Gérer l’absence par procurations
La femme et la mer en Provence au xviiie siècle
p. 45-56
Texte intégral
« Pour celui qui ne peut vaquer lui-même à ses affaires, la procuration est un acte enregistré devant notaire qui donne pouvoir à un autre pour lui, comme s’il était lui-même présent, soit qu’il faille gérer et prendre soin de quelque bien ou de quelque affaire, ou que ce soit pour traiter avec d’autres1. »
1Cette délégation de pouvoir et d’autorité est un usage légal pour gérer une affaire en cours en surmontant l’obstacle dû à la distance ou à l’absence, voire les deux2. Elle peut être mise à profit à l’occasion du déplacement d’un proche pour réaliser une opération précise. Ainsi, Charles Reynier, maître cotonnier de Marseille, désigne Pierre Ferrier, marchand droguiste d’Arles qui doit venir à Marseille, pour recevoir du capitaine Antoine Rebelin, d’Arles, 750 livres pour le reste du montant des voiles cotonines d’un vaisseau en construction3. Les épouses sont parfois retenues pour régler une affaire en effectuant ou non un déplacement comme Joseph Gilly, muletier de Marseille, qui donne procuration à Catherine Hilaire, sa femme, pour aller à Aix exiger du muletier Simon Achard 100 livres du prix d’un mulet4 ou Michel Patrice Onillion, architecte de Marseille, qui choisit son épouse, Jeanne Eymard, pour recevoir de Raymond Guillon, cordonnier de Marseille, 1 000 livres restant de la vente d’une maison5. Il peut s’agir de faire appel à un proche pour qu’il puisse « recouvrer des biens délaissés » en France ou à l’étranger ou de nommer un membre d’une compagnie de marchands pour aller régler au loin un litige. Honoré Crémollier, « marchand marinier » de La Ciotat donne procuration à Jean Bono, marchand originaire de cette même ville mais installé à Gênes, pour le représenter dans le règlement d’une complexe affaire commerciale6. Les femmes peuvent prendre l’initiative de l’opération, comme le fait Marguerite Arnaud, épouse d’Honoré Crouzet employé au piquet des farines, qui « constitue procureur » son beau-frère Louis Rey, garçon chapelier de Marseille, pour aller à Lorgues, près de Draguignan, afin de recevoir l’argent qui provient de la vente de terres7.
2Toutefois, dans une ville portuaire, grande ou petite, où une partie de la population est souvent en déplacement, les procurations qui parsèment les registres des notaires sont souvent le fait d’absents qui recherchent la compétence, les connaissances et la confiance de ceux qui restent sur place, à l’instar de Joseph Roqueplan, bourgeois de La Ciotat, qui « fait procuratrice spéciale et générale » son épouse Marguerite Maurice avant de se rendre à la Martinique8. Plus souvent encore ce sont les gens de mer qui passent un tel acte notarié car le métier de la mer, qui combine activités marchandes ou halieutiques et services militaires en application du système des Classes, exige des déplacements fréquents9. L’absence répétée induite par cette mobilité est un marqueur fort des sociétés maritimes. Outre des questions personnelles et intimes, elle en pose d’autres d’ordre économique et social à ceux qui partent comme à ceux qui restent. Les femmes de l’attente, laissées seules par l’absence du mari, doivent faire face aux multiples impératifs de la vie durant les temps de la séparation : nourrir les enfants, se loger, bref « tenir la maison » sinon la boutique. Les avances consenties au marin avant son départ – et versées entre les mains de l’épouse pour éviter au conjoint des dépenses inconsidérées dans un proche cabaret – ne peuvent y suffire. Pour les femmes, chargées de famille et sans grande ressource, la procuration peut aider à surmonter momentanément des difficultés en attendant des jours meilleurs. Pour ceux qui sont au loin, cette démarche permet de conserver un levier d’action en gardant virtuellement un pied à terre. Plus globalement, mais en prenant comme observatoire le seul littoral provençal au xviiie siècle, cette discrète et banale procédure n’invite-t-elle pas à saisir sur le vif un rouage du fonctionnement des sociétés et des économies littorales, et plus particulièrement la place des femmes dont les tâches, plurielles et d’une grande flexibilité, sont souvent difficiles à mesurer10 ?
Le passage à l’acte : le marin chez le notaire
3C’est peu avant le départ que le marin se rend chez le notaire, en présence ou non du bénéficiaire de la procuration. La procédure est fréquente en Provence maritime au xviiie siècle, aussi bien à Marseille, dont les horizons commerciaux se dilatent et étirent le temps de l’absence, que dans les ports secondaires aux navires armés au grand cabotage munis de congés pour des sorties de plusieurs mois.
4La décision du marin est justifiée, dès le début de l’acte, par des formules qui reviennent régulièrement et qui traduisent un usage fréquent de tels enregistrements : celui-ci agit « à la veille d’un voyage au long cours », celui-là « sur le point d’entreprendre un voyage en Levant » ou encore « à la veille de partir à l’Amérique ». Dans tous les cas le motif sous-jacent est celui qu’exprime « Antoine Maille, patron de bâtiment de mer, exposé à faire de longues absences pour cause de son état, qui a désigné comme procuratrice Anne Marie Augier, son épouse11 ». Dans le minutier, la procuration est parfois glissée entre deux actes passés à la demande du même marin. C’est après avoir fait enregistrer son contrat de mariage que François Xavier Sauzet, capitaine en second, « étant à la veille de partir pour un voyage de long cours dans le Levant, a constitué pour sa procuratrice générale et spéciale Anne Rose Roux, son épouse ». Considérant « les graves dangers de mort qu’il y a dans de tels voyages », la procuration est aussitôt suivie du testament du capitaine en second, avec Anne Rose Roux comme « héritière générale et universelle12 ».
5Cette pratique, ordinaire parmi les capitaines et hommes de la maistrance, n’est pas ignorée des simples hommes d’équipage. Le 6 juin 1764, le matelot Antoine Nouvet donne procuration en faveur de son épouse, Marie Ursule Masclet, également désignée comme héritière générale et universelle dans le testament qui suit cet enregistrement13.
6Épouses ou mères, les femmes ne sont pas systématiquement désignées par les marins en partance pour assurer cette responsabilité. Étant sur le départ pour les Îles françaises d’Amérique, Balthazar Brusque, capitaine en second d’un vaisseau marchand de Marseille, désigne son beau-père Pierre Cailhol, maître barillat, pour gérer ses biens durant son absence14. Ce choix est parfois conjoncturel et provisoire. Lorsque Joseph Antoine Dominique Ratou, capitaine de bâtiment de mer de Saint-Tropez « se trouvant à la veille de partir pour un voyage de long cours sur mer », désigne comme procureur général son oncle Pierre Hermite, maître cordonnier, il fait préciser que ce sera le cas « jusqu’à ce que son épouse Anne Thérèse Martin [19 ans] soit parvenue à sa majorité ; à ce moment-là c’est elle qui sera sa procuratrice15 ».
7Cet usage est la norme dans tous les ports provençaux et languedociens, grands ou petits. En 1731, à Six-Fours, près de Toulon, le notaire enregistre dix procurations générales : toutes sont le fait de mariniers et matelots, sept ont les épouses pour bénéficiaires, une l’oncle, une le parrain et l’autre une tante16. En 1743, 72 % des procurations enregistrées à La Ciotat concernent des gens de mer et les deux-tiers le sont en faveur de femmes. Un demi-siècle plus tard la situation est inchangée dans ce port où 60 % des procurations sont le fait des gens de mer, avec une même domination des femmes de marins parmi les bénéficiaires17. À Saint-Tropez, au milieu du xviiie siècle, 87 % des gens de mer choisissent leur épouse comme procuratrice, alors que les hommes qui n’exercent pas le métier de la mer ne sont que 8 % à le faire ; à la fin du siècle les premiers sont encore 80 % à effectuer ce choix contre 21 % pour les seconds18. Si le nombre de procurations fléchit à Arles au xviiie siècle, parallèlement à l’activité portuaire de la cité fluviale, la part des marins qui en font enregistrer en faveur de leur épouse reste forte19.
8Parmi les gens de mer, la pratique est toutefois moins répandue en Méditerranée chez les pêcheurs car la petite pêche côtière à laquelle ils se livrent réduit les temps d’absence. Quelques délégations de pouvoirs se rencontrent cependant à Martigues dont les pêcheurs fréquentent de manière saisonnière les eaux de l’Espagne méridionale20. Les levées pour servir sur les vaisseaux du Roi, obligatoires depuis 1670, conduisent également des pêcheurs à donner une procuration à leur épouse, comme le fait l’Arlésien Jean-Pierre Prodhomme, en 1703, pour recouvrer l’héritage de sa tante21.
9De tels actes sont quelquefois consignés en cours de voyage, lors d’une escale, comme on peut l’observer chez des marins embarqués pour les Antilles ou en Méditerranée à l’occasion de voyages à la cueillette dont la durée théorique est fixée à deux ans par l’Amirauté22. Le chancelier présent dans les Échelles du Levant enregistre sur la main courante des actes semblables à ceux que consigne ordinairement le notaire : obligations, quittances, promesses, déclarations pour la vérité, cessions, contrats de nolisement (ou affrètement), testaments et procurations. Il peut s’agir d’une décision dictée pour régler une affaire en cours dans cet espace de travail. C’est pour qu’il démêle une affaire avec un marchand grec de Candie, au sujet de quatre tonneaux de vin prétendu fraudé et gâté, que Joseph Rébéqui, d’Antibes, commandant la barque Notre-Dame du Rosaire en escale à Alexandrie, fait une procuration en faveur du capitaine Terrasson, de La Ciotat, commandant la barque la Vierge de la Garde, sur le point de quitter Alexandrie pour la Crète23. Outre ces procurations, étroitement liées à l’exercice du métier et qui tendent à privilégier le choix de confrères, le marin en accorde d’autres à son épouse ou à un proche parent pour gérer une affaire qui concerne sa famille et ses biens laissés au loin, notamment dans son port d’attache. L’acte peut répondre à une affaire en cours que l’allongement imprévu de la durée du voyage empêche de régler. Bloqué en Égypte au début de la guerre de Sept Ans, le maître calfat Louis Brun, de La Ciotat, embarqué sur la polacre Le Prothée du capitaine Michel Sabatier, de Martigues, fait enregistrer une procuration à la chancellerie d’Alexandrie en faveur de sa femme, Magdeleine Brun, pour assister au contrat de mariage de leur fille Anne, ou autre personne au choix de sa procuratrice, et pour constituer en dot telle somme qu’elle jugera à propos, pour le plus grand avantage de leur fille24. Pour tel autre c’est un long temps de quarantaine imposé dans le lazaret d’un port qui l’oblige à envisager la procédure en transmettant ses directives au vice-chancelier en poste dans l’Échelle.
La teneur des procurations
10Le contenu des actes varie selon les circonstances de leur rédaction ciblant tantôt des opérations spécifiques, laissant tantôt une totale liberté au destinataire comme cela paraît être le cas pour le capitaine Antoine Martin, commandant le pinque Sainte Marie :
« De son gré, pure et libre volonté, a fait et constitue sa procuratrice générale et spéciale la demoiselle Marie Thérèse Roux son épouse ici présente et acceptante, à laquelle il donne plein et ample pouvoir de, pour lui et en son nom, gérer et gouverner tous ses biens et affaires, vendre et arrenter ses dits biens à telles personnes et pour tels prix et conditions qu’elle trouvera à propos, exiger et recouvrer de tout qu’il appartiendra toutes les sommes, deniers et effets qui se trouveront lui appartenir, en donner quittances et décharges valables pour suivre les procès qu’il a actuellement et pourra avoir à l’avenir, convenir en justice tous ses débiteurs et redevables à défaut de paiement pour les y contraindre par toutes les voies de droit et ce jusqu’au jugement définitif et entière exécution, donner toutes demandes, défenses et contredits qu’elle avisera, compromettre et arbitrer tous procès et différends qu’il pourra avoir, acquitter à tous jugements, en appeler tels procureurs en fait de plaidoirie qu’elle avisera, transiger, convenir et accorder, céder, quitter et remettre, et pour raison de tout ce que dessus se porter dans tous les lieux et endroits que besoin fera, faire affirmation de voyage et tous autres actes de justice requis et nécessaires, et généralement faire et agir à l’occasion de tout ce que dessus, circonstances et dépendances tout ce qu’elle trouvera à propos et tout ce que le dit constituant pourrait faire si présent en personne y était bien que le cas requit un mandement plus spécial voulant que la présente ait force et valeur nonobstant toute surannalité et jusque à expresse révocation d’icelle promettant d’approuver et ratifier tout ce que par la dite épouse sa procuratrice sera fait25. »
11L’implication de Marie Thérèse Roux dans de précédentes opérations – achats, cessions et quittances – montre une certaine expérience des affaires chez cette femme qui n’ignore pas, par son milieu familial, le monde de la marchandise26. Par ailleurs, contrairement à d’autres types d’actes, la procuration n’a pas de limites dans le temps ; elle ne vaut pas pour un voyage mais court « jusqu’à expresse révocation » pointant ainsi la confiance accordée. Pareille délégation totale de responsabilités n’est pas le seul fait des patrons et capitaines. Le 21 mai 1731, le matelot François Aicard, de Six-Fours :
« Étant sur son départ pour aller faire voyage sur mer avec les vaisseaux de Sa Majesté […] a fait et constitué pour sa procuratrice spéciale et générale […] Anne Denansse, sa femme, à laquelle, absente comme présente, il donne plein et ample pouvoir pour et en son nom régir et administrer tous et chacun de ses biens et affaires, sans aucune réserve, exiger de ses débiteurs toutes les sommes qui pourront lui être dues […], et en cas de refus, se pourvoir en justice contre lesdits débiteurs et les poursuivre […], faire affirmation, élire domicile, arbitrer, compromettre et transiger lesdits procès, acquiescer ou appeler de tous jugements, offrir ou accepter tous expédients […], faire procéder à toutes saisies, vendre ou permuter ses biens à tel prix, pactes, qualités et à telles personnes qu’elle trouvera bon, en retirer le prix, emprunter telles sommes qu’elle jugera à propos, à jour ou en pension perpétuelle […], faire en tout et de même que le constituant ferait si présent en personne il était, avec promesse d’agréer et ratifier tout ce que ladite procuratrice aura fait27. »
12Au-delà de formules d’usages notariaux cette procuration dit l’ampleur des pouvoirs confiés et le droit reconnu à la bénéficiaire. Certains, comme le capitaine en second François Xavier Sauzet qui a constitué son épouse, procuratrice générale et spéciale pour « administrer indéfiniment toutes les affaires et tous les biens », précise également qu’elle peut « marier, si elle le trouve bon, ses trois filles, Anne-Françoise, Marie et Charlotte28 ». Faut-il voir une indication destinée à appuyer le « plein et ample pouvoir » que le marin François Cauvin donne à sa femme Véronique Roux « pour gérer et administrer en son absence les biens et affaires, comme il le ferait lui-même » ou une limite à ce pouvoir quand il stipule que cette procuration concerne « une terre du terroir de Sainte-Maxime, une maison à la Grand Rue de Saint-Tropez avec boutique et cave, une autre maison qu’il habite et finalement un ou deux quirats qu’il participe sur le pinque par lui commandé29 » ? La restriction, si restriction il y a, est autrement plus claire quand il s’agit de régler un point particulier qui n’a manifestement pas pu l’être avant le départ du marin ou qui a surgi alors que celui-ci était au loin.
La gestion de l’absence
13Comme entrevu à travers ces mentions, les procurations accordées donnent lieu à toute sorte d’opérations. La procuratrice apparaît quelquefois comme une simple exécutrice de décisions prises par le mari avant de partir ou en cours de route, sans que nous connaissions les raisons de la prise de décision. Marie Rose Sauzède, épouse du capitaine Dominique Arnaud, absent, réalise ainsi l’achat envisagé par son mari « d’un sellier ou magasin que possède le patron Taurel au faux bourg du port30 ». À la suite d’une procuration passée devant le chancelier du consulat de France à Alexandrie, Marie-Agnès Martin, agissant pour et au nom de son fils Charles Ignace Monoyer, capitaine de bâtiment de mer, fait enregistrer en 1787, l’acquisition d’une maison meublée pour la somme de 4330 livres qui sera versée au vendeur à la remise des clefs31. Par une procuration également enregistrée à Alexandrie, Pierre Martin, « charpentier pour pièce de marine » de La Ciotat, laisse totale liberté à sa femme Marie Bonnet pour les contrats de mariage de leurs filles Claire, Catherine et Marie, avec toutes les personnes dont elle « pourra faire choix et de constituer en dot à chaque fille 1500 livres, soit en argent comptant, soit en meubles, immeubles ou autres, au grand avantage de leurs filles » et l’autorise, dans un acte complémentaire, à « rendre à Mathieu Philipi un terrain […] qu’il n’a pas pu payer en temps voulu32 ».
14Les procuratrices sont ainsi souvent chargées de règlements d’affaires familiales. Marie Pinole, épouse d’un matelot absent, doit s’acquitter de régler le testament de son beau-père33, Marie Thérèse Lebresse, épouse d’un capitaine de Cassis en voyage, est chargée de recevoir, sous la forme d’une pension, une partie de la « vente d’une bastide et de son terroir » qui appartenait à sa défunte belle-sœur34 et Claire Gabrielle Soren, reçoit procuration de son mari « pour gouverner, régir, administrer tous les biens et affaires » de son beau-frère, mort en mer, et « vendre et aliéner ce que bon semblera35 ». Il peut s’agir également d’engager ou de poursuivre une action en justice, comme le demande le navigant François Sicard, de Sanary, à son épouse « pour suivre le jugement en cours avec Messieurs Julien et Sénès, avocats en la cour de la ville de Toulon36 ». Les dossiers des amirautés portent la trace de ces actions en justice, à l’instar des épouses des patrons André Dumas et Jean Blanc qui règlent les comptes en litige entre leurs époux37.
15Néanmoins, ces femmes n’appliquent pas seulement les décisions prises par l’auteur de la procuration. Elles prennent aussi souvent des initiatives en acquittant des dettes, recouvrant des créances, prêtant de l’argent et vendant des biens fonciers comme cette épouse de matelot qui cède, à la veuve d’un capitaine, une boutique, qu’elle rachètera deux ans plus tard, pour la même somme, la situation financière de la famille s’étant améliorée38. De nombreuses familles de gens de mer vivent, en temps ordinaire, au seuil de l’insuffisance et tout retard dans le paiement des salaires renforce leur précarité. La situation est intenable en cas de capture, de campagnes maritimes prolongées ou de désertion de l’époux. Certaines empruntent de l’argent « pour subvenir à leurs affaires » comme la femme d’un matelot arlésien qui paraît disposer d’une petite boutique. D’autres le font pour de plus graves raisons comme l’épouse de ce capitaine de barque qui emprunte auprès d’un muletier la somme de 150 livres, « à savoir 100 livres pour prix de farine et autres fournitures faites pour survenir à son entretien et nourriture pendant l’année dernière attendu l’absence de son mari […] et 50 livres en espèces pour nourriture et entretien au cours de cette année39 ». Les longues absences peuvent être source de précarité y compris donc pour des femmes de capitaines que les procurations laissées peuvent momentanément aider.
16Certaines se montrent au fait des techniques marchandes comme Marie-Rose Tournel, épouse et procuratrice d’un capitaine, qui demande l’enregistrement du contenu d’une lettre de change de 430 livres tirée par son mari sur un autre capitaine et endossée en sa faveur à Smyrne40. En revanche, cette épouse d’un fermier de madrague absent refuse de payer une lettre de change pour solde de fournitures diverses car, dépourvue de procuration, « elle n’entre pas en connaissance de pareilles affaires41 ».
17Outre la participation de ces femmes de marins aux activités économiques, les transactions autorisées par ces procurations sont également révélatrices de la pluriactivité des sociétés littorales42. La vente d’un « cazal ou place d’écurie », l’achat d’une pinède ou l’emprunt effectué par l’épouse d’un matelot « pour employer à la complantation d’une vigne dans une terre que son mari possède » illustrent la complémentarité entre terre et mer. Le doute n’est pas permis quand Anne Villecroze, épouse d’un patron de tartane, vend « une demi-bastide avec partie de jas (ou bergerie), tout le terrement de vignes et terres à Sainte-Maxime, pour un montant de 600 livres, savoir 300 livres comptant et 300 dans l’année avec les intérêts légitimes, à Joseph Martin, patron de tartane absent, représenté par Anne Caratéry son épouse43 », à la suite d’un acte signé par les deux représentantes. Il en est de même lors de la vente par Anne Martelle, épouse de marinier, « d’une propriété de vignes et terres d’environ quatre fossorées de vigne épaisse avec toutes ses appartenances et dépendances » à Honoré Guérin, marinier absent, représenté par Marguerite Arnaud, sa femme et procuratrice44. Ces opérations entre femmes de marins, entre femmes qui appartiennent au même cercle professionnel, ne sont pas exceptionnelles dans les petites cités portuaires où les hommes sont souvent en mer. Elles contribuent par ailleurs à donner une autorité accrue à ces femmes de l’attente et une précieuse expérience à celles dont les absences des conjoints s’avéreront définitives.
18Ces procurations conduisent-elles à des litiges, à des discordes, voire des ruptures ? Que peut faire le marin à son retour sinon constater les décisions prises s’il n’a pas été averti auparavant des actes passés en son absence ? Pour prévenir d’éventuelles contestations en justifiant les mesures prises, les auteurs de certains actes adressent au notaire des lettres que celui-ci classe dans son minutier une fois l’opération effectuée, comme le demande Marguerite Maurice, de La Ciotat en 1780, après la vente d’une propriété de terres, vignes, oliviers et arbres fruitiers grâce à une procuration laissée par son époux l’année précédente.
19Au vrai, force est de reconnaître que les contestations des marins au retour de voyage sont peu nombreuses et rarement argumentées. En 1748, le patron de barque arlésien André Vian semble regretter la liberté accordée sept ans auparavant à son épouse « pour agir, gouverner et administrer tous ses biens » car il suspend la procuration et demande des comptes à sa femme45. Les « expresses révocations » stipulées dans les actes, suivies d’éventuelles actions judiciaires, paraissent exceptionnelles et leurs raisons, pour le moins opaques, laissent libre cours à toute interprétation comme c’est le cas le 20 janvier 1767 lors de la révocation, devant témoins, de la procuration générale qu’avait donnée le capitaine Jean Reybaud, de Martigues, à sa fille aînée Marie, par acte du 10 mars 1760. Le capitaine entend désormais que la dite procuration
« soit nulle et de nul effet, tout comme si elle n’avait jamais été passée laquelle révocation il nous a requis de lui donner acte que nous dit notaire lui avons concédé pour lui valoir et servir ce que de raison. Fait et publié aux dits Martigues et dans notre étude en présence de Me Gaspard Mourche et de Louis Moulin de cette ville, requis et signés avec ledit Sr Reybaud46 ».
20Un usage de la procédure considéré comme abusif serait-il à l’origine de violences conjugales ? En 1754, alors que la sénéchaussée de Marseille enregistre les plaintes de Marie Caune « pour injures graves, excès, coups, sévices et mauvais traitements » infligés par son époux, le navigant Antoine Allègre, celui-ci justifie son comportement en déclarant que son épouse a profité de son absence pour emprunter, grâce à la procuration donnée avant son départ pour la Martinique, de l’argent et vendre ses effets, ajoutant qu’elle ne lui a « intenté ce procès que pour faire impunément tout ce quelle trouve bon47 ».
21Force est de reconnaître que les contestations et remises en cause des opérations effectuées par les procuratrices sont insignifiantes dans les procédures judiciaires et les minutes notariales en comparaison de la quantité de procurations enregistrées au xviiie siècle en Provence par les notaires de la côte.
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22Hier, comme de nos jours, le métier de marin scande la vie familiale sur un rythme à deux temps : un court, la cohabitation, un long, la séparation48. L’éloignement répété des gens de mer et leur présence intermittente à terre conduisent les femmes des sociétés littorales à gérer cette absence par procuration et leur confèrent des responsabilités de première importance. Grâce à ce pouvoir délégué, elles relaient les choix de leurs pères, frères et plus souvent maris mais ont également une grande liberté d’action pour administrer les biens de la communauté. Contrairement aux jeunes filles et épouses d’autres milieux socioprofessionnels, les femmes de marins disposent d’une réelle autorité au soubassement économique fort49. Car l’attente de ces femmes, une attente souvent angoissée, est aussi une attente active. Le contrôle de l’économie familiale, les tâches ménagères quotidiennes et la volonté d’assurer la cohésion d’une communauté sans cesse émiettée leur accordent une influence capitale50. L’absence, l’attente et l’incertitude du lendemain liée à la séparation participent dans une certaine mesure à façonner l’identité des femmes de marins.
23Si pour ces femmes, souvent issues du monde de la mer, l’absence du père puis du mari constitue une permanence forte de leur état, les disparitions précoces et soudaines de ces hommes modifient leur fonction et transforment leur statut51. Devenues veuves, ce qui est fréquent dans les sociétés maritimes anciennes, ces femmes qui, grâce notamment aux procurations, ont été mises dans des situations de personnes juridiquement et économiquement indépendantes, jouissent d’un capital d’expérience qui leur permet d’affronter la solitude, de gérer les affaires courantes et d’engager de nouvelles opérations comme le fait, parmi d’autres, Marguerite Barthélemy qui à la mort de son mari fait « naviguer les bateaux délaissés par celui-ci », prête à la grosse aventure et achète « une plantation de vigne52 ». Elles sont moins décontenancées que d’autres car beaucoup ont très tôt éprouvé le poids de la décision, de l’initiative et de la responsabilité. Porteuses de ces trois vertus qui définissent la bonne économie, les procurations sont sources d’une certaine innovation dans le comportement des femmes de la mer. Mais l’innovation est peut-être aussi du côté des hommes, de ces marins qui délèguent sans réserve leur pouvoir à ces femmes et leur accordent une confiance totale pour gérer les biens de la communauté en promettant de ratifier tout ce qu’elles feront pour leur bien et celui du groupe familial.
Notes de bas de page
1 Ferrière C. J., La science parfaite des notaires ou le moyen de faire un parfait notaire. Contenant les ordonnances, les arrêts et règlements rendus touchant la fonction de notaire…, Paris, Humblot, 1699, 5e éd., p. 481.
2 Voir également sur l’activité des notaires : Aubenas R., Étude sur le notariat provençal au Moyen Âge et sous l’Ancien Régime, Aix-en-Provence, 1931 ; Poisson J.-P., Notaires et société. Travaux d’histoire et de sociologie notariales, 2 vol., t. 1, Paris, Economica, 1985, 736 p. ; Laffont J.-L. (dir.), Notaires, notariat et société sous l’Ancien Régime, Toulouse, 1990, 194 p. ; Dolan C., La famille, le notaire et la ville à Aix-en-Provence durant la seconde moitié du xvie siècle, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1998, 410 p. ; Hilaire J., La science des notaires. Une longue histoire, Paris, PUF, 2000, 300 p. ; Audisio G. (dir.), L’historien et l’activité notariale. Provence, Vénétie, Égypte, xve-xviiie siècles, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2005, 251 p.
3 Archives départementales des Bouches du-Rhône (AD BdR), 355 E-516, notaire J.-B. Urtiz, le 1er avril 1750.
4 AD BdR, 355 E-516, Marseille, notaire JB. Urtiz, le 4 avril 1750.
5 AD BdR, 355 E-516, Marseille, notaire JB. Urtiz, 13 avril 1750.
6 AD BdR, 369 E-234, La Ciotat, notaire Jean Faulguete, 1er avril 1659.
7 AD BdR, 355E-516, Marseille, notaire JB. Urtiz, le 3 avril 1750.
8 AD BdR, 369 E-525, La Ciotat, notaire Sauveur Rabatu, f° 350, 31 mai 1779.
9 Buti G. et Cabantous A., Être marin en Europe occidentale (1550-1850), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, 226 p.
10 Pour la place des femmes sur les rivages atlantiques on pourra se reporter à Catterall D. et Campbell J., Women in Port : Gendering Communities, Economies, and Social Networks in Atlantic Port Cities, 1500-1800, Leyde, Brill, 2012, 464 p. ; Dufournaud N. et Michon B., « Les femmes et l’armement morutier : l’exemple des Sables-d’Olonne pendant la première moitié du xviiie siècle », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, t. 110, n° 1, 2003, p. 93-113 ; Hafter D. M. et Kushner N. (dir.), Women and work in eighteenth-century France, Bâton Rouge, Louisiana State University Press, 2015, 250 p. ; Buti G., « Femmes et négoce outre-mer. Marseille et la Martinique au xviiie siècle », dans Michon B. (dir.), Les femmes et le négoce dans les ports européens, xvie-xixe siècles, à paraître.
11 Archives départementales du Var (AD Var), 3E 24-157, Saint-Tropez, notaire Monoyer, f° 294, 15 mars 1752.
12 AD Var, 3E 24-162, Saint-Tropez, notaire Cartier, f° 458 et 460, 21 août 1774.
13 AD Var, 3E 24-166, Saint-Tropez, notaire Jean-François Martin, f° 95 et 97, 6 juin 1764.
14 AD BdR, 369 E-234. La Ciotat, notaire Jean Faulguete, 1er avril 1659 et 355 E-516. Marseille, notaire J.-B. Urtiz le 23 avril 1750.
15 AD Var, 3E 24-162, Saint-Tropez, notaire Cartier, f° 317, 5 juin 1773.
16 AD Var, 3 E 74, f° 162-163, le 21 mai 1731.
17 Buti G., « Notaires de la côte. Le notaire, le marin et la mer à Cassis et La Ciotat au milieu du xviiie siècle », dans G. Audisio (dir.), op. cit., p. 145-166.
18 Buti G., Les Chemins de la mer. Un petit port méditerranéen : Saint-Tropez (1650-1850), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, 498 p., voir p. 373.
19 Voir Payn-Echalier P., Les marins d’Arles à l’époque moderne, Aix en Provence, Presses universitaires de Provence, 2007, 319 p.
20 AD BdR, 378 E-751, Martigues, notaire Roustan, f° 71, 14 avril 1750.
21 AD BdR, 401 E 295, Arles, notaire Aulanier, f° 482, mai 1703.
22 Buti G., « Expédier à la côte et aller à la cueillette : le cabotage en Méditerranée aux xviie et xviiie siècles », Revue d’histoire maritime, n° 8, 2008, p. 67-108 et du même : « Aller en caravane : le cabotage lointain en Méditerranée, xviie et xviiie siècles », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 52-1, janvier-mars 2005, p. 7-38. Le « voyage à la cueillette » ou « voyage à l’aventure » est une forme de cabotage lointain. Dans ce type d’armement, dit encore « caravane maritime » ou tramping international depuis le xixe siècle, les capitaines circulent au ré des demandes des affréteurs.
23 Service historique de la Défense de Toulon (SHDT), Alexandrie, main courante, 1R1-8, f° 8741 v°, 8 août 1754.
24 SHDT, 1R1-8, f° 8943, Alexandrie, 26 mai 1756.
25 AD Var, 3E 24-145, Saint-Tropez, notaire Peironnet, f° 13-14, 30 juillet 1731.
26 Buti G., « Femmes d’affaires maritimes en France méditerranéenne au xviiie siècle », dans Guilhaumou J., Lambert K. et Montenach A. (dir.), Genre, Révolution et Transgression. Études offertes à Martine Lapied, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2015, p. 267-276.
27 AD Var, 3E 74. Six-Fours, notaire Martin, f° 162. 21 mai 1731.
28 AD Var, 3E 24-162, Saint-Tropez, notaire Cartier, f° 458 et 460, 21 août 1774.
29 AD Var, 3E 66-1, Saint-Tropez, notaire Claude Martin, f° 755, 15 janvier 1716.
30 AD Var, 3E 24-144, Saint-Tropez, notaire Guirard, f° 162, 13 août 1731.
31 AD Var, 3E 24-155, Saint-Tropez, notaire Jean-François Martin, f° 177, 7 mai 1787.
32 SHDT, 1R1-9, Alexandrie, f° 9337, le 19 septembre 1764 et f° 9342 le 21 novembre 1764.
33 SHDT, 1R1-9, Alexandrie, f° 9190, le 13 décembre 1760.
34 SHDT, 1R1-9, Alexandrie, f° 9529, 8 août 1767.
35 SHDT, 1R1-9, Alexandrie, f° 9516, 27 juin 1767.
36 AD BdR, 362 E-183, Marseille, notaires Borelli, Pelletier et Rohme, 11 février 1786.
37 AD BdR, 11 B-2, amirauté d’Arles, audiences, sentences, 16 mai 1650 et 19 janvier 1684.
38 AD Var, 3E 66-5, Saint-Tropez, notaire Claude Martin, f° 94 et f° 286, 13 décembre 1732 et 12 mars 1734.
39 AD Var, 3E 66-4, Saint-Tropez, notaire Claude Martin, f° 251, le 19 avril 1730.
40 AD Var, 3E 24-155, Saint-Tropez, notaire Ganteaume, f° 409 et 422, le 28 septembre 1747.
41 AD Var, 3E 24-145, Saint-Tropez, notaire Peironnet, f° 477-478, le 22 août 1737.
42 Voir Le Bouëdec G., Ploux F., Cérino C. et Geistdoerfer A. (dir.), Entre terre et mer. Sociétés littorales et pluriactivités (xve-xxe s.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004, 400 p.
43 AD Var, 3E 66-2, Saint-Tropez, notaire Claude Martin, f° 2, 16 novembre 1718.
44 AD Var, 3E 66-1, Saint-Tropez, notaire Claude Martin, f° 282, 8 novembre 1713. Par « vigne épaisse » il faut entendre vigne non complétée avec arbres fruitiers, oliviers et céréales.
45 AD BdR, 405 E-1023, Arles, étude Vaugier, 1748.
46 AD BdR, 378 E-727, Marseille, étude Gallay, Durand-Gueriot, Toussaint, f° 2155-2156, le 20 janvier 1767.
47 AD BdR 2 B 1217 n° 3. Procédure criminelle de la Sénéchaussée de Marseille : Marie Caune contre Antoine Allegre, navigant, son époux, pour injures graves, excès, coups, sévices et mauvais traitements (avril-mai 1754). Voir Régina C., Femmes, violence(s) et société, face au tribunal de la sénéchaussée de Marseille (1750-1789), thèse d’histoire, dir. G. Buti et M. Lapied, Aix-Marseille université, 2012.
48 Guichard-Claudic Y., Éloignement conjugal et construction identitaire. Le cas des femmes de marins, Paris, L’Harmattan, 1998, 270 p., voir p. 215 ; Buti G. et Cabantous A., op. cit., p. 117.
49 Beauvalet-Boutouyrie S., Être veuve sous l’Ancien Régime, Paris, Belin, 2001, 415 p., voir p. 14 et p. 278-282.
50 Buti G., « Femmes d’affaires maritimes… », art. cité, p. 271-274.
51 S’agissant de populations maritimes, il paraît fondamental de ne jamais perdre de vue que la mort prématurée du conjoint est une donnée essentielle de la vie des couples dans la société d’Ancien Régime ; la longévité de certains couples ne saurait faire oublier que 50 % des couples sont brisés avant 15 ans de vie commune.
52 AD BdR, 369 E-525, Marseille. 8 avril 1779.
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