Rouen entre tentation et raison

1Journal de Rouen daté du 15 juillet 1792, le compte rendu de la séance de l’Assemblée législative rapporte les propos suivants : « Le Corps législatif tiendrait ses séances à Rouen. Pourquoi pas à Coblence ? […] Cela accorderait beaucoup de ces messieurs ». L’immédiate image renvoyée par cette affirmation est celle de la dénonciation précise d’une complicité, au moins passive, avec la Contre-Révolution qui dépasserait amplement la simple modération politique de la ville. C’est là une vision parisienne du moment mais c’est aussi celle, ensuite, diffusée par un large courant historiographique. De fait le pragmatisme politique rouennais fut souvent présenté tel une réelle faiblesse vis-à-vis de la Contre-Révolution. Or Rouen n’était pas et ne fut jamais Caen.

2Par exemple bien que la Normandie fût directement concernée par le mouvement, la ville échappa aux tentations fédéralistes. Si la plupart des départements normands réagirent défavorablement au 2 juin, la Seine-inférieure, son chef-lieu en tête, décida de rester hors de l’opposition armée et contribua fortement à son échec. Autre exemple, à Rouen, le rôle de la Société populaire fut manifeste même si la phase radicale de la Révolution demeura mesurée et prudente. Puis le moment thermidorien n’entraîna pas d’épuration importante, celle-ci se fit en douceur puisque sur une liste proposant deux cent dix noms, il n’y eut que trente-six désarmements. Enfin, l’acceptation de Brumaire se fit sans secousse, les autorités assurèrent la continuité. Rouen devint le siège d’une préfecture. En s’intégrant parfaitement aux structures nouvelles, elle se voulait partie prenante de l’espace national en devenir. La ville collait à l’événement parisien et pourtant sa réputation ne cessa de souffrir de son image/représentation de lieu contre-révolutionnaire.

3Cette communication veut s’attacher à repérer les comportements et les pratiques qui ont construit cette apparente ambiguïté représentation/réputation/réalité. De facto quelques événements semblent confirmer l’image ambiguë d’un prisme constitué par la crainte du désordre social associée à une réelle volonté de transformation politique. Avant de les évoquer, il faut mettre en scène la ville pour rappeler la place particulière qu’elle occupait dans le royaume en 1789.

4Avec ses 80 000 habitants, ce chef-lieu de généralité était la cinquième, voire la sixième ville de France. Mais cette faiblesse démographique masquait son poids réel. En premier lieu commercial, c’était un port en relation avec quatre continents. Le coton, entre autres productions, en faisait un grand centre industriel. Sous le Consulat, on continuait de la considérer comme un baromètre économique. La présence d’un Parlement expliquait sa vie judiciaire et administrative active, souvent turbulente. L’importance religieuse était soulignée par la présence d’un archevêché. Académie et écoles spécialisées animaient une vie culturelle diversifiée. Enfin la présence d’une presse locale régulière confirmait son intérêt pour le monde qui l’entourait. De plus, la proximité de la capitale et celle de l’Angleterre lui conférait un rôle stratégique. Cette situation géographique est un phénomène essentiel, fondamental pour la compréhension de nombre de prises de position, de décisions ou d’hésitations que manifestèrent parfois les autorités.

5Tout au long du xviii^e siècle, Corps de ville et groupes dirigeants furent assez habiles pour détourner le mécontentement social en limitant autant que faire se pouvait l’utilisation des « méchaniques » afin d’éviter l’augmentation du nombre de travailleurs du textile au chômage. Certes, la ville ne fut jamais exempte d’émotions populaires1. Il faut donc dès l’abord avoir présente à l’esprit la tradition d’une vie « politique » intense, réfléchie, doublée des craintes permanentes d’une explosion sociale. Les élites dirigeantes de la ville étaient conscientes de ce danger que représentait la concentration des travailleurs du textile et de ceux du port au sein de l’espace clos, étroit, étriqué que constituait la ville intra-muros. D’ailleurs le 11 juillet 1789, c’est par une explosion de luddisme que celle-ci entra en révolution. Puis elle accomplit, à l’instar de nombreuses autres du royaume, sa révolution municipale.

6Ainsi dès juillet 1789, le député du Tiers État, Thouret, ancien avocat à l’Assemblée provinciale, pensait avoir réussi le compromis dont il rêvait, depuis 1788, entre noblesse libérale et bourgeoisie d’affaires. On venait de confier le corps des Volontaires au commandement du marquis d’Herbouville, un noble libéral, et l’on attendait la rédaction d’une Constitution. La Révolution semblait maintenant achevée. Tour à tour la municipalisation puis la départementalisation furent bien accueillies. Thouret participait au travail de plusieurs comités de l’Assemblée Constituante, et devenu l’un de ses ténors, il eut l’occasion de la présider à plusieurs reprises.

7Dans ces conditions banales parce que communes à de nombreuses villes du royaume, qu’est-ce qui a pu motiver cette réputation de foyer contre-révolutionnaire rouennais ? Justifier cette interpellation à la Législative ? Quels événements imprimèrent ce caractère ?

8Dès l’abord nous pouvons avancer qu’une accumulation compromettante de faits dissimule un attachement sincère à la Constitution de 1791 que confirment les journaux locaux2 ainsi que diverses mémoires dont celles de Madame de Chastenay3, nièce du marquis d’Herbouville. Elle écrit que « le peuple de l’arrondissement, composé de riches fermiers et de cultivateurs aisés, était en général modéré et paisible » et que « les secousses, les bouleversements, le triomphe du bonnet rouge ne rentraient point dans les idées de ces hommes réfléchis ». Elle ajoute que « le peuple de Rouen, c’est-à-dire la multitude des employés du port et des manufactures […] était honnête et doux et généralement ami de l’ordre ». Dans ces conditions d’adhésion aux valeurs nouvelles, de quoi se composait cet ensemble compromettant qui conduisit à considérer la ville de Rouen tel un centre actif de Contre-Révolution ? Nous estimons qu’ils sont au nombre de six, chronologiquement situés entre juillet 1789 et janvier 1793.

9En premier lieu, l’affaire de huit pendaisons, entre le 6 août et le 21 août 1789 : huit pauvres hères ou « horsains », six pris en flagrant délit (véniel pour la plupart) d’atteinte à l’ordre public, et deux « horsains », officiers volontaires de la garde condamnés à mort par une cour prévôtale pour avoir pactisé avec un soulèvement populaire. Le lieu de leur pendaison fut un avertissement symbolique et rassurant pour les bourgeois et notables apeurés et effrayés par les désordres des mois de juillet et août 1789 : sur le pont permettant l’accès aux quartiers rive gauche industrieux et populaires. Il faut ajouter à ces faits connus les inconnus du 12 juillet précédent. Une lettre du lieutenant criminel du bailliage de Rouen4 adressée aux curés et vicaires des paroisses de la ville et des faubourgs, datée du 13 juillet, laisse deviner la violence du jour précédent : « la circonstance affreuse dans laquelle nous nous trouvons peut vous mettre dans le cas où il se trouve des cadavres sur votre paroisse à inhumer. Je vous engage à le faire sans aucune formalité, telle est l’intention de MM. du parlement. La seule observation que j’ai à vous faire est de constater l’âge, la profession, le domicile et les noms desdits cadavres, de faire mention des causes de la mort et de me faire remettre exactement les actes mortuaires signés5 ». Ce qui donna la comptabilité suivante, à l’Hôtel-Dieu on enregistra le décès de huit jeunes hommes de 15, 17, 18, 22, 24 et 25 ans et celui d’une mère et de sa fille. Toute trace des autres victimes avait disparu. Leurs professions et les raisons pour lesquelles elles avaient été condamnées montrent à quel point régnaient frayeur et volonté de maintien de l’ordre. Distance et peur avaient pris le pas sur la volonté de transformation politique et venaient de provoquer une nette fracture au sein du corps social de la ville. L’on avait pendu huit hommes et, dès le 12 juillet 1789, les « futurs » volontaires patriotes avaient tiré sur une foule qui, refusant l’emploi des machines, réclamait du pain et du travail. Il est intéressant de signaler à quel point cette crainte du désordre social était vive puisque le chef des volontaires n’hésita pas à faire rapidement appel aux troupes du duc d’Harcourt, futur « ex-gouverneur » de la place, pour l’aider à rétablir l’ordre.

10Le deuxième fait compromettant est celui de la présence de réfractaires, la ville étant devenue le refuge de nombreux prêtres insermentés. Après le 10 août 1792, le rapport du procureur-général-syndic Thieullen estimait leur nombre à trois mille, sans mentionner la présence des nobles. L’on comprend alors aisément l’assimilation à Coblence. Dans une lettre envoyée de Valognes et datée du 25 juin 17926, que reçut, mais ne publia pas le Journal de Rouen, se confirmait cette impression : « Vous devez posséder à Rouen un grand nombre d’émigrés de nos cantons ; il n’y en a pas moins à Coblentz, car nous avons ici beaucoup de ci-devant noblesse ». À l’évidence, en cas de menaces physiques, l’Angleterre était proche. Et si au sujet de ces prêtres et de ces émigrés, l’on ne pouvait parler de foyer d’agitation, pour notre propos, le sentiment d’une réalité contre-révolutionnaire se trouvait renforcé par l’attitude de la municipalité en place qui tolérait cette présence d’« émigrés » tant que ceux-ci promettaient de ne pas provoquer de désordres. Celle-ci était à ce moment à l’image de l’ensemble d’une administration départementale largement dominée par les Feuillants et les Monarchistes. Depuis juillet 1790, le président du Directoire du département était le marquis d’Herbouville, noble libéral. Bien qu’éliminé par le tirage, il fut réélu en septembre 1791, et les huit hommes qui composaient à ses côtés cet organe, étaient tous hommes de fonction et de pouvoir avant la Révolution. Fervents soutiens du roi, ils avaient des liens étroits avec les milieux d’affaires rouennais. Ils craignaient tout autant les revendications que les réactions populaires qui auraient pu menacer la sécurité des personnes et des biens. Par ailleurs ils soutenaient discrètement une presse royaliste efficace, le journal la Chronique. Quant à la municipalité renouvelée le 24 novembre 1791, elle était dominée par les négociants rouennais7. Attachement à la Constitution, au roi et à l’ordre, c’est dans cette ambiance feutrée, craintive, un peu en retrait que se produit un événement-révélateur qui confirme une réputation de plus en plus établie.

11Le 28 juin 1792, fut déposée sur le bureau de l’Assemblée le texte d’une pétition qui condamnait la journée du 20 juin 1792. Il rappelait son attachement à la Constitution et apportait ainsi son soutien au roi en condamnant toute violence. En substance, le roi c’était la Constitution donc s’en prendre à sa personne, c’était violer celle-ci. Il s’agissait d’une « Adresse » proposée par les citoyens-actifs de Rouen qui avait recueilli 1989 signatures. La ville comptant entre deux mille et deux mille cinq cents citoyens actifs, le succès de l’entreprise était impressionnant. Elle reprenait l’esprit d’une « Lettre du Directoire du département de la Seine-inférieure au roi » datée du 24 juin 17928, texte de soutien au roi9 10. Si la majorité de la population en était exclue, cette initiative demeurant l’apanage de la bourgeoisie d’affaires rouennaise, l’image qu’elle renvoyait de la ville renforçait sa réputation de tiédeur vis-à-vis de la Révolution. Toutefois il est vrai que le contenu du texte n’était ni contre-révolutionnaire ni même anti-révolutionnaire, il sous-entendait que la Révolution était arrivée à son terme, il confirmait l’attachement à la Constitution mais il était clair sur le point qu’aucune pression ou intervention populaires n’était tolérable. Modération politique et volonté d’ordre social le caractérisaient.

12Dans les jours qui suivirent l’envoi de ce texte à l’Assemblée, deux faits vinrent confirmer cette image. En premier lieu, ce fut un secret devenu celui de polichinelle, il s’agissait d’un projet d’évasion du roi. En réalité, une provocation sur laquelle se surimposa un faux pas, accrédité par une proposition officielle, puisque l’on envisagea le transfert de l’Assemblée législative à Rouen. La proximité de l’Angleterre et ses possibilités de refuge expliquaient ces deux projets. Celui de l’évasion du roi était le fruit de l’imagination du duc de la Rochefoucauld-Liancourt, noble libéral. En mai 1792, investi du commandement de la division militaire de Normandie, il l’envisagea rapidement comme un refuge pour le roi. Il écrivit alors à Bertrand de Moleville que la Normandie était « la province de France où le roi serait le mieux reçu, le plus en sûreté et la seule où il pouvait se réfugier sans outre-passer la limite fixée par la Constitution ». Certes, faire évader le roi n’était pas une idée nouvelle. Mirabeau y avait déjà songé, mais le projet avait été abandonné. Cette fois Liancourt avait tout organisé, engagé sa fortune et trouvé à Rouen en Herbouville un précieux allié. Mais le peu de discrétion de l’organisation, je cite ici Madame de Chastenay : « Mon oncle et le général concertèrent le plan d’une manière si peu discrète que tous les gens, que toute la ville étaient plus qu’eux dans le secret », donc le nombre de personnes dans le « secret », les atermoiements du roi –parce que l’enquête menée par le maréchal de camp Lefort faisait apparaître que les Rouennais aimaient beaucoup leur roi mais que la proximité de Paris et les risques de sanction qu’ils encourraient, les effrayaient – enfin le refus de la reine qui ne pardonnait pas à Liancourt ses idées réformatrices firent échouer le projet. Le 29 juillet, le roi avisa Bertrand de Moleville de son refus. Malouet insista, rien n’y fit. Après le 10 août11, les trois principaux protagonistes de l’affaire s’enfuirent en Angleterre. Mais le simple fait d’avoir envisagé cette solution montrait donc que l’on savait l’attachement des Rouennais pour le roi, tant qu’ils avaient semblé être prêts à le cacher, à l’abriter pour le soustraire à la tutelle parisienne. Mais leur tiédeur marquée n’effaça pas l’image que renvoyait la ville de Rouen. L’on oublia vite leur peu d’empressement pour ne conserver que le souvenir de ce possible refuge qu’aurait offert la ville.

13A cet ensemble vint s’ajouter le projet de transfert de l’Assemblée à Rouen, un projet légal cette fois. Celui-ci se développa parallèlement à celui qui prévoyait le départ du roi. Il s’agissait de mettre l’Assemblée hors de la portée des pressions populaires parisiennes. Ce transfert aurait entraîné automatiquement l’arrivée à Rouen du roi puisque selon la Constitution, celui-ci ne devait pas s’éloigner de plus de vingt lieues de l’Assemblée. Si l’affaire tournait mal, le roi pouvait toujours se réfugier au Havre puis rejoindre l’Angleterre. Le 15 juillet 1792, cette nouvelle paraissait dans la Chronique et dans le Journal de Rouen12 : « un député de Rouen demande qu’attendu que la municipalité de Paris n’a pas la force de faire respecter le corps législatif par le peuple des faubourgs Saint Antoine et Saint Marceau, l’Assemblée transporte ses séances dans la ville de Rouen13 ». Ce qui provoqua la célèbre interpellation : « Pourquoi pas à Coblence14 ? ». Le projet ne fut pas abandonné puisqu’il continua de susciter de vifs débats au club des Jacobins où l’on s’inquiétait des risques de Contre-Révolution qu’entraînerait son exécution. Encore le 8 août 1792, Merlin, faisant référence aux mauvais traitements qu’avait dû subir le député Vaublanc, déclara : « Demain ces messieurs doivent présenter à l’Assemblée, porter des plaintes des traitements horribles qu’ils auront éprouvés, dire qu’il n’est pas possible de conserver la liberté d’opinion au milieu d’une ville où on est sans cesse exposé et enfin faire la proposition de transférer l’Assemblée à Rouen15 ». Chabot ajouta : « Je dis que si l’Assemblée nationale décrétait sa translation, elle décréterait la contre-révolution. Depuis longtemps, on connaît l’esprit qui règne à Rouen16 ». Le 10 août changea la donne et le projet passa aux oubliettes. Mais les inquiétudes que suscitaient cette proposition révèlent à quel point la ville de Rouen paraissait peu sûre aux hommes de la Révolution, semblait un repaire contre-révolutionnaire.

14Certes cette accumulation était plus que compromettante et pourtant après le 10 août la nouvelle municipalité fit de gros efforts pour répondre aux attentes parisiennes et pour infirmer sa réputation. En premier lieu, elle se débarrassa des prêtres réfractaires et elle poursuivit son effort de guerre en l’amplifiant. L’œuvre accomplie par le district, ravitaillement humain, animal, fournitures, uniformes, manufactures d’armes, réquisition de locaux illustre tous les efforts du district pour répondre aux besoins de guerre et pour préserver ce lieu stratégique de rassemblement qu’était Rouen. Mais parallèlement paraissait toujours une discrète presse crypto-royaliste que l’affaire de la Rougemare conduisit les autorités à interdire.

15L’affaire de la Rougemare est le dernier épisode compromettant pour Rouen. La spécificité rouennaise s’y manifesta pleinement, les 11 et 12 janvier 1793. Le rédacteur de la Chronique, Leclerc, qui s’était déjà manifesté en publiant L’antilepsie pour Louis XVI17 s’engagea plus avant avec le Vœu d’un vrai français domicilié à Rouen18. Il écrit : « Être Français et ne pas contribuer à la défense du roi sont deux choses incompatibles ». Le 8 janvier 1793, il rédige un projet d’Adresse à la Convention qui commence par « Français, sauvez celui dont le seul crime est d’avoir été roi ». Ce jour, 300 personnes se réunissent devant le domicile de l’avocat Aumont, initiateur de cette mobilisation qui refusait que le roi soit jugé. Rouen se trouva alors la seule ville qui, de manière aussi ostentatoire, dénonça la tenue de ce procès. Leclerc fut arrêté à Saint-Lô. Les 11 et 12 janvier, la violence d’une émeute royaliste, dont le point de départ est la place de la Rougemare, se déchaîne contre les membres de la Société populaire. On remarque beaucoup de domestiques des grandes maisons rouennaises que leurs « maîtres » ont dépêchés pour faire le coup de main ! Aumont et Leclerc, transférés à Paris, y furent condamnés à mort par le Tribunal révolutionnaire. Immédiatement l’on assiste à un brusque coup d’arrêt jacobin. La société populaire « aide » vivement la municipalité à se radicaliser. Toutefois il est significatif de noter qu’à la Convention un seul député de Seine-inférieure, le montagnard Albitte l’aîné, ait voté la mort du roi sans l’assortir de la moindre condition.

16La suite de la période révolutionnaire nous montre une ville à l’aise dans les structures nouvelles, prudente, modérée, conservatrice sur le plan social et libérale sur le plan politique. Après le panache de l’an II qui n’était guère son fait, elle fut en parfait accord avec le moment thermidorien. L’épuration s’y fit en douceur, les jacobins, même au cours de l’an II, étaient demeurés modérés. Par exemple, la déchristianisation y avait été de velours, la ville aux « cent clochers » ne connut guère d’iconoclasme antireligieux. Parallèlement la ville s’inquiéta des agissements de la « Jeunesse rouennaise » et plus particulièrement de leurs actions violentes et extrémistes qu’ils teintaient d’un royalisme affiché au cours des émeutes de germinal an III. La ville continua de s’agréger, de s’intégrer à la vie nationale. Deux députés de la Seine-inférieure aux Cinq-Cents, Bailleul et Hardy, furent désignés pour faire « respecter » l’expression de la volonté républicaine du Directoire, dans le calme et la légalité. Ils étaient de cette commission qui surveillait, confirmait ou invalidait les élections en l’an V et en l’an VI. La promesse de stabilité politique et de maintien de l’ordre social la firent se rallier sans difficulté ni états d’âme au coup d’État de Brumaire, intégrée aux structures politiques nouvelles, en accord avec les valeurs libérales.

17Frilosité, hésitation, tiédeur, prudence, modération caractérisent la vie politique rouennaise composée d’un chassé-croisé entre soutien réel à la Constitution et au roi, crainte du désordre et frein à toute radicalisation. Il nous semble que se dégagent deux lignes de force, deux lignes directrices. Il existe une réelle volonté de transformation politique, d’intégration aux structures nouvelles, mais la pièce se joue sur un fond de rejet de transformation sociale, traduisant la volonté du maintien de l’ordre à toute force. En second lieu, la proximité de la capitale assorties des craintes d’intervention parisienne, puis le poids de la Convention rendant les représailles aisées expliquent les hésitations et la recherche de solution de compromis. Telles furent les explications de l’attitude rouennaise au début de la crise fédéraliste, les propositions faites par le procureur général syndic Anquetin de Beaulieu tentant de ménager les deux parties sont révélatrices à ce sujet19. Puis lorsqu’arriva la nouvelle du risque d’abriter le roi, ou de la présence de l’Assemblée sur son territoire, la témérité rouennaise n’alla jamais jusqu’à s’exposer à des représailles. Mais le simple fait d’avoir songé à elle comme refuge la compromettait. On aurait envie de dire qu’il n’y a pas de fumée sans feu !

18Certes, on demeure toujours dans la volonté du compromis, de l’arbitrage, de la prudence et des comportements raisonnées. La ville refuse la violence. Oui mais laquelle ? Cela dépend de quel côté on la juge nécessaire. Elle fut stigmatisée en condamnant le 20 juin 1792 mais on n’avait pas hésité une seconde en juillet-août 1789. Huit pendus en trois semaines ne renvoie pas une image de modération. Cela dépend de ce que l’on désire préserver ! La modération de la ville résultant du pragmatisme rouennais qui marque sa singularité en résistant à toutes les tentations extrémistes, sa prudence affirmée et affichée renvoie une image floue, explique ces pratiques et ces comportements frileux, caractérise une situation fluctuante alors que la ligne de conduite dépend toujours de la peur du désordre local et de celles d’éventuelles représailles parisiennes. Une telle ambiguïté masque son acceptation de la transformation révolutionnaire politique et ne fait apparaître en surimpression que la crainte sociale expliquant ces comportements hésitants, un peu en retrait telle cette mollesse tolérant la présence des prêtres ou un comportement singulier lors de l’affaire de la Rougemare. Cette accumulation n’est pas seulement du fait des Rouennais mais le résultat de leur réputation –ville-refuge pour le roi ou lieu plus sûr pour l’Assemblée–. Ces attitudes, issues de palinodies, qui ne sont ni contre-révolutionnaires, ni anti-révolutionnaires nous paraissent, sur le terrain local, le reflet des contradictions sociales nationales. Le microcosme rouennais constitue un centre d’expériences multiples peut-être parce que, dès avant 1789, la ville avait déjà une vie « politique », économique faite de contradictions que ses élites essayaient de masquer ou tentaient de contourner en proposant des solutions de type charité, ou en traitant des problèmes de misère d’individu à individu en refusant d’envisager la crise comme un problème global et social. L’événement révolutionnaire en révélant au grand jour la distance et les contradictions entre les divers intérêts de classe a poussé les autorités nouvelles à des prises de position politiquement intégratrices mais socialement conservatrices, expliquant cette image/représentation de faiblesse et de tiédeur révolutionnaires. Si Rouen a semblé flirter avec la Contre-Révolution, si elle l’a frôlée, la ville n’a pas joué sa partition sur le mode contre-révolutionnaire.