Thierry et Saint-Simon : micro-histoire d’une collaboration
p. 23-38
Texte intégral
1Pour les historiens de l’historiographie française d’après la Révolution, il paraît entendu que l’histoire libérale commence à Augustin Thierry, de même que, pour les historiens de la philosophie, le positivisme commencerait à Auguste Comte. Mais il se trouve que l’historien et le philosophe l’un et l’autre aux origines de profondes révolutions de leurs disciplines ont tous deux été notoirement les élèves de Saint-Simon.
2S’agissant d’Augustin Thierry, la tentation serait donc grande de s’en remettre aux conclusions avancées par Henri Gouhier dans son ouvrage ancien mais qui fait encore autorité sur La jeunesse d’Auguste Comte et la formation du positivisme. Ainsi que le titre ne le déclare pas, Saint-Simon en fait l’essentiel des frais, puisque, sous l’érudition de l’information et la rigueur de la démonstration qui sont de mise dans une thèse, tout y vise à réduire son rôle à celui d’un brillant causeur, habile à se saisir des meilleures idées d’autrui, mais incapable de les mettre en système autant que de s’exprimer par écrit. Dans le cas d’Augustin Thierry, en faveur duquel la méthode est d’abord testée, comme dans celui de Comte, à propos duquel elle s’épanouit, la lecture est entièrement orientée vers le moment et par le récit d’une rupture censée avoir été entière et définitive, qui voit le disciple prendre son envol et le maître réduit à se chercher un nouveau secrétaire. À suivre Gouhier, c’est Thierry qui, par sa contribution à L’Industrie, aurait produit « le premier exposé industrialiste », et c’est même lui qui, plus généralement, entre 1814 et 1817, aurait « fait découvrir [à Saint-Simon] le libéralisme politique, puis le libéralisme économique1 ».
3 Indépendamment du choix fait, en l’occurrence, de mener l’instruction entièrement à charge contre Saint-Simon, sans doute coupable d’un péché originel de socialisme, le principal travers d’une telle démarche saute aux yeux : elle nie par principe la réalité d’une production collaborative entre les individus comme celle d’un minimum de porosité entre les systèmes d’idées, pour y substituer le face-à-face irréductible d’auteurs et d’œuvres essentialisés.
4C’est bien pourquoi, dans une première approche, il vaut mieux souscrire au bilan beaucoup plus substantiel que Jean Walch a esquissé de l’apport de Saint-Simon à Thierry, à une importante erreur près, et en dépit de l’usage peu critique qu’il fait, de son côté, de la discutable et discutée notion d’« influence2 ».
5Mais l’expérience de la récente édition des œuvres complètes de Saint-Simon3 ne tend pas seulement à montrer que ce penseur atypique mérite bien de se voir redonner pleinement la cohérence, la rationalité et le rôle séminal qui lui ont été contestés. Elle instruit également sur le risque, inhérent au besoin excessif que nous éprouvons parfois d’identifier des idées à un « auteur », de méconnaître la dimension collective des cadres et du processus de la création intellectuelle.
6Dans l’intérêt de la connaissance de Thierry aussi bien que de Saint-Simon, il me semble donc qu’il convient de focaliser l’attention non pas tant sur les motifs et les circonstances de leur séparation, que sur les fruits et les effets de leur collaboration, et ce en se défiant le plus possible des idéologisations rétrospectives qui n’ont que trop brouillé l’interprétation. C’est ce que je me propose de tenter, principalement sur le corpus de leur période de formation commune, pour ouvrir les voies de relectures croisées et plus équilibrées de leurs œuvres ultérieures.
7J’en profiterai au passage pour grossir un peu l’échelle et, à travers eux, observer du même coup, au ras de ce corpus, la relation entre deux disciplines, la philosophie et l’histoire, dont le grand renouveau, justement, commence alors à s’opérer, pareillement, par un double processus de conjonction et de division.
Ce que disent les sources biographiques
8Un rappel critique succinct des sources va me servir à poser les termes du problème.
9Le classique récit qu’en 1835, Thierry fait lui-même de sa vocation d’historien, dans Dix ans d’études historiques, vaut ici d’être relu en premier, autant pour ce qu’il ne dit pas que pour ce qu’il dit :
« En 1817, je coopérais à la rédaction du Censeur européen, la plus grave et, en même temps, la plus aventureuse, en théorie, des publications libérales de cette époque. À la haine du despotisme militaire, fruit de la réaction contre le régime impérial, se joignait en moi une profonde aversion des tyrannies révolutionnaires et […] un certain dégoût pour les institutions anglaises, dont nous n’avions alors qu’une odieuse et ridicule singerie. Un jour que, pour étayer cette opinion […], je venais de relire attentivement quelques chapitres de Hume, je fus frappé d’une idée qui me parut un trait de lumière, et je m’écriai en fermant le livre : “Tout cela date d’une conquête ; il y a une conquête là-dessous.” Sur-le-champ, je conçus le projet de refaire, en la considérant de ce nouveau point de vue, l’histoire des révolutions d’Angleterre ; et la première partie de mon esquisse historique, le premier essai que j’eusse jamais tenté en ce genre, parut bientôt dans le Censeur européen4. »
10Seule référence, mais insistante : l’étiquette de libéral. Pas un mot de Saint-Simon ni des opuscules publiés, auparavant, en tant que son « élève » et, la même année, en tant que son « fils adoptif5 ». Pas un mot non plus, il est vrai, d’autres fructueuses fréquentations, par exemple de Charles Comte et de Dunoyer, les codirecteurs du journal évoqué. Mais à l’inverse, la revendication pour soi seul d’une intuition, celle de la conquête territoriale comme clé d’explication de l’histoire.
11Or parmi les contemporains attentifs à la carrière du jeune académicien, bien peu pouvaient n’avoir pas eu vent, peu ou prou, de ses trois ans de compagnonnage idéologique et d’amitié intime avec Saint-Simon. Le propos sonne ainsi comme une implicite revendication ad hominem de totale autonomie.
12Dans son livre de 1996, la dernière biographe de Thierry, Anne Denieul Cormier, résume fort bien l’état du sujet, depuis la proposition d’embauche faite et acceptée au cours de l’hiver 1813-1814 jusqu’à l’éloignement, en 1817, survenu ou étiré entre les mois de février et de juin, voire, au plus tard, d’octobre6. Or une source neuve a, depuis lors, été mise au jour, les Mémoires de Justine Guillery, dont l’auteur et l’héroïne rapporte ses jeux, ses lectures et ses chastes amours de jeune fille avec Augustin, au sein de la poignée de jeunes gens passionnés de politique, et en majorité normaliens, qui constituaient alors l’entourage du philosophe. Rédigé plus de vingt ans après les faits, mais fiable sur l’essentiel, ce témoignage se concentre sur la période de la vie commune et des débuts de la collaboration, lorsque, chassé par l’invasion ennemie de son poste à Compiègne, Thierry avait trouvé refuge auprès de Saint-Simon. Celui-ci, spécifie Justine, « composait des livres avec Thierry qui rédigeait le plan et corrigeait le style ». À regarder de près, en outre, les évocations des envois que les deux hommes faisaient à Justine de « leurs travaux » sitôt sortis de presse, il y a tout lieu d’en induire que la question de savoir lequel des deux aurait été le plus fondé à s’en dire l’auteur ne se posait pas au quotidien7.
13Pour la suite, c’est au « secrétaire inconnu » que l’on peut se reporter, dans un premier temps, comme le fait Anne Denieul Cormier, pour savoir comment, à partir de 1816, grâce à une alliance conclue avec « quelques hommes éminents » appartenant au « parti qu’on nommait libéral » et dont « les opinions se rapprochaient beaucoup des siennes8 », le cercle initial et informel de jeunes gens fit place à une équipe de rédaction organisée sur le mode professionnel. Selon cet autre témoin, visiblement lié à Thierry, mais qui n’a pas pu être identifié9, son patron, après avoir emménagé dans « un appartement convenable », y réunissait à sa table, les jeudis, « ses collaborateurs » et « quelques amis », tous « gens de lettres » ou « artistes », pour « discuter » des « sujets à traiter dans le volume du mois » :
« M. de Saint-Simon écoutait plus qu’il ne parlait pendant les débats, qu’il avait soin de ramener et de maintenir sur la question, quand ils s’en écartaient ; puis il en faisait ensuite le résumé avec une justesse et une précision remarquables10. »
14Quant à la part d’invention intellectuelle assumée par Saint-Simon, le secrétaire, qui ne se compte pas parmi les « collaborateurs », rapporte que l’habitude de celui-ci était de se mettre au travail aux petites heures du jour, « souvent fort près de minuit », et de le tirer du lit chaque fois qu’il désirait « saisir », en la lui dictant, « une idée qu’il ne voulait pas perdre11 ». Outre la confirmation du fait que le directeur de L’Industrie ne s’en remettait à personne pour élaborer ses idées, mais préférait écrire, si l’on peut dire, de tête, et non pas de sa propre main, à la manière qu’on imagine volontiers être celle des élites de l’Ancien Régime, l’intérêt de ce témoignage domestique en ce qui concerne Thierry est de mettre l’accent sur l’absence de désaccord déclaré. « Plusieurs mois s’étaient écoulés ainsi, poursuit le secrétaire, lorsque, pour des causes que je n’ai jamais bien sues, la subvention mensuelle prit fin, et, avec elle, l’espèce de société dont elle était la base. » Et de préciser : « M. Thierry s’était séparé depuis peu de M. de Saint-Simon pour vivre indépendant12. » Mais à en croire le même témoin, qui dit avoir à son tour choisi de s’en aller dès la dissolution de facto de l’équipe, ce n’est pas une quelconque opposition doctrinale qui aurait provoqué cette double désertion, à la différence de ce qui devait se passer plus tard avec Comte. Tout au contraire, à cette époque, assure-t-il, « Saint-Simon n’avait encore ni donné ni même conçu aucun système particulier d’organisation sociale ou même scientifique », mais seulement produit « quelques aperçus » et « soulev[é] des questions détachées », sans pouvoir rien lier ni construire. La version du secrétaire ne souffre d’aucune ambiguïté :
« Quoi qu’il en soit, c’est cette obscurité de ses idées, son incertitude du principe auquel il devait les rattacher, qui amenèrent le départ de M. Augustin Thierry. Le jeune savant […] tourmenté jusques aux larmes par les pressantes et continuelles instances de M. de Saint-Simon pour obtenir sa collaboration, aima mieux le quitter que de travailler à ce qu’il ne pouvait comprendre13. »
15Mais ce récit irénique est contredit par une remarque d’Augustin Augustin-Thierry, tout aussi plausible et devenue invérifiable depuis la disparition accidentelle de la correspondance et des papiers conservés par la descendance d’Amédée. Selon le petit-neveu de l’historien, « bien mieux » que dans « les circonstances de fait », les motifs de la séparation seraient à chercher dans le refus de son aïeul de subir plus longtemps la « volonté tyrannique » de son père adoptif et patron, en même temps que dans une « inconciliable opposition des idées14 ». Pour être rapportée au conditionnel, l’anecdote livrée à l’appui de cette assertion joue en effet sur deux plans à la fois, évoquant un heurt de personnalités aussi bien qu’un différend politique de fond, lequel, si on l’entend bien, n’était pas loin de recouvrir l’opposition monarchie vs république :
« Je ne conçois pas d’association sans le gouvernement de quelqu’un, se serait un jour écrié Saint-Simon.
— Et moi, riposta Thierry, je ne conçois pas d’association sans liberté15. »
16Aussi bien le même Augustin Augustin-Thierry exclut-il de son récit de la séparation un fait dont il diffère la mention à un chapitre plus loin, alors même que des esprits terre à terre pourraient y voir une explication complémentaire, voire alternative :
« Au lendemain des élections de 1817 [autrement dit, à une date assez peu postérieure au 20 septembre de cette année-là], Augustin Thierry accepta donc avec empressement les propositions de Laffitte qui lui offrait deux cents francs par mois pour écrire ses discours d’apparat. Il recevrait également quinze cent francs annuels de Basterrèche pour la même besogne oratoire16. »
17Liée à l’évocation, à la file, de l’introduction du jeune homme dans les salons de Mmes de Duras et de Broglie, en 1817 encore17, ce changement d’employeur laisse à conjecturer que, sitôt après s’être acquis une petite réputation de plume, le disciple préféra faire affaire directement avec les bailleurs de fonds libéraux de son maître. D’autant que celui-ci, suivant le « secrétaire inconnu », avait alors quelque difficulté à les convaincre de maintenir leur aide, en raison, précisément, d’une malencontreuse polémique qu’il venait de soulever dans les journaux sur le sujet, idéologiquement très sensible, d’une « morale terrestre » selon lui destinée à remplacer le christianisme dans un avenir plus ou moins proche18. Il est tout à fait vrai cependant, comme le soulignent le secrétaire inconnu et à sa suite Anne Denieul Cormier, entre autres, qu’à cette audace près, Saint-Simon, du moins dans ses écrits véritablement publics, c’est-à-dire politiques, n’avait pas dévoilé encore la partie éthique de son système. Reste que, comme on va voir, dès avant sa période Thierry, pointaient déjà, sinon son socialisme, selon la qualification quelque peu anachronique d’Augustin Augustin-Thierry19, du moins la singularité de sa position dans les rangs de l’opposition de gauche, et sa préconisation d’un changement total de système social, religion comprise.
Saint-Simon avant Thierry
18Rien ne permet de déterminer au juste ce que Thierry a pu connaître des grandes ambitions auxquelles Saint-Simon s’est successivement essayé avant leur rencontre : « inventer une religion supérieure à toutes celles qui ont existé20 », concevoir un « plan d’organisation sociale » continuant ceux de Rousseau et de Condorcet21, fonder les bases des « travaux scientifiques du xixe siècle » en lançant une nouvelle Encyclopédie22… L’objet symbolique et la trace la plus tangible du début de la relation est cet exemplaire incomplet du Mémoire sur la science de l’homme que conservent les Archives municipales de Blois23, et dont il fut un des premiers destinataires, au cours de l’hiver 1813-1814, en vue d’une éventuelle recension dans un journal et à l’appui d’une proposition d’embauche. Un indice suggère cependant que Thierry en sut, d’emblée, bien davantage que le contenu du seul Mémoire, directement ou par l’intermédiaire d’une connaissance commune. Car si, dans sa lettre de réponse, il évoque effectivement le texte en question, pris isolément, comme une « histoire des progrès de l’esprit humain fondée tout entière sur des faits, et remplie d’idées neuves et ingénieuses », le jeune professeur avertit que, par prudence envers sa hiérarchie, il se gardera pour sa part de dévoiler au public « le but et le plan de tout l’ouvrage24 ». Or ceux-ci ne sont explicités que dans un additif au texte, où les considérations sur la physiologie sont inscrites dans la perspective de la prochaine publication d’une nouvelle « théorie scientifique générale, basée sur l’idée de la gravitation universelle25 ». Développant la péroraison du Mémoire à l’adresse des médecins (« Messieurs, je n’ai qu’une passion, celle de pacifier l’Europe ; qu’une idée, celle de réorganiser la société européenne26 »), Saint-Simon y fait part de sa conviction que, de l’« application de cette nouvelle théorie générale à la science politique », se déduira « la réorganisation de la société européenne au moyen d’une institution générale commune à tous les peuples qui la composent ». Laquelle institution prendra la forme d’une « corporation des savants » ou d’un nouveau « corps sacerdotal » – chacun étant libre, pour l’expression à retenir, de choisir entre les deux registres, le laïc ou le religieux, suivant son « degré de lumière27 ». Douze ans avant son Nouveau christianisme (1825), Saint-Simon, en clair, propose donc déjà une refondation religieuse. Bien plus, compte tenu de la guerre sévissant sur le continent, il ne craint pas d’inviter les savants à passer eux-mêmes à l’initiative et, sans plus attendre la formation de la nouvelle doctrine, à hâter le processus pratique en procédant au plus vite à l’élection, à Rome, du « premier pape de la nouvelle théorie scientifique ». C’est à ce chef spirituel qu’il reviendrait alors d’appeler Anglais et Français à ramener la paix sur le continent en acceptant de poser enfin des bornes à leurs égoïsmes nationaux28.
19Avec une grande constance, Saint-Simon reprend ici, en l’adaptant à la conjoncture, le dispositif qu’il avait imaginé, au temps du Consulat, dans ses Lettres d’un habitant de Genève à ses contemporains (1802-1803), sous la dénomination de « conseil de Newton29 ». Thierry, très probablement, ne connut pas ce premier écrit, que les saint-simoniens stricto sensu ne découvrirent eux-mêmes que beaucoup plus tard30. Mais ce que le secrétaire inconnu subsume sous les qualifications péjoratives d’« obscurité des idées » et d’« incertitude du principe » et à quoi il impute la future rupture31 est, indubitablement, déjà présent. En était-il déjà gêné, et aurait-il déjà qualifié de la sorte des positions qui, exprimées comme des vues d’avenir, situaient leur défenseur à l’avant-garde du combat contre l’alliance du trône (bourbonien) et de l’autel (catholique) ? Il n’est pas impossible que ce soient justement ces positions qui l’aient attiré, et qu’elles lui soient d’abord plutôt apparues comme lumineuses et tranchant sur la confusion idéologique des diverses oppositions à Napoléon et aux Bourbons. C’est ce que laisse à penser le succès de Saint-Simon auprès du groupuscule de normaliens qui l’entoure et auquel lui-même, Thierry, se rattache par son ami Péclet32.
20Il convient d’autre part de remarquer, pour compléter cet état des lieux initial, qu’en 1814, Saint-Simon ne fait pas encore figure de maître, ni même d’auteur. Malgré ses 54 ans, il n’a encore, à proprement parler, rien publié33 et n’exerce par conséquent sur ses jeunes amis que l’autorité due à son âge et à son nom, au prestige de sa riche expérience, et au capital cumulé d’une réflexion de fond, entreprise de longue date, sur les causes d’une crise de société dans laquelle il diagnostique des lacunes majeures de la Révolution. Loin d’être le maître qu’impliquerait en retour la qualification d’« élève » sous laquelle Augustin Thierry est présenté comme coauteur de la brochure qui va les lancer tous les deux, De la réorganisation de la société européenne, le Saint-Simon de 1814 est un quasi-inconnu. Comme publiciste et comme maître à penser, il va se construire en même temps que son élève et avec lui.
21L’initiative pour laquelle Saint-Simon s’adjoint Thierry est certes inspirée par les circonstances : la chute de l’Empire, l’instauration d’une monarchie constitutionnelle, et la réunion, à Vienne, d’un congrès international en vue de la définition d’un nouvel ordre européen. La censure napoléonienne ayant été levée par la défaite, il y a, dans l’espace de liberté ainsi paradoxalement rouvert par le retour des Bourbons, à la fois, possibilité, opportunité et urgence d’aborder le terrain politique. Mais l’embauche du jeune homme obéit aussi et d’abord à une motivation plus ancienne, dont le début de sa lettre de janvier 1814 paraît une reformulation en forme d’acceptation : « Vous avez écrit pour les savants, je dois écrire pour les gens du monde34. » Il ne s’agit pas seulement de changer de sujet, mais aussi et surtout de destinataires, et par conséquent de style, de genre, de support, de carrière.
Le moment Thierry de Saint-Simon et le moment Saint-Simon de Thierry
22Pour peu que l’on accepte l’hypothèse d’une certaine porosité jusque dans les textes signés d’un seul nom, le corpus concerné, à l’intersection des bibliographies respectives des deux auteurs, est loin d’être mince. À s’en tenir à la période de janvier 1814 à octobre 1817, outre les deux textes cosignés, De la réorganisation de la société européenne (par « M. le comte de Saint-Simon et A. Thierry, son élève », octobre 1814), et Opinion sur les mesures à prendre contre la coalition de 1815 (par « H. Saint-Simon et A. Thierry », 18 mai 1815), sont à prendre en compte, dans leur ensemble, les deux premiers tomes au moins du semi-périodique qu’est L’Industrie, dont seule la seconde partie, intitulée « Politique. Des nations et de leurs rapports mutuels », etc., est signée par « A. Thierry, fils adoptif de H. Saint-Simon », mais aussi son prospectus et ses circulaires ; les deux articles signés de Saint-Simon dans le premier Censeur de Comte et Dunoyer (janvier et mars 1815) ; le prospectus du Défenseur des propriétaires de domaines nationaux (par « le Comte de Saint-Simon et d’autres gens de lettres », c. janvier-février 1815) ; une note manuscrite adressée à Carnot, ministre de l’Intérieur des Cent-Jours (printemps 1815) ; et, enfin, Quelques idées soumises par M. de Saint-Simon à l’assemblée générale de la société d’instruction primaire (1816). À quoi sont à ajouter, du côté de Thierry, outre la partie déjà mentionnée de L’Industrie, quelque dix articles du Censeur35. Du corpus ainsi délimité, un seul petit texte est à retrancher, la lettre À MM. les électeurs de 1816, faussement attribuée à Saint-Simon par une tradition remontant au dictionnaire des anonymes de Barbier : son contenu ultraroyaliste, incompatible avec les opinions des deux hommes, aurait dû retenir Smithson d’y reconnaître le brio rhétorique qui, de manière effectivement plausible dans tous les autres cas, lui paraît la marque distinctive de Thierry par rapport à son patron36.
23Un examen sur le fond de la première et principale brochure du corpus commun permet de vérifier avec certitude que l’essentiel en provient de Saint-Simon, mais aussi à quel point, pour le secrétaire, les échanges en vue de sa rédaction durent être stimulants et formateurs.
24De la réorganisation de la société européenne frappe à la fois par la réaffirmation centrale de quelques-unes des idées les plus fortes de Saint-Simon, par la constance dans le mode de raisonnement, et par la soudaineté des changements d’objet et d’optique. Centraux auparavant, le système du monde et la physiologie, l’infiniment grand et l’infiniment petit, disparaissent subitement du champ de l’attention au profit de la seule société contemporaine. Le point de vue de la « science politique » y remplace par conséquent celui la « science générale », et l’effort, qui dominait les écrits scientifiques, pour modéliser les progrès de l’esprit humain depuis l’Égypte antique, est remisé au profit d’une focalisation sur l’histoire religieuse de la seule Europe, d’une part, et, d’autre part, sur l’histoire comparée des révolutions anglaise et française. Mais le sujet s’impose trop évidemment. Sont en revanche autant de constantes de Saint-Simon le postulat positif que « la méthode des sciences d’observation doit être appliquée à la politique37 », la conception sociologique de la religion comme expression des « rapports politiques38 », l’attention à « la marche de l’esprit humain39 », l’opposition entre la philosophie « révolutionnaire » du siècle précédent et la philosophie « organisatrice » que doit se donner le xixe siècle40, ou encore l’emprunt à l’abbé de Saint-Pierre de sa perspective de paix perpétuelle41 et, surtout, l’idée d’une alliance franco-anglaise42. Pareillement l’éloge paradoxal du modèle médiéval d’organisation européenne et le reproche fait à Luther de l’avoir démoli, qui ouvrent l’argumentation43, forment-ils un leitmotiv ancien de Saint-Simon, rappelé dans son Travail sur la gravitation universelle44. Outre l’idée libérale du parlement commun, qui transpose au domaine politique l’idée ancienne chez Saint-Simon d’une nouvelle institution religieuse commune, le plus neuf réside dans le schéma en six temps de l’histoire moderne de l’Angleterre et de la France, que la Réorganisation présente comme pareillement vérifiable pour les deux pays, et dont il résulte que l’expulsion des Stuarts pourrait bien préfigurer, si Louis XVIII ne se ressaisissait pas, la « catastrophe » d’une nouvelle et définitive expulsion des Bourbons45. Reste que ce schéma découle lui aussi directement des spéculations caractéristiques de Saint-Simon sur l’application à l’histoire de la notion mathématique de série46.
25Pour prendre la mesure des effets sur Thierry de tels exercices intellectuels, il faut se figurer la nouveauté et la difficulté qu’ils représentaient pour un normalien de l’époque, frais émoulu d’une scolarité vouée, du côté des Lettres, à la pratique du vers latin et à d’abstraites dissertations de philosophie morale47. Le témoignage de Léon Halévy, un autre des jeunes amis de Saint-Simon, aide à concevoir l’éveil à la réflexion politique et historique qu’en ce contexte, la fréquentation quotidienne du vieux militant favorisa chez lui. Autant, rapporte Halévy, « ce qu[e Saint-Simon] dictait ou écrivait […] était lourd, pesant, mais plein de substance », autant sa conversation « avait du charme et de l’entraînement » :
« sa pensée était toujours neuve, hardie et paradoxale. Il avait une manière admirable de juger un livre, philosophique ou littéraire : il allait au fond, cherchait le cœur de l’ouvrage, et le mettait à nu avec une dextérité prodigieuse. Il n’avait pas une connaissance approfondie de l’histoire dans ses détails ; mais il la savait en masse, et la divisait philosophiquement avec une véritable supériorité48 ».
26C’est cette façon de penser l’histoire qui guide également L’Opinion sur les mesures à prendre contre la coalition de 1815. Dans la droite ligne de la Réorganisation européenne, elle y abonde une fois encore dans le sens d’une entente franco-anglaise49.
27De là à se plonger dans l’histoire de l’Angleterre pour nourrir de faits cette idée, en effet on ne peut plus paradoxale relativement au pic de l’hostilité franco-anglaise en 1815, il n’y a qu’un pas, effectué par Thierry, et vraisemblablement stimulé par de fréquentes discussions avec Saint-Simon sur le sujet. C’est en août 1817, par des considérations faisant suite aussi bien aux deux brochures qu’aux travaux collectifs de L’Industrie, que débute la publication dans Le Censeur de ses quatre articles intitulés « Vue des révolutions d’Angleterre » – l’état embryonnaire de la future Histoire de la conquête de l’Angleterre. Aux brochures, les articles empruntent leur problématique et leur discours de la méthode historique, qui, plus tard repris en tête de Dix ans d’études historiques, se trouve être la première formulation de la méthode de Thierry. Très critique envers le passé de la discipline, la déclaration qui en concentre l’expression en rajoute dans la direction positive apprise de Saint-Simon, jusqu’à revendiquer, afin de s’en démarquer, une sorte de juste milieu académique entre tenants et adversaires de l’analogie entre les révolutions anglaise et française. Le passage est connu, mais il n’a guère été lu sous l’angle pourtant primordial de la relation d’imitation-émulation par rapport à Saint-Simon qui en constitue la toile de fond non dite :
« On peut tout prouver par les faits, avec des systèmes et des allusions ; souvent, l’histoire n’est qu’un mensonge continuel ; et malheureusement, pendant que les faiseurs de livres la contournent à leur mode et en font un habit pour leurs pensées, ils la présentent aux peuples et aux hommes comme la vraie règle de leurs actions, l’institutrice qui enseigne à vivre, magistra vitae ; c’est qu’ils savent bien qu’ils sont cachés derrière, et qu’en préconisant l’histoire, c’est proprement leur esprit qu’ils vantent.
Sans proposer de notre chef aux Français l’exemple de la nation anglaise, sans nier cependant que cet exemple leur soit applicable ; sans mettre en avant aucune espèce de ressemblance dans la situation des deux peuples, mais aussi sans rejeter l’opinion de ceux qui y trouvent quelque rapport, nous allons essayer de décrire simplement et avec vérité les principales révolutions qui ont changé l’état des hommes en Angleterre. Dans ce récit, nous nous dépouillerons, autant qu’il nous sera possible, de toute vue politique prise d’avance, nous ne tiendrons nul compte des idées courantes ni même des mots qu’on échange tous les jours, sans trop en vérifier le titre ; enfin, nous chercherons à remonter toujours jusqu’aux faits, à laisser toujours parler les faits50. »
28Quant à la filiation avec L’Industrie, il suffit de reprendre l’incipit du récit de la « Vue des révolutions d’Angleterre » pour évaluer ce que le premier essai historique de Thierry doit à la thèse fondamentale de Saint-Simon sur l’importance capitale de l’industrie dans la structuration de la société tout entière :
« La terre qu’habite le peuple anglais fut envahie, dans le xie siècle, par une bande de Normands qui en força l’entrée et s’y campa. Cette armée prit possession du sol et des hommes qui vivaient dessus, comme d’un champ et de machines propres à l’exploiter51. »
29S’il est exact que le tout premier exposé en forme de l’idée selon laquelle « une nation n’est autre chose qu’une grande société d’industrie » figure sous la signature de Thierry lui-même, dans sa contribution personnelle au volume premier de L’Industrie52, c’est ici qu’il convient néanmoins, contre la lecture malveillante faite de Saint-Simon par Henri Gouhier, de renvoyer aux vigoureuses et tout à fait claires expressions de ce thème qui en ont été données dans les prospectus et les circulaires parus antérieurement et sous sa seule responsabilité53. Pareillement constate-t-on que la toute première occurrence chez Saint-Simon du thème des rapports Francs vs Gaulois, et plus généralement conquérants vs conquis, comme principe explicatif des rapports entre les classes sociales, appartient à une partie de L’Industrie parue entre la fin de mai et le début de juin 181854, soit près d’un an après l’éloignement des deux hommes, près de deux ans avant que Thierry et Guizot ne l’inscrivent au centre de leurs récits respectifs de la nation, et dix ans avant qu’Amédée Thierry, le frère cadet d’Augustin, n’en fasse application dans son Histoire des Gaulois (1828). Elle inaugure une impressionnante série d’autres occurrences, où Saint-Simon, en compagnie désormais d’Auguste Comte, systématise sa propre interprétation de l’affranchissement des communes par l’histoire de cette lutte et par sa théorie d’une « royauté communale ou gauloise » issue d’une alliance nouée par Louis XII entre les Gaulois et les monarques d’origine franque55. En conclura-t-on que le renversement des argumentaires de Boulainvilliers et de Montlosier au profit du système industrialiste ne doit rien à Thierry, ou bien que l’adoption de la thématique gauloise par Saint-Simon et sa forte prégnance chez lui, à partir de ce texte, constituent un effet à retardement de leurs échanges ? Poser la question, sans avoir les moyens d’y répondre, c’est souligner qu’il y a là, également, un bien intellectuel commun aux deux auteurs, fondamental au même degré pour leurs trajectoires respectives et dont l’existence dans le discours social leur préexiste à tous deux56.
Épilogue : Thierry plus saint-simonien que Saint-Simon ?
30Si, dès avant 1830, Thierry, s’autonomisant, infléchit sa méthode, le motif n’en est pas forcément à chercher dans son rapport à Saint-Simon, mais peut-être plutôt, au contraire, dans ses propres aspirations à pratiquer une histoire moins politique, moins logique, donc moins philosophique, et plus descriptive. Il n’est qu’à voir comment ses explications méthodologiques parlent au passé des effets heuristiques qu’il a puisés dans ses croyances politiques et prônent la méfiance envers « les systèmes ingénieux, mais trop légèrement conçus, de la plupart des historiens modernes57 », ou envers « les subtilités de l’argumentation logique » susceptibles de n’être pas « sans danger pour la vérité58 ». Sont notamment visées, à n’en pas douter, la philosophie du progrès de Saint-Simon et sa périodisation de l’histoire par séries.
31Sur les années militantes de lutte contre les ultras que sont, pour la génération de Thierry, les dernières années de la décennie 1820, est-il cependant bien pertinent de projeter une réaction individualiste qui ne s’amorce qu’avec le désenchantement consécutif à juillet 1830, et qui ne se généralise guère qu’à partir des années 1840, singulièrement après juin 1848 ?
32Contrairement à l’opinion répandue, à la suite en particulier du portrait libéral qu’Augustin Augustin-Thierry projette rétrospectivement de son grand-oncle au vu de ses évolutions ultérieures, rien en effet ne prouve qu’au temps et dans les lendemains de leur collaboration, Thierry et Saint-Simon aient été en désaccord sur la hiérarchie de valeurs à établir entre liberté de l’individu et intérêt général. Malgré l’individualisme qui lui est souvent prêté, Thierry, autour de 1820, se dit avant tout soucieux de « raconter les aventures de la vie sociale et non celles de la vie individuelle59 », de même que Saint-Simon, lui, refuse que « le maintien des libertés individuelles [puisse] être le but du contrat social60 ». N’est pas non plus en cause la nuance de socialisme étatique dont Augustin Augustin-Thierry gratifie Saint-Simon, de manière également discutable61.
33Une indication biographique aide toutefois à surprendre et préciser un point de théorie qui constitue une réelle divergence entre le philosophe et l’historien et qui, sur l’échiquier politique de l’époque, tend à situer le second non pas à la droite, mais quelque peu à la gauche du premier. C’est Gustave Hubbard, un secrétaire d’Olinde Rodrigues, qui, consignant tardivement des souvenirs de l’ultime disciple de Saint-Simon, me paraît le mieux nous mettre sur la piste, lorsqu’il rapporte comment, peu avant sa mort, en 1825, ce dernier aurait réagi à l’Histoire de la conquête d’Angleterre :
« Saint-Simon la lut pendant la dernière période de sa maladie, et il exprima souvent la pensée qu’il trouvait l’ouvrage de son ancien élève supérieur, regrettant toutefois de n’en pas approuver le point de vue philosophique, l’auteur s’y montrant principalement l’historien des races vaincues, et n’ayant pas su voir le progrès social dans l’avènement des Normands62. »
34La réserve, en somme, porte sur l’espèce de « partialité » de race ou de classe en faveur des vaincus dont, justement, Thierry revendique les vertus heuristiques63. Elle est de prime abord surprenante de la part de Saint-Simon, dans la mesure où lui-même ne se prive pas de critiquer « l’esprit de domination » selon lui insufflé par les Francs aux lois et aux tribunaux de leur royaume, au lieu de « l’esprit de civilisation » qui, dit-il, aurait dû les animer64. Son propre mouvement le porte le plus souvent à se situer du côté des Gaulois contre les Francs tout autant que Thierry se place du côté des Saxons contre les Normands. Contre les tentations bourboniennes de retour à l’absolutisme de Louis XIV, il vante volontiers les avantages d’un type de monarchie élective qu’il fait remonter aux traditions gauloises65. Mais il est vrai, par ailleurs, que son postulat de la loi du progrès l’amène à rendre aux vainqueurs ce qui revient aux vainqueurs : jamais il ne revient sur son appréciation élogieuse de Charlemagne comme organisateur de la société européenne féodale, ni ne condamne, au contraire, la politique de christianisation par la force qu’il montre avoir été celle de l’empereur des Francs envers ses vaincus, les Saxons66. Pour le présent, la vivacité de ses attaques contre les frelons67 ne l’empêche pas d’épargner la fonction du roi constitutionnel et de prodiguer ses conseils pour la sauvegarde du trône68.
35La lecture, en revanche, des articles de Thierry dans Le Censeur, plus encore que de son livre, déjà quelque peu assagi, de 1825, laisse assez vite ressortir une critique sociale véhémente et fréquente qui n’est pas sans rappeler, jusque dans le vocabulaire, la radicalité du discours manichéen tenu par les saint-simoniens contre les oisifs entre 1829 et 1831, dans les années où le ton de leur politique est donné par l’ancien chef de la Charbonnerie, Saint-Amand Bazard. Chez Thierry publiciste, un verbe, en particulier, exploiter, et une hantise, celle de l’exploitation d’une partie de la société par une autre, reviennent sans cesse dans le propos. À preuve, ce choix d’occurrences relevées entre 1817 et 1818, dans des contextes par ailleurs imprégnés par la pensée et par le vocabulaire typiques de Saint-Simon :
« Un homme qui se plaisait à exploiter les producteurs au nom de la souveraineté démocratique est tout prêt à les exploiter de nouveau au nom de la souveraineté monarchique69. »
« Nous l’avons déjà dit : il n’y a plus que deux nations ; ce sont les hommes de la liberté et les hommes du pouvoir ; ceux qui veulent vivre en travaillant sur les choses, et ceux qui veulent vivre en travaillant sur les hommes70. »
« Les communes ont péri, et leur bon sens avec elles […]. Ce sera, nous le pensons, le progrès de ce siècle, de ressusciter leur esprit, de l’inspirer à de plus grandes masses d’hommes, et d’opposer la ligue de la civilisation à la ligue des dominateurs et des oisifs71. »
« Avant l’usurpation de l’armée anglaise, on n’avait jamais eu l’exemple de ces détails de tyrannie : l’exploitation se faisait en grand. […] on voulait que chaque homme fût tenu en surveillance à toutes les heures, pour être rappelé sans cesse à son devoir de nourrir les gouvernants72 […]. »
36Or vérification faite par des requêtes automatiques à travers les fichiers numériques de ses œuvres complètes, jamais, pour sa part, Saint-Simon n’emploie le verbe exploiter avec un ou des hommes pour complément d’objet direct, et dans un sens économique. À propos de la noblesse ancienne et de la noblesse d’Empire, le futur auteur de la « Parabole des abeilles et des frelons » écrira par exemple que « chacune de ces deux classes parasites exploite à son profit la force politique à laquelle elle s’est attachée73 ». Si ce n’était pas là une question théorique majeure, mais seulement une affaire de lexique et de rhétorique, la proposition d’abolir l’exploitation de l’homme par l’homme qu’inventera et formulera, en 1829, l’Exposition [par les saint-simoniens] de la doctrine de Saint-Simon74 n’aurait pas fait florès au point d’être reprise par Marx, en 1848, dans le Manifeste du Parti communiste. Aussi n’est-il pas déraisonnable d’avancer l’hypothèse que, non content d’avoir aidé Saint-Simon à nourrir d’un contenu historique son système industrialiste, tout en assimilant lui-même, avant de s’en dissocier, sa philosophie du progrès et sa méthode d’analyse de l’histoire, Thierry pourrait bien aussi, dans le domaine de la théorie sociale, avoir joué le rôle d’un chaînon de transmission entre Saint-Simon et les saint-simoniens et, dans ce rôle, avoir contribué à radicaliser la lecture du premier par les seconds75.
Notes de bas de page
1 Voir Gouhier Henri, La Jeunesse d’Auguste Comte et la formation du positivisme, t. III : Auguste Comte et Saint-Simon », Paris, Vrin, 1941 ; rééd., Paris, Vrin, 1970, p. 155, y compris la note 6 de bas de page. En réalité, Saint-Simon s’est intéressé aux cours de Jean-Baptiste Say dès juillet 1813 (voir sa lettre du 13 juillet 1813 à son cousin, M. de Montmorency dans le fonds Alfred Pereire, Bibliothèque nationale de France, ms. Nouv. Acqu. Fr. 24605, f° 33 r°). Tout indique, à commencer par sa lettre de janvier 1814 à Saint-Simon (évoquée infra) qu’il a été l’introducteur du jeune Thierry au Censeur de Charles Comte et Dunoyer, l’organe le plus avancé et le plus intelligent de l’opposition de gauche entre 1814 et 1819, et dans les salons où se réunissaient les libéraux (alors plutôt nommés les « indépendants »). Au vu de son passé, de son statut social et de ses écrits antérieurs, conjecturer qu’il aurait eu besoin de Thierry pour avoir connaissance des idées issues de la Révolution et des milieux qui les portaient est d’autant plus aberrant que celui-ci allait à peine sur ses 19 ans et en était seulement à faire son entrée dans la vie active lorsqu’il le connut, âgé, lui, de 54 ans.
2 Voir Walch Jean, Les Maîtres de l’histoire : 1815-1850, Paris/Genève, Honoré Champion/Slatkine, 1986, chap. ier, en part. p. 64. L’erreur porte sur la théorie de l’alternance des époques critiques et des époques organiques que Jean Walch prête à Saint-Simon : elle constitue en réalité une extrapolation développée par les seuls saint-simoniens, mais sous son nom, ce qui excuse l’erreur de la plupart des commentateurs.
3 Saint-Simon Henri, Œuvres complètes, éd. Juliette Grange, Pierre Musso, Philippe Régnier et Franck Yonnet, 4 vol., Paris, Presses universitaires de France, 2012. C’est à cette édition (désormais O. c.) que renvoient toutes les références relatives aux textes de Saint-Simon.
4 Dix ans d’études historiques, p. ii-iii.
5 Ces mentions sont affichées sur les pages de titre, respectivement, de l’Essai sur la réorganisation de la société européenne et de la « seconde partie » du tome Ier de L’Industrie (voir O. c., t. II, p. 1235 et 1424).
6 Denieul Cormier Anne, Augustin Thierry, l’histoire autrement, Paris, Publisud, 1996.
7 Mémoires de Justine Guillery, éd. Marie-Paule de Weerdt-Pilorge, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, p. 77 et p. 89.
8 Voir Anonyme, « Notice sur Saint-Simon et sa doctrine et sur quelques autres ouvrages qui en seraient le développement », Bibliothèque historique de la ville de Paris, C. P. 3704 (ancienne cote : ms. 18591), cité d’après sa transcription par Pereire Alfred, Autour de Saint-Simon. Documents originaux, Paris, Honoré Champion, 1912, p. 185.
9 Il pourrait s’agir d’Amédée Thierry, le frère cadet de l’historien. Voir la notice sur « Les secrétaires de Saint-Simon », dans Saint-Simon Henri, O. c., t. IV, p. 3223-3225.
10 Pereire Alfred, op. cit., p. 186.
11 Ibid., p. 188.
12 Ibid.
13 Ibid., p. 190.
14 Voir Augustin-Thierry Augustin, Augustin Thierry (1795-1856), d’après sa correspondance et ses papiers de famille, Paris, Plon-Nourrit, 1922, p. 36.
15 Ibid.
16 Ibid., p. 58.
17 Ibid., p. 59.
18 Voir la notice introductive à L’Industrie, dans Saint-Simon Henri, O. c., t. II, p. 1427-1428 et p. 1434-1435.
19 Augustin-Thierry Augustin, op. cit., p. 37.
20 Saint-Simon Henri, Lettres d’un habitant de Genève à ses contemporains, éd. or. 1802-1803, dans O. c., vol. 1, p. 127.
21 Saint-Simon Henri, Lettre de deux philanthropes, ms. c. 1804, dans O. c., vol. 1, p. 150.
22 Voir l’Introduction aux travaux scientifiques du xixe siècle, dans Saint-Simon Henri, O. c., t. I, p. 215 et s., et les « écrits sur la nouvelle Encyclopédie », ibid., p. 504 et s.
23 Archives municipales de Blois, Fonds Augustin et Amédée Thierry et Augustin-Thierry, 15 Z 3.
24 Voir le texte en grande partie conservé de cette lettre par ex. dans Saint-Simon Henri, O. c., t. IV, p. 3322-3323.
25 L’additif en question porte le titre de Travail sur la gravitation universelle. Voir O. c., t. II, p. 1229.
26 Op. cit., dans Saint-Simon Henri, O. c., t. II, p. 1175.
27 Ibid., p. 1229.
28 Ibid., p. 1231.
29 Op. cit., Saint-Simon Henri, O. c., t. I, p. 123.
30 Voir la notice de l’ouvrage cité, dans Saint-Simon Henri, O. c., t. I, p. 95.
31 Pereire Alfred, op. cit., p. 190.
32 Le témoignage de Justine Guillery répond aux doutes émis par Henri Gouhier quant à l’existence de ce noyau de disciples : il était composé d’un frère de la jeune fille, Charles, de Péclet et de Maignien jeune, ainsi que de Thierry lui-même, dont le rôle est vite devenu majeur. Le second frère de Justine, Hippolyte, polytechnicien, en a fait partie brièvement. Voir Gouhier Henri, op. cit., p. 76, les Mémoires de Justine Guillery, p. 79, et les mises au point de l’édition critique de Saint-Simon (O. c., t. IV, p. 3317-3321).
33 Bien qu’occupant plus d’un volume, brouillons compris, et même si certains ont fait l’objet d’impressions, les écrits de Saint-Simon qui précèdent De la réorganisation de la société européenne étaient adressés à des cercles de destinataires très restreints et sont donc demeurés confidentiels. Typique de cette démarche délibérément hors du champ de l’opinion publique est la mise en circulation du Mémoire sur la science de l’homme sous la forme, à l’ancienne, d’une soixantaine de copies manuscrites.
34 Lettre citée, reproduite dans Saint-Simon Henri, O. c., t. IV, p. 322-3223.
35 Voir la liste établie par Smithson Rulon Nephi, Augustin Thierry : Social and Political Consciousness in the Evolution of a Historical Method, Genève, Droz, 1973, p. 308.
36 Ibid., p. 46.
37 De la réorganisation de la société européenne, t. II, p. 1267 (cf. par ex. Saint-Simon Henri, Mémoire sur la science de l’homme, O. c., t. II, p. 1076).
38 Ibid., p. 1246 (cf. par ex. Saint-Simon Henri, Lettres d’un habitant de Genève…, O. c., t. I, p. 127).
39 Ibid., p. 1247 (cf. par ex. les écrits sur la nouvelle Encyclopédie, Saint-Simon Henri, O. c., t. I, p. 519).
40 Ibid., p. 1247 (cf. par ex. ibid., p. 575).
41 Ibid., p. 1256 (cf. par ex. Saint-Simon Henri, Mémoire sur la science de l’homme, O. c., t. II, p. 1179).
42 Ibid., p. 610.
43 Ibid., p. 1248-1249.
44 Travail sur la gravitation universelle, O. c., t. II, p. 1194, et, par ex., Saint-Simon Henri, Introduction aux travaux scientifiques du xixe siècle, t. I, p. 422.
45 De la réorganisation de la société européenne, O. c., t. II, p. 1282-1284. La seule ébauche d’une histoire comparée de l’Angleterre et de la France que l’on trouve antérieurement chez Saint-Simon est très différente et concerne la période inaugurée par 1789 (voir O. c., t. I, p. 611 et s.).
46 Cf. Saint-Simon Henri, O. c., t. I, p. 828 et s. (le mot de « série » apparaît en particulier p. 828, p. 830-831).
47 Voir ce qu’en dit Augustin-Thierry Augustin, op. cit., p. 17.
48 « Souvenirs de Saint-Simon », dans La France littéraire, 1832, t. I, p. 537-538.
49 Saint-Simon Henri, O. c., t. II, p. 1372-1373.
50 « Vue des révolutions d’Angleterre », Le Censeur européen, t. IV, août 1817, p. 18-19.
51 Ibid., p. 20. Je souligne.
52 L’Industrie, éd. or., 1817, p. 66. Le constat a été fait par Henri Gouhier, qui le sollicite dans un sens défavorable à Saint-Simon (voir supra l’introduction du présent article et la référence dans la note 1).
53 Ces annonces, probablement écrites à plusieurs sous la direction de Saint-Simon, sont reproduites dans les O. c., t. II, p. 1443 et suiv. Il y est notamment affirmé que « la société tout entière repose sur l’industrie » (p. 1444). La formulation du tome Ier qui est parue sous la signature de Thierry est développée sous celle de Saint-Simon dans une note des inédits, en principe un peu postérieurs, du tome IV du même semi-périodique : « Regardez une nation comme un vaste atelier industriel, où les travaux de chaque membre se combinent avec ceux des autres pour parvenir à l’amélioration du sort de tous. Dès lors, tout devient clair et positif » (Saint-Simon Henri, O. c., t. II, p. 1686).
54 Saint-Simon Henri, op. cit., O. c., t. II, p. 1602 (il se peut que la rédaction soit très antérieure à octobre 1817, donc que Thierry y ait collaboré – voir la notice à ce sujet, ibid., p. 1435).
55 Voir par ex. O. c., t. III, p. 1886, 1895, 1901 et 1903-1904. Saint-Simon revendique l’antériorité du thème par rapport à Guizot (ibid., p. 2434). Quant à l’affranchissement des communes, autre thème emprunté au texte même de la Charte, son évocation et sa liaison avec le thème gaulois est elle aussi très fréquente à partir de la collaboration avec Thierry et au-delà (voir par ex. O. c., t. II, p. 1469 dans la note c, 1487-1488, 1503, 16030, 1731, et t. IV, p. 2777).
56 Voir l’allusion de Saint-Simon à une conversation en sa présence tenue sous la Constituante par l’un de ses membres (O. c., t. III, p. 1903-1904), Sieyès peut-être, dont la rhétorique anti-franque est opportunément rappelée par Venayre Sylvain (Les Origines de la France, Paris, Le Seuil, 2013, p. 26, p. 37 et p. 231).
57 Prospectus, en 1825, de l’Histoire de la conquête de l’Angleterre, p. 2.
58 Avertissement aux Lettres sur l’histoire de France, p. 59 et 61.
59 Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands, t. III, p. 288.
60 Saint-Simon Henri, Du système industriel, O. c., t. III, p. 2348, note a.
61 Augustin-Thierry Augustin, op. cit., p. 37.
62 Saint-Simon, sa vie et ses travaux, 1857, p. 105-106.
63 Voir De la conquête…, p. 12-13.
64 Saint-Simon Henri, L’Industrie, O. c., t. II, p. 1625.
65 Voir Saint-Simon Henri, Le Politique, O. c., t. III, p. 1886.
66 Voir les écrits sur la nouvelle Encyclopédie, O. c., vol. 1, p. 548, 556, 560, etc.
67 Parabole politique célèbre de Saint-Simon, « Sur la querelle des abeilles et des frelons ».
68 Voir par ex. ce que Thierry et Saint-Simon écrivent ensemble en faveur d’une lecture parlementaire de la Charte (De la réorganisation…, O. c., t. II, p. 1289 et suiv.).
69 Le Censeur européen, t. II, p. 143.
70 Ibid., t. IV, p. 96.
71 Ibid., t. VII, p. 257.
72 Ibid., t. VIII, p. 21.
73 Saint-Simon Henri, O. c., t. III, p. 2439.
74 Anonyme, Doctrine de Saint-Simon, Première année, 5e séance, Paris, Au bureau de l’organisateur, 1830, p. 93.
75 Les futurs dirigeants saint-simoniens, assurément lecteurs du Censeur, ont de surcroît pu croiser Thierry dans les rangs de la Charbonnerie, à laquelle ils ont appartenu comme lui, et dans l’entourage de La Fayette, dont Bazard en particulier était un proche.
Auteur
-
Philippe Régnier
Directeur de recherche au CNRS, membre de l’IHRIM (UMR 5317), emploie les ressources de ses discipline et domaine d’origine, la littérature française du premier xixe siècle, pour revisiter les écrits et les actes de Saint-Simon et des saint-simoniens à partir de questionnements du présent. Il a codirigé et coécrit Le Siècle des saint-simoniens (exposition et catalogue de la BnF, 2006) et les nouvelles Œuvres complètes de Saint-Simon (édition critique aux PUF, coll. « Quadrige », 2013).
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