1Les débuts de carrière d’écrivains soulèvent de nombreux problèmes, liés aux temps de formation, à la rapidité des réussites éditoriales ou médiatiques, aux origines sociales et aux nécessités du double métier, ainsi qu’aux choix de stratégie, collective ou individuelle. D’où les multiples manières d’aborder le sujet, et la complexité des interrogations, bon indice de l’intérêt de telles études.

2En termes d’histoire sociale, les débuts de carrière apportent beaucoup d’informations sur l’état d’une société et la représentation qu’elle se fait de la littérature. Les rapports de forces internes et leur évolution s’y reflètent. Le renouvellement des points de vue est-il possible, facile ou impossible ? L’accès à la réussite littéraire est-il favorisé ou bloqué par les aînés ? L’état des rapports entre les générations peut s’analyser sous cet angle.

3Dans une société qui permet la mobilité, écrire et créer peut-être une activité que les conditions de naissance ne favorisent pas ; c’est un acte de liberté. Dans les sociétés traditionnelles de l’Afrique noire ou de l’Inde, un individu devient conteur, musicien ou marionnettiste parce qu’il naît dans une famille de conteurs, musiciens ou marionnettistes. À l’extrême opposé, on peut imaginer un modèle social utopique dans lequel tous les individus disposeraient, au départ, de chances sociales égales pour exercer l’activité qu’il souhaite. La société française dont nous étudions la littérature favorise et empêche simultanément le libre exercice de la liberté individuelle, pour des raisons et par des moyens complexes. Les débuts de parcours d’écrivains sont un moyen intéressant d’observer les rapports de l’individu et de sa société, ainsi que la part effective d’exercice de la liberté individuelle.

4Les débuts de parcours ont donc un intérêt pour l’historien de la littérature et de la vie littéraire, car avec eux sont posés les problèmes du renouvellement des esthétiques et des points de vue exprimés dans les œuvres. La variété, l’originalité ou au contraire la similitude de formation des écrivains, les connaissances acquises par les seconds métiers ou l’ignorance des impératifs économiques, des souffrances du travail obligatoire, des restrictions pécuniaires, tout cela forme une psychologie, apporte des connaissances humaines et sociales. Un écrivain ne peut écrire qu’à partir de ce qu’il connaît. Comme tout être humain, il peut apprendre ce qu’il ignore, mais s’il se retire du monde non littéraire dès qu’il a les moyens économiques de se consacrer à l’écriture, la période de sa formation sera décisive, qui aura construit sa compréhension du monde. La richesse, le renouvellement, la diversité de la littérature sont en partie assurés par la variété des débuts de parcours.

5Contrairement à presque tous les métiers, celui de l’écrivain ne correspond à aucune formation socialement organisée. Un mécanicien automobile fait un CAP ou un BEP de mécanique, un ingénieur en électricité une école d’ingénieur adaptée. Sauf parcours atypique, un responsable politique actuel fait des études de Droit, Sciences politiques ou économiques, puis l’ÉNA. Un cinéaste suit une école de cinéma, et devient assistant de réalisateurs expérimentés avant de créer des œuvres personnelles. Tout cela paraît socialement réglé et incontournable. Devenir écrivain relève d’autres conditions, tant la part des dons individuels est considérée comme irréductible, inexplicable et sacrée. Une période d’apprentissage est pourtant indispensable, discrète et apparemment courte pour des auteurs exceptionnels qui monopolisent l’attention, - peut-être favorisent le rêve et l’illusion -, mais aucun ne peut s’en passer.

6La formation des écrivains est personnelle, presque invisible au public - le mythe de la facilité géniale s’y alimente. La connaissance de la littérature par des études de Lettres y participe, mais devenir écrivain est apprendre un savoir-faire pratique. On peut considérer qu’il se perfectionne continuellement, mais ses premières œuvres sont marquées par la recherche technique, la mise au point de l’art. Les étudier dans cet optique peut renouveler leur compréhension.

7Les débuts des écrivains sont variés. Il n’y a évidemment pas de parcours unique. Y a-t-il cependant des parcours types auxquels se rattachent tous les cas, ou la plupart des cas ? Pour mieux appréhender cette réalité, établir des modèles est possible et pertinent, mais il faut auparavant définir ce qu’on peut entendre par début d’un parcours littéraire.

8Si l’on prend comme critère l’édition d’un premier livre, on peut cerner une première période depuis l’enfance et ses exercices d’écriture jusqu’à la publication d’un premier ouvrage. C’est une première étape de formation technique et artistique et d’entrée dans le monde littéraire, sanctionnée par l’acceptation d’un manuscrit par un professionnel de l’édition, marque d’une reconnaissance littéraire, sociale et économique. Il faudrait peut-être exclure les publications à compte d’auteur, qui ne portent pas cette marque. Pour donner un sens plus complet à la notion de début de carrière, on peut y ajouter le critère du succès, qui est la reconnaissance par les milieux littéraires et/ou le lectorat. Ainsi, après la première publication, l’écrivain publie en général quelques ouvrages, avec plus ou moins de succès, qui peuvent inclure des travaux alimentaires ou assimilables (feuilletons, biographies, travaux de commande, critique littéraire ou artistique…), jusqu’à un grand ouvrage, un livre ambitieux jugé réussi, qui rencontre un écho tel qu’ensuite l’écrivain a un nom reconnu, identifiable et associé à cette œuvre. Cette seconde étape peut se nommer période de formation et de confirmation. Un début de carrière littéraire comprend ces deux étapes, depuis les débuts de l’apprentissage jusqu’à cette première réussite.

9Une étude approfondie et comparative amènerait certainement à compléter, peut-être à contester, ces critères de délimitation, par exemple si l’on intègre dans l’examen les écrivains qui n’obtiennent pas de succès décisif, ou abandonnent le métier après une ou quelques publications, remarquées ou non. Elle amènerait aussi à préciser la limite finale de ce qu’on peut définir comme un début de parcours.

10Les différences de rythme dans les étapes d’une carrière sont remarquables. Certains débuts sont éclatants, rapides. Ensuite, le parcours pourra être long, ponctué de succès renouvelés, à l’exemple de Victor Hugo ou André Gide ; ou bien ressemble à une étoile filante, comme pour Arthur Rimbaud, Raymond Radiguet ou Alain-Fournier. D’autres débutent par une magistrale réussite et poursuivent avec une volonté manifeste de renouvellement du succès, mais la courbe générale est une pente irrégulière après un départ sur de hauts sommets. C’est le cas de Louis Ferdinand Céline. Un début avec réussite rapide ne prédispose à aucun parcours prévisible : il pourra être long ou court, marqué par une notoriété renouvelée ou non, connaître des éclipses ou être interrompu brusquement. Les débuts d’enfant prodige ne sont pas non plus le fait de poètes plutôt que de romanciers, ni l’inverse. Cependant, il est notable qu’ils sont rares, donc remarqués.

11La plupart des écrivains ont besoin d’une période d’apprentissage et de formation assez longue, progressive, sur le mode ascendant. Molière fonde une troupe de théâtre à 21 ans, et compose plusieurs pièces avant d’obtenir son premier grand succès, Les Précieuses ridicules, seize ans plus tard. Charles Baudelaire publie d’abord des poèmes en revues, des textes de critique d’art et des traductions de contes d’Edgar Poe. Il a 36 ans lorsque paraissent Les Fleurs du mal. Gustave Flaubert a exactement le même âge quand il publie Madame Bovary, la même année 1857, sa première grande réussite. Auparavant, il avait écrit plusieurs textes, achevés ou non. Stendhal publie plusieurs ouvrages de critique musicale et picturale avant d’être remarqué pour De l’Amour, en 1822. Il s’engage dans la bataille romantique avec Racine et Shakespeare (1823), mais ses publications suivantes n’ont aucun succès. Son premier grand livre est Le Rouge et le Noir, en 1830. Il a 47 ans.

12Ces différences de rythme interrogent sur le temps de formation nécessaire pour devenir capable de produire une œuvre importante et de qualité, et le problème de l’adéquation des œuvres créées avec les attentes des éditeurs et du public. Raymond Radiguet connaît un succès éclatant avec Le Diable au corps : son roman traite d’un thème sensible du moment et Bernard Grasset inaugure avec lui des méthodes commerciales qui font sensation. Pour autant, ce jeune auteur de 20 ans a-t-il achevé sa période de formation ? Sa mort prématurée empêche de répondre. À l’inverse, la mésaventure de Proust avec Du côté de chez Swann, refusé par La Nouvelle Revue française, est restée célèbre. La reconnaissance éditoriale et publique comme seul critère pour définir la fin d’un « début de parcours » est fragile. Des paramètres de plusieurs ordres interviennent.

13L’origine socio-économique joue un rôle déterminant : certains écrivains peuvent dès les débuts, avec leur fortune personnelle, se consacrer à la littérature, et d’autres, démunis, doivent trouver des voies moins directes, plus ardues.

14Les premiers cumulent l’avantage de l’indépendance économique et, dès l’enfance, l’accès aux œuvres littéraires et artistiques, et au monde de ceux qui les produisent ou, au minimum, aux codes et aux méthodes sociales qui permettent de s’y intégrer. Ils ont acquis une vision du monde surplombante, se pensent comme des dominants, et évoluent dans le monde littéraire avec facilité, aussi longtemps qu’il est globalement organisé par ces milieux privilégiés. S’ils sont des produits de leur origine, leur aisance culturelle et sociale ne sera pas forcément synonyme d’originalité. Si leur personnalité artistique et leur réflexion personnelle sont libres et profondes, leur début de carrière, rapide ou plus progressif, sera brillant.

15Certains futurs écrivains du xix^e siècle sont nés dans des situations privilégiées, mais les revers de fortune consécutifs à 1789 et à l’instabilité politique les ont obligés à concilier carrière littéraire et activité professionnelle. Ils sont temporairement militaires, comme Alfred de Vigny, ou diplomates et hommes politiques, comme François-René de Chateaubriand et Alphonse de Lamartine. Stendhal a connu les deux états, bien que né sans titre de gentilhomme. Leur situation est aussi instable que les événements historiques, car l’activité qu’ils peuvent exercer dépend du pouvoir politique. La célébrité acquise par un livre peut leur procurer un poste, à la faveur d’amitiés politiques, mais pas des revenus à long terme. Ainsi, François-René de Chateaubriand est nommé secrétaire de légation à Rome après le succès du Génie du Christianisme, alors qu’il est en situation financière difficile. Alphonse de Lamartine devient attaché d’ambassade à Naples, après le succès des Méditations poétiques, Stendhal consul à Trieste après Le Rouge et le Noir. Pour ces cas, il y a presque indépendance entre l’itinéraire littéraire, sa phase d’apprentissage et de formation assez longue, puis la consolidation progressive de la notoriété à partir d’un succès important, et la situation économique, qui oscille jusqu’à la fin de l’existence, entre aisance et quasi-misère.

16Pour ceux qui n’ont pas de fortune héritée, les débuts sont plus ou moins difficiles, marqués par une double activité. Certains acquièrent un diplôme. Leurs efforts, le soutien de leur famille et, dans la période contemporaine, de la République, les y conduisent. Ils exercent alors un métier qui les place à un poste d’observation intéressant pour leur réflexion et leur œuvre. Cependant, ce métier restreint le temps disponible pour le travail littéraire, ce qui explique qu’il soit abandonné dès que possible.

17Jean Giraudoux et Paul Claudel sont diplomates, Georges Duhamel et Louis Ferdinand Céline médecins, André Breton et Louis Aragon ont commencé des études de médecine, interrompues par la guerre. Parfois, le premier métier a apparemment peu de rapport avec la littérature, comme pour Jean de La Fontaine, Maître des Eaux et Forêts, ou Alain Robbe-Grillet, ingénieur agronome. Et pourtant, des liens existent entre cette profession et les choix d’écriture, les modes d’expression. Voltaire et Balzac ont été quelque temps clercs de notaire, puis ont voulu conquérir leur indépendance financière : le premier s’enrichit grâce à des opérations financières, le second récolte des dettes qui le condamnent à une vie de forçat des Lettres.

18Plusieurs écrivains d’origine plus modeste travaillent beaucoup pour obtenir des diplômes et un poste de fonctionnaire, laborieux, peu rémunérateur, mais stable. Dans la période contemporaine, ils ont bénéficié de bourses pour les enfants pauvres et doués, comme Jules Romains, fils d’instituteur, ou Jean Guéhenno, fils d’ouvrier de la chaussure, qui deviennent professeurs agrégés. Né plus tôt, l’enfant pauvre doit faire preuve d’acharnement et d’une intelligence très remarquable pour conquérir un poste en rapport avec sa passion. C’est le cas de Jules Michelet, fils d’un imprimeur ruiné, qui réussit un doctorat et prépare l’agrégation en gagnant sa vie comme répétiteur puis professeur, avant d’enseigner à l’École Normale Supérieure et de diriger les Archives Nationales. Ces débuts de carrière sont marqués par un travail acharné, qui laisse peu de place aux divertissements et aux frivolités. De jeunes écrivains d’origine moins défavorisée mais sans fortune personnelle choisissent aussi l’enseignement pour concilier activité littéraire et besoin de revenus stables. Jean Grenier est de ceux-là, qui réussit l’agrégation de philosophie, puis un doctorat préparé alors qu’il est enseignant. Comme Jules Michelet et Jean Guéhenno, il sera fonctionnaire toute sa vie. Leur parcours littéraire n’est pas lié au besoin de revenus réguliers par l’écriture.

19D’autres futurs auteurs sont encore plus dépourvus à leurs débuts, car ils sont sans ressources financières, sans diplômes ou incapables de tirer parti du leur, sans relations littéraires, ignorants des mœurs des milieux éditoriaux. Ils peuvent mener une existence plus ou moins vagabonde, qui nourrit une œuvre originale et/ou détruit son auteur prématurément, à moins qu’il ne réussisse ensuite une carrière plus ou moins stable, grâce au succès et à quelque mécène. On pense à Arthur Rimbaud ou Jean-Jacques Rousseau, à Villon en des temps plus anciens. Hors de France, particulièrement aux États-Unis, une existence aventureuse et itinérante se concilie plus facilement avec un parcours qui peut se stabiliser avec la réussite littéraire commerciale.

20D’autres exercent des activités peu rémunératrices dans les circuits littéraires et construisent parallèlement leur œuvre. Ils travaillent dans des maisons d’édition, des journaux ou des revues, font des travaux de secrétariat ou d’écriture peu gratifiants. Ils écrivent des feuilletons en usant de pseudonymes, des reportages, des articles de critique, lisent des manuscrits pour un éditeur. Ces travaux forment l’écriture personnelle, intègrent dans les circuits éditoriaux et font connaître les goûts du public. Après ces apprentissages et les premiers livres publiés, le succès arrive parfois, qui permet de se consacrer à l’œuvre. Émile Zola réussit cet itinéraire ascendant. Après son échec au baccalauréat, il est employé chez Hachette, se fait remarquer favorablement et devient responsable de la publicité ; il se lance ensuite dans le journalisme. Il commence à publier, travaille sans répit à développer son talent et obtient le succès commercial à partir du septième tome des Rougon Macquart. Il entre dans sa période de maturité comme écrivain à temps complet.

21Mais beaucoup d’écrivains partis de conditions semblables, parfois plus difficiles encore, mèneront toute leur vie une double activité, salariée et littéraire. Henry Poulaille devient secrétaire chez Bernard Grasset après quelques années de petits métiers. Il publie de nombreux articles, lance successivement plusieurs revues, anime un groupe d’écrivains prolétariens et publie des romans. Sa célébrité et son lectorat restent peu importants, son emploi salarié toujours indispensable. Certains auteurs vivent de leur plume après un premier succès, car ils décrochent un contrat avec un éditeur qui leur verse des avances par mensualités. Ils deviennent des quasi salariés des Lettres. Ainsi, après l’abandon de son ambition de peintre, Eugène Dabit réussit avec L’Hôtel du Nord, chez Denoël, grâce à l’aide de Roger Martin du Gard. Gallimard lui fait alors un contrat avec mensualités. Il vit de sa plume parce que son train de vie est modeste. Aurait-il réussi à produire une œuvre décisive, s’il n’était pas mort prématurément ?…

22Ce rapide exposé montre que les débuts de carrière varient beaucoup, sur le plan des conditions sociales et matérielles, en fonction de l’origine des écrivains. Mais finalement, si l’on tient compte de la multiplicité des solutions, même si certaines sont plus laborieuses que d’autres, il n’y a pas de conditions de naissance qui rendent complètement impossible d’envisager une carrière littéraire, pas plus que des conditions si favorables qu’elles garantiraient une réussite aisée.

23Parmi les moyens utilisés par les écrivains, et indépendamment de l’origine sociale, on observe globalement deux types de stratégie, l’une visiblement appuyée sur un groupe, l’autre plus individuelle. Après un apprentissage fondé sur l’imitation, certains se groupent pour constituer une école littéraire, un mouvement intellectuel et esthétique, qui tente de révolutionner le paysage artistique. Leurs noms sont associés à ce groupe, parfois ne peuvent s’en détacher. On pense aux poètes de la Pléiade, aux Encyclopédistes, aux auteurs du Cénacle romantique, aux Symbolistes, aux Dadaïstes et aux Surréalistes, au groupe fondateur de La NRF… Les actions collectives sont plus efficaces pour se faire entendre et concurrencer la génération précédente. Mais comme la force d’un groupe se construit sur le renoncement de ses membres à une part de liberté, une stratégie collective a un impact sur les œuvres produites dans le cadre de cette école littéraire. Dès lors aussi, les débuts plus individuels doivent se heurter à des difficultés spécifiques quand des groupes monopolisent l’attention des éditeurs, des critiques et du lectorat.

24Étudier un début de carrière particulier peut faire momentanément perdre de vue les considérations générales nées d’un survol plus global, mais a l’avantage de mettre la réflexion à l’épreuve de la complexité. Des éléments de toutes natures se mêlent aux réalités psychologiques, sociologiques, politiques et artistiques. Existe-t-il des cas plus intéressants que d’autres ? Probablement, mais il est difficile d’en décider avant d’avoir une bonne connaissance de l’auteur choisi, et surtout, la réponse dépend des domaines que l’on souhaite éclairer.

25Louis Guilloux appartient à une génération où quelques écrivains d’origine populaire participent au renouvellement de la littérature de l’entre-deux-guerres. Comme eux, il doit rencontrer des problèmes d’apprentissage et de formation car il se lance en littérature sans argent, sans baccalauréat ni métier, sans initiation familiale à la culture littéraire, sans relations dans les circuits éditoriaux. Il est un self made man. Son cas doit être révélateur de ces difficultés et de solutions possibles pour les surmonter.

26En 1919, quand ce jeune provincial monte à Paris, suivant l’expression de l’époque, avec ses premiers petits textes à placer, il a apparemment peu d’atouts pour réussir 1. Quelques quinze années plus tard, il publie Le Sang noirchez le plus grand éditeur de la capitale. Il a 36 ans. Les grands écrivains du moment, dont Louis Aragon et André Gide, le soutiennent publiquement. Il est l’ami d’André Malraux, de Jean Guéhenno, de Max Jacob. Son parcours est ascendant. Ensuite, il lui faudra se renouveler, poursuivre sa recherche artistique et consolider sa position d’homme de lettres. Pour lui, l’année 1935, de consécration publique grâce au Sang noir, représente bien la fin d’une première phase, au sens de période d’apprentissage, de formation et de confirmation.

27Ce romancier entre progressivement dans le monde littéraire : Le Sang noir n’est pas, comme le Voyage de Céline dont il a été rapproché, le premier livre d’un auteur jusque-là inconnu. Le nom de Louis Guilloux apparaît d’abord dans des journaux où il signe des contes, des chroniques, des comptes rendus. Parfois, il ne signe pas car il travaille pour un commanditaire : André Billy pour des feuilletons, peut-être René Jeanne 2 pour des articles sur le cinéma. Il est traducteur pour le journal L’Intransigeant le matin, secrétaire de René Jeanne quelques heures l’après midi. Il apprend le métier.

28Ensuite, un premier récit autobiographique est publié. C’est La Maison du peuple, en 1927. La veine autobiographique est couramment utilisée par les écrivains d’origine populaire, à l’exemple de Jules Vallès, Charles-Louis Philippe, Maxime Gorki ou d’autres moins connus. Avec ce livre, il entre chez Bernard Grasset, réputé pour sa capacité à lancer de jeunes auteurs. Louis Guilloux a le soutien de Daniel Halévy et devient l’ami de Jean Guéhenno, tous deux directeur de collection chez Grasset. La Bourse Blumenthal en 1928, un contrat avec son éditeur, une épouse enseignante : il réunit désormais de bonnes conditions pour écrire, même s’il doit encore faire des traductions, pour Gallimard, Plon ou Rieder.

29Dans les années suivantes, paraissent trois romans et une nouvelle qui ont en commun d’être des scènes de la vie populaire et provinciale, avant de donner Le Sang noir au grand éditeur de l’époque, Gallimard. Parallèlement, on observe qu’au moment de sa première publication, il commence à signer des articles dans Europe. Quelques années plus tard, son nom apparaît dans La NRF. Après 1936, il n’écrit plus pour Europe, que Jean Guéhenno cesse de diriger en 1936. La NRF est considérée comme un marchepied pour entrer chez Gallimard : comme beaucoup d’autres jeunes écrivains, il a utilisé ce moyen pour obtenir un contrat avec cet éditeur.

30Ainsi résumé, le chemin de Louis Guilloux a la logique d’une progression régulière. Les éléments de son parcours expliquent comment il forme son écriture, comment il organise son apprentissage, la maîtrise progressive de techniques de création, et son entrée lente dans les circuits éditoriaux. Des publications assez satisfaisantes s’additionnent, qui lui permettent de choisir les débouchés qu’il juge les plus avantageux pour mettre en valeur son travail. Son chemin est caractéristique d’un auteur né pauvre et en province, qui n’a pas emprunté la voix de la réussite scolaire et universitaire.

31Pourtant, un premier examen des publications et des choix de l’auteur apporte autant d’interrogations que d’explications. La diversité des œuvres étonne. Avant 1936, elles puisent à des veines d’inspiration multiples, selon un ordre dont on ne décèle pas la logique. Il existe une filiation de La Maison du peuple (1927) à Compagnons (1931) puis Angélina (1934), qui appartiennent au domaine de l’autobiographie familiale, même si les choix de langage du dernier roman peuvent intriguer. Mais entre ces publications paraissent des textes qui témoignent d’explorations diversifiées : un recueil de lettres de Pierre-Joseph Proudhon, probable travail alimentaire réalisé avec Daniel Halévy bien que le choix de Proudhon ne puisse être anodin, une fiction aux accents russes, Dossier confidentiel (1930), puis un roman psychologique, Hyménée (1932), et un recueil de lettres à un journaliste : Le Lecteur écrit (1932). Mais pourquoi revenir ensuite à une création telle que Angélina quand Hyménée, entièrement prépublié dans La NRF, lui ouvre l’entrée chez Gallimard, si telle est son ambition ? Et comment expliquer le saut qualitatif entre Angélina et Le Sang noir, publié seulement un an après ?

32Comme le fait remarquer Henri Godard, « une alternance semble […] s’établir de roman en roman » entre l’évocation du « mal de vivre […] qui naît de la société et [de] celui que les hommes trouvent en eux-mêmes 3 ». À cet égard, Le Sang noir serait le roman de la synthèse. Mais le passage d’une œuvre à l’autre s’explique mal, ainsi que la place du Lecteur écrit, comme, peu après, les inclassables Histoires de brigands. Quelle est la cohérence du point de vue du travail de l’écrivain ?

33D’autre part, Louis Guilloux s’est fait connaître comme un auteur d’origine populaire, dans la lignée des engagements socialistes de son père, et il utilise les mêmes voies d’accès au monde littéraire que d’autres écrivains non diplômés et d’origine pauvre, de sa génération. Cependant, il réussit à se frayer une voie personnelle, hors des itinéraires types, cherche à se dégager des écoles, qu’elles soient populistes, prolétariennes ou communistes. De ce fait, son parcours est plus difficilement lisible. Dans les années 1920-1930, les pressions sont fortes pour que chacun se détermine au milieu des rivalités de partis. À quels problèmes s’est-il heurté pour rester indépendant et comment les a-t-il résolus ? Et, peut-être, à quelles impossibilités a-t-il dû se plier ? En rencontre-t-on des échos dans ses œuvres ?

34Le métier d’écrivain est solitaire. Louis Guilloux se retire à Saint-Brieuc, puis à Angers et de nouveau à Saint-Brieuc, au lieu de poursuivre son activité à Paris, où il s’est fait un peu connaître. Quand on a grandi dans une petite ville, la tranquillité provinciale convient probablement mieux pour se concentrer. Pourtant, une réflexion littéraire, une pratique artistique et la nécessité de ne pas se faire oublier pour être publié et lu, requièrent aussi d’être en relation amicale, intellectuelle et commerciale avec d’autres acteurs de la vie littéraire. Comment Louis Guilloux maintient-il des liens avec ceux qui font l’actualité littéraire et les débats du moment ? L’état des moyens de communication a dû rendre ce problème incontournable : le téléphone n’était pas répandu, les trajets en train longs et onéreux. Il restait les lettres.

35Le groupe Vorticiste dont il est question pour le début des années 1920, et dont on ne sait s’il a réellement existé et sous quelle forme 4, apporte-t-il une aide à Louis Guilloux ? La question se pose puisque Jean Grenier, Henri Petit et André Chamson demeurent ses amis bien après leurs débuts, bien après la dissolution du groupe éventuel. D’une manière plus générale, on peut se demander sur quels amis et quelles relations Louis Guilloux s’appuie pour ne pas être coupé de Paris. Et quelle place tient son entourage, amical et intellectuel, dans l’élaboration d’une œuvre qui fait une si grande place aux voix multiples ?

36En outre, comment comprendre que Louis Guilloux ait acquis une image d’écrivain dépourvu d’ambition personnelle, d’homme au caractère nonchalant 5, et soit l’auteur d’un livre comme Le Sang noir, soutenu par de grands écrivains au moment de l’échec au Prix Goncourt ? Est-ce réellement possible sans un travail assidu, peut-être acharné, et sans une recherche active pour prendre pied dans le monde des lettres ? Dans les interviews, Louis Guilloux fait croire à un itinéraire marqué par la facilité à partir de son emploi à L’Intransigeant, car il n’aurait plus connu la pauvreté. Mais les difficultés esthétiques, ou éditotiales, n’étaient pas balayées : comment et quoi écrire, comment publier ?

37J’étudie donc ce début de parcours, avec l’objectif de comprendre comment il s’élabore : comment Louis Guilloux fabrique-t-il son œuvre et trouve les moyens de la diffuser ? Il s’agira de suivre les tentatives, les recherches de solution, les premières publications, les tâtonnements, les échecs et les réussites, jusqu’à la publication du Sang noir. Pour cela, je prends en compte le plus d’aspects possibles du métier d’écrivain, les textes publiés et les documents d’archives qui dévoilent les coulisses de la vie littéraire et l’atelier de fabrication des œuvres.

38Je mets en regard les participations aux revues et journaux avec les œuvres de la même période, et j’examine le rapport entre ces deux formes de présence dans la vie littéraire. Les correspondances de l’écrivain avec les interlocuteurs amicaux, littéraires et éditoriaux précisent la participation de Louis Guilloux à la vie littéraire, ses relais et ses choix, ainsi que l’élaboration des œuvres. Sans faire une recherche biographique exhaustive, les conditions de la vie de l’homme ne sont pas exclues de l’étude. Les échanges avec la famille et avec son épouse pourraient informer utilement, quand la fidélité à l’origine est un enjeu humain, politique et littéraire.

39Les correspondances sont rapprochées des brouillons des œuvres. L’examen des avant-textes se fait dans une perspective d’ensemble, à la croisée des interrogations qui surgissent par l’étude des autres documents, sans étude génétique spécialisée. Une attention particulière est accordée aux brouillons des Carnets, qui suscitent la curiosité parce que d’après la partie publiée, on leur suppose une fonction de carnets de travail, autant que de journal personnel d’un écrivain qui a le goût de l’observation.

40Enfin, l’étude obligera à situer les choix de l’écrivain par rapport à des faits historiques, des débats littéraires, des représentations collectives de l’époque et certaines œuvres de référence. Dans son oeuvre, Louis Guilloux dialogue avec des lecteurs, des amis, des parents, des éditeurs, des écrivains contemporains ou du passé. Écrire est aussi un moment de réflexion, d’éclaircissement des positions, de mise en forme des contradictions. Les références de ce dialogue peuvent être explicites ou implicites. Elles demanderont probablement à être dégagées.

41La recherche est menée avec la conviction que puiser à différentes sources mérite d’être tenté, d’autant plus que le romancier lui-même met en jeu de multiples potentialités, pour créer des représentations littéraires, dans lesquelles le psychologique et le sociologique, le philosophique et le linguistique, le fictif et le réel s’entremêlent. Tenter de comprendre son cheminement impose de n’exclure aucun ordre d’explication, tout en les articulant pour les besoins de la réflexion et de l’exposé. Il faut choisir des limites, privilégier des axes et parvenir à une reconstitution probable, la mieux argumentée possible, bien que fondée sur des hypothèses qui incluent une part d’interprétation. Un plan chronologique est le mieux à même de rendre compte du cheminement progressif de l’écrivain. Il doit avoir l’avantage de la clarté pour montrer les étapes du parcours, même si le découpage conduit à des chevauchements. Il met en valeur les fourvoiements, les reprises, les paliers successifs, et facilite les bilans.

42Je voudrais montrer qu’un début de parcours littéraire est un chemin difficile, fait de méandres et d’imprévus, que l’écrivain ne maîtrise pas. L’artiste ne conquiert pas d’emblée, sans travail et sans erreurs, la maîtrise de ses techniques. Il ne réalise pas, sans travail et sans hésitation, une grande œuvre déjà toute prête dans son imagination. La réalité est loin du mythe de l’artiste inspiré, génial, solitaire, que les difficultés de toutes sortes ne perturbent pas même si elles le font parfois souffrir. Ce mythe est encore très répandu, et une étude sur Louis Guilloux dans cette perspective peut être utile car s’il n’évacue pas l’évocation de ses problèmes matériels, il fait croire à une facilité suspecte en ce qui concerne son accès aux circuits éditoriaux et l’écriture de ses romans.

43Je souhaite aussi mettre à l’épreuve quelques hypothèses qui peuvent éclairer ses premières œuvres. Je suppose en effet que son engagement repose sur une filiation avec le socialisme proudhonien, hérité de son père, et qui explique son décalage vis-à-vis du marxisme et du communisme, face auxquels il doit se déterminer dans les années 1920 et surtout 1930. Je suppose que sa passion pour les romanciers russes, - en particulier pour Dostoïevski-, apparente dans Dossier confidentiel et Le Sang noir, n’explique qu’une partie de sa manière de comprendre la psychologie humaine. Ses réponses contradictoires, agacées, sur son intérêt éventuel pour la psychanalyse, dans ses entretiens avec Yannick Pelletier 6, ne me paraissent pas convaincantes. Est-ce la manière d’aborder le sujet qui ne lui convient pas ? Est-ce le besoin de ne pas formuler des théories pour rester dans un état d’esprit d’artiste et non d’analyste ni même de lecteur ? Enfin, Le Sang noir me paraît procéder d’observations et de réflexions qui ont des rapports de parenté et de contestation avec la sociologie durkheimienne. Cette impression a été renforcée par ma lecture de La Sensibilité individualiste de Georges Palante, qui est un anti-durkheimien convaincu. Tester la solidité de cette piste peut être fructueux.

44J’espère apporter une lecture renouvelée de ses premières œuvres, en montrant qu’elles portent la trace des difficultés d’apprentissage du métier et des difficultés sur la voie de la publication, qu’elles sont aussi des messages à destination des professionnels de la littérature et de l’édition pour signifier quel type d’écrivain l’auteur veut être. De plus, un jeune écrivain a besoin de conseils. Je souhaite donc évaluer l’impact de l’entourage familial, amical et professionnel dans ses créations.