Conclusion
p. 197-202
Texte intégral
1À l’origine du sujet, il y avait une interrogation professionnelle sur le don comme voie d’acquisition pour les dépôts patrimoniaux, par rapport aux versements (pour les archives) ou aux achats (pour les bibliothèques) ; il y avait aussi évidemment, à l’arrière-plan, le modèle dessiné par M. Mauss du don et du contre-don comme faits sociaux. À l’issue de ce volume, fruit de plus de trois années d’une réflexion poursuivie à travers une série de séminaires et une journée d’étude, il apparaît que le don comme voie d’acquisition engage pour les établissements bien des enjeux au-delà de l’accroissement des collections, et que le schéma maussien, lorsqu’il met en relation des donateurs particuliers et des organismes publics pour le transfert de documents privés, doit être nuancé et complété.
2L’étude des dons aux archives et aux bibliothèques met évidemment en exergue le don comme pratique sociale, et poursuit notamment la réflexion ouverte depuis quelques années sur le don aux organismes et institutions publiques qui génère différentes questions : celle du donateur privé qui se défait d’un bien en faveur d’un bénéficiaire collectif et anonyme, un bénéficiaire plus potentiel que réalisé, le public ; et la question du donataire apparent comme médiateur du don, et de la relation de confiance à l’établissement pour la conservation et la transmission de l’objet donné vers son destinataire réel, le public.
3Le don aux archives et aux bibliothèques publiques, dépositaires d’un patrimoine national, est évidemment articulé aux pratiques mémorielles en forte expansion depuis une trentaine d’années. Pendant longtemps le document d’archives a été associé à la construction de l’histoire nationale, éventuellement locale ; désormais, avec l’inflexion des travaux historiques vers les « silences de l’histoire » parallèle à l’émergence de revendications de mémoires et d’identités collectives, minoritaires, communautaires, les dons d’archives prennent un nouveau sens : non plus seulement conserver et transmettre la mémoire du passé mais aussi la construire. Cela vaut aussi pour une mémoire plus personnelle, individuelle ou familiale qu’on ne sait à qui transmettre. Plusieurs textes font apparaître des donateurs en mal de don, qui se tournent vers des dépôts de conservation faute d’héritiers (ou d’héritiers intéressés), pour éviter que le souvenir tombe en déshérence en même temps que ses supports matériels. Ces enjeux, en donnant une nouvelle valeur à des documents jusque-là purement personnels, tendent à stimuler les dons même s’ils peuvent parfois aussi les retenir.
4La confrontation entre les approches des psychologues et des philosophes, et les expériences vécues des donateurs et donataires permet d’affiner la réflexion sur la relation qui se noue autour du don, relation complexe entre d’un côté le donateur et de l’autre à la fois l’établissement donataire, le professionnel interlocuteur réel et le public destinataire visé final. Cette relation n’est pas simplement établie par le don comme dans le modèle maussien (en offrant, on entre en relation) mais elle se construit en amont du don avec des discours d’appel aux dons désormais de plus en plus explicites, et la prise de contact avec de potentiels donateurs ; elle peut aussi se poursuivre en aval en fonction des circonstances extérieures (décès du donateur) mais aussi de la volonté de celui-ci, pour qui le don s’il permet la perpétuation de l’objet donné peut exprimer, selon les cas, une volonté de conserver un lien avec cet objet (souvenir de la propriété et du don) ou, au contraire, manifester un geste de rupture, une manière de clore un chapitre de vie. On mesure ici un des paradoxes du don : en renonçant à la propriété de l’objet au profit d’un centre de conservation patrimonial, on crée un nouveau lien avec ce centre et avec cet objet qui garde la trace du don : on n’en est plus le propriétaire mais on en est, pour toujours, le donateur.
5Cette relation est complexifiée encore par les enjeux du document d’archives (papiers, photographies, parfois objets…) : quand on donne, on donne une « parcelle de sa nature et substance » selon Mauss ; bien plus encore quand on donne les archives de sa famille, d’une entreprise ou d’une association, d’un mouvement militant dans lequel on s’est investi, voire les archives personnelles d’une carrière de chercheur ou un récit autobiographique. Évidemment, l’implication est différente selon que le donateur est le producteur des documents ou seulement leur gestionnaire. Cette implication personnelle engendre des attentes d’autant plus grandes de la part des donateurs et la nécessité d’adapter les formes de prise en charge pour le donataire. Il n’y a pas de modèle uniforme : certains s’en remettent à l’établissement, à ses missions et à sa compétence pour accueillir leur don ; d’autres souhaitent garder un contrôle sur ce qu’ils donnent et formulent des conditions à leur don, le répartissent en gestes successifs (forme de mise à l’épreuve du donataire) ou jouent sur ses modalités, de plus en plus diversifiées. Un des éléments de définition du don et une de ses difficultés psychologiques, sont que, par le don, le possesseur abandonne totalement sa propriété, l’objet et les droits qu’il avait sur lui : il y a donc un sacrifice qui peut être difficile, d’autant plus pour des objets aussi personnels, voire intimes que des archives privées. On voit aujourd’hui se développer toute une palette de formes de dons plus nuancées. Il existait déjà l’alternative du dépôt, qui permet la réversibilité du transfert matériel et au dépositaire de garder un certain contrôle sur l’usage de l’objet déposé. Désormais, on trouve aussi des formes de prêt pour consultation ou de prêt pour numérisation. À terme, l’objet revient à son propriétaire initial mais le contenu et les usages en sont ouverts au public : on est dans l’ordre du partage autant ou plus que du don.
6Plusieurs textes soulignent le « moment particulier » du don. Les travaux de Mauss mettent l’accent sur le moment social. Ici apparaît davantage le moment dans la vie de l’individu ou du collectif donateur : une étape dans la vie privée (déménagement, retraite…), moment de changement et donc aussi de retour sur un parcours pour passer à la suite ; une étape aussi dans la relation aux documents donnés qui se rappellent à leur détenteur, amené à les produire pour une démarche administrative ou à les utiliser pour une production historiographique ou autobiographique (pour un récit oral ou écrit à l’occasion d’un anniversaire ou d’un autre événement) ; le donateur se ressaisit momentanément des documents avant ensuite de mieux s’en détacher.
7Les contributions des professionnels des archives et des bibliothèques affinent la réflexion sur le don dans les politiques documentaires des établissements culturels et patrimoniaux. On constate une évolution des pratiques sur le long terme, avec une inversion des perspectives. Les centres d’archives publics sont avant tout alimentés par les versements obligatoires et réglementés, qui ont longtemps constitué un double frein aux dons : ceux-ci ne semblaient pas nécessaires et apparaissaient même suspects par rapport au rôle probatoire traditionnel. Seules des archives publiques émanant d’une autorité et versées par le canal adéquat étaient valides, alors que les archives données, souvent d’origine privée, pouvaient être falsifiées. Elles n’étaient donc pas désirées et lorsqu’elles étaient reçues, étaient classées à part. Au contraire, les bibliothèques qui doivent constituer leurs fonds par une démarche active d’acquisitions sont freinées jusqu’au milieu du xxe siècle par des budgets insuffisants et se reposent alors sur la gratuité du don, qu’il soit institutionnel ou privé, l’accueillent voire le suscitent. Au xxe siècle, on voit évoluer la notion d’archives, redéfinies dans leur usage (historique autant que juridique et administratif) et leur périmètre (archives privées, personnelles ou d’entreprises, multiples supports), ce qui suscite l’intérêt des centres d’archives pour de nouveaux documents qui ne sont pas compris dans les versements et rentrent par « voie extraordinaire », nécessitant de nouvelles démarches de collecte. En revanche, dans les bibliothèques davantage de moyens permettent aux professionnels d’envisager des politiques d’acquisitions mieux programmées et les dons tendent à être limités aux acquisitions rétrospectives ou à l’enrichissement de fonds particuliers (locaux, patrimoniaux, thématiques…) ; moins recherchés, ils font désormais l’objet de validations et de traitements plus sélectifs.
8 L’enjeu de recevoir des dons ne se limite pourtant pas à l’enrichissement des collections. Le geste en lui-même a déjà une valeur : recevoir un don, c’est être choisi par le donateur pour le recevoir, c’est donc une forme de légitimation pour le lieu d’accueil. Recevoir les dons, voire les inviter, c’est aussi infléchir la perception de ses collections par le public : ne plus apparaître seulement comme le conservatoire des autorités institutionnelles et de la culture académique, mais comme un acteur social à part entière en construisant (par les dons reçus, conservés, valorisés et donc aussi rendus à la communauté) une mémoire et une culture collectives, qui intègrent les identités plurielles de la société contemporaine ; c’est s’inscrire dans une démarche de coconstruction d’une mémoire commune. Il ne s’agit donc plus seulement de recevoir mais aussi, de plus en plus, de susciter des dons. Jusqu’aux années 1960, la sollicitation des dons est souvent d’initiative individuelle et s’adresse avant tout aux usagers ordinaires des fonds patrimoniaux, notamment par des contacts pris à travers les réseaux des sociétés savantes. Désormais, ce sont les établissements, parfois leurs tutelles qui formulent l’appel aux dons, avec une sollicitation beaucoup plus large, jusqu’à des campagnes mettant en scène le « contre-don » que constituent la valorisation et l’exploitation des documents donnés. L’articulation entre expositions et dons est flagrante : les expositions, en valorisant les objets donnés en même temps que les donateurs stimulent les dons ; elles sont aussi l’occasion de prendre des contacts, qui peuvent s’avérer fructueux. Le document donné, entré dans les fonds publics par le don, entre par l’exposition dans l’espace public, une deuxième rupture avec sa propriété privée d’origine.
9L’interaction entre le donateur privé et l’établissement public est non seulement complexe mais vécue différemment par les deux parties. Les professionnels soulignent la délicate articulation des différentes facettes de cette relation : d’un côté, l’importance accordée à l’écoute, qui amène le donateur à la fois à se confier et à « confier » ses documents ; de l’autre, les aspects contractuels, procéduraux, parfois répulsifs pour les donateurs mais incontournables pour les établissements receveurs. Ils expriment aussi les divergences quant au sens du don et à son traitement par les professionnels : la préférence des donateurs pour le dépôt et celle des donataires pour le don. Certains donateurs souhaitent aussi intervenir dans le traitement de leur don, le classement des documents, la validation de l’instrument de recherche, voire produisent et fournissent des documents complémentaires, explicatifs… Ces démarches reflètent, en toute bonne foi, les attentes des donateurs mais peuvent être en contradiction avec les pratiques professionnelles et la déontologie des archivistes. Ces divergences peuvent aller jusqu’au refus paradoxal du don : en s’adressant à une institution de conservation le donataire souhaite faire durer ses documents au-delà de lui-même mais ces institutions revendiquent désormais clairement le droit de trier et éventuellement d’éliminer ce qui ne les intéresse pas (doublon ou trop périphérique par rapport aux collections), jusqu’à recommander aux donateurs de garder par-devers eux ce à quoi ils tiennent. Cependant, malgré des tensions occasionnelles, les centres documentaires tendent à construire des relations plus durables avec un ensemble de donateurs.
10Cette relation plus forte, voulue par les établissements receveurs, résulte peut-être aussi de la nouvelle concurrence à laquelle ils sont confrontés. Les textes réunis dans ce volume font apparaître la diversité des lieux qui reçoivent les dons : au-delà des institutions patrimoniales publiques, des organismes de statuts variés acceptent des dons voire ont vocation dès leur création à les accueillir comme l’Association pour l’autobiographie et le patrimoine autobiographique (APA) ou le Centre de documentation juive contemporaine (CDJC). La diversité des lieux pose la question de la complémentarité, de la concertation ou de la concurrence entre eux. Archives et bibliothèques publiques apparaissent comme des établissements liés à un territoire, qui non seulement reçoivent mais surtout acceptent essentiellement des dons reflétant une identité locale. Les autres centres documentaires, qu’ils résultent d’une volonté de construction mémorielle et identitaire, ou d’un projet historique et scientifique, s’avèrent aptes à accueillir d’autres documents et à répondre à une autre demande sociale. Certains sont même explicitement construits, dans un cadre associatif, pour accueillir des documents d’archives qui ne trouvent pas leur place dans les archives publiques. Si les établissements publics offrent des garanties plus sûres de conservation pérenne et de rigueur du traitement documentaire, les autres lieux peuvent offrir un autre accompagnement ; ils sont souvent des supports plus actifs de valorisation (expositions, travaux d’étudiants et/ ou de chercheurs, « lecture en sympathie » et « échos » divers) car ces dons sont le fondement même de leur existence et non une « voie extraordinaire ». Le choix du lieu peut dépendre aussi de sa familiarité et/ou de sa proximité géographique, qui permet d’atténuer la portée de la rupture : l’objet donné reste matériellement accessible, on garde la possibilité d’y accéder… même si on le fait rarement réellement. Certains donateurs partagent même leur don, pour en attribuer les différentes parties aux dépôts qui leur paraissent les plus appropriés. Face à cette concurrence, archives et bibliothèques publiques amorcent de nouvelles démarches pour anticiper les dons, notamment par des conventions avec des associations ou des entreprises ; elles nouent aussi des relations de partenariat avec les autres centres donataires. Elles cherchent globalement à valoriser le don en soi pour éviter une trop forte concurrence d’un marché en plein développement notamment grâce à Internet où les papiers d’auteurs ou de personnalités mais aussi les photographies, les cartes postales, etc. font l’objet d’une véritable spéculation.
11Le développement d’Internet à la fois comme outil technique et comme usage social et culturel, amorce un nouveau rapport à l’archivage et aux collections documentaires, tant du côté des établissements que des donateurs. Pour les donateurs, c’est un nouvel espace de dépôt, de conservation plus ou moins durable et de publication immédiate, avec des procédures simplifiées ; c’est aussi un espace qui peut paraître de plus en plus naturel pour y mettre en partage des documents personnels par les pratiques qui s’y multiplient de publication de soi sur les réseaux sociaux. Pour les receveurs, Internet offre d’autres outils d’accompagnement, permettant par exemple une coopération avec le donateur, qui ne se limite pas au don en lui-même mais à sa mise à disposition : édition du document (métadonnées) ou en amont, records management (pour les archives de la recherche).
12Ainsi, le don d’archives et le don aux archives et aux bibliothèques qui constituent des documents privés en bien public, rejoignent la démarche actuelle du web participatif dans une dynamique sociale plus collaborative que hiérarchisée : le partage matériel ou numérique est à la fois modalité, aboutissement et dépassement du don.
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