1Au même titre que Stalingrad, le Débarquement et la Bataille de Normandie marquent l’un des tournants décisifs de la Seconde Guerre mondiale, mettant aux prises deux millions et demi d’hommes au plus fort des combats dont devait découler, après douze semaines d’affrontements acharnés, la libération de l’Europe de l’Ouest.

2Très tôt, la mémoire de l’événement a été associée à des préoccupations touristiques, donnant ainsi à la Normandie un attrait renforcé en la matière et un réel atout supplémentaire pour son économie. On considère aujourd’hui que près de 40 % des visiteurs de la région sont en premier lieu attirés par le souvenir de l’été 1944, inscrit dans l’espace par la présence des vestiges de la bataille, mais aussi par le biais d’une mémoire reconstituée à l’aide de musées ou de monuments, le tout entretenu par l’impact des grandes commémorations, voire de certains films marquants.

De la préservation du souvenir au tourisme de mémoire

Le rôle pionnier de Raymond Triboulet

3Le nom de Raymond Triboulet restera étroitement associé à la mémoire du Débarquement. Nommé sous-préfet de Bayeux par les autorités gaullistes en juin 1944, il occupe encore ce poste lorsqu’il met sur pied, en mai 1945, le Comité du Débarquement, dont les statuts (déposés en 1947) précisent les objectifs : « Cette association a pour objet la commémoration par tous les moyens du débarquement de juin 1944 et notamment le développement du tourisme dans la zone de débarquement […]. Ses moyens d’action consistent dans l’organisation de cérémonies, de conférences, d’expositions, l’établissement de musées, de monuments et tous autres moyens appropriés1. »

4D’emblée, on note donc l’étroite association entre mémoire et tourisme. Cette préoccupation se retrouve dans la loi du 21 mai 1947, « relative à la conservation du souvenir du débarquement allié en Normandie », votée sur l’initiative de Triboulet, devenu entre-temps député du Calvados.

5Le texte prévoit la prise en charge par le gouvernement des cérémonies commémoratives du 6 Juin (dont l’organisation restera toutefois entre les mains du Comité du Débarquement). Il souligne par ailleurs le nécessaire classement et l’aménagement des sites les plus fameux, tels que les plages d’Utah et Omaha ou le secteur d’Arromanches, afin d’assurer leur conservation et d’éviter dégradations et pillages. Mais la loi va bien au-delà en jetant les bases d’une véritable politique de tourisme de mémoire. Ainsi, le Conservatoire des Monuments historiques doit apporter son concours à « la construction et l’entretien des musées consacrés au débarquement et à la mise en place de plaques de commémoration ». Le ministère de la Reconstruction est chargé d’encourager le développement d’une infrastructure hôtelière adéquate, tandis que celui des Transports reçoit la mission d’adapter le réseau routier afin d’ouvrir une véritable « route du Débarquement ». Enfin, le rapporteur de la loi, dans son intervention, appelle clairement de ses vœux une « propagande du souvenir » : « Il faut que le Commissariat général au Tourisme prévoie un plan de propagande en France comme à l’étranger, en aidant tout spécialement les syndicats d’initiative locaux, de façon à faire réellement de cette région ce qu’elle doit être, c’est-à-dire un lieu de pèlerinage2. »

6Certes, pour l’heure, les touristes attendus sont principalement des vétérans ou les familles des disparus. Mais à terme, l’éventail des visiteurs est appelé à s’élargir. Dès 1945 est organisée à Paris une exposition mettant en exergue le rôle du port d’Arromanches3. Autre signe révélateur, paraît dès 1946 Le Nouveau Guide « Aux Léopards » de la Normandie. Les étapes du tourisme. Le pèlerinage des batailles. L’année suivante, Michelin consacre une carte routière dédiée spécialement à la Bataille de Normandie4, tandis que les affiches de la SNCF invitent à découvrir les plages du débarquement5. En 1948, les Guides rouges publient La Normandie et ses plages – Le Débarquement6. Plus tard, viendront le Guide bleu Hachette et bien d’autres ouvrages du même genre7.

L’investissement croissant des collectivités territoriales et de l’État

7L’action des collectivités territoriales (communes, conseils généraux), des syndicats d’initiative, des comités du tourisme à l’échelon départemental ou régional, s’est fortement renforcée au cours des vingt dernières années.

8En 1991, le département du Calvados, en liaison avec ceux de la Manche et de l’Orne, entame une réflexion sur l’aménagement d’un « Espace historique de la Bataille de Normandie ». Dans cette optique, huit parcours suivant approximativement les grandes phases de la Bataille de Normandie sont offerts aux touristes pour les guider de manière plus rationnelle dans leur périple8.

9Percevant tout l’intérêt économique de ce pan devenu essentiel du tourisme, la région Basse-Normandie s’est investie de plus en plus résolument pour promouvoir la mémoire du Débarquement et de la Bataille de Normandie afin d’attirer davantage encore de visiteurs français et étrangers. En 1994, le conseil régional, sous l’impulsion de son président René Garrec, met en place Normandie – Terre liberté – Association Débarquement et Bataille de Normandie 1944 dont la mission est à la fois d’organiser la commémoration du 50^e anniversaire et de coordonner les initiatives locales. En 2004, le conseil régional confie à l’amiral Brac de La Perrière, successeur de Raymond Triboulet à la tête du Comité du Débarquement, le soin d’animer l’association Normandie Mémoire 60^e anniversaire, chargée d’une mission similaire, mais cette fois largement appuyée sur les ressources nouvelles en matière de communication offertes par Internet, avec notamment la création d’un site offrant aux visiteurs futurs… ou virtuels des informations aussi bien historiques que touristiques.

10À la différence de ce qui s’était passé dix ans auparavant, l’association a été pérennisée. Financée pour l’essentiel par une subvention du conseil régional, elle déploie une activité tous azimuts en organisant conférences, colloques, expositions ou encore en rappelant chaque année le drame des populations civiles. Si le « devoir de mémoire », en particulier à destination des jeunes, reste au cœur de ses préoccupations, le tourisme n’est pas oublié. En témoigne la création et la diffusion en 2007 d’une carte « Pass » destinée à favoriser la fréquentation des musées en proposant des tarifs forfaitaires aux visiteurs et à renforcer ainsi l’attractivité de l’Espace historique de la Bataille de Normandie9.

11Enfin, les services de l’État ne sont pas en reste. À la veille du 60^e anniversaire, la Direction régionale de l’Environnement (DIREN) a pris en main l’opération Grands sites – Les paysages naturels de la Bataille de Normandie 1944, visant à réaménager et mieux mettre en valeur onze lieux significatifs de la Bataille de Normandie10.

Un accélérateur du tourisme de mémoire : les commémorations

12Les premières commémorations du Jour J ont lieu dès le 11 novembre 1944 sur Utah Beach et le 6 juin 1945 à Arromanches. Depuis lors, des cérémonies sont organisées régulièrement chaque année par le Comité du Débarquement. Mais elles revêtent une ampleur particulière à l’occasion des « grands anniversaires » décennaux.

13Le premier, en juin 1954, est marqué par la présence de nombreux généraux alliés, tels Ridgway ou Collins pour les Américains11, mais aussi par celle du président de la République française, René Coty, venu notamment inaugurer le musée d’Arromanches.

14Tous les indices le montrent, l’intérêt pour le Débarquement semble quelque peu fléchir au cours des décennies suivantes. Les commémorations de 1964 et 1974 en sont le reflet. Si les vétérans, y compris quelques chefs militaires illustres12, sont encore nombreux à venir en Normandie, la représentation politique lors des cérémonies officielles manque de relief. Pour le 20^e anniversaire (1964) le général de Gaulle, président de la République française, a fait le choix de s’abstenir, préférant se faire représenter par le ministre des Anciens combattants, avant de se rendre ostensiblement en Provence le 15 août suivant pour rendre hommage aux troupes françaises engagées dans l’opération « Dragoon ». Quant au président des États-Unis, Lyndon Johnson, accaparé par la question du Vietnam et froissé par la position française à cet égard, il se contente de faire parvenir un message au ton aigre-doux13. La plupart des autres pays alliés se contentent de déléguer leur ambassadeur à Paris. Il en va de même lors du 30^e anniversaire, en 1974, le président Giscard d’Estaing, élu quelques semaines auparavant, étant absent14, comme le sont Richard Nixon et la reine d’Angleterre.

15En 1984, pour le 40^e anniversaire, Ronald Reagan inaugure une phase nouvelle dans l’histoire des commémorations du 6 juin en étant le premier président des États-Unis en exercice à se rendre en Normandie15. Pour la première fois depuis René Coty, le président de la République française, François Mitterrand, est également présent sur les plages normandes, de même que les reines d’Angleterre et des Pays-Bas, les souverains de Norvège et de Belgique, le grand-duc du Luxembourg et le Premier ministre canadien. Cette forte présence de chefs d’État ou de gouvernement donne à l’événement une dimension sans précédent.

16Les 50^e et 60^e anniversaires s’inscrivent dans la continuité du précédent avec des personnalités de marque de plus en plus nombreuses : outre les présidents français (François Mitterrand puis Jacques Chirac) et américains (Bill Clinton puis George Bush), la reine d’Angleterre, les souverains de Belgique, des Pays-Bas et de Norvège, on note de nouveaux venus tels Lech Walesa, président de la République de Pologne (1994), Vladimir Poutine, président de la Fédération de Russie et surtout le chancelier de la RFA, Gerhard Schröder (2004), premier chef de gouvernement allemand invité aux commémorations du 6 Juin depuis la fin de la guerre.

17En 2009, la venue « surprise » du nouveau président des États-Unis, Barack Obama, donne au 65^e anniversaire un retentissement inaccoutumé pour une célébration quinquennale. Le 6 juin 2014, en présence de 8 000 invités (dont 1800 vétérans), dix-neuf chefs d’État et de gouvernement ont pris part, autour de François Hollande16, à la commémoration du 70^e anniversaire du Débarquement sur la plage de Ouistreham. Par ailleurs, les 5 et 6 juin, une dizaine de cérémonies binationales ont accentué le relief donné à l’événement.

18Au total, les quatre dernières célébrations décennales du Débarquement, voire celle de 2009, largement répercutées par les médias nationaux et internationaux, ont attiré les regards du monde entier sur la Normandie ; au point que dans bien des pays son nom est étroitement – et parfois même exclusivement – associé aux événements de l’été 1944. Dès lors, le flot des touristes n’a pas cessé de croître, au fur et à mesure que – signe de la transition générationnelle opérée – le nombre de vétérans s’amenuisait.

« Les lieux de mémoire, ce sont d’abord des restes » (Pierre Nora)

Les traces limitées des combats de 1944

19En parcourant aujourd’hui la paisible campagne normande, on a quelque peine à imaginer les intenses combats qui s’y livrèrent en 1944. En octobre 1946, le New York Times publiait un article intitulé « Les plages du Débarquement en Normandie ne seront pas déblayées », reproduisant les propos d’une déléguée française à la conférence internationale des organisations touristiques qui avait déclaré « qu’en prévision de l’afflux de touristes, particulièrement des anciens combattants, toutes les traces de combat lors du Débarquement seraient soigneusement gardées sur place17 ». Le principe de réalité en a voulu autrement.

20Si, comme l’affirme Pierre Nora, « les lieux de mémoire ce sont d’abord des restes », force est de constater qu’il demeure relativement peu de traces visibles du Débarquement et de la Bataille de Normandie. La plus spectaculaire et l’une des plus prisées des touristes est sans doute le fameux port artificiel d’Arromanches, construit par les Britanniques. Si les quais sur pilotis et les chaussées flottantes ont été démontés à l’automne 1944 pour être réutilisés ailleurs, en France et aux Pays-Bas, demeurent du moins une partie des imposants caissons de béton qui dessinaient la rade. Son homologue, le port américain, édifié devant Vierville et Saint-Laurent-sur-Mer, a été détruit par la tempête qui sévit en Manche entre le 19 et le 21 juin 1944, les éléments non endommagés servant à réparer le port d’Arromanches. Seul un œil avisé peut aujourd’hui reconnaître ici et là ses rares épaves. Les vieux navires coulés en ligne au large des plages de débarquement, pour former des brise-lames (Blockships), ont quant à eux été livrés aux ferrailleurs peu après la guerre.

21Le vénérable pont de Bénouville, Pegasus Bridge, condamné par la circulation croissante sur le canal de Caen à la mer, a été remplacé en 1993 par un frère jumeau, de physionomie semblable mais plus grand afin de faciliter le passage de cargos. Grâce à un comité de défense, il a néanmoins été remis en état et remonté (sur l’herbe !) dans l’enceinte du Mémorial Pegasus de Ranville, dédié aux parachutistes de la 6^e division aéroportée et inauguré par le prince Charles en juin 2000.

22Bien d’autres traces de la bataille ont disparu. Les plages ont retrouvé leur physionomie habituelle. Les vastes espaces occupés par la cinquantaine d’aérodromes18 construits par les Alliés dans le Cotentin et le Bessin sont retournés aux herbages ou aux cultures. Enfin – et nul ne s’en plaindra – les villes et les villages ravagés par les bombardements aériens ont été reconstruits. Les ruines de la Normandie ont été relevées.

Les vestiges du mur de l’Atlantique

23À tout prendre, les vestiges les plus nombreux sont ceux du « mur de l’Atlantique », édifié à partir de 1942 par les Allemands afin de défendre la « Forteresse Europe ». Sur la côte bas-normande, on ne dénombrait pas moins d’une trentaine de batteries d’artillerie lourde, dont la mission était de tenir en respect la flotte d’invasion alliée, auxquelles s’ajoutaient, tout au long du littoral, d’innombrables ouvrages de plus petite taille composant les Widerstandsnester (nids de résistance), armés de canons de plus petits calibres, de mitrailleuses et de mortiers, destinés à la défense rapprochée des plages.

24Après la guerre, ces Blockhaus connaissent des fortunes diverses. Certaines municipalités, au nom de leur vocation touristique, réclament leur démolition au ministère de la Reconstruction. À Ouistreham, le jugement est sans appel : « Le béton est non décoratif et nuit à l’aspect d’une station balnéaire. » À Ver-sur-Mer, on souhaite la destruction rapide de ces « verrues qui bouchent la vue ». De surcroît, explique le maire, ces ouvrages « évoquent le souvenir d’une époque que nous désirons tous oublier rapidement ».

25Ailleurs, le choix peut s’avérer radicalement différent. Ainsi, la batterie de Longues-sur-Mer a été sauvegardée. Fait unique en France – dont elle tire aujourd’hui le meilleur parti pour attirer les visiteurs –, elle a même conservé ses imposants canons de 150 mm, épargnés d’un envoi à la ferraille comme partout ailleurs.

26Parfois la perspective touristique s’impose d’emblée. Dès 1945, le syndicat d’initiative de Grandcamp perçoit tout l’intérêt de préserver la pointe du Hoc en l’état où elle se trouvait en juin 1944, avec son paysage « lunaire » si caractéristique, façonné par les bombes et les obus. En échange d’une indemnité versée aux exploitants des parcelles concernées, il est convenu de ne pas faire disparaître les restes des ouvrages bétonnés et de ne pas reboucher les cratères. Dès 1950, le syndicat commence à faire connaître le site par une série de dépliants, tout en aménageant son accès. En 1955, il est classé par les Monuments historiques. L’afflux des touristes est tel que le coût d’entretien nécessite bientôt la création, par des personnalités locales, du Comité de la pointe du Hoc. C’est sur les lieux même que Darryl Zanuck vient tourner les séquences du Jour le plus long (1962) relatant la prise de la pointe par les Rangers. L’impact considérable du film attire des foules croissantes, ici comme en d’autres endroits mis en exergue par le producteur. L’attrait de la pointe du Hoc, devenue propriété du Conservatoire du littoral et gérée depuis 1979 par le gouvernement américain, ne se dément pas ; chaque année, elle attire autour d’un million de visiteurs.

27Depuis quelque temps se dessine une tendance à la réhabilitation d’ouvrages du mur de l’Atlantique tombés dans l’oubli et – par voie de conséquence – peu fréquentés, voire totalement ignorés. Ici où là, des équipes de bénévoles ont entrepris de les sortir du manteau de terre, de broussailles et de ronces dont le temps les avait recouverts. Tel est le cas des batteries du Mont Canisy, d’Azeville, de Crisbecq – Saint-Marcouf, de Longues-sur-Mer19, de Maisy – La Perruque, ou encore de la position « Hillman », ancien poste de commandement allemand près du bourg de Colleville-Montgomery. Ces sites sont devenus de véritables musées à ciel ouvert.

Les cimetières militaires

28Au nombre d’une trentaine, les cimetières militaires, enfin, offrent un reflet direct et bien visible des combats de l’été 1944 et de leur âpreté. Les corps de la majeure partie des 92 000 soldats alliés et allemands tombés lors de la bataille y reposent. Ils sont fréquentés chaque année par des centaines de milliers de personnes, les familles des défunts se mêlant aux simples curieux.

29Leur physionomie diffère fortement selon le pays concerné, sa culture et son histoire. Les cimetières allemands, tel celui de La Cambe20 (21 000 corps), offrent un aspect plus romantique que classique et surtout plein de retenue. Les défunts sont ensevelis le plus souvent deux par deux, sous une dalle dépassant à peine de l’herbe rase.

30En vertu d’une très ancienne coutume, les dépouilles des soldats britanniques (et par extension du Commonwealth) tués à la guerre doivent reposer à proximité du lieu où ils ont péri. De là, la taille parfois modeste et le nombre élevé de cimetières21 qui, cependant, présentent tous la même architecture. Arbres, massifs, pergolas, plates-bandes fleuries au pied des tombes leur donnent l’allure de paisibles jardins.

31Bien différent est l’impressionnant cimetière américain de Colleville-sur-Mer, avec ses 70 hectares d’étendue et ses alignements réguliers de 9387 croix blanches, où se pressent chaque année entre un et deux millions de visiteurs, dont un quart venu des États-Unis. Le succès de Il faut sauver le soldat Ryan (1998), de Steven Spielberg, dont les scènes de début et de fin, ont été tournées sur place, a provoqué un net surcroît de fréquentation22.

Une mémoire reconstituée

32Si le tourisme s’appuie, en partie, sur les vestiges de l’été 1944, il repose aussi, grâce à un foisonnement de musées, monuments, stèles ou plaques, sur une mémoire reconstituée qui peut se juxtaposer aux empreintes encore visibles de la bataille ou pallier leur absence. Une abondance de livres et quelques films fameux ont joué dans le même sens.

33À cet égard, l’exemple de Sainte-Mère-Église est assez probant. Dans ce bourg fréquenté chaque année par plus de 300 000 visiteurs, ne subsistent guère de traces d’époque rappelant la nuit du 5 au 6 juin, si ce n’est la pompe à eau (pieusement conservée) utilisée pour éteindre l’incendie accidentel qui se déclara alors que tombaient les premiers parachutistes… et bien sûr l’église où est resté accroché le légendaire John Steele, aujourd’hui figuré par un mannequin23. En revanche, les supports commémoratifs abondent, sur la place en premier lieu. Un musée des troupes aéroportées s’est installé à ses abords. Les vitraux de l’église eux-mêmes rendent gloire aux parachutistes. Les enseignes des commerces sont aussi de la partie avec le restaurant « Le Dakota », « l’hôtel du 6 juin », le « bar de la Libération », « l’auberge John Steele », sans même parler des marchands de souvenirs et cartes postales ou d’équipements militaires. Si l’on ajoute à cela le rôle joué par l’excellent spécialiste en public relations que fut le maire de l’époque, Alexandre Renaud24, et l’effet multiplicateur exercé par Le Jour le plus long, on comprendra le succès touristique de cette commune, alors que tant d’autres, aux alentours, où pourtant eurent lieu des événements non moins importants, sont le plus souvent restées dans l’ombre de Sainte-Mère-Église.

Une forte infrastructure muséale

34La Basse-Normandie s’est progressivement dotée d’une infrastructure muséale conséquente, voire sans doute hypertrophiée. Aujourd’hui, on ne dénombre pas moins d’une trentaine de musées relatant les affrontements de l’été 1944, sans compter les batteries du mur de l’Atlantique. La quasi-totalité est située le long des côtes, sur les lieux du Débarquement. Certains doivent leur création à de simples particuliers (souvent des collectionneurs), d’autres à des collectivités territoriales, ou encore au gouvernement des États-Unis lui-même pour l’un des derniers-nés (2007), le Visitor Center du cimetière de Colleville-sur-Mer qui a reçu 450 000 personnes au cours de sa première année d’existence. Les plus anciens remontent aux années 1950. Le musée de L’Aigle voit le jour dès 1953, suivi un an plus tard par celui du fort du Roule, à Cherbourg, et surtout par le fameux musée d’Arromanches. Édifié à l’instigation du Comité du Débarquement et financé par la vente aux ferrailleurs des épaves cédées par les Américains, il a été inauguré par le président de la République, René Coty, le 6 juin 1954. Bénéficiant à la fois de son antériorité et de la proximité des vestiges du port artificiel, il reste le plus populaire et l’un des plus fréquentés avec ses 300 000 à 350 000 visiteurs par an.

35Depuis ces vingt dernières années, les créations de musées se sont multipliées (cf. graphique 1). Plus de la moitié d’entre eux sont apparus après 1990 (dont six à l’occasion du 50^e anniversaire en 1994) et le mouvement ne s’est pas démenti au début du xxi^e siècle avec huit ouvertures nouvelles.

36Qu’ils envisagent la bataille dans son ensemble ou – plus fréquemment – se limitent à l’un de ses épisodes, ces musées s’efforcent d’offrir aux visiteurs une reconstitution et une compréhension des événements, à grand renfort d’uniformes, d’armes, de véhicules, de maquettes, de photographies, films, etc.

Graphique 1. – Dates d’inauguration des musées du Débarquement et de la Bataille de Normandie (1953-2016).

Une inflation de plaques, stèles et monuments commémoratifs

37Les plaques, stèles et monuments, mis en place dans une perspective mémorielle et commémorative, n’ont guère tardé à s’intégrer dans le dispositif touristique. Ils servent à jalonner et marquer un espace qui parfois, sans eux, pourrait de nos jours paraître vide de sens.

38L’apparition de ces supports de mémoire est particulièrement précoce puisque les deux premiers monuments sont inaugurés le 14 juillet 1944, en pleine bataille, à Amfreville, par les commandos britanniques et français cantonnés dans le village. Le 11 novembre 1944, devant la plage d’Utah Beach, le général Caffey dévoile le monument de la 1^re brigade spéciale du Génie américain.

39Dans l’immédiat après-guerre, les initiatives viennent le plus souvent des anciens combattants alliés avec tantôt des plaques apposées sur les murs, ici des monuments en pierre, là de simples panneaux de bois. Le rapporteur de la loi de 1947 réagit contre ces implantations quelque peu anarchiques : « Le plus grand désordre règne. Quelquefois, on voit un colonel américain venir sur le lieu où son régiment a combattu, choisir un endroit et faire construire un monument sans se soucier d’autorisation25. » Désormais l’avis des autorités françaises devra être sollicité.

40Dans les années 1950, le Comité du Débarquement fait édifier onze monuments-signaux sur les hauts lieux du Débarquement (Saint-Laurent, Ouistreham, Sainte-Mère-Église, Utah Beach, Bernières-sur-Mer…). Si la taille et les inscriptions varient, tous présentent la même apparence, celle d’une nef surgie des flots.

41Ces deux dernières décennies ont connu une véritable inflation (cf. graphique 2). Ainsi, on dénombre aujourd’hui 800 monuments commémoratifs alliés dans le seul département du Calvados. Les trois quarts ont été érigés depuis 1984, et pour un tiers d’entre eux à l’occasion du 50^e anniversaire.

42Dans le secteur d’Omaha Beach, on n’en compte pas moins d’une vingtaine. D’évidence, leur rôle, tout comme celui des cinq musées implantés sur ce site, est de matérialiser et de rendre perceptible pour les touristes ce que fut le sacrifice des soldats américains sur cette plage où, pratiquement, les seuls vestiges de 1944 encore visibles sont ceux du mur de l’Atlantique. Le choix de transférer dans le cimetière de Colleville-sur-Mer (inauguré en 1956) les corps de milliers de soldats, très majoritairement tombés ailleurs en Normandie, allait dans le même sens.

Graphique 2. – Dates d’inauguration des monuments, stèles et plaques dédiés au Débarquement et à la Bataille de Normandie dans le Calvados (1944-2007).

Une production éditoriale considérable

43Entre 1944 et 2006, un millier d’ouvrages (uniquement en langue française26), témoignages ou études historiques ont été consacrés spécifiquement au Débarquement et/ou à la Bataille de Normandie. Peu de thèmes ont autant retenu l’attention et l’intérêt des éditeurs. Pour autant, la production montre une évolution chronologique (cf. graphique 3) qui n’est pas sans rappeler celles de l’ouverture des musées ou de la mise en place de stèles et monuments. Relativement élevée au sortir de la guerre, elle s’étiole clairement au cours des trois décennies suivantes pour connaître une nette remontée à partir du début des années 1980. L’effet des « grands anniversaires » est alors particulièrement perceptible : on dénombre en effet 57 livres publiés en 1984, 181 en 1994 (record absolu !) et encore 135 en 200427.

Conclusion

44Le tourisme de mémoire lié au Débarquement et à la Bataille de Normandie est devenu une chance essentielle pour l’économie normande qui dispose à cet égard d’infrastructures solides mises en place progressivement depuis la Libération28. Chacun l’a bien compris et les efforts pour non seulement préserver cet atout mais encore le renforcer se multiplient. Pour l’amiral Brac de La Perrière, président de Normandie Mémoire, cela passe par une synergie à la fois entre les musées voués aux événements de l’été 1944, mais aussi avec les autres hauts lieux touristiques de la région (Tapisserie de Bayeux, Mont-Saint-Michel, port de Honfleur, etc.). Depuis quelques années, le conseil régional œuvre pour l’inscription des sites du Débarquement au patrimoine mondial de l’Unesco ; ce qui, l’expérience le montre partout ailleurs, serait synonyme d’une augmentation de l’ordre de 30 % du nombre de touristes.

Graphique 3. – Ouvrages sur le Débarquement et la Bataille de Normandie publiés en langue française (1944-2006).