1Les sciences sociales ont depuis longtemps exploré le dossier des usages politiques de la pédagogie scolaire. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’à leur naissance, les sciences sociales – notamment en France avec Emile Durkheim ou Marcel Mauss1 – accorderont une place centrale à l’histoire et à la sociologie de l’éducation. L’architecture des bâtiments scolaires comme la scénographie et la symbolique intérieures des salles de classe, le contenu des programmes et des manuels scolaires, les pratiques didactiques effectives des enseignants, autant de pistes de recherche qui ont fait l’objet d’investigations tant en France qu’ailleurs. Si l’enseignement de l’histoire a fait notamment, comme le soulignent quatre des cinq articles ici présentés, l’objet d’une attention particulière2, l’intérêt des travaux disponibles est beaucoup plus large.

2L’apport de cette partie du livre est de questionner les évolutions récentes de ces usages politiques de la pédagogie scolaire. Si les auteurs des articles proposés sont particulièrement sensibles à inscrire leur propos dans une perspective historique large, elles questionnent de manière convergente les évolutions contemporaines tant en Europe qu’aux États-Unis des politiques éducatives et de leurs finalités sociales ou politiques. Bien que sensibles aux sentiers de dépendance qui influencent durablement les politiques éducatives, notamment en France, les auteures insistent de manière fort précieuse sur un certain nombre de déplacements, voire de ruptures.

3Si la pédagogie scolaire continue de faire l’objet d’un intérêt politique particulier, les articles ici rassemblés attestent toutefois que cette politisation – certes variables d’un pays à l’autre, d’une conjoncture à l’autre – est désormais plus que dans le passé le fait d’acteurs pluriels qui entrent en concurrence pour tenter de définir le récit historique légitime. À ce titre, l’article proposé par Rachel D. Hutchins et consacré à l’essor de « la pédagogie mémorielle » aux États-Unis depuis le début des années 1980 atteste de la porosité forte de l’enseignement scolaire américain aux demandes issues de la société civile. Que ces dernières soient portées par des groupes religieux (notamment les porte-parole de la Droite chrétienne très puissante dans certains états américains) ou des groupes ethniques sensibles à une forme pédagogique qui reconnaisse la spécificité religieuse ou la diversité culturelle de la société américaine, ces demandes affaiblissent la capacité de l’histoire enseignée de se différencier des intérêts croisés et parfois contradictoires des mémoires des différents groupes mobilisés. Sans atteindre le même niveau de dédifférenciation, le cas français (évoqué ici notamment par Patricia Legris et Géraldine Bozec) illustre également une complexification du récit national propagé par le système éducatif que l’on retrouve aussi en Suisse malgré une configuration singulièrement différente (voir ici l’article rédigé par Aurélie de Mestral et Charles Heimberg). Si l’importance accordée à la transmission des représentations du vivre ensemble national reste particulièrement prégnante en France, là aussi les programmes scolaires comme les pratiques didactiques s’ouvrent à des revendications particulières et permettent notamment à des épisodes sombres de l’histoire française (la colonisation, par exemple) de faire l’objet d’une présentation beaucoup plus conséquente et critique que dans le passé. Cette ouverture et cette pluralisation de la mise en forme pédagogique de l’histoire de France traduit aussi la volonté de mieux adapter la pédagogie de l’histoire à la diversité des publics qu’elle rencontre dans un système éducatif de masse. Le cas, évoqué particulièrement par Patricia Legris, de l’enseignement de l’histoire dans les territoires français d’outre mer atteste bien de cette capacité d’adaptation. Il convient bien sûr, comme l’ont bien établi les travaux plus anciens de Jean-François Chanet ou d’Anne-Marie Thiesse, de ne pas trop accentuer l’effet de nouveauté de cette transformation. Il n’en reste pas moins que la pédagogie scolaire donne désormais naissance à des formats plus variés, plus sensibles à une représentation descriptive3 des différences et des appartenances en quête de reconnaissance.

4De ce fait, l’imbrication ancienne de la pédagogie scolaire au nationalisme s’en trouve affaiblie. Si, au moins depuis la Révolution française, l’école au sens large a été l’objet d’un investissement patriotique particulièrement important, cet investissement tend à devenir moins saillant. C’est notamment ce qu’observe Catherine Radtka dans l’article comparatif qu’elle consacre aux manuels scolaires scientifiques. Bien qu’elle reste sensible aux différences entre les configurations étudiées, l’auteure montre bien que l’affaiblissement de l’idée nationale dans la socialisation scolaire est un mouvement partagé qui favorise l’émergence de nouvelles figures de la citoyenneté (ici technique et économique) que le système scolaire tente de promouvoir ou tout au moins de révéler.

5Là est, en effet, le point commun entre les études ici présentées et une observation faite à propos de périodes antérieures : les discours et pratiques scolaires sont au moins autant le reflet que le promoteur des transformations civiques et politiques des sociétés ayant opté pour le développement de systèmes d’exo-éducation modernes4. Alors que ces systèmes étaient auparavant en affinité avec la promotion verticale d’une citoyenneté englobante et tendanciellement homogène, ils sont aujourd’hui en tension entre un souci de réflexivité qui conduit à prendre ses distances avec des formes désuètes d’énonciation de l’appartenance collective5 et les revendications horizontales d’une société plus diversifiée mais aussi plus attentive aux modalités d’écriture de l’histoire que dans le passé.