Blitzkrieg manqué ou guerre d’un genre nouveau ?
Interpréter la victoire alliée lors de la campagne de Normandie
p. 89-106
Texte intégral
1Le débarquement allié réussi sur les plages normandes le 6 juin 1944 reste un événement majeur de l’histoire du milieu du xxe siècle. Le Jour J figure avec le plan Marshall ou le projet Manhattan parmi les démonstrations les plus massives de la puissance des démocraties occidentales. Comme le dit à Roosevelt un Churchill mi-émerveillé mi-épouvanté, le débarquement allait être « de loin la plus grande aventure que nous ayons jamais risquée1 ». Pour ceux qui honorent le sacrifice et le courage de la « plus formidable génération » (greatest generation), les plages sont un lieu de pèlerinage, la terre sainte d’où fut lancée la « grande croisade » pour une Europe nouvelle2. Ce n’est pas pour rien que les commémorations annuelles sont devenues incontournables dans le cadre de la diplomatie transatlantique. Mais pourquoi le Jour J a-t-il réussi, et comment ? Car, malgré toute la solennité et le poids de la signification historique attachés à cet événement, le Jour J représente pour l’historien une tache de Rorschach, un test ouvert, projectif, des présupposés et des modèles d’explication historique sous-jacents. Ce tour d’horizon cherche donc, non pas à réconcilier ou à synthétiser les points de vue divergents, mais à explorer la logique de ce perpetuum mobile d’interprétation et de réinterprétation.
Efficacité militaire
2Au-delà du triomphe du Débarquement accompli et de la défaite de l’ennemi, les auteurs qui ont eu à écrire sur le Jour J n’en sont jamais vraiment satisfaits. Certains des tout premiers commentateurs furent cinglants. Liddell Hart, J.F.C. Fuller, Chester Wilmot furent unanimes pour critiquer à la fois le commandement et la capacité de combattre des Alliés3. Les années 1950 et 1960 virent un déferlement de récriminations parmi les commandants en chef des forces engagées lors du Débarquement, surtout divisés par les attitudes après coup du maréchal Bernard Montgomery. L’affaire allait au-delà du statut de chef de guerre de Montgomery. En effet, les désaccords entre celui-ci, d’une part, et Bradley et Eisenhower, d’autre part, relevaient d’une opposition plus fondamentale entre l’esprit borné du conservatisme britannique et l’élan et le brio de la modernité américaine. Tout en tranchant cette question en 1983, l’ouvrage Decision in Normandy de Carlo D’Este offrit un remarquable récit des origines de la légende d’une bataille de Normandie menée « conformément au plan » et de la controverse à ce sujet4. Or, de nos jours, les courants au sein de l’historiographie en général n’en sont plus là, la dispute entre Alliés ayant fait place à des comparaisons désobligeantes entre l’ensemble des Alliés et la Wehrmacht. En effet, au cours des années 1980, alors que la tendance générale chez les historiens soulignait de plus en plus fermement la singularité du régime nazi en raison de son racisme radical, c’est le contraire qui se produisit au sein de l’intelligentsia militaire. De fait, pour ces analystes visant à améliorer en pleine Guerre froide « l’efficacité militaire » des armées de l’OTAN en Europe, les Allemands avaient été non seulement différents : ils avaient été plus forts. Le colonel Trevor N. Dupuy, chef de file de cette nouvelle génération d’analystes quantitatifs du champ de bataille, résumait la situation ainsi : « Homme pour homme, le fantassin allemand a régulièrement infligé des pertes environ 50 % plus élevées par rapport à celles subies face aux troupes britanniques et américaines, en toutes circonstances5. »
3En 1983, prenant le contre-pied du débat précédent sur l’apport des stratèges, Max Hastings en arrivait à la conclusion cruelle que ce n’était pas Montgomery qui avait desservi ses hommes, mais bien le contraire. Comme l’écrivit Hastings, « l’énorme vanité de Montgomery aura occulté jusqu’à quel point sa propre tactique en Normandie fut victime de l’incapacité de son armée à égaler le rendement de l’adversaire sur le champ de bataille. »« Il n’y avait aucune lâcheté dans le comportement de l’armée britannique en Normandie », s’empressait d’ajouter Hastings. Simplement, « dans la cinquième année de la guerre, avec la victoire certaine au bout, c’était trop demander à une armée citoyenne » qu’elle rivalise en termes d’adresse et de férocité avec une Wehrmacht aux abois6. Il convient de rappeler ici qu’Hastings terminait son livre sur le Jour J peu après avoir participé, en tant que journaliste embedded, à la guerre des Malouines, au cours de laquelle une armée britannique très professionnelle avait humilié une armée beaucoup plus nombreuse de conscrits argentins. Et dans les années 1980, il n’hésitait pas à tirer des conclusions du Jour J pour le compte de l’OTAN. Compte tenu de la supériorité écrasante des forces conventionnelles du Pacte de Varsovie, les « armées de la démocratie » devaient jeter un regard critique sur leur propre histoire :
« Si une force d’attaque soviétique devait balayer l’Europe en venant de l’Est, cela n’apportera rien d’utile que le soldat contemporain, britannique ou américain, soit formé et conditionné à croire que le niveau d’endurance et de sacrifice dont ont fait preuve les Alliés en Normandie pourrait suffire à vaincre l’envahisseur. Pour l’exemple à suivre en cas de bataille européenne à venir, il faut se tourner vers l’armée allemande et la défense extraordinaire menée en Europe par ses hommes alors que la défaite était assurée et malgré leur propre Führer dément7. »
4Dans les années 1980, alors que la conscience de la Shoah permettait aux intellectuels libéraux de s’identifier à bon compte avec les « valeurs de l’Occident », l’intelligentsia militaire se montrait autrement plus ambivalente en récupérant l’histoire de l’Allemagne nazie. L’exemple le plus frappant de ce type de position aura été l’historien militaire israélien Martin van Creveld, qui n’était pas encore la figure marginale qu’il allait devenir dans les années 2000. Son livre Fighting Power, publié en 1982, était au cœur des débats sur « l’efficacité militaire » qui secouaient l’armée américaine après le Vietnam8. Pourquoi, demandait van Creveld, l’armée allemande a-t-elle non seulement mieux combattu, mais aussi gardé sa cohésion face à un ennemi irrésistible, pourquoi n’a-t-elle pas « pris la fuite », pourquoi ne s’est-elle pas « désintégrée », pourquoi n’a-t-elle pas « tué ses officiers » ? La réponse de Creveld était simple : les Allemands ont bien combattu pour avoir fait partie « d’une équipe bien intégrée, bien menée, structure dont l’administration et le fonctionnement étaient perçus comme étant […] équitables et justes. » Leurs commandants étaient de tout premier ordre et, malgré le régime totalitaire qu’ils servaient, ils étaient habilités à employer leur liberté et leur esprit d’initiative dès que possible. En revanche, la ségrégation au sein de l’armée américaine était extrême. Selon Creveld, « la démocratie américaine a combattu durant la Seconde Guerre mondiale principalement aux dépens des masses épuisées, pauvres et entassées » : « entre les officiers subalternes américains de second rang et leurs vis-à-vis allemands, il n’y a tout simplement aucune comparaison possible. » Sur le champ de bataille, la communauté du peuple (Volksgemeinschaft) nazie était supérieure à la société de classes occidentale.
Renouveaux historiographiques
5Si, en dépit de ces lacunes accablantes, les Alliés finirent tout de même par s’imposer, ce fut pour des raisons non pas militaires, mais économiques. L’issue fut décidée par leur écrasante supériorité en matériels. Ainsi John Ellis choisit Brute Force comme titre de sa convaincante étude9. C’était là une conclusion étayée par les histoires économiques que l’on commençait à publier à l’époque. Les Alliés avaient livré une « guerre de riche » contre un ennemi infiniment inférieur. Dans le chaos de la poche de Falaise, les Alliés furent ainsi choqués de faire la découverte macabre de milliers de cadavres de chevaux morts, mêlés aux blindés abandonnés et aux autres véhicules incendiés de la Wehrmacht. Quelle chance pouvait donc avoir l’économie d’une Europe de travailleurs forcés à moitié affamés sous l’occupation nazie contre la machine de guerre de l’alliance mondiale carburant au pétrole10 ?
6Mais ce n’est pas seulement la lutte sur le champ de bataille et le contexte matériel de celui-ci qui fut réexaminé à partir des années 1970 : cette mise en cause a également affecté l’historiographie militaire, sa méthodologie, son mode de narration. La publication à quelques mois d’intervalle de Decision in Normandy, par Carlo D’Este, et d’Overlord, par Max Hastings, marque un moment de transition en 1983-1984. Si D’Este propose un point de vue traditionnel du sommet de la hiérarchie en se concentrant sur le haut commandement, Hastings, pour sa part, rédige son histoire à partir du bas de l’échelle. L’on est tenté de dire qu’il s’agit d’une histoire sociale du combat, organisée autour de l’expérience intime, personnelle et à grand renfort de détails violents. En cela, Hastings suivait les traces profondes laissées par le livre novateur de John Keegan, The Face of Battle11. Le tableau brossé par Hastings était sauvage ; la lutte engagée en Normandie n’était nullement une « guerre propre ». Le champ de bataille portait les cicatrices épouvantables de la mort et de la destruction. À la fin de 1944, le taux de pertes des unités alliées engagées en première ligne dépassait de loin les 100 %. Hastings ne niait point les atrocités commises par les soldats allemands, mais il mettait les deux camps sur un pied d’égalité en soulignant la fréquence avec laquelle les armées alliées exécutaient tant les prisonniers que les hommes cherchant à se rendre. La sauvagerie engendrait la sauvagerie dans un enchaînement anthropologique plus que politique.
7Et si la violence n’était plus taboue, cela valait aussi bien pour les civils que pour les militaires. Depuis le début des années 2000, un nouveau courant puissant de textes a tenté de rendre compte des dommages collatéraux énormes provoqués lors du Débarquement, entraînant des dizaines de milliers de morts parmi les civils français12. Notons que ces recherches intervinrent dans le cadre d’une approche interdisciplinaire tous azimuts sur les sociétés libérales et la guerre. À la suite des engagements en Irak et en Afghanistan, et compte tenu des questions juridiques soulevées par cette ère nouvelle de drones et autres engins de mort à longue portée, cette question était dans l’air du temps13.
8Pour les généraux, la guerre était peut-être un but en soi, l’occasion d’inscrire son nom dans les annales de l’histoire militaire. Mais pour la très grande majorité des troupes, il s’agissait d’une mission à accomplir. Il fallait vaincre les Allemands avec les moyens et les hommes disponibles pour les anéantir. Sans doute, pour ce faire, les Alliés ne possédaient pas la qualité militaire de la Wehrmacht. Pour autant, cela ne se réduisait pas à la « force brute ». L’effort de guerre allié avait sa propre logique – politique, stratégique, opérationnelle, tactique, technique. Le but de deux décennies d’études révisionnistes a précisément été de sortir de la logique des jugements accablants, quoique fort circonscrits, de la littérature traitant d’« efficacité militaire ».
La société britannique à l’épreuve du combat
9Des histoires sociales plus étendues nous ont ainsi aidés à comprendre les hommes qui ont combattu au sein des armées alliées ainsi que les relations sociales tissées et retissées durant la guerre. Si ces approches révisionnistes ont été générales, englobant les armées américaine et canadienne, elles ont été cependant plus complètes s’agissant des forces de l’Empire britannique, lesquelles avaient fait l’objet des critiques les plus virulentes en raison à la fois de leur « échec » aux portes de Caen et du malaise dont souffrait la Grande-Bretagne après la guerre.
10Deux livres de David French et d’Alan Allport offrent des critiques convaincantes des idées reçues qui continuent de dominer les descriptions de l’armée britannique14. Tous deux cherchent à renverser les stéréotypes à la Colonel Blimp [personnage réactionnaire caricatural – N.D.T.] qui ont émaillé les commentaires contemporains et d’après-guerre. French le fait en se concentrant sur la logique professionnelle qui, durant la période de l’entre-deux-guerres, transforma l’armée britannique en une organisation dédiée à une modernisation soutenue, quoiqu’illusoire. Les contraintes budgétaires ainsi que la nécessité de répondre aux exigences de maintien de l’ordre au sein de l’Empire empêchèrent en effet une véritable révolution militaire. S’il ne nie pas l’influence de l’omniprésente structure de classes britannique, French met plutôt l’accent sur l’idée selon laquelle ce qui orienta l’évolution de l’armée fut, non pas les attitudes de la société en général, mais bien une vision étrangement rigide et inflexible du professionnalisme militaire. Il est significatif, note-t-il, que les cadets de l’académie militaire de Sandhurst passaient le plus clair de leur temps à s’entraîner comme de simples soldats exemplaires, plutôt que d’apprendre la tactique ou les nouvelles technologies.
11À partir des éclaircissements fournis par French sur le fonctionnement interne du corps des officiers, Allport aborde sans détour cette question de classes. Si le professionnalisme militaire pouvait dominer la pensée du corps des officiers, la hiérarchie des classes ne pouvait plus s’ignorer après l’expansion fulgurante de l’armée à partir de 1939 et l’enfermement de millions d’hommes dans les camps militaires des années durant. Mais si d’énormes inégalités économiques persistaient, l’armée devait aussi faire face à une société en constante évolution15. En 1937, une Étude sur la structure sociale en Angleterre et au pays de Galles indiquait que, « clairement, tous les membres de la communauté se ressemblent de plus en plus ». Dans ce contexte d’égalitarisme croissant dans les goûts des consommateurs et des modes d’existence, la vie militaire en temps de guerre rappela brutalement que « cette superficielle démocratisation des goûts avait peu fait pour changer les hiérarchies fondamentales qui divisaient la société britannique ». Le futur écrivain Anthony Burgess, alors mobilisé sous les drapeaux, estimait que la structure des classes « était si grotesquement reproduite au sein des armées » qu’elle ne pouvait que sauter aux yeux du soldat ordinaire. Richard Hoggart, auteur de La Culture du pauvre, croyait lui aussi que les forces armées « renforçaient, répétaient, fossilisaient la définition de la vie britannique conditionnée par la société de classes d’une manière si voyante que l’on ne pouvait l’ignorer, et si détestable que l’on ne pouvait la défendre16 ».
12Parler de grave malaise serait exagéré, bien entendu. Au sein de l’armée britannique comme dans la société civile, il n’y avait rien de comparable durant la Seconde Guerre mondiale avec le radicalisme des années 1916-1921. Si l’armée britannique était pour l’essentiel constituée de membres de la classe ouvrière portant l’uniforme, cette classe-là avait subi un revers historique dans les années 1920. Elle se remettait d’une période de chômage massif et voyait les syndicats sous la coupe du parti travailliste, alors partenaire minoritaire au sein du gouvernement de coalition de Churchill. Il n’y eut donc pas de radicalisme subversif sur les plages de Normandie en 1944, mais ce qu’Anthony Beevor a récemment qualifié d’« esprit syndicaliste », sorte de compromis social avec l’autorité, la discipline et les exigences de la guerre17.
13S’il y a une chose sur laquelle l’armée était unie, tous grades confondus, c’était la volonté d’éviter une répétition des carnages de la Somme ou de Passchendaele. Comme le dit French : « Après 1918, les chefs britanniques savaient que jamais plus ils n’auraient l’aval de la société pour laisser massacrer leurs troupes de manière aussi extravagante qu’ils l’avaient fait sur le front de l’Ouest. » Et comme le montre Allport, cette attitude était partagée jusqu’au bas de l’échelle. Les soldats appréciaient un jeune officier dynamique, sauf si son courage et son enthousiasme mettaient en danger la vie de ses hommes. Il ne s’agissait pas de désobéissance frontale ou de refus de suivre les ordres, mais de garder un sens de la mesure et du raisonnable. Les soldats comme les officiers réagissaient mal aux ordres qu’ils jugeaient, selon le jargon de l’époque, « not on » (pas faisables). C’était là, selon Hastings,
« un fragment du code en vigueur au sein de l’armée britannique dont l’emploi à tous les niveaux était particulièrement lourd dans la conduite de la guerre. Avant chaque attaque, la plupart des chefs de bataillon jaugeaient eux-mêmes si leurs objectifs étaient “faisables” et déterminaient en conséquence si le but de l’assaut justifiait un effort total, sans tenir compte des pertes, ou bien simplement un effort suffisant pour suivre le mouvement à la satisfaction de l’échelon supérieur. […] À la suite de pertes et d’échecs sanglants, nombre de chefs de bataillon décidèrent en leur for intérieur de ménager la vie de leurs hommes […] jugeant eux-mêmes de la valeur d’une opération. […] Alors que la liste des pertes de l’infanterie s’allongeait, le commandement militaire eut de plus en plus de mal à convaincre ses bataillons que […] les coordonnées à atteindre le lendemain méritaient de faire leur maximum. […] Le problème des unités “qui se retenaient” était en train de devenir un casse-tête pour chaque commandant de division ou de corps d’armée, bien distinct des exigences liées au moral et au leadership18 »…
14Cela ne veut pas dire que certains membres du haut commandement ne comprenaient pas la nécessité de ménager les hommes. Malgré leur écrasante supériorité en matériels, aucune des armées alliées n’avait un effectif pléthorique de fantassins. Au Jour J, l’armée britannique partait avec 2,75 millions d’hommes, chiffre qui ne cessa de diminuer. En mai 1944, l’armée américaine disposait de seulement 89 divisions pour tous les fronts, dont seulement 60 (parmi lesquelles 16 divisions blindées) étaient disponibles pour être déployées en Europe. Ces chiffres sont à comparer à la centaine de divisions japonaises, aux quelque 240 divisions de la Wehrmacht et aux 300 divisions alignées au bas mot par l’Armée rouge.
Un emploi des forces novateur
15Conscientes de leur taille modeste, les armées anglo-américaines cherchèrent à compenser cette faiblesse par du matériel tout en limitant leurs pertes. Mais de quels types d’équipements leurs armées avaient-elles besoin ? L’armée américaine, héritière des guerres de frontière et d’une forte tradition de cavalerie, donna la priorité à la mobilité plutôt qu’à une puissance de frappe massive. Cette analyse ne résista pas à l’épreuve des combats. Car dès l’Afrique du Nord, il devint clair que la motorisation et la mécanisation ne suffisaient pas. Sur le champ de bataille, la possibilité de se déplacer sans subir d’énormes pertes exigeait la suppression du feu ennemi, laquelle nécessitait l’établissement d’une puissance de feu supérieure. Idéalement, il eût fallu pour cela des chars plus lourds et mieux armés, ainsi qu’une infanterie mieux lotie quantitativement et qualitativement en armes légères. Or, compte tenu des délais de développement, les armées alliées étaient tributaires en 1944 de plusieurs vagues de modernisation mal orientées, dont les résultats bâclés aboutirent à des armes d’infanterie et à des blindés de qualité inférieure. À la suite de l’expérience traumatisante de la Wehrmacht sur le front de l’Est en 1941, l’armée allemande à l’Ouest bénéficiait en revanche d’une rafale de développements d’armes nouvelles en 1944. Cela lui donna un net avantage qualitatif pour les chars, les armes antichars et anti-aériennes, ainsi que les armes légères. C’est pourquoi la confrontation en Normandie fut remarquablement asymétrique. Alors que les armées alliées jouissaient d’une supériorité matérielle écrasante au sens macroscopique – puissance aérienne et navale, carburant, munitions, nouvelles armes en grandes quantités – elles se trouvaient le plus souvent désavantagées, quel que fût l’engagement tactique à mener. Côté chars, les Alliés pouvaient compenser grâce à leur supériorité numérique. S’agissant de batailles d’infanterie, c’étaient les Alliés, et non les Allemands, qui tendaient à être saturés par les tirs. Facteur crucial, les Allemands dotaient leurs compagnies d’infanterie d’au moins 15 (voire parfois plus de 40) mitrailleuses (contre 2 seulement pour l’armée américaine), ce qui leur permettait de concentrer un considérable volume de feu d’armes légères19. La lutte étant si inégale, l’on avait beau s’engager à protéger ses troupes afin d’éviter toute répétition de la Première Guerre mondiale, les taux de pertes des armées alliées furent au final terribles.
16Voilà donc les paramètres de la conduite de guerre chez les Alliés. Ceux-ci étaient soutenus et obsédés par l’espoir confiant d’une victoire finale que beaucoup de ceux engagés sur la ligne de front ne verraient jamais. Équipés de matériels nombreux mais médiocres, disposant de contingents d’infanterie restreints, ils faisaient face à un ennemi craint, adroit et pourvus d’armes performantes. Les soldats étaient disposés au combat et au sacrifice, mais se méfiaient des hiérarchies traditionnelles et de la rhétorique de l’héroïsme. Ils n’avaient pas honte de tenir à leur vie afin de jouir de la victoire qui leur revenait de droit. C’est à partir de cette série de facteurs que Stephen Ashley Hart définit comme une synthèse clausewitzienne parfaite la conduite des opérations par Montgomery20. Les discours audacieux, voire triomphalistes du général contribuèrent à maintenir le sentiment que la victoire alliée allait inévitablement dans le sens de l’histoire. Dans le même temps, la conduite des opérations lors de la campagne fut prudente, fixant des objectifs opérationnels modestes et réalisables de manière à entretenir le moral des troupes en évitant tout revers dévastateur susceptible de briser leur fragile confiance dans leur supériorité. Pour réussir la quadrature du cercle, les Alliés déployèrent une puissance de feu à longue portée absolument écrasante. Ce n’est pas pour rien que le titre du livre de Hart, Colossal Cracks, cite une formule que Montgomery aimait à utiliser pour décrire les déluges de feu de son artillerie. Il ne s’agissait là ni d’un désir gratuit de destruction ni d’incompétence tactique ; c’étaient les lacunes techniques très visibles des armées alliées et la volonté absolue de minimiser les pertes qui obligeaient les soldats britanniques, américains et canadiens à compter à ce point sur l’appui-feu délivré par l’artillerie, la marine et l’aviation.
17Comme le souligne la littérature révisionniste, c’est précisément l’orchestration de l’appui-feu à longue portée qui montre la conduite de la guerre alliée sous son aspect le plus adroit, le plus innovant. Jamais jusqu’alors l’artillerie navale n’avait été utilisée de manière aussi dévastatrice dans le cadre d’une campagne terrestre. La puissance irrésistible du bombardier stratégique est de son côté lâchée sur le champ de bataille. Si le spectacle est effarant, la destruction abominable et le bénéfice tactique incertain, c’est la toute première fois que l’on voit déployer sur un champ de bataille un système d’armes d’une telle complexité : des flottes allant jusqu’à un millier d’avions guidés par des faisceaux électroniques invisibles. En même temps, l’aviation tactique prit une importance sans précédent après la percée américaine à l’ouest de Saint-Lô, avec des escadrilles de chasseurs-bombardiers tournoyant au-dessus de la tête des colonnes blindées qui avançaient, gardant le contact radio en permanence, prêtes à effectuer des reconnaissances et à frapper immédiatement les cibles désignées par les officiers de liaison au sol. L’effet n’était pas de détruire, mais à tout le moins de perturber et d’empêcher les mouvements des troupes allemandes. C’était là une vision décidément futuriste d’un nouveau type de guerre. Comme le dit triomphalement à sa mère le général Pete Quesada, commandant du IXe commandement aérien tactique (IXth Tactical Air Command), « Mon goût pour les gadgets de Buck Rogers commence à porter ses fruits21. » Même l’artillerie subit alors une évolution aussi décisive que facile à sous-estimer. Via un dispositif élaboré de radios et de téléphones de campagne assurant la liaison entre des observateurs avancés et aériens aux centres de contrôle de tirs (Fire Control Centers), les artilleurs britanniques et américains pouvaient en quelques minutes concentrer une puissance de feu sans précédent sur les points clés du champ de bataille. Comme l’ont montré les récents travaux historiques relatifs aux Canadiens, leur capacité à stopper net toutes les contre-attaques des panzers à l’ouest de Caen dépendait de la possibilité de déclencher une puissance de feu dévastatrice dès qu’une concentration de troupes allemandes était repérée22.
Le témoignage du combattant, fidèle reflet de l’expérience guerrière ?
18Mais si nous tenons là les éléments d’une radicale synthèse révisionniste, il en découle une tension toujours plus évidente entre la forme et le contenu. Le nouveau consensus sur la manière dont les Alliés ont mené la guerre ne cadre guère avec les stratégies narratives héritées des années 1980. Ce décalage est assez prononcé dans les plus ambitieuses des nouvelles synthèses de la Bataille de Normandie, à savoir D-Day par Antony Beevor et Browned Off par Alan Allport. Les deux livres se conforment tout à fait au nouveau genre de l’histoire militaire fondée sur l’expérience qui nous rapproche de l’action, du cœur et de l’esprit des combattants. Cette perspective sur la réalité du combat ancre le récit dans les corps fragiles et les âmes tourmentées des hommes les plus exposés. Le lyrisme des témoignages littéraires dans Browned Off ou le récit des horreurs du champ de bataille dans le D-Day de Beevor portent l’intensité à un niveau record. Depuis qu’il n’est plus tabou d’évoquer la mort au combat moderne, un réalisme sans retenue s’est imposé. Le D-Day de Beevor ne nous épargne aucune horreur – les brûlures au phosphore, l’incinération d’équipages de chars, les décapitations, les corps démembrés ou brisés, les visages, bras, pieds ou jambes qui sautent, les ventres éviscérés, les blessés brûlés vifs dans les champs en feu ou écrasés par les chars. Comme l’exprime Allport dans sa conclusion remarquable :
« Le corps humain était une chose bien frêle pour l’exposer au feu et à l’acier, aux shrapnels, aux explosifs puissants, aux morceaux de béton et aux bris de verre. Les soldats sont fusillés, transpercés par des éclats d’obus, lacérés par des tessons de débris. Ils se font casser le dos, faucher les mains et les pieds, pulvériser les membres, définitivement briser les tympans, par la commotion des explosions, calciner les yeux dans leurs orbites23. »
19Les hommes qui firent l’expérience la plus directe de ces violences appartenaient aux divisions d’infanterie ou blindées. Ce sont leurs souvenirs et réminiscences qui prédominent dans les récits de Beevor et d’Allport, comme du reste dans l’ensemble de l’historiographie. Or, cela est peu représentatif des armées alliées, où 45 % des effectifs occupaient des postes à l’arrière, contre 14 % dans l’infanterie et 6 % parmi les équipages de char. Plus important encore, cela ne permet pas de comprendre avec précision ce que les textes révisionnistes s’efforcent de souligner, à savoir l’importance cruciale pour la conduite de la guerre alliée de la puissance de feu à longue portée. Ce n’était pas un hasard si les artilleurs représentaient le contingent le plus important au sein de l’armée britannique (18 % de l’effectif total en Normandie), ou encore que les effectifs de l’artillerie britannique (Royal Artillery) dépassent en nombre ceux de la Royal Navy à la fin de la Seconde Guerre mondiale24.
20Ce biais en faveur de l’expérience immédiate des combats fausse presque entièrement le récit que donne Beevor des opérations militaires. L’artillerie et les bombardiers y apparaissent rarement sans qu’il n’évoque leur imprécision ou les dommages collatéraux qu’ils infligeaient. C’est seulement dans les dernières parties de son récit qu’il commence vraiment à rendre compte comme il se doit de cette troisième dimension de la bataille. Il y évoque presque à contrecœur le rôle de la puissance aérienne et de l’artillerie lors de la percée américaine à l’ouest de Saint-Lô (opération « Cobra ») et de la contre-attaque allemande repoussée à Mortain en août 1944. Mais à ce stade du récit, la puissance aérienne apparaît davantage comme un deus ex machina qu’une évolution technologique et tactique concertée. Et même là, alors que Beevor loue la résistance et le courage des 700 fantassins de la 30e division qui subirent 300 pertes en tenant la hauteur dominant Mortain, il attribue la destruction de la ville elle-même à un « accès de dépit » de la part d’un officier d’état-major américain loin derrière les lignes. Ce faisant, il occulte le fait que la résistance héroïque du « bataillon perdu » n’avait été rendue possible que par le soutien de l’artillerie à longue portée. Les témoignages sont en effet formels : dès le deuxième jour de leur encerclement, les fantassins résistant sur la cote 314 n’avaient plus guère de munitions pour répondre directement au feu allemand, leur seule arme étant la radio25.
21Dans cet attachement au récit personnel traditionnel, teinté d’horreur et d’héroïsme, l’histoire de la guerre vue d’en bas ne cadre pas avec ce que l’histoire révisionniste a établi comme ayant été le mode principal de combat allié en Normandie, à savoir le recours à une puissance de feu à longue portée qui reposait sur un appareil logistique complexe, anonyme et ordinaire. Ce décalage est résumé par l’un des témoins d’Allport qui relève que, si les tirs de barrage de l’artillerie alliée rassuraient par leur puissance de feu terrible, il était troublant que de tels « actes de précision mécanique visant sans état d’âme à tuer » aient été mis en mouvement par des hommes qui, quelques instants après avoir délivré ce feu meurtrier contre l’infanterie ennemie, seraient en train de « soulever leur tasse de thé et d’allumer une cigarette » dans leurs tranchées à des kilomètres derrière la ligne de front26. Comme le notait Hastings, le décalage entre l’individu et la machine de guerre s’était accentué dans l’effort de guerre allié :
« L’énormité des forces déployées en Normandie détruisit le sens de la personnalité, le sentiment d’identité qui avait été si forte au sein de la 8e armée dans le désert. La campagne de l’Europe du Nord-Ouest fut une guerre industrialisée à très grande échelle. C’est pourquoi les vétérans des campagnes précédentes trouvaient celle-ci moins convenable – sale et sordide d’une manière inconnue dans le désert. Bon nombre réagirent en focalisant leur propre loyauté exclusivement envers leur propre peloton ou compagnie27. »
22Dans l’esprit caractéristique du débat des années 1980 sur l’efficacité militaire, Hastings interprète ces observations sur l’aliénation à la puissance de feu comme une capacité de combat réduite d’une force armée. Mais ne s’agit-il pas là d’un faux-fuyant ? Plutôt que de se dérober face à cette réalité déconcertante, plutôt que de s’accrocher à l’expérience viscérale des combattants ayant vécu la guerre de la manière la plus directe, une histoire de la guerre moderne, et en particulier de la conduite de la guerre alliée, ne devrait-elle pas mettre ce sentiment grandissant de dissociation au cœur de ses recherches ? À quoi ressemblerait une histoire de la campagne de Normandie qui prendrait ses propres conclusions au sérieux en centrant son discours sur la puissance de feu plutôt que sur les combats ?
Une guerre d’un genre nouveau ?
23Cette question n’est pas nouvelle pour l’histoire de la guerre au xxe siècle. Elle s’est déjà posée avec force lors de la Première Guerre mondiale. Et, pendant un mois ou deux, les combats autour de Caen semblèrent bien avoir réveillé les souvenirs cauchemardesques de Passchendaele. Devant la force du trauma de la Première Guerre mondiale ancré dans les mémoires, l’on est tenté de décrire le choc de la bataille de Normandie par ce retour en arrière : l’histoire qui se répète. La guerre éclair des blindés au début de la Seconde Guerre mondiale semblait promettre autre chose que les horreurs de la guerre des tranchées. En 1944, les troupes alliées, entièrement motorisées, s’attendaient à leur tour à livrer un Blitzkrieg à travers la France. Or la Normandie fut une tout autre affaire qui désorienta d’ailleurs les deux camps. Comme le dit un commandant allemand à ses collègues des troupes blindées : le temps des combats de rencontre entre chars était révolu. « Il fallait désormais se réveiller après ce beau rêve28 ! »
24La question que l’on doit se poser est donc de savoir si ce choc signalait un retour à Passchendaele ou bien annonçait l’avenir. Rommel, qui fut non seulement l’un des premiers à pratiquer le Blitzkrieg, mais aussi l’un des commandants d’infanterie les plus innovants de la Première Guerre mondiale, avait prévenu ses collègues dès son arrivée à l’Ouest que la bataille à venir contre les Alliés serait différente. Ce qui les attendait ne serait un remake ni de 1917, ni de 1940, ni même du front de l’Est. Car le volume, la coordination et la portée dans les trois dimensions de la puissance de feu alliée changeaient tout.
25Aussi, plutôt que de regarder en arrière vers les tranchées de 1916 ou de 1917, faut-il peut-être chercher du côté de la guerre aérienne stratégique les modèles de récit afin de relater ces combats d’un genre nouveau livrés après le Jour J. Dans le cas de la guerre stratégique aérienne, il est clair que les anciens modèles ne sont plus de mise. Afin de saisir la campagne de bombardement stratégique, des auteurs tels qu’Alexander Kluge, Martin Middelbrook ou Jörg Friedrich ont tenté des récits dissociés à points de vue multiples où précisément l’abstraction de l’organisation à grande échelle, le travail de la guerre et ses mécanismes complexes pour livrer sa puissance de feu sont au cœur du propos tout autant que la réalité viscérale du combat29.
26L’on pourrait logiquement commencer par retracer les réseaux de communication et d’observation ayant animé le système de puissance de feu alliée et mis en jeu les mortiers, les canons et les chasseurs-bombardiers. Dans son histoire de la 29e division d’infanterie américaine, l’une des deux divisions dont ce fut le malheur de débarquer à Omaha Beach, Balkoski offre un récit fascinant de la chaîne de commandement de l’artillerie30. Une demande de feu pouvait provenir d’abord d’un des handy-talkies SCR-536 – un par section – ou d’une équipe d’observateurs avancés munie d’une radio SCR-300 FM ayant une portée en phonie de huit kilomètres. À quoi ressemblerait une histoire de la bataille racontée du point de vue d’un de ces avions observateurs Piper Cub omniprésents (ou de son homologue britannique Auster) survolant de façon menaçante les positions allemandes31 ? Que trouverait-on en dépoussiérant les énormes histoires officielles des Transmissions militaires durant la Seconde Guerre mondiale, lesquelles racontent les remarquables réseaux filaires et systèmes de relais sans fil établis par les Alliés à travers la France, dont un relais de radio en haut de la tour Eiffel32 ? Quel serait notre récit de la guerre si nous le centrions sur le Centre de réglage de tir d’un bataillon, soit cet assemblage de « matériel de communications ultramoderne » entassé dans un abri mobile guère plus grand qu’un placard, mélange de « central téléphonique et d’atelier de dessinateur industriel », bordé de fils rejoignant un « standard bourdonnant et clignotant », rempli de postes de radio volumineux et puissants et d’officiers penchés sur des cartes, « utilisant compas et rapporteurs pour tracer le feu de l’artillerie » en temps réel ? En août 1944, le centre de radar centralisé MEW/SCR-584 de Quesada, relié aux groupes de chasseurs-bombardiers par 16 000 km de câbles téléphoniques, pouvait diriger les missions de frappe même par mauvais temps.
27En adoptant ces perspectives, la guerre pourrait paraître à la fois très proche et étrangement distante. Les avions observateurs volaient à quelques centaines de mètres à peine au-dessus du sol, et souvent les tirs de barrage qu’ils appelaient passaient si près que les ailes de l’avion en étaient secouées. En même temps, un pilote nota que « c’était une affaire très désincarnée » : « Un jour il fut intrigué de voir des tas de bûches sur le bas-côté d’une route, avant de comprendre que c’étaient des Allemands morts33. » Ce fut seulement lorsqu’il fit une période de service comme observateur aérien avancé, appelant les frappes depuis l’intérieur d’un char, remarqua un pilote de Thunderbolt, qu’il eut une idée de « comment cela se passe en bas34. » Les remarquables Mémoires du lieutenant Robert Weiss sont empreints d’un décalage similaire. À la tête d’un groupe d’observateurs avancés, il dirigea les tirs d’artillerie qui sauvèrent la position américaine sur la cote 314 lors de la contre-attaque allemande vers Mortain. Durant la bataille, entre les 7 et 12 août, par une série de très brefs messages radio envoyés autant que le permettait l’usure des piles, il ne demanda pas moins de 193 missions de tir auprès de l’artillerie du bataillon et de la division. Il ne disposait d’aucun moyen de communication avec les échelons supérieurs du commandement. Et, à l’exception de la brève incursion d’un char allemand isolé, il ne vit jamais l’ennemi autrement qu’à grande distance à travers ses jumelles. Positionné sur une hauteur comme il l’était, la bataille était, comme le remarqua un collègue, « la réalisation du rêve de l’artilleur ». Mais de quoi est fait un rêve d’artilleur ? demanda Weiss. « A-t-il des idées de gloire et de victoire ? […] Rêve-t-il de tirer sur des soldats et des chars comme sur un champ de bataille imaginaire ? Ou bien… entend-il le hurlement, le cri strident des obus, voit-il les hommes accroupis au sol et tremblant de peur35 ? » Même un soldat aussi proche que le fut Weiss de l’une des batailles les plus intenses de la campagne de Normandie ne surmonta jamais ce sentiment de dissociation.
28Aussi dévastatrice que fût la puissance de feu de l’artillerie alliée, c’est néanmoins l’aviation qui hantait les Allemands. Tout se passait, commenta l’amiral Ruge, conseiller naval de Rommel, comme si les Alliés pouvaient ouvrir un nouveau front, vertical, sur n’importe quelle position allemande36. Et pourtant, les histoires récentes de la campagne ne cessent encore de faire écho des tensions entre les armées de terre et les aviations alliées.
29Une histoire de la bataille en trois dimensions comprendrait sans doute des moments de tueries. Beevor cite le témoignage « sans pitié » d’un pilote australien de chasseur-bombardier Typhoon se souvenant avoir effectué des « attaques au canon dans les foules amassées » de soldats de la Wehrmacht cherchant à s’échapper de la poche de Falaise :
« L’on commençait à tirer, puis à faire passer lentement le champ de tir à travers la foule, puis à faire demi-tour et recommencer plusieurs fois jusqu’à épuisement de nos munitions. Après chaque passage qui ouvrait un large sillon de soldats en morceaux, l’espace était presque aussitôt rempli par d’autres évadés37. »
30Or, la littérature récente concernant la puissance aérienne tactique montre à quel point ce genre de situation de massacre à sens unique était atypique. En règle générale, les missions d’attaque au sol à faible altitude étaient les plus risquées de toute la guerre. Bien que la Luftwaffe ait été balayée du ciel, les Allemands disposaient d’une nouvelle génération de pièces antiaériennes de petits calibres à grande cadence de tirs et létales à des altitudes inférieures à 1 000 mètres. En tout, quelque 20 000 de ces canons antiaériens furent déployés en Normandie. Au-delà d’une moyenne de 17 sorties, un pilote effectuant des missions à basse altitude était considéré avoir fait son temps38. La tuerie à distance et la peur viscérale allaient la main dans la main. Une fois touché, si par chance il réussissait à maîtriser son avion, un pilote de Typhoon avait seulement quelques secondes pour prendre de la hauteur puis essayer de s’éjecter. Les pilotes savaient qu’il n’y aurait pas de quartier s’ils étaient capturés. Aussi, conscients de la haine qu’ils inspiraient, ces pilotes se mirent à porter l’uniforme de l’armée de terre afin d’éviter toute identification en cas de capture.
31Derrière les pilotes et les artilleurs, les opérateurs radio et les observateurs, il y avait par ailleurs une force gigantesque, littéralement la moitié de l’armée, chargée de soutenir cette guerre moderne « de riche ». Dans cette guerre à l’américaine, écrira un historien officiel de l’armée, « il était difficile de dire lequel était le plus important : le canon qui envoyait les munitions sur l’ennemi ou le camion qui amenait les munitions jusqu’au poste de tir39 ». Sans bases aériennes, les aviateurs étaient inefficaces. Lorsque le front progressa, les ingénieurs de la IXe force aérienne tactique construisirent soixante nouvelles bases à travers la France en août et septembre. Chaque groupe de chasse disposait pour ses 90 avions d’un personnel au sol de 1 000 hommes ainsi que d’une immense colonne du train40. Jamais sans doute des armées n’avaient livré une guerre avec une telle capacité matérielle et logistique que les Alliés en 1944, jamais le travail de la guerre n’était si près de reproduire celui d’une société moderne tout entière en mouvement. Si nous en faisions le centre de notre attention, non pas comme objet de critiques ou de comparaisons défavorables avec d’autres armées plus économes, plus ciblées, mais comme définissant une nouvelle manière de faire la guerre, la Bataille de Normandie pourrait dès lors se comprendre non comme un nouveau Passchendaele, ou comme la pâle imitation d’un Blitzkrieg, mais comme quelque chose d’autrement radical, comme une étape au-delà de la guerre terrestre telle qu’elle était pratiquée jusqu’alors, vers une orchestration plus globale de la force destructrice.
32En 1944, la propagande allemande avertit les soldats alliés qu’ils allaient bientôt se trouver du mauvais côté de la Manche, coupés de leur base, parce que des « avions-robot éparpillent au-dessus de Londres et du sud de l’Angleterre des explosifs dont la puissance et l’efficacité incendiaire sont sans précédent41 ». De vaines menaces. Si les fusées V1 et V2 montraient certes le chemin à suivre, leurs ogives de seulement une tonne chacune tombaient sporadiquement sur une période de plusieurs mois. Les Alliés, eux, étaient capables de concentrations de feu majeures au point de pouvoir lancer plusieurs milliers de tonnes d’explosifs en seulement quelques heures, soit en opérant un tir de barrage se déplaçant devant l’infanterie, soit par l’aviation. Lors d’un bombardement aérien à grande échelle, ils pouvaient ainsi lâcher plus de 3 000 tonnes d’explosifs à grande puissance en l’espace de quelques dizaines de minutes. Or, le déploiement de la puissance de feu alliée n’atteignit pas son apogée en Normandie : elle alla croissant lors des dernières offensives en Allemagne en 1945, et même au-delà. En effet, si nous prenons la puissance de feu et non plus les combats comme fil conducteur de notre histoire de la conduite de la guerre alliée, le point culminant devient évidemment le 6 août 1945, trois mois après la reddition allemande et quatorze mois après le Jour J, ce jour où un B 29 lâcha une seule bombe à tête nucléaire qui explosa à 580 mètres au-dessus de la ville d’Hiroshima, délivrant en un seul éclair dévastateur une force explosive de 16 kilotonnes, soit environ trois fois le bombardement le plus important vu en Normandie.
Épilogue
33Cela peut sembler forcer un peu le trait que de voir un lien entre la puissance de feu déployée à partir du Jour J et l’ère nucléaire. Or, quand bien même elle ne serait pas formulée, cette question reste implicite lors de toute discussion sur la performance des armées alliées en Normandie. Le souci d’« efficacité militaire » dans les années 1980 était motivé précisément par la recherche d’une alternative à la Destruction Mutuelle Assurée (Mutually Assured Destruction). Des auteurs comme Dupuy, Hastings ou van Creveld avancèrent l’idée selon laquelle si les armées de l’OTAN devaient résister aux forces du Pacte de Varsovie sans le recours massif aux armes nucléaires, il leur faudrait rejeter l’histoire militaire de la Grande-Bretagne et des États-Unis et s’inspirer de leur ennemi, la Wehrmacht. Or, après 1945, les stratèges alliés étaient unanimes à tirer la conclusion inverse. Si nous avons tendance à séparer la Seconde Guerre mondiale, considérée comme la dernière guerre conventionnelle, de l’ère nucléaire, en réalité la coupure ne fut pas aussi nette. Après Hiroshima, ce sont les vainqueurs de la Bataille de Normandie – Eisenhower, Montgomery, Bradley, Ridgway – qui formèrent la première génération de guerriers nucléaires et initièrent les troupes terrestres de l’OTAN au concept d’« esprit nucléaire42 ». Dès 1947, Montgomery lança des manœuvres militaires au cours desquelles il rejoua le débarquement de 1943 en Italie en y ajoutant des armes nucléaires : il fut ravi des résultats. Après la fondation de l’OTAN, ce fut Montgomery, en tant que commandant en second d’Eisenhower en Europe, qui mit l’accent sur l’idée de livrer bataille aux Soviétiques dans la plaine du nord de l’Allemagne, qu’il connaissait pour y avoir mené ses opérations en 1945. Mais les chefs de l’OTAN n’ignoraient pas que leurs chances de victoire sur le champ de bataille demeuraient faibles. Le rapide désarmement après 1945 confirmait ce qu’ils savaient déjà concernant le peu de volonté des démocraties à engager de nombreux effectifs en première ligne. Leur solution, comme en 1944, fut la combinaison de la puissance de feu et de la puissance aérienne, à quoi s’ajoutait désormais l’arme nucléaire43. Et la perspective de « dommages collatéraux » ne les dissuada pas. En effet, à la suite des manœuvres « Carte Blanche » en juin 1955, où l’on estimait à 5,2 millions le nombre de pertes civiles, Montgomery fut poussé par les journalistes à confirmer que l’OTAN envisageait sérieusement d’employer ces armes de destruction massive : « Nous au SHAPE [Grand Quartier Général des puissances alliées en Europe – N.D.T.], nous basons l’ensemble de notre planification sur l’emploi d’armes atomiques ou thermonucléaires pour notre défense… Il ne s’agit plus de dire “elles pourraient être employées”, mais très fermement, “elles vont à coup sûr être employées si nous sommes attaqués”. » À se souvenir du poids massif de la puissance de feu avec laquelle il avait emporté la Bataille de Normandie, l’on ne pouvait guère douter de sa parole.
Notes de bas de page
1 Churchill à Roosevelt, 23 octobre 1943, in Ehrman John, Grand strategy, vol. V, Londres, HMSO, 1956, p. 108.
2 Proclamation d’Eisenhower aux troupes alliées le 6 Juin, disponible sur le site web dédié à la marine marchande américaine [http://www.usmm.org/ikedday.html], consulté le 27-03-2017.
3 Pour un panorama historiographique et bibliographique, cf. Buckley John (éd.), The Normandy Campaign 1944. Sixty Years On, Abingdon, Routledge, 2006.
4 D’Este Carlo, Decision in Normandy, New York, Collins & Sons, 1983 (trad. fr. : Histoire du Débarquement, Paris, Perrin, 2013).
5 Dupuy Trevor N., Numbers, Predictions and War. Using history to evaluate combat factors and predict the outcome of battles, Indianapolis, Bobbs-Merrill, 1978.
6 Hastings Max, Overlord. D-Day and the Battle for Normandy, New York, Simon & Schuster, 1984, p. 150.
7 Ibid., p. 319.
8 Van Creveld Martin, Fighting Power. German and US Army Performance 1939-1945, Westport, Greenwood Press, 1982. L’ouvrage a par exemple fait l’objet d’une recension favorable par Edward Luttwak dans le New York Times. Disponible sur le web [http://www.nytimes.com/1986/03/23/books/with-the-boring-parts-left-out.html?pagewanted=all], consulté le 16-02-2017.
9 Ellis John, Brute Force. Allied Strategy and Tactics in the Second World War, Londres, Deutsch, 1990.
10 Cf. Tooze Adam, Le Salaire de la destruction. Formation et ruine de l’économie nazie, Paris, Les Belles Lettres, 2012 (éd. anglaise : 2006) ; Edgerton David, Britain’s War Machine, Londres, Penguin, 2012 (2011).
11 Keegan John, The Face of Battle, London, Cape, 1976 (trad. fr. : L’Anatomie de la bataille, Paris, Perrin, 2013).
12 Overy Richard, Sous les Bombes. Nouvelle histoire de la guerre aérienne, 1939-1945, Paris, Flammarion, 2014 (éd. anglaise : 2013) ; Knapp Andrew et Baldoli Claudia, Forgotten Blitzes. France and Italy under Allied Air Attack, 1940-1945, Londres, Continuum, 2012.
13 Footitt Hilary et Knapp Andrew (éd.), Liberal Democracies at War. Conflict and Representation, Londres, Bloomsbury, 2013. Sur le thème général de la violence lors de la Bataille de Normandie, cf. la contribution de Peter Lieb dans cet ouvrage.
14 French David, Raising Churchill’s Army. The British Army and the War against Germany 1919-1945, Oxford, Oxford University Press, 2001 ; Allport Alan, Browned-off and Bloody Minded. The British Soldier Goes to War 1939-1945, Yale, Yale University Press, 2015.
15 Mckibbin Ross, Classes and Cultures. England 1918-1951, Oxford, Oxford University Press, 2000 (1998) ; Todd Selina, The People. The Rise and Fall of the Working Class, Londres, John Murray, 2014.
16 Allport A., Browned-off, op. cit., p. 288.
17 Beevor Anthony, D-Day. The Battle for Normandy, New York, Penguin Books, 2010 (2009 ; trad. fr. : D-Day et la Bataille de Normandie, Paris, Calmann-Lévy, 2009), p. xxii.
18 Hastings M., Overlord, op. cit., p. 137.
19 Soit 13 mitrailleuses légères et 2 lourdes dans la dotation standard de la compagnie de fusiliers pour la division d’infanterie type 1944, 22 mitrailleuses légères et 4 lourdes pour la compagnie d’infanterie motorisée, et même 39 mitrailleuses légères et 4 lourdes pour la compagnie d’infanterie mécanisée au sein de la division blindée type 1943 (encore valable à l’été 1944). Remerciements à Jean-Luc Leleu pour ces informations.
20 Hart Stephen Ashley, Montgomery and “Colossal Cracks”. The 21st Army Group in Northwest Europe, 1944-45, Westport, CT., Praeger, 2000.
21 Hughes Thomas A., Over Lord. General Pete Quesada and the Triumph of Tactical Airpower, New York, Free Press, 1995. Buck Rogers est un héros de bande dessinée américaine.
22 Copp Terry, Fields of Fire. The Canadians in Normandy, Toronto, University of Toronto Press, 2004 ; Milner Marc, Stopping the Panzers. The untold story of D-Day, Lawrence (Kansas), Univ. Press of Kansas, 2014.
23 Allport A., Browned-off, op. cit., p. 306.
24 Hart S. A., Montgomery, op. cit.
25 Weiss Robert, Fire Mission ! The Siege of Mortain, Normandy August 1944, Shippensburg (Pa.), Burd Street Press, 2002.
26 Cité in Allport A., Browned-off, op. cit., p. 208-209.
27 Hastings M., Overlord, op. cit., p. 202.
28 Beevor A., D-Day, op. cit., p. 355.
29 L’ouvrage de Friedrich a fait sensation mais dérivait dans la forme du travail pionnier de Middlebrook. Friedrich Jörg, L’incendie. L’Allemagne sous les bombes, 1940-1945, Paris, de Fallois, 2004 (éd. allemande : 2002) ; Kluge Alexander, Der Luftangriff auf Halberstadt am 8. April 1945, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2008 ; Middlebrook Martin, The Battle of Hamburg. The Firestorm Raid, Londres, Allen Lane, 1980.
30 Balkoski Joseph, Beyond the Beachhead. The 29th Infantry Division in Normandy, Mechanicsburg, Stackpole Books, 1989 (trad. fr. : La 29e Division d’Infanterie américaine en Normandie, Paris, Histoire & Collections, 2013), p. 80-116.
31 Sur le développement de l’observation aérienne, cf. Bidwell Shelford, Gunners at War. ATactical Study of the Royal Artillery in the Twentieth Century, Londres, Arms and Armour Press, 1970, p. 103-117.
32 Thompson George R. et Harris Dixie R., The Signals Corps. The Outcome (Mid-1943 Through 1945), Washington D. C., Office of the Chief of Military History, U. S. Army, 1966.
33 Hastings M., Overlord, op. cit., p. 203.
34 Hughes T. A., Over Lord, op. cit., note 31.
35 Weiss R., Fire Mission !, op. cit.
36 Hallion Richard P., D-Day 1944. Air Power Over the Normandy Beaches and Beyond, Washington, D.C., U.S. Dept. of the Air Force, 1994, p. 18.
37 Beevor A., D-Day, op. cit., p. 466.
38 Gooderson Ian, Air Power at the Battlefront. Allied Close Air Support in Europe 1943-1945, Londres & Portland (OR), F. Cass, 1998, p. 201.
39 Mayo Lida, On Beachhead and Battlefront, Washington D. C., Office of the Chief of Military History, 1968 (United States Army in World War II. The Technical Services. The Ordnance Department, vol. 3), p. 216.
40 Gooderson I., Air Power, op. cit., p. 69.
41 Hastings M., Overlord, op. cit., p. 205.
42 Moody Simon J., « Was There a “Monty Method” after the Second World War ? Field Marshal Bernard L. Montgomery and the Changing Character of Land Warfare, 1945-1958 », War in History, 2016, vol. 23, 2, p. 210-229.
43 Moody Simon J., « Enhancing Political Cohesion in NATO during the 1950s or : How it Learned to Stop Worrying and Love the (Tactical) Bomb », Journal of Strategic Studies, 2015. Disponible sur le web [10.1080/01402390.2015.1035434], consulté le 27-03-2017.
Auteurs
- M. John Lee (trad.)
-
Adam Tooze
Kathryn and Shelby Cullom Davis Professor of History, Columbia University, a entre autres publié Le salaire de la destruction. Formation et ruine de l’économie nazie, Paris, Les Belles Lettres, 2012 (éd. américaine : 2006) ; Le Déluge : 1916-1931. Un nouvel ordre mondial, Paris, Les Belles Lettres, 2015 (éd. américaine : 2014).
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