que démontrent les travaux de Gérard Le Bouëdec pour les petits ports de la Bretagne Sud – notamment la presqu’île de Rhuys – au xviii^e siècle, comme ceux de Patricia Aulard pour le golfe du Morbihan au xix^e siècle : l’armement maritime au cabotage et à la pêche y était financé grâce à l’outil de sociétés quirataires drainant les participations de réseaux familiaux ou parentaux souvent alliés, où les femmes (veuves), filles célibataires tenaient toute leur place, dans le cadre d’un micro-capitalisme familial à base locale.

29Au-delà de cet investissement direct dans la propriété de navires et l’armement maritime, la participation de ces femmes rentières au « commerce de mer » et aux diverses formes de spéculation marchandes souvent juteuses qu’il permettait, a pu profiter aussi du développement au xviii^e siècle du système de la « pacotille » dans le commerce au long-cours, de l’interlope vers l’Amérique espagnole dans le premier quart du xviii^e siècle aux trafics vers l’océan Indien et l’Asie. La « pacotille », c’est-à-dire l’autorisation accordée, bon gré mal gré, par les armateurs aux membres de l’équipage d’un long-courrier, du capitaine aux officiers mariniers, d’emporter « en port-permis », en sus de la cargaison officielle, des lots de marchandises à vendre outre-mer et à acheter pour leur compte et pour ceux qui leur avaient permis de réaliser l’investissement initial à travers l’avance de fonds ou de marchandises pour en partager ensuite le profit. Or, comme on peut le voir à travers les minutes notariales ou les fonds de l’Amirauté tant pour les entreprises interlopes à Saint-Malo comme à Marseille (ainsi que l’a analysé en détail Charles Carrière26), ou plus tard à partir de Lorient pour les armements vers l’océan Indien27, cette forme élémentaire de spéculation maritime dans la pacotille semble avoir particulièrement séduit les femmes, veuves ou non, rentières ou actives, et à (presque) tous les niveaux de la hiérarchie des possédants, de la riche veuve de négociant à la simple marchande. Ainsi, parmi les 21 « bailleurs » de pacotilles à Michel Chartier, second capitaine du Saint Charles pour son voyage à la Mer du Sud en 1707-1709, 11 étaient des femmes, veuves, « demoiselles » ou épouses de négociants ou marchands28. De même à Marseille Charles Carrière repérait-il 17 femmes parmi les 196 « bailleurs » de pacotilles sur les navires expédiés vers la Mer du Sud en 1703-1714.

30Plusieurs facteurs y concouraient : le caractère concret de « l’investissement », à travers la fourniture directe au « pacotilleur » de lots de marchandises – toiles, dentelle, bas – qu’elles pouvaient choisir, la possibilité de fractionner son investissement en parts modiques (quelques centaines de livres) et la faculté d’utiliser ses réseaux de relations humaines directes, qu’elles soient de parenté ou de voisinage, pour trouver le porteur de pacotille aux différents niveaux de la hiérarchie des hommes d’équipage, des officiers aux matelots qualifiés. C’est ce qu’illustre l’exemple, parmi bien d’autres, d’une bourgeoise malouine, Laurence Céleste Locquet, qui avait investi en 1705-1706 pour 3300 livres fractionnées en pacotilles de 200 à 400 livres confiées à onze hommes – capitaines et officiers, maître d’équipage, chirurgien – embarqués sur autant de navires expédiés pour des destinations interlopes vers l’Amérique espagnole29 : elle diversifiait ainsi les risques et multipliait les occasions de profits (substantiels) avec neuf opérations bénéficiaires pour deux échecs.

31Au total, grâce à ce système « démocratique » de la pacotille mais aussi grâce aux nouveaux mécanismes de drainage des capitaux vers l’armement maritime (subdivision accrue des parts des sociétés quirataires, mise au point « d’actions d’intérêt » à valeur fixe et modique) qui se développent à partir des années 1690-1720, on s’aperçoit qu’au sein de larges couches des sociétés urbaines des places portuaires, de Saint-Malo à Nantes ou Marseille, les femmes ont pu participer en nombre à l’essor du « commerce de mer », à ses risques comme à ses profits. Elles l’ont pu parce qu’elles participaient pleinement à la « culture marchande » qui irriguait ces sociétés portuaires par-delà les distinctions de sexe, en leur donnant l’accès à l’information qui circulait dans ces cités portuaires sur la conjoncture internationale, les affaires en cours et les opportunités de spéculation qui pouvaient s’offrir, et en facilitant les contacts et les partenariats d’affaires sur la base non seulement des réseaux formels de parenté mais aussi à travers de véritables « réseaux de sociabilité » entre femmes, qui pouvaient transcender les frontières familiales.

32C’est ce que montre de manière exemplaire un document assez exceptionnel, la correspondance entretenue pendant trente ans dans le premier tiers du xviii^e siècle entre deux femmes, Olive Tropchery, dame de la Villeblanche Boulleuc, bourgeoise vitréenne veuve d’un notaire de Saint-Malo où elle demeurait, et son amie Julienne Boullain, dame de l’Orvinière Séré, malouine, veuve d’un négociant et financier de Vitré30. Cette correspondance éclaire non seulement sur la vie sociale des élites bourgeoises malouines et vitréennes à cette époque, mais sur leur niveau d’information sur les entreprises maritimes en cours au niveau de la place et sur leur propension à investir, en véritables femmes d’affaires, dans les opérations qui leur paraissaient les plus prometteuses ; elles opéraient souvent en lien avec Guillemette Rotou, épouse de Charles Locquet de Grandville, l’un des plus grands négociants de la place malouine, particulièrement bien informée des armements qui se préparaient, à Saint-Malo comme à Nantes, avec qui elles formaient, si l’on peut risquer l’anachronisme, un véritable « club d’investissement » à l’affût des bonnes affaires, souvent montées en partenariat entre elles pour des « prises d’intérêt » dans des vaisseaux ou des envois de pacotille.

33S’il fallait mettre en valeur une figure emblématique de ces rentières investisseur·e·s et spéculatrices dans le « commerce de mer », ce pourrait être celle de Marie Angélique Eon, veuve Eberard, née en 1672, fille de Julien Eon de la Villebague, le plus grand négociant malouin de l’époque Colbert, mariée en 1693 à son compatriote Michel Eberard engagé dans la finance et devenu en 1705 titulaire de l’office stratégique de trésorier de la Marine. Devenue veuve en 1709, elle demeura à Paris où elle joua un rôle majeur de relais pour ses compatriotes de l’élite négociante malouine, en supervisant notamment l’éducation dans les meilleurs collèges de plusieurs de ses neveux Magon et Picot. « Élevée dans le commerce » au sein de son milieu familial, associée aux activités de son époux de son vivant, elle devait après la mort de celui-ci les poursuivre en investissant son patrimoine dans les affaires de finance (ce qui lui vaudra d’ailleurs d’être « taxée » à hauteur de 300 000 livres par la chambre de justice en 1716 !), mais plus encore dans le commerce maritime. Apparentée à tout le gotha de l’élite négociante malouine – les Eon, Magon, Picot, Baude – avec des cousins et neveux implantés de Saint-Malo à Cadix et Marseille – elle disposait de tous les contacts et de toutes les informations nécessaires sur les opportunités de spéculation, et des relais pour les mettre en œuvre : ce qu’elle fit à grande échelle, en femme d’affaires de haute volée, durant un quart de siècle, en investissant des milliers de livres dans les expéditions interlopes vers la Mer du Sud ou celles de la Compagnie des Indes malouine, puis, à partir de 1720, dans l’envoi d’« emplettes » de toiles bretagnes ou de Rouen vers Cadix et l’Amérique espagnole et les retours de piastres, comme en témoignent les correspondances de ses neveux et partenaires Magon de la Balue et Picot de Clos-Rivière31.

34Au total, quoi d’étonnant en définitive que, dans ce capitalisme marchand qui animait le « commerce de mer » et qui demeurait fondamentalement un capitalisme à base familiale, les femmes qui constituaient une composante incontournable de ces familles marchandes aient pu participer à leur manière, souvent feutrée plus qu’en première ligne, et apporter une contribution trop longtemps sous-estimée à cette « dynamique du capitalisme32 ».