1Nous savons tous que pendant la Révolution les nobles furent nombreux à quitter leur pays, soit pour rejoindre la Contre-Révolution armée, soit tout simplement par peur et par crainte pour leur sécurité. Ce que personne ne sait, même de façon approximative, c’est la proportion de nobles qui ont choisi cette option. Est-ce que l’émigration était alors un réflexe de masse affectant toutes les sections de la noblesse – comme les défenseurs de la noblesse aimaient à le croire – ou inversement le choix d’une petite minorité non représentative ?

2Il est inutile d’insister ici sur l’importance capitale de cette question. Ce qui est en jeu, c’est à la fois le comportement politique et idéologique de la noblesse face à la Révolution et l’impact économique de la Révolution sur les fortunes étant donné que le prix à payer lorsque l’on émigrait était la confiscation et la vente des biens. Ces enjeux paraissent se situer au centre d’un terrain où, il y a peu de temps, les « révisionnistes » combattaient l’interprétation soi-disant « classique » de la Révolution.

3Il est bien curieux dès lors de remarquer que depuis l’essor du révisionnisme on a fait si peu de recherches quantitatives dans ce domaine1. Dans les trente dernières années on a fait paraître à peine une demi-douzaine d’études de ce genre. Ce sont toutes des études régionales, de faible importance, sauf celles de C.-I. Brelot et de M. Faucheux, qui ont réalisé des livres2. Malgré leurs mérites considérables aucune de ces études n’est parvenue à susciter un plus large débat.

4À l’évidence, il n’est pas ici question de résoudre le problème apparemment éternel de l’émigration nobiliaire mais plutôt de montrer – en dépit du pessimisme qui a prévalu chez certains spécialistes – qu’il pourrait être résolu. Commençons par faire état des problèmes et des lacunes de nos connaissances actuelles ; ensuite il nous faudra expliquer comment, avec l’aide de l’informatique, on peut faire progresser la recherche.

Où en sommes-nous depuis Greer ?

5De prime abord les lacunes de nos connaissances actuelles ont toutes à voir avec les proportions mais en aucun cas avec les nombres. Presque tous les ouvrages de synthèse sur la Révolution donnent des chiffres concernant les nobles émigrés qui proviennent, sans exceptions, du travail monumental de Donald Greer, The Incidence of the Emigration during the French Revolution, publié en 19513. En revanche, le seul pourcentage que l’on trouve un peu partout dans de tels ouvrages exprime le nombre d’émigrés d’origine noble par rapport à la totalité des émigrés de toutes espèces – à savoir, encore d’après Greer, 17 ou 18 % – au lieu d’exprimer la proportion de nobles qui ont effectivement émigré. Cependant, qu’il s’agisse des attitudes idéologiques ou de la survie économique de l’ancienne noblesse, c’est la dernière proportion qui importe.

6Lorsque l’on tombe sur des estimations proportionnelles de la noblesse émigrée, les problèmes sont doubles. Tout d’abord, pratiquement aucune indication ne vient sous la forme d’estimations régionales. En raison de cette lacune, on ne peut même pas commencer à ébaucher une carte de la géographie de l’émigration nobiliaire. Ainsi, bien que l’on sache que l’émigration globale était un phénomène surtout régional, il n’est pas encore certain que ceci soit tout aussi vrai pour son contingent noble4.

7Le deuxième problème, et le plus gênant, concerne la remarquable divergence qui existe entre les quelques estimations nationales de l’importance de l’émigration au sein de la noblesse. En 1966, au cours d’un débat plus large sur la survie de la noblesse pendant la Révolution, l’historien américain Robert Forster – toujours dans sa phase pré-révisionniste – a soutenu que l’émigration a atteint plus « d’une famille noble sur quatre ». En revanche, selon son adversaire, Alfred Cobban, le pionnier de cette dernière tendance historiographique, une « estimation plus raisonnable évaluerait le départ de 5 % de l’ensemble de la noblesse. » De nos jours, depuis que Beck affirme que « plus d’une famille noble sur deux » a été impliquée dans le mouvement, l’écart entre les estimations rivales apparaît encore plus important5.

8Il faut signaler que les énormes disparités qui apparaissent entre les opinions des spécialistes ne résultent pas que de désaccords sur les chiffres de base. La façon dont les historiens choisissent d’exprimer et de représenter leurs calculs peut aussi jouer un rôle. Prenons par exemple la façon dont, dans son manuel le plus vendu en Grande Bretagne, Blanning exprime – et certainement minimise – la signification du phénomène de l’émigration nobiliaire : « pour chaque comte d’Artois qui émigre, une douzaine [de nobles] restent chez eux et s’en sont sorti en essayant de prendre le bon côté des choses6. » En effet, cette façon de formuler les choses reste en fait exactement sur la même lignée que l’évaluation faite par Forster de l’ordre de « une famille noble sur quatre ».

9Entre parenthèses, que l’on accepte ou non ses calculs, donnons raison ici à Forster contre Blanning. En fin de compte, du moins à en juger par les listes des émigrés, parmi la noblesse ainsi que parmi la population globale, l’émigration fut une option prise surtout par les adultes masculins. Il en découle alors que la plupart des douze nobles qui, selon Blanning, sont restés chez eux étaient alors les femmes et les enfants. Que l’on soit préoccupé par l’émigration comme un indice des attitudes politiques ou par ses conséquences financières, ce qui importe sûrement, comme l’a remarqué Boutier, ce n’est pas tant la part des émigrés par rapport à l’ensemble de la noblesse que « la part des familles concernées, à différents degrés, par l’émigration7 ».

10Bien entendu, l’emploi de chiffres différents est à la base du grand écart existant entre les spécialistes sur le taux d’émigration nobiliaire. Pourtant les chiffres contestés concernent à peine le nombre des nobles émigrés, mais presque exclusivement l’ensemble total de la noblesse. Ainsi le chiffre bas de 5 % pour l’incidence de l’émigration de la noblesse est fondé sur une population totale de nobles de 500 000 individus ; le chiffre souvent cité de 7 ou 8 % envisage une population de base de 200 000 nobles, alors que le « plus d’une famille sur deux » de Beck apparaît à la suite de son estimation « minimaliste » de 110-120 000 individus8. Étant donné que les débats sur le dénombrement de la population noble à la fin du dix-huitième siècle n’ont pas cessé depuis, il est difficile d’opter.

11Pour n’induire personne en erreur, il est nécessaire d’observer qu’il y a lieu de croire que toutes ces estimations sont trop basses. La raison en est que, en faisant leurs calculs, la plupart des spécialistes ont retenu de la quantité de chiffres que Greer nous a fournis celui de 16 341 pour le total des émigrés nobles. L’erreur réside là. Ce chiffre est en fait selon Greer le nombre total de nobles émigrés certes non pas pour la France entière, mais pour les 72 départements pour lesquels il a fait un classement social. En calculant lui-même le pourcentage de nobles émigrés Greer a utilisé comme total des émigrés nobles un chiffre extrapolé de 21 6249. Ainsi l’éventail des pourcentages devrait aller, non pas de 4 à 15 %, comme on l’a dit jusqu’alors, mais de 5 à 20 %.

12Est-ce ce que ce problème – que l’on a qualifié d’insoluble – concernant la population globale de la noblesse à la fin de l’Ancien Régime est la seule raison pour laquelle la proportion des nobles émigrés nous échappe10 ? La réponse dépend entièrement de notre lecture de Greer. Bien sûr, tous les historiens qui s’intéressent à l’époque révolutionnaire lui sont redevables dans une certaine mesure de ses gros efforts dans ce domaine. Pourtant, malgré le fait que les historiens aient presque unanimement accepté de travailler avec ses statistiques, il n’en reste pas moins que de gros doutes. Jusqu’à présent ces doutes se sont exprimés non pas tant à propos de sa méthodologie mais plutôt concernant les faiblesses bien connues de ses sources – les listes départementales des émigrés11.

13Pourtant sa méthode elle-même est problématique. Il est peu surprenant qu’il ne nous ait pas dit comment, sans l’aide d’un ordinateur, il a pu traiter quelque cent mille entrées tirées d’environ trois ou quatre cents listes départementales des émigrés qu’il a dépouillées dans les archives des 72 départements de son « échantillon ». Toutefois, étant donné sa franchise concernant les défauts de ses sources – qu’il divise entre les « incorrigibles » et ceux en « correction partielle » – on aurait pu penser qu’il serait plus clair sur les moyens utilisés pour faire de telles corrections12.

14Trois problèmes d’ordre méthodologique se dégagent en particulier. Premièrement se pose la question de l’étendue de ses sources. Même si sa bibliographie fait allusion à plusieurs centaines de listes locales d’émigrés au total, il est rarement évident, et ce quel que soit le département, que celles-ci constituent une série complète ou partielle. Certes les quelques lacunes évidentes concernent surtout les listes supplémentaires, qui contiennent relativement peu de noms ; on ne peut néanmoins que regretter que Greer se soit limité qu’aux départements où la série était considérée comme complète.

15Deuxièmement, le problème se pose de ce que Greer appelle lui-même « les inscriptions multiples des mêmes noms » sur les listes d’émigrés – ce qui, dans un département qui apparemment n’a rien d’exceptionnel, représente 20 % de toutes les entrées. Sans savoir comment il a fait face à ce problème – a-t-il ajusté ses chiffres par quelque facteur, et si c’est le cas, lequel ? – on ne peut qu’être dubitatif sur son total amalgamant les émigrés de toutes origines. Enfin, dans quelle mesure a-t-il réussi à identifier et par conséquent quantifier les composantes nobles portées sur les listes ? Il est évident que pour classer les individus selon leur catégorie sociale, il n’a pu qu’utiliser les informations contenues dans les listes elles-mêmes. Peut-on être certain, lorsque les compilateurs de la source connaissaient les individus comme étant d’anciens nobles, qu’ils les aient inscrits à coup sûr comme tels ? Et, dans tous les cas, jusqu’à quel point pouvons-nous nous appuyer sur leur jugement à propos de qui était noble ou qui ne l’était pas13 ?

16Nous ne sommes, hélas, pas plus en mesure de confirmer les chiffres de Greer en nous appuyant sur d’autres travaux publiés avant ou depuis. De prime abord le fait qu’il donne pour la grande majorité de départements non seulement un sous-total mais aussi un découpage social devrait ouvrir des perspectives pour comparer ses chiffres avec ceux produits par d’autres historiens travaillant sur des zones précises. En fait, c’est rarement possible. En ce qui concerne les études départementales antérieures, la raison en est souvent qu’il a déjà utilisé leurs résultats dans ses propres statistiques. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, ce n’est certainement pas un hasard si son propre total pour le département des Alpes-Maritimes – 3 000 exactement – coïncide avec le chiffre qu’il mentionne dans sa bibliographie comme étant l’estimation déjà donnée par un érudit local14.

17En dehors de leur faible nombre, le problème posé par les études régionales postérieures – comme celle de Roger Dupuy sur l’Ille-et-Vilaine ou de Jean Boutier sur le Bas-Limousin – est double. D’une part l’unité géographique des recherches est constituée de circonscriptions d’Ancien Régime – évêchés ou sénéchaussées – et non du département. De l’autre seuls sont pris en compte les chefs de familles qui ont émigré et non pas les émigrés nobles de toutes origines. Dans le cas de Dupuy, pourtant, il faut se demander si ces raisons sont suffisantes pour expliquer le gouffre entre les 180 chefs de famille qui, selon lui, ont émigré d’Ille-et-Vilaine et le chiffre de 793, qui figure comme le total des émigrés nobles du département dans les tableaux de Greer15.

La route à suivre

18« Il s’agit d’aller un peu plus loin que l’enquête publiée par Donald Greer ». Ainsi a déclaré Dupuy il y a vingt-cinq ans16. Aujourd’hui la tâche que nous nous assignons est la même mais heureusement pour l’accomplir nous disposons de moyens puissants, qu’on a encore à peine employés dans ce champ de recherche. Comment la nouvelle technologie peut-elle nous aider ? Je propose deux démarches qui, tout en étant différentes, se recoupent néanmoins.

19La première est en réalité une solution provisoire et partielle. Elle consiste tout simplement à reprendre toutes les procédures de Greer pour certains départements pour lesquels on sait que les sources sont plus ou moins complètes et existent sous forme imprimée – mais cette fois en les traitant par l’ordinateur. Une fois que toutes les listes de chaque région sélectionnée sont informatisées – et on peut les scanner pour éviter d’entrer les données à la main – on utilise une base de donnée pour produire un découpage précis de toutes les entrées, et non pas seulement celles qui concernent le contingent nobiliaire.

20Ainsi on pourrait assez facilement vérifier ces chiffres et essayer de mesurer leur fiabilité. Si quelques divergences signifiantes et consistantes avec nos chiffres départementaux respectifs apparaissent, cela permettrait sans doute d’ajuster le reste des chiffres de Greer et de proposer une nouvelle estimation nationale. Même dans l’hypothèse inverse, le dénombrement précis des sources de Greer devrait nous permettre de reconstituer sa méthodologie et donc de parvenir à une évaluation qualitative plus approfondie de ses procédés.

21Il est évident que même si cette approche nous permet de saisir l’émigration non seulement dans sa dimension nobiliaire mais aussi dans sa totalité, elle ne peut pas appréhender la question des proportions. C’est ici qu’intervient l’autre méthode – plus gratifiante mais aussi plus problématique. En bref, il s’agit d’informatiser une méthode déjà employée par Dupuy et Boutier dans leurs deux études déjà citées. Elle consiste essentiellement à comparer, pour une région donnée, un ou deux exemplaires des listings de la noblesse dressés dans les années 1780 avec les listes locales d’émigrés. Ces listings de nobles sont d’un côté les registres de taxes spécifiques à la noblesse – la capitation noble en particulier – et d’un autre côté les registres des assemblées de la noblesse qui se sont rassemblées pour élire les représentants aux États généraux17. En identifiant les individus inscrits sur l’un ou l’autre de ces listings qui sont apparus ensuite sur une liste locale d’émigrés, on arrive à un pourcentage des émigrés actuels au sein de l’échantillon de la noblesse régionale.

22Ainsi cette méthode nominative ou prosopographique nous permet d’éviter les écueils qui avaient jusqu’alors tenu en échec les spécialistes. On contourne à la fois le « problème du nombre de nobles » et la difficulté d’identifier les nobles sur les listes en prenant une population des nobles authentiques donnée – pour laquelle il s’agit d’établir ceux qui apparaissent et ceux qui n’apparaissent pas sur les listes des émigrés. De même, le problème de l’inscription multiple des mêmes noms sur les listes d’émigrés disparaît dès lors qu’il n’est plus question de traiter ces listes en entier, mais seulement de les examiner en recherchant des individus portés sur un des listings de nobles d’Ancien Régime.

23Ajoutons que l’approche nominative a le mérite de nous permettre d’élargir le champ de l’enquête. Encore une fois Dupuy nous indique le chemin. En utilisant les renseignements concernant résidence et cote fiscale que contiennent les rôles de capitation nobiliares, il cherche à établir les corrélations entre domiciliation et émigration, et, plus intéressant, entre richesse et émigration. Il serait intéressant aussi à étendre la recherche dans le temps : en incorporant dans le fichier des nobles émigrés les données prises des documents restant des radiations et amnisties délivrées sous le Directoire et le Consulat ou l’Indemnité de 1825, on pourrait aborder la question négligée du retour des émigrés ou bien retourner au problème familier des pertes foncières de la noblesse résultant de l’émigration.

24Employée jusqu’à présent de manière artisanale, cette méthode est vouée à être informatisée. La technique de base sur laquelle elle repose consiste à apparier les entrées dans les deux listes nominatives qui se rapportent aux mêmes individus. Étant donné que cela se fait essentiellement en comparant les noms, ce procédé est connu sous le nom de jumelage des données nominatives ou, en anglais, « nominal record linkage ». Depuis longtemps on l’a appliquée à l’aide des ordinateurs dans d’autres champs de recherches historiques : surtout dans la démographie où la reconstitution de familles se fait couramment par le jumelage automatique ou semi-automatique, mais également dans l’étude des élections anglaises durant la période antérieure à l’introduction du vote à bulletin secret.

25Bien entendu, avant de l’appliquer avec succès à nos sources, il y a plusieurs obstacles à surmonter. Le plus important se situe dans la façon dont les mutations des noms dans les différents documents s’opposent à l’identification du même individu. En plus du problème, bien familier aux démographes historiens, de l’orthographe irrégulière des noms, il en existe un autre qui se rapporte à la structure complexe des noms nobles. C’est-à-dire que le même individu peut apparaître sur des listes différentes soit sous son nom à rallonges, soit sous son nom de famille ou même sous son nom patronymique. Pourtant, pour la plupart ce sont des difficultés techniques, que l’on peut aisément surmonter – en fait que l’on a déjà surmontées – en programmant l’ordinateur18.

26En tout état de causes, les avantages à traiter les sources par ordinateur l’emportent largement sur ces inconvénients. Tout d’abord le gain de précision est indéniable. Ceci résulte non seulement du fait d’identifier plus exactement les cas où les mêmes individus figurent dans des listes différentes. Il existe aussi une solution informatique au « problème géographique » : à savoir que chacune des trois listes entre lesquelles on cherche à faire des liens se rapporte à une division administrative différente : bailliage, élection ou département – et donc couvre une aire spatiale légèrement différente. Ensuite, dans la mesure où l’informatisation de l’approche permet des économies de temps la possibilité d’élargir le champ de recherche en incorporant dans notre fichier électronique des données prises des autres sources devient plus réalisable.

27L’avantage principal de la méthode informatique est qu’elle permet d’envisager son application, non seulement à l’échelle du département, mais aussi, de façon plus systématique, au niveau national. Il ne faudra pas longtemps pour dégager les premiers résultats de mon projet pilote sur l’émigration noble de la Seine-inférieure. Une fois la méthode ainsi mise en œuvre, il sera enfin possible de mesurer, pour un nombre considérable de départements, la part des familles nobles touchées par l’émigration – et donc de mettre en parallèle les 47 % de Boutier pour la Corrèze et les 25 % environ de Dupuy pour l’Ille-et-Vilaine, ainsi que toute une série de pourcentages départementaux19. À ce stade il ne sera plus question simplement de mesurer l’impact de l’émigration nobiliaire ; on sera en mesure de réfléchir sur ses motivations et sur ses conséquences.