« Overlord »
Prémices de la société de consommation ?
p. 213-224
Texte intégral
1Par-delà un titre de communication volontairement provocateur, l’opération « Overlord » peut-elle être vue comme le symbole de l’entrée dans l’ère de la consommation de masse ? La question est iconoclaste, voire hasardeuse. En effet, l’accès à la consommation de masse, rendue possible par la conjonction d’un considérable abaissement des coûts de production par le biais de la rationalisation/standardisation et par un mode de régulation fordiste des salaires, est généralement traité d’un point de vue social. En témoigne un des points de revendication du programme du Conseil national de la Résistance. Par ailleurs, d’un point de vue militaire, comme civil, les forces d’invasion alliées en 1944 ont été perçues, par leurs ennemis aussi bien que par les populations libérées, comme les exemples même de l’hyper-équipement et d’un luxe déjà consumériste, débouchant de la part des Français libérés sur des regards étonnés quant aux ressources infinies de l’armée américaine, concrétisées par les symboles que sont les cigarettes américaines et le chewing-gum largement distribués par les GI’s dans la France du rutabaga.
2Comment concilier l’approche militaire et l’approche socio-économique de l’histoire du Débarquement ? C’est ce que nous allons tenter de faire en filant systématiquement la métaphore des grandes thématiques économiques de la consommation et en les adaptant aux regards militaires, pour essayer de déboucher sur une lecture originale d’« Overlord », comme expérience de consommation d’État, préfigurant la consommation de masse des particuliers qui arrivent sur le continent quelques décennies plus tard.
« Overlord », du côté de la « demande »
3« Overlord » doit s’inscrire dans un regard sur les comportements de l’adversaire. Il s’agit de répondre à un haut niveau défensif, qui a pour nom le « mur de l’Atlantique ». De l’abandon du projet d’invasion de l’Angleterre (opération « Seelöwe ») au lancement de l’opération contre l’Union soviétique (« Barbarossa »), les Allemands n’ont pas cherché à fortifier les côtes françaises, les premières batteries lourdes installées dans le Pas-de-Calais en 1940 ayant une vocation d’appui offensif à un débarquement outre-Manche. Les premières directives de construction d’un système défensif datent du 14 décembre 1941. Tout comme pour la construction de la ligne Maginot par les Français, le béton et l’armement doivent suppléer la faible densité des troupes, dont l’essentiel est absorbé par le front de l’Est. Face à l’agressivité croissante des Britanniques en 1942 (raids sur Bruneval en février, sur Saint-Nazaire en mars), et avant même le débarquement sur Dieppe du 19 août, Hitler lance véritablement la construction de fortifications à l’été. Treize millions de mètres cubes de béton vont être coulés. Les Allemands standardisent la construction des Tobrouks (nids de mitrailleuses) ou des abris d’infanterie, mais sont contraints d’adapter les abris d’artillerie à la variété de pièces de prise (françaises, soviétiques, etc.). Rommel comprend que les Alliés attaqueront conjointement par la mer et par les airs. Il lui faut compenser ses faiblesses par un nombre considérable de mines1. Les obstacles sous-marins (pieux et « asperges de Rommel ») viennent compléter le dispositif défensif animé aussi bien par l’armée de terre que par la marine.
4Même si une des faiblesses défensives majeures du « mur de l’Atlantique » est bien constituée par l’immensité du front linéaire à défendre du Cap Nord à la côte basque, la réponse tactique des Alliés se doit d’être non seulement à la hauteur du système défensif allemand, mais plus encore de le submerger technologiquement et quantitativement.
5Par ailleurs, la demande en termes militaires, s’appuie également sur la longue expérience des précédents existant dans le registre des opérations combinées des Dardanelles à Anzio. Sur le long terme, de 1915 à 1944, la montée en puissance technologique s’impose, exigeant une offre à la hausse elle aussi2.
6Les Anglais débarquent à Seddul-Bahr le 25 mars 1915 au matin. Les remorqueurs tractant des chalands porteurs de troupes ou d’artillerie deviennent une scène courante. La plage, largement photographiée, devient une vraie fourmilière humaine où s’accumulent les matériels. Le feu turc est violent et, préfigurant certaines scènes de « Bloody Omaha », certaines embarcations sont remplies de cadavres lorsqu’elles touchent terre.
7Lors du débarquement de Norvège d’avril 1940, la dimension aérienne est très présente et, en cela, ce débarquement constitue un précédent intéressant dans l’expérimentation inter-armes et inter-armées. Gamelin fournit une part des troupes au sol, soit un total de 11400 hommes (dont quatre bataillons polonais), 1137 véhicules, 450 chevaux et mules, 15 chars Hotchkiss et 78 pièces d’artillerie (25 et 75 mm). La couverture aérienne et le soutien naval sont assurés par les Britanniques. Le 14 avril 1940, les Britanniques débarquent au nord de Trondheim dans le port de Namsos. La 5e demi-brigade de chasseurs français les rejoint le 19. Rapidement, l’opération tourne court, comme on le sait. Les deux commandements se tancent réciproquement de ne pas savoir faire la guerre. Le temps du commandement intégré n’est pas encore arrivé.
8D’autres expériences malheureuses font l’objet de « retours d’expérience ». Ainsi, la tentative anglo-gaulliste sur Dakar, en octobre 1940, révèle-t-elle la nécessité de disposer de navires de haute mer capables également de déposer des éléments blindés sur un rivage tenu par l’ennemi.
9Les deux camps, bien sûr, analysent à la loupe les événements de la tentative britannique et canadienne sur Dieppe. Pour les Alliés s’impose l’idée qu’il faut attaquer en dehors des ports, trop bien défendus. Il faut donc impérativement trouver une solution pour pouvoir débarquer une immense quantité d’hommes et de matériels autrement que sur des jetées classiques. Les Allemands comprennent, quant à eux, qu’il s’agit d’un coup d’essai et qu’il leur faut développer les défenses sur la côte, d’autant plus que Hitler insiste sur la nécessité de vaincre un éventuel débarquement allié au cours de la première journée, voire de la première matinée de combats, comme ce fut le cas à Dieppe. Par ailleurs, compte tenu des pertes éprouvées par les Canadiens3, il apparaît évident que le Débarquement doit se faire sur une tout autre échelle qu’à Dieppe et qu’il doit être précédé d’une préparation et d’un entraînement intense des troupes engagées. L’expérience dieppoise révèle aussi le besoin impérieux d’une concentration de feux des navires de soutien et de l’aviation dans la première phase des opérations amphibies4.
10Le 20 novembre 1943 est le premier jour de l’assaut sur Tarawa. Les avions américains entreprennent le « ramollissement » des positions japonaises en bombardant quotidiennement les îles Gilbert et Marshall entre le 13 et le 19 novembre 1943, à raison de 350 à 400 sorties par jour. Les premières barges d’assaut connaissent beaucoup de difficultés à se mettre en place. Les vagues d’assaut sont prises sous un intense feu japonais et les premières unités engagées perdent la moitié de leurs effectifs. Là aussi, l’expérience allait être transposée à « Overlord ».
11D’autres précédents servent aussi de champs d’expérimentation. Le débarquement de Sicile de l’été 1943 demande déjà des moyens considérables : 3200 navires sont regroupés. Un an avant « Overlord », il s’agit de la plus importante opération aéronavale de l’Histoire. Sur un total de 23 convois, 11 partent de ports français d’Afrique du Nord et 12 d’Angleterre5. Lors du débarquement sur Salerne, en septembre 1943, la flotte alliée rassemble 450 navires, dont huit croiseurs et 26 destroyers et de nombreux transports de troupes et de matériels et péniches de débarquement. Au total, 1614 bâtiments britanniques de tous tonnages, 945 américains et 31 bâtiments d’autres nations alliées sont engagés. L’opération « Shingle », le débarquement sur Anzio, voit déjà la supériorité aérienne être recherchée pour obtenir le succès du débarquement. En tout, 60 escadrilles, soit environ 2600 avions interviennent. Dans le même temps, l’amiral Lowry, de l’US Navy, contrôle 244 barges de débarquement de tous modèles et 126 bâtiments de soutien de tous types, allant de 5 croiseurs à 6 navires de réparation. Le débarquement s’opère facilement avec la prise du port d’Anzio et, au soir du même jour, à minuit, 36 000 hommes et 3 200 véhicules ont déjà été débarqués6.
12Tous ces débarquements ont montré qu’il fallait mettre en œuvre la stratégie du marteau-pilon et accumuler des moyens considérables sur un front maritime réduit, comme les Allemands l’avaient fait, sur un front terrestre étroit, à Sedan, le 13 mai 1940.
« Overlord », du côté de « l’offre » alliée
13La nécessité de disposer de moyens de débarquement qui soient les plus possibles à l’abri du feu de l’ennemi a déjà été expérimentée en 1915 aux Dardanelles. Le navire de transport River Clyde fut échoué volontairement sur la grève de Seddul-Bahr. Les cloisons transversales avaient été en partie supprimées et surtout des portes avaient été aménagées sur l’étrave, qui furent ouvertes au moment de l’échouage. « Par la suite, le River Clyde continua à servir d’appontement couvert. Des ouvertures analogues à celles de l’avant y avaient été pratiquées à l’arrière, par où les embarcations et les chalands venaient l’aborder », précise L’Illustration7. Ces techniques sont reprises durant « Overlord » sur les cinq plages de débarquement et c’est ainsi le sort réservé au vieux cuirassé français Courbet devant Hermanville-sur-Mer. Au large d’Omaha, toute une ligne de navires, dont le cuirassé HMS Centurion, subissent le même sort et jouent les Corncobs. Nous sommes bien là dans une forme précise de destruction créatrice, consistant à donner un rôle positif à des armements obsolètes.
14L’adaptation à une multitude de tâches précises est le signe d’une pensée dans les moindres détails. La « ménagerie de Hobart » est surtout connue par ses engins spéciaux. Le Major-General Percy Hobart (1885-1957), commande la 79e division blindée britannique lors d’« Overlord ». Il met au point des engins blindés spéciaux de toutes sortes. Les Sherman Flail doivent, grâce à leur fléau de chaînes, se frayer un chemin à travers les champs de mines. Les Sherman démineurs d’« Overlord », prennent simplement la suite des M3 Grant modifiés lors du débarquement en Sicile. Le canon de 75 en casemate avait alors été démonté pour laisser la place à des fléaux sur l’avant du blindé. Les Sherman Dozer constituent une synthèse entre le char de combat et les bulldozers du génie. Ils ont pour mission de dégager les obstacles et matériels détruits et ainsi de poursuivre la progression. Les Churchill AVRE8 poseurs de pont permettent à un char de franchir une coupure d’une dizaine de mètres, tandis que les AVRE « Petard », armés d’un mortier de 290 mm, envoyant une charge de 20 kg d’explosif à 80 mètres, sont utiles pour venir à bout des blockhaus. Ces spécialisations ne sont possibles que parce que les Anglo-Américains disposent d’une production de blindés absolument gigantesque permettant de soustraire de la production normale des matériels destinés à une finalité précise. Il faut rappeler que le M4 Sherman est produit entre 45 000 et 49 000 exemplaires durant la guerre9 et que les 96 chars amphibies DD et les quelques dizaines de Dozer ou de Flail d’« Overlord », représentent une goutte d’eau dans la production.
15Il faut transporter tous ces matériels et les hommes qui vont les servir. Il faut donc produire et rassembler en nombre astronomique des péniches de toutes tailles et elles aussi spécialisées. Ce sont les LSI (Landing Ship Infantry) capables d’affronter la haute mer pour la bonne raison qu’ils sont d’anciens cargos transformés. Les LCT (Landing Craft Tanks), les LCI (Landing Craft Infantry), d’environ 50 mètres de long ; les LST (Landing Ships tank), les LCA (Landing Craft Assault). Les premiers LCA ont été utilisés dès mai 1940, à Narvik. Les LCP (Landing Craft Personnel) représentent les plus petites péniches du débarquement avec 11,7 mètres de longueur et sont capables d’emporter 25 hommes chez les Britanniques et 30 à 35 hommes chez les Américains. Mais la péniche la plus largement construite est le LCVP (Landing Craft Vehicle Personnel), capable de débarquer aussi bien des hommes que des matériels roulants légers (jeep par exemple). 23358 de ces LCVP semblent avoir été construits10 et l’engin constitue une véritable « bonne à tout faire » des opérations de débarquement. Au total, « Overlord » nécessite plus de 200 navires spécialisés de débarquement de grande taille (LST, LCI et LCT). Ces bâtiments n’existent pratiquement pas. Il faut donc les construire et il ne saurait être question de les transférer d’un front à l’autre. Il faut donc repousser d’un mois la date du débarquement afin que l’industrie, américaine surtout, puisse produire les matériels qui manquent. La construction de ces matériels ne va pas de soi. Au début de 1944, un déficit de 7 LCI, 164 LCT et surtout un déficit de 1500 hommes pour les servir est identifié du côté américain11, tandis que le déficit en marins britanniques s’élève à 9 000. La possibilité de faire servir des navires britanniques par des équipages américains est alors envisagée. Mais les complications attendues dans la confrontation de deux marines aux cultures différentes font alors penser que les risques d’une telle solution seraient encore plus grands que le manque d’équipages.
16La question de l’étanchéisation des matériels s’est révélée un point très épineux. Les deux armées alliées ne sont d’ailleurs pas sur un plan d’égalité sur cet aspect précis. L’armée britannique a beaucoup moins standardisé ses matériels roulants et blindés que l’armée américaine. Une centaine de modèles de véhicules et de blindés sont en service en 1943, quand l’armée américaine n’en a qu’une douzaine. Là aussi, la standardisation s’impose comme un impératif économique autant que militaire. Militairement, il faut notamment faire parvenir, le plus rapidement possible, un maximum de blindés à terre afin qu’ils servent d’appui-feu à l’infanterie débarquée. La solution la plus simple consiste à approcher des péniches le plus près possible de la plage et d’équiper les chars légers M3 et les medium tanks M4 Sherman de systèmes de manches d’évacuation des gaz et d’arrivée d’air, dans quelques mètres d’eau. Les Allemands avaient déjà testé des procédés similaires sur quelques chars légers en prévision de l’invasion de l’Angleterre en 1940. Un procédé plus sophistiqué consiste à adapter des Sherman pour une « navigation » de courte durée, d’un double système de transmission (dit DD pour Duplex Drive) et d’une ceinture de flotteurs de caoutchouc. Le résultat tactique est assez décevant, mais l’investissement est très réel.
17La flotte qui arrive au large des côtes normandes retenues comme lieu de débarquement est impressionnante. Près de 1300 bâtiments de guerre, de tous tonnages, dont 7 cuirassés, 23 croiseurs, 286 destroyers, sloops, frégates et corvettes, accompagnent près de 4 000 navires dans la partie navale d’« Overlord ». 79 % des navires sont fournis par la Grande-Bretagne et le Canada, 16,5 % par les États-Unis et 4,5 % par les forces libres française, néerlandaise, grecque, norvégienne et polonaise12.
18Pour la partie aérienne de l’opération, 171 escadrilles de chasse, c’est-à-dire plus de 2000 avions, contrôlent le ciel tandis que 12 escadrilles contrôlent directement les plages retenues pour le Débarquement.
19Pour aller plus loin, il faut évoquer aussi les études pédologiques menées par des commandos sur les plages du futur débarquement. La résistance des sols dut être déterminée afin d’identifier les cheminements que pourraient emprunter les blindés, les bulldozers et les pièces d’artillerie, sans s’enfoncer irrémédiablement. Il fallut également prévoir de stabiliser le sol sableux de certaines plages en déployant d’immenses treillis métalliques ou en déroulant des sortes de tapis par certains blindés d’assaut13.
20L’ensemble des forces d’invasion représentent donc ce que les puissances alliées occidentales savent faire de mieux pour tenter de submerger le « mur de l’Atlantique » par une extraordinaire quantité de matériels spécialisés plus que par leur qualité intrinsèque.
21Plus le plan « Overlord » s’affine, plus les volumes en effectifs et en matériels augmentent. Le nombre de divisions aéroportées passe d’une à trois. L’assaut maritime proprement dit se voit affecter cinq divisions au lieu de trois. Ce sont 57 000 fantassins et 15 000 parachutistes côté américain, 75 000 fantassins et 8 000 parachutistes côté britannique et canadien, qui vont participer, dans les 24 premières heures d’« Overlord », aux opérations, soit 155 000 hommes. Là est le cœur du problème. Aux yeux des opinions publiques britanniques, canadiennes et états-uniennes, il faut impérativement réduire au maximum les pertes dues aux manœuvres de débarquement. Pour ce faire, il faut mettre en place une vraie substitution capital/ travail afin de limiter les pertes humaines.
Capital/Travail et consommation militaire
22Pour économiser les hommes, il faut les remplacer le plus possible par des matériels sophistiqués, ou en tout cas nombreux. La mobilisation économique des États-Unis est tardive, mais efficace. Entre 1940 et 1943, leur production militaire augmente de 800 %. Mais il faut se souvenir que le « désinvestissement » dans l’entre-deux-guerres avait été considérable. Entre 1942 et 1945, 171257 avions, 90 000 chars, 1 200 bâtiments, 320 000 pièces d’artillerie sont produits14. Le Royaume-Uni est dans une posture bien plus délicate. Durement touchée par la grande crise des années 1930, la Grande-Bretagne parvient à produire 80308 avions entre 1939 et 1944, passant de 7940 en 1939 à 26461 en 194415. La production de chars est moins brillante et les deux tiers des unités blindées sont équipées de matériels américains. Pourtant, si l’on en croit Winston Churchill, dès les lendemains de Dunkerque, le ministère de la Défense a donné des instructions aux chefs d’état-major afin qu’ils préparent des opérations offensives contre les territoires contrôlés par les Allemands et qu’ils fassent des propositions pour trouver les moyens de transporter des blindés sur les côtes ennemies. Dans le même temps, le ministre de l’Armement recevait des instructions pour accélérer la production de navires de haute mer capables d’emporter 600 à 700 véhicules et blindés sur les plages16.
23C’est donc bien la conjonction d’une industrie de guerre ancienne et fatiguée, celle de la Grande-Bretagne, et d’une industrie de guerre en développement tardif mais puissant, celle des États-Unis, qui permet de mettre en place « Overlord ». La productivité du travail et la rationalisation sont très clairement en hausse, surtout aux États-Unis. Le premier LST construit exige 875 000 heures de travail et six mois, le dernier construit demande simplement 270 000 heures et trois mois17. La production de péniches de débarquement a dû être augmentée de 25 % aux États-Unis18.
24Il faut intégrer aussi aux dépenses de substitution capital/travail les opérations d’intoxication à l’égard des Allemands : opération « Glimmer » consistant à créer un faux trafic radio et sonar vers le Pas-de-Calais, opération consistant à dérouter les observations aériennes allemandes sur l’Angleterre avec des maquettes de faux chars et de fausses pièces d’artillerie, etc.
25Les bombardements massifs engagés par les Alliés sur la France dans les semaines qui précèdent « Overlord », puis les attaques de 5112 bombardiers alliés larguant 13 000 tonnes de bombes sur les défenses littorales le 6 juin proprement dit, participent aussi de la substitution capital/travail, avec un succès médiocre d’ailleurs, pour les dernières opérations citées19.
26Le 15 août 1943, la décision de construire des ports artificiels est prise. Il est intéressant de constater que le Commodore John Hughes Hallet, qui est le véritable concepteur des Mulberries, a participé de près à la préparation du débarquement de Dieppe20. Les 149 caissons de béton Phoenix doivent être tractés à travers la Manche et immergés. C’est la Grande-Bretagne qui se charge de cette partie du plan. 300 remorqueurs, 20 000 hommes et officiers sont déployés pour cette immense tâche21. Le prix à payer est énorme22. Il faut de l’acier, du ciment, des bois de coffrage, de la main-d’œuvre, des espaces de stockage et des remorqueurs. Si ce projet peut tenir en trois nombres, il faudrait dire : 30 000 tonnes d’acier, 300 000 m3 de béton et 20 millions de livres sterling. C’est Sir Harold Wernher qui est chargé de coordonner le projet.
27Comme le signale Olivier Wieviorka, le Débarquement lui-même est peu meurtrier. Les pertes sont de 4900 hommes au soir du 6 juin, soit 2,8 % des effectifs débarqués23, avec des variations d’une plage à l’autre. Le taux de pertes (tués, blessés, disparus) monte à 8,8 % à Bloody Omaha, mais il est de 1,4 % à Utah, 1,7 % à Gold, 2,2 % à Sword et 3,3 % à Juno pour les Canadiens. C’est dire que la substitution capital/travail a bien fonctionné, même s’il faut aussi tenir compte de la médiocre qualité de certaines troupes qui tiennent les défenses littorales du côté des Allemands. En tout cas, les pertes humaines sont très loin des 12,5 % prévus. La sur-consommation de matériels a donc bien permis une sous-consommation des effectifs. En revanche, c’est après le Débarquement proprement dit que les pertes deviennent sévères. La substitution capital/travail joue mal dans la bataille des haies de juin-juillet et début août 1944. L’opération « Goodwood », voulue par Montgomery afin de donner un rôle important à l’armée britannique, en est l’illustration. Malgré l’énorme bombardement aérien préliminaire sur les lignes allemandes, qui a terrorisé ceux qui le subissaient et mis à mal un certain nombre de moyens défensifs, les Britanniques perdent en deux jours, les 18-19 juillet, 501 blindés sur un total de 750 engagés et 1100 hommes. La sur-consommation de matériels par rapport aux pertes humaines est patente, à raison de deux hommes perdus par blindés hors de combat.
28Pour les démocraties occidentales, la vie des soldats doit être préservée le plus possible. La substitution capital/travail que nous avons évoquée est significative d’une évolution considérable des sociétés depuis la Grande Guerre. La vie des combattants est perçue comme étant précieuse, non seulement parce que le soldat et son environnement « se technologisent » et deviennent plus coûteux24, mais aussi parce que les opinions publiques des sociétés démocratiques supportent de moins en moins bien que des soldats meurent pour leurs pays, même durant la Seconde Guerre mondiale. Il faut donc remplacer des poitrines humaines par des matériels, afin d’atteindre des seuils d’acceptation de la part des sociétés démocratiques, au contraire de ce que peuvent imposer les dirigeants de sociétés totalitaires, sans opinions publiques exprimées. De ce point de vue, les différences de pertes entre États-Unis et Union soviétique sont éclairantes. 292000 morts sur trois fronts pour les premiers et environ 7,5 millions de soldats pour les seconds. Du côté américain, les matériels spécialisés viennent épargner les vies humaines, même si d’autres raisons interfèrent, comme les doctrines d’emploi des troupes radicalement différentes du côté soviétique et la nécessité de faire oublier la période 1939-1941 durant laquelle l’URSS avait été alliée au régime nazi. Pour cela, il fallait des martyrs dont n’avaient nul besoin les Américains. Les terribles conditions de captivité des soldats soviétiques en mains allemandes allaient, à elles seules, être à l’origine d’un nombre considérable de morts.
29L’autre dimension intéressante à développer consiste à s’interroger sur les liens qu’entretiennent éventuellement la consommation militaire et la consommation civile. Cette dernière avait commencé à se développer par l’instauration du fordisme (High Wages contre travail répétitif et standardisation) avant la Grande dépression aux États-Unis. La Grande-Bretagne avait également connu quelques prémices de la société de consommation, notamment dans le domaine des loisirs, vite interrompus par la crise économique. Dans ces évolutions, le rôle du développement de crédits de courts termes à la consommation devrait être fouillé davantage et mis d’ailleurs en rapport avec le système du Lend-Lease que les Américains mettent en place à l’égard de la grande Alliance. En effet, on constate dans les livraisons de prêt-bail états-uniennes, une diminution du poids de matériels strictement militaires au profit de denrées plus « généralistes ».
30De ce point de vue, il est intéressant de suivre « Overlord » à travers un document assez peu connu, intitulé American Enterprise in Europe, The Role of the SOS in the Defeat of Germany, édité en juin 194525 par le SOS (Services of Supply) américain et présenté par le lieutenant-colonel Randolph Leigh de l’Historical Section de l’US Army. Y sont recensées l’immensité et la variété des denrées fournies aux Alliés pour l’attaque de l’Europe. 47 millions de tonnes de denrées de toutes sortes sont livrées alors que 8,3 millions de tonnes avaient été fournies en 1917 et 1918. Dans la planification d’« Overlord », il faut rappeler que les rapports aux civils français sont évoqués. Les Britanniques, notamment, craignent que les puissants bombardements sur la Normandie ne dressent les Français contre leurs libérateurs. C’est pourquoi, dans les jours qui suivent « Overlord », les Anglo-Américains amènent avec eux plusieurs centaines de milliers de couvertures, des effets vestimentaires, mais aussi… des couches pour bébé, afin de venir en aide aux populations civiles26.
31De même, il est intéressant de voir l’importance que revêt la synchronisation des déplacements en fonction d’une logistique consommatrice. Quand on sait l’importance que vont revêtir les activités de déplacements de flux dans la société des « trente glorieuses », il n’est pas inutile de rappeler les difficultés rencontrées et résolues dans la préparation d’« Overlord » et de voir combien l’expertise militaire peut préfigurer celle du secteur civil.
« It is not nowadays, as it was for many centuries a matter merely of marching the troops to a seaport town and just driving them from the local taverns up to the gangway. Nowadays, the embarking troops come into the hands of the embarkation authorities many miles from the shore. They and their vehicles and all of their possessions have to be sorted out and adjusted so that by the time they have filtered through to the craft they arrive in exact shiploads in accordance with the size and type of ships to carry them over water. The size and type of ship is dependent upon the destination, the type of disembarkation facilities at the destination and the task that each particular little packet of troops or transport will have to perform immediately it is on dry land again […]. The whole business must therefore be not only meticulously accurate but infinitely variable as well27. »
32Une division américaine de 1944 a besoin de 900 tonnes par jour de ravitaillements de toutes sortes quand une division allemande ne dispose que de 200 tonnes. Les besoins en carburant étant énormes, lord Louis Mountbatten, chef du Commandement des opérations combinées (Combined Operations Command) en 1942, suggère de déposer un pipe-line sous la Manche. Des essais sont réalisés dans la Tamise et dans le canal de Bristol, donnant naissance au projet Pluto (Pipelines under Ocean), véritable cordon ombilical d’une consommation de masse militaire.
Conclusion
33Il est fréquent de lire qu’« Overlord » est une opération fondatrice. Effectivement, après elle, il n’est plus guère possible d’envisager des opérations de débarquement autres que combinées. Le débarquement de Provence en août le prouve encore à l’envi. Les Franco-Anglais s’en souviennent en 1956 lors de l’opération « Mousquetaire », avec des moyens infiniment moins importants que le 6 juin 1944.
34Mais les limites militaires apparaissent aussi rapidement. Même l’armée états-unienne ne peut plus aligner de gros effectifs après « Overlord ». Non seulement parce que les opinions publiques sont de plus en plus rétives à l’égard de l’idée même de la guerre, mais surtout parce que la sophistication croissante des matériels débouche sur la mise en œuvre d’engins moins nombreux mais plus coûteux. En 1957, un char léger coûte environ 20 millions de francs quand le même char revient à 120 millions en 196228. De ce point de vue, en fonction des masses considérables de matériels de toutes sortes mis en œuvre le 6 juin 1944, « Overlord » représente un chef-d’œuvre productif plus jamais retrouvé par la suite. Par le niveau de ses consommations de matériels qu’il a fallu fabriquer en amont, cette opération révèle comme le pilier d’une consommation militaire d’État, qui développe la double fonction d’économiser des vies humaines et de submerger matériellement l’adversaire. En cela, l’opération s’avère être un élément matriciel important dans l’émergence d’une consommation de masse, reconvertie, après la fin de la Seconde Guerre mondiale, vers des activités civiles.
Notes de bas de page
1 Il en réclame 200 millions. Le général Meise témoigne en mars 1944 : « Jusqu’au 20 mai 1944, nous avons posé le long du littoral du Pas-de-Calais 4 193 167 mines, dont 2 672 000 sur l’initiative de Rommel. Au cours de la même période, 1852820 ont été mises en fabrication. » Cité par Buffetaut Yves, Le mur de l’Atlantique, août 1942-mai 1944, Paris, Histoire et collection, 2013, p. 55.
2 Voir Commission internationale d’histoire militaire, Actes du 2e colloque international d’histoire militaire, Stockholm, 12-15. VIII.1973, Bruxelles, Commission internationale d’histoire militaire, 1975.
3 Sur les quelque 5 000 soldats canadiens engagés, près de 3 400 ont été tués, blessés ou capturés.
Stacey C. P. (colonel), Six années de guerre. L’armée au Canada, en Grande-Bretagne et dans le Pacifique, Ottawa, Edmond Cloutier, Imprimeur de la Reine et Contrôleur de la Papeterie, 1957, p. 402 et 404.
4 Norman Albert, Operation Overlord. The Allied Invasion of Western Europe, Harrisburg (Penn.), The Military Service Publishing Company, 1952, p. 36.
5 Buffetaut Yves, Été 1943, Le débarquement en Sicile, Paris, Histoire et collection, 1999, p. 18.
6 Buffetaut Yves, Opération Shingle, le débarquement à Anzio, 1944, Paris, Histoire et collection, 2002, p. 24.
7 L’Illustration, L’Album de la Grande Guerre, Paris, 1922, p. 384.
8 AVRE signifie Armoured Vehicle, Royal Engineers.
9 Cochet François, Armes en guerres. Mythes, symboles, réalités, xixe-xxie siècles, Paris, CNRS Éditions, 2012, p. 134.
10 Buffetaut Yves, Les péniches du jour J, clefs de la victoire, Histoire et collection, Paris, 2009, p. 40.
11 Morgan Frederick (lieutenant-général), Overture to Overlord, Londres, Hodder and Stoughton, 1950, p. 177. Le général Morgan fut désigné comme COSSAC (Chief of Staff to the Supreme Allied Commander) en janvier 1943 lors de la conférence de Casablanca. À ce titre, il est à l’origine des tous les préparatifs du Débarquement, avant de laisser sa place à Dwight Eisenhower au titre de chef du Supreme Headquarters Allied Expeditionnary Force (SHAEF), le 15 janvier 1944.
12 Buffetaut Yves, 6 juin 1944, la première vague, Paris, Histoire et collection, 1993, p. 8.
13 Norman A., Operation Overlord, op. cit., p. 50.
14 Kaspi André, Les Américains, t. I : Naissance et essor des États-Unis, 1607-1945, Paris, Seuil, 1986, p. 328.
15 Olivier Wieviorka signale que les dépenses engagées pour le seul Bomber Command représentent 12 % de l’effort de guerre de la Grande-Bretagne. Wieviorka Olivier, Histoire du débarquement en Normandie. Des origines à la libération de Paris, 1941-1944, Paris, Seuil, 2007, p. 61.
16 Churchill Winston, « The Finest Hour », in The Second World War, t. II, Boston, 1949, p. 247-248.
17 Wieviorka O., Histoire du débarquement, op. cit., p. 121.
18 Norman A., Operation Overlord, op. cit., p. 42.
19 Wieviorka O., Histoire du débarquement, op. cit., p. 224.
20 Morgan F., Overture to Overlord, op. cit., p. 49.
21 Norman A., Operation Overlord, op. cit., p. 49.
22 In La Bataille de Normandie, Paris, Guides Gallimard, 1994, p. 76.
23 Wieviorka O., Histoire du débarquement, op. cit., p. 17.
24 Cochet François (dir.), Les environnements du combattant, t. III : De l’Expérience combattante, xixe-xxie siècles, Paris, Riveneuve Éditions, 2013.
25 Leigh Randolph (lieutenant-colonel), American Enterprise in Europe. The Role of the SOS in the Defeat of Germany, s. l., SOS (Services of Supply-US Army), juin 1945, 216 p.
26 Norman A., Operation Overlord, op. cit., chap. 9 (« The problem of civil and military government. General Policy »), en particulier p. 129.
27 « De nos jours, ce n’est plus, comme il y a de cela des siècles, une simple question de déplacer les troupes vers un port maritime et de les conduire seulement des tavernes locales jusqu’à la passerelle. Aujourd’hui, les troupes à embarquer passent sous le contrôle des autorités d’embarquement à des kilomètres de la côte. Avec leurs véhicules et tout ce qu’elles possèdent, elles doivent être triées et formatées, de sorte qu’une fois parvenues jusqu’au bateau, elles représentent une charge correspondant exactement à la taille et au type des navires destinés à les transporter sur l’eau. La taille et le type du navire sont dépendants de la destination, du type d’installations de débarquement à l’arrivée et de la mission que chaque petit paquet particulier de troupes ou le transport auront à accomplir immédiatement sur la terre ferme. […] Toute l’activité doit donc non seulement être méticuleusement précise, mais infiniment variable aussi. » Morgan F., Overture to Overlord, op. cit., p. 107.
28 Cochet F., Armes en guerres, op. cit., p. 132.
Auteur
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François Cochet
Professeur émérite des universités, université de Lorraine-Metz, a entre autres publié Armes en guerres, xixe-xxie siècles : mythes, symboles, réalités, Paris, CNRS Éditions, 2012, ainsi que la collection « Expérience combattante, xixe-xxie siècles », Paris, Riveneuve Éditions : Former les soldats au feu (2011), Commander et obéir au feu (2012), Les environnements du combattant (2013), Les traumatismes des combattants (2014).
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