Introduction

1L’histoire et la mémoire font, on le sait, rarement bon ménage. Le débarquement en Normandie offre une saisissante illustration de cette loi d’airain. Alors que la connaissance historique a dans une large mesure informé le souvenir de la Shoah, en pointant par exemple les responsabilités du régime vichyste dans la déportation des juifs de France ou en amenant à modifier les plaques qui, ici ou là, omettaient de préciser l’origine juive des victimes, la mémoire du D-Day semble dériver, s’éloignant toujours plus au loin des réalités passées – telles que du moins les historiens prétendent les saisir.

2L’opération « Overlord » et la campagne de Normandie ont ainsi été dépeintes comme le prélude à la construction européenne. Dès 1979, le secrétaire d’État aux Anciens Combattants et aux victimes de guerre affirmait qu’en ces lieux sans doute s’était « fondée l’Europe qui nous occupe maintenant1 ». Et Jacques Chirac de rebondir en 2004 : « L’idée européenne, les progrès qui l’incarnent, sont en réalité nés ici même. Avec la fin du III^e Reich. Avec le sentiment que nous devions à nos morts de donner un sens à leur sacrifice, en nous engageant résolument dans la seule voie qui assurerait la paix en Europe : celle de la réconciliation entre nos deux pays2. »« La victoire des Alliés n’était pas une victoire sur l’Allemagne, mais une victoire pour l’Allemagne », rétorqua Gerhard Schröder3. Si elles appartiennent au temps de la commémoration, ces formules n’en travestissent pas moins l’histoire. Les Anglo-Américains entendaient en effet battre le Reich tout autant que le délivrer de la peste brune. Et il serait pour le moins hasardeux de dépeindre Dwight D. Eisenhower comme le précurseur de Jean Monnet.

3Ces représentations se sont imposées au fil du temps en raison du silence relatif des historiens, professionnels ou amateurs. Non, certes, que ces derniers n’aient pas travaillé. Depuis de très longues années, le Débarquement a bénéficié d’un intérêt soutenu. Dès 1952, Chester Wilmot, ancien correspondant de guerre australien, proposait une stimulante étude traduite en France en 19534. Par la suite, des ouvrages de grande qualité ont contribué à renouveler et notre regard, et notre connaissance de l’opération « Overlord ». Sans établir de palmarès et encore moins viser à l’exhaustivité, citons notamment les livres de John Keegan en 19825, de Dieter Ose6 la même année, de Carlo d’Este en 19837, de Max Hastings en 19848, d’Anthony Beevor en 20109. On se gardera d’oublier, par ailleurs, les histoires officielles publiées sous l’égide des autorités américaines, britanniques et allemandes. Trop souvent oubliées, elles offrent une contribution majeure à notre compréhension de la période et se signalent, côté américain et allemand avant tout, par le professionnalisme de leurs auteurs.

4Sans prétendre résumer un bilan historiographique qui couvre désormais soixante-dix années de production, il convient peut-être de souligner quatre points majeurs. Dans leur ensemble, les auteurs rappellent que le Débarquement, avant d’être une croisade, pour reprendre le titre des mémoires du général Eisenhower, a été une opération militaire. Se situant au cœur des military studies, cette approche tend donc à désidéologiser « Overlord » en soulignant sa complexité. Acheminer des dizaines de milliers d’hommes sur une mer houleuse, les débarquer sous le feu ennemi et procéder ensuite à la libération méthodique de la Normandie puis de l’Europe du Nord-Ouest constituait une opération délicate dont rien ne garantissait le succès. Piégés dans le bocage et confrontés à une armée allemande combative, Tommies et GI’s en assurèrent la réussite au prix, trop souvent, de leur vie. Les auteurs ont également à cœur de pointer les contentieux qui, sur le terrain, minèrent la bonne entente entre les Britanniques et les Américains. Incapacité de Montgomery à prendre la ville de Caen, offensives dont les noms pompeux – « Epsom », « Goodwood » – ne suffirent pas à masquer l’échec, sentiment que les Américains se battaient durement tandis que les Britanniques ménageaient leurs forces, autant de points développés qui malmènent l’image idyllique d’une « relation particulière » unissant le Royaume-Uni à ses cousins d’outre-Atlantique. Sur ce point, Carlo d’Este a offert une contribution aussi décapante que bienvenue. De même, l’historiographie s’est bien souvent penchée sur les grands chefs dont elle a scruté les options stratégiques tout en peignant leur portrait, qu’il s’agisse de Martin Blumenson10 pour Patton ou de Stephen Ambrose11 pour Eisenhower. Elle a enfin récemment découvert le poids de la guerre de l’ombre12, exhumant notamment le rôle joué par les opérations de deception dès lors que les autorités britanniques autorisèrent les acteurs à parler et les historiens à explorer les archives.

5Ce tableau d’ensemble a cependant négligé trois acteurs plus récemment redécouverts. Les Allemands, tout d’abord, restent relativement absents du paysage, malgré les travaux – inédits en français – de Peter Lieb13. Les civils normands, confrontés à une guerre terrible, ont longtemps été oubliés. Ce silence allait de soi : le sens commun suggérait que les civils ne pouvaient que se réjouir de leur libération, une vision convenue à défaut d’être conforme que les historiens caennais se sont employés, sous la houlette de Jean Quellien, à rectifier. En proposant tout d’abord un bilan chiffré des pertes qui faisait défaut14. En se penchant ensuite sur le quotidien des populations frappées par les bombardements et souvent soumises à un exode éprouvant15. Les historiens, enfin, se sont penchés sur les combattants, proposant une vision par le bas alors que l’approche par le haut tendait à dominer. Cette vision a notamment inspiré Anthony Beevor, soucieux de proposer un récit au plus près du bocage, tandis que d’autres confrères exploraient des faces plus sombres, en envisageant par exemple les déviances ou les conduites anomiques, viols notamment16.

6Ces progrès scientifiques ont largement contribué à enrichir notre connaissance du D-Day et de la campagne de Normandie, quitte à rectifier bien des clichés diffusés par des récits et surtout des films. Le Jour le plus long présentait des hommes ardents, fiers de combattre pour leur pays et libérer l’Europe du joug nazi ? Les historiens ont montré que les combattants étaient moins motivés que ce que suggère la légende. L’épopée de Zanuck montre des Alliés soudés ? La recherche explore les tensions qui ont opposé les forces en présence. Steven Spielberg développe un point de vue américain ? Faut-il, nécessité impérieuse au vu de l’américanisation du souvenir, rappeler toujours et encore que Britanniques et Canadiens, non seulement participèrent au D-Day, mais que leurs forces équivalaient au départ aux effectifs déployés par les États-Unis ? Une réalité de plus en plus évanescente dans les mémoires.

7Ce bilan rapide, pour ne pas dire sommaire, de l’historiographie appelle à formuler deux remarques.

8Ce bilan dévoile tout d’abord les lacunes dans notre connaissance du D-Day. Cette situation pourrait paraître paradoxale au vu de l’abondante littérature produite sur le sujet. Et pourtant… Les manques n’en restent pas moins criants. L’économie du Débarquement – qu’il s’agisse de sa préparation ou de ses suites – n’a pas été véritablement abordée depuis l’ouvrage fondateur de Maurice Matloff17. Or, ce point constitue un élément capital dans la mesure où c’est bien la logistique qui a assuré le succès des Alliés et corrélativement la défaite des Allemands. De même, la propagande fait figure de parent pauvre alors qu’elle a, comme ce colloque va le montrer, joué un rôle majeur avant le Jour J. Les Allemands se sont en effet employés à vanter la solidité de la « Forteresse Europe » tandis que les Alliés promettaient, fût-ce à mots couverts pour ne pas entretenir des espoirs inconsidérés, une intervention susceptible d’apporter aux peuples asservis le grand vent de la liberté. Les commémorations, enfin, n’ont pas suscité de travaux synthétiques bien que des auteurs ou des étudiants aient, ici ou là, scruté la postérité mémorielle de l’opération « Overlord ».

9Car l’examen du volet mémoriel ne peut, seconde remarque, que révéler l’écart qui sépare la mémoire savante de l’histoire. Bien que certains ouvrages dédiés au Débarquement aient connu des tirages enviables, ils peinent, me semble-t-il, à contrebalancer l’impact des films, d’une part, et des commémorations d’autre part. Ce phénomène, soulignons-le, est relativement récent. Jusqu’en 1984, les cérémonies dédiées au D-Day restaient cantonnées au registre militaire et les autorités civiles étaient loin de bénéficier de la préséance. Avant Ronald Reagan, aucun président américain n’honora d’ailleurs de sa présence les plages normandes, exception faite de Jimmy Carter qui ne s’y rendit qu’à titre personnel. À partir de 1984, en revanche, la situation évolua substantiellement. D’une tonalité militaire, les cérémonies évoluèrent vers un registre civil, mutation qu’entérina la présence des plus hautes autorités américaines, françaises et britanniques – pour ne citer qu’elles. Le statut d’« Overlord » évolua, passant d’une opération militaire destinée à abattre le Reich, à une opération politique amorçant la construction européenne. Alors, enfin, qu’ils avaient été longtemps exclus du processus commémoratif, les Allemands y furent progressivement intégrés, admettant, suivant les mots du chancelier Schröder, que le Débarquement, loin de signer la défaite de leur pays, avait marqué une étape dans leur libération. Au vu des réticences de l’opinion publique, ce processus n’allait pas de soi.

10 Trop brièvement retracées, ces évolutions ne suffisent pourtant pas à épuiser la richesse du sujet.

11On peut dès lors affirmer, sans grandes craintes de se tromper, que ce colloque apporte du neuf. Certes, la bataille est bien connue, ce qui a conduit les organisateurs de cette rencontre à ne pas s’attarder sur ses contours. En revanche, tant la propagande que la mémoire restent des terres prometteuses à défricher. Le premier enjeu est sans doute de revenir sur les propagandes nationales qui se déploient avant le Jour J. La propagande aide à mobiliser civils et militaires mais plus encore crée une attente, pour les peuples asservis notamment. Cette propagande, ceci posé, a sans doute contribué à nourrir la mémoire d’« Overlord » et explique vraisemblablement le décalage que l’on observe entre les faits et leurs représentations. Elle a hissé le Débarquement au statut qui est désormais le sien : celui d’une opération ayant joué un rôle décisif dans la marche du conflit – quitte à oublier, répétons-le, que la défaite du Reich s’est jouée dans la steppe russe.

12Ce statut quasi mythique est allé de pair avec une internationalisation doublée d’une médiatisation de la mémoire – un phénomène somme toute récent qui remonte aux années 1980. Cet écho suggère que chaque pays puise, dans le récit du D-Day, des éléments susceptibles de nourrir tant une valorisation de son action passée qu’une fortification de son identité nationale. Ce constat oblige donc à s’interroger, par-delà les politiques mémorielles conduites par les États, aux vecteurs culturels qui informent le souvenir, les films au premier chef.

13En se penchant sur ces aspects sinon ignorés, du moins méconnus, ce colloque permet donc de mieux comprendre le Débarquement, mais plus encore les rôles qui lui sont assignés dans le monde contemporain. Il offre des clés fécondes pour comprendre les usages politiques de l’Histoire et aide à mieux saisir certaines évolutions de l’univers puisque, pour reprendre la formule éprouvée de Benedetto Croce, « toute histoire est contemporaine ».