1Cette communication a pour but de revenir sur un programme industriel innovant inauguré par la municipalité briviste de Jean Charbonnel, lui qui fut maire de Brive de 1966 à 1995, conseiller général de la Corrèze de 1964 à 1988, à plusieurs reprises député du département ainsi que secrétaire d’État à la Coopération de 1966 à 1967 et ministre du Développement industriel et scientifique de 1972 à 1974. De part cette dernière fonction Jean Charbonnel est donc un homme qui connaît la réalité du terrain industriel, c’est-à-dire qui a conscience du déclin de ce secteur depuis 1975, date à laquelle le tertiaire dépasse le secondaire en termes de salariés.

2Le programme des usines clés en main correspond à la volonté d’un maire gaulliste de recomposer un tissu industriel dans une région particulière, le Pays de Brive, à une époque où le chômage de masse s’instaure peu à peu, même si Brive résiste mieux que d’autres régions françaises. Pour la municipalité, l’objectif est donc d’implanter des usines sur son territoire, en les accompagnant, dans la construction et dans leur développement par une politique fiscale attractive.

3Dans cet article il sera donc question du programme proprement dit des usines clés en main, afin d’analyser son contenu et ses retombées économiques à long et court terme, mais il sera aussi nécessaire de dresser un rapide bilan économique de Brive et de la Corrèze afin de mieux comprendre l’utilité de ce programme qui peut recouvrir, à première vue, de nombreux paradoxes.

4En effet, vouloir élaborer de fond en comble un programme industriel dans les années 1980 peut apparaître comme une folie, à une époque où le secteur secondaire va bien mal et perd chaque jour davantage de salariés au profit de la branche tertiaire.

5Vouloir élaborer un programme industriel pour une ville de 50000 habitants peut apparaître comme un acte irraisonné, tant les finances d’une collectivité de cette taille peuvent paraître restreintes.

6 Vouloir élaborer un programme industriel pour un maire gaulliste peut sembler paradoxal tant le secteur industriel relève en France d’une politique jacobine centralisée bien plus que d’une initiative girondine locale, d’ailleurs bien peu compatible avec l’esprit du gaullisme. De plus, il s’agit d’un programme industriel purement local et donc totalement indépendant de toute politique publique nationale, ce qui renforce la volonté paradoxale d’une municipalité gaulliste de s’exonérer de la tutelle de l’État.

7Enfin, vouloir élaborer un programme industriel à Brive alors que la ville ne fait l’objet d’aucune restructuration ou crise industrielle particulière peut apparaître étonnant.

8Et pourtant en dépit de tous ces paradoxes, la ville de Brive en Corrèze, quoique très peu corrézienne du fait de son climat, de sa géologie, de sa polyculture et de son économie, va proposer un programme industriel innovant à travers la construction d’usines dites clés en main.

9C’est donc ce que nous allons découvrir à travers une description rapide du contexte économique et industriel en France et à Brive ; ce qui nous permettra de constater que le programme des usines clés en main à Brive vient s’intégrer dans un paysage économique porteur.

Le contexte économique national et briviste

Les chiffres nationaux

10C’est en 1975 que le nombre d’emplois dans le secteur secondaire est pour la première fois dépassé par le nombre d’emplois créé dans le tertiaire. Comme l’explique Guy Di Méo dans son analyse du système industriel au début des années 19801, l’impact du premier choc pétrolier n’y est pas pour rien. En effet, alors qu’en 1974 le secteur industriel emploie 5,5 millions de personnes, à savoir son chiffre record, soit un quart de la population active nationale, en 1984, date césure de notre colloque, l’industrie n’emploie plus que 23 % des actifs. Pour être plus précis, entre 1982 et 1990, il y a eu 64000 disparitions d’emplois dans le secteur industriel2. L’industrie de biens d’équipement, qui va plus spécifiquement nous intéresser, perd plus de 20 % de ses effectifs entre 1975 et 1990.

11Cet effondrement des effectifs industriels va de pair avec la baisse très forte de la valeur ajoutée industrielle, toujours en comparaison avec celle produite par le secteur tertiaire. De même, à partir du premier choc pétrolier, l’investissement industriel a profondément décru en dehors du secteur de l’énergie et la part de l’industrie dans la formation de capitaux est passée de 27,2 % à 22,5 % de 1974 à 1982, comme le rappelle M. Di Méo.

12Parallèlement, le taux de chômage ne fait que s’accroître puisqu’il passe de 3,3 % au lendemain du premier choc pétrolier à 8 % en 1984, pour atteindre 8,4 % en 1988, bien que chutant de plus d’un demi-point l’année suivante.

Graphique 1. – Évolution de la part de chômage en France de 1975 à 1988. Source : INSEE.

Brive en Corrèze

13Dans ce contexte économique morose, le Pays de Brive présente quelques perspectives réjouissantes. Pour résumer simplement, le Pays de Brive correspond à l’aire d’influence de la ville sur un bassin de vie, car il ne faut pas ignorer que Brive présente des caractéristiques propres en Corrèze. En effet, le département est constitué de quatre régions naturelles. D’abord la montagne limousine, région appelée communément la Haute-Corrèze, se situe au nord-est du département et se caractérise par une altitude oscillant entre 600 et près de 1000 mètres, par son agriculture extensive et l’absence d’industrie structurante. Ensuite, les plateaux corréziens s’étendent autour de Tulle et abritent les vestiges d’une industrie d’armement dans la ville préfecture. Puis au sud, le Bas-Pays de Brive et le causse corrézien qui pratiquent la polyculture. C’est alors que le Pays de Brive dépasse les simples limites géologiques du Bas-Pays pour rayonner sur quasiment l’ensemble de l’arrondissement briviste et les départements limitrophes. Brive est d’ailleurs une ville aquitaine de par l’origine de sa population, comme le remarquait Jean-Pierre Larivière dans une étude consacrée au bassin de Brive3, et c’est une cité qui profite essentiellement des migrations commerciales originaires du Lot et de la Dordogne. De même Brive va s’affirmer comme la capitale régionale d’un vaste marché agricole, en développant des infrastructures comme un abattoir ou un marché de gros profitant au Quercy voisin ou à la région de Terrasson. C’est cette spécificité briviste qui avait conduit Jean Charbonnel à vouloir fonder son propre département de la Vézère en 1970, à cheval sur le Quercy, le Périgord noir et le sud-ouest corrézien. Ces disparités géologiques, géographiques et économiques devant être complétées par des querelles purement politiciennes opposant dans un même département, Jean Charbonnel implanté à Brive depuis 1962, donc au Sud, et Jacques Chirac élu depuis 1967 député d’Ussel, donc au nord de la Corrèze. Jacques Chirac devait résumer parfaitement ces disparités en indiquant que « la différence est plus grande qu’on ne peut l’imaginer. Il s’agit vraiment de deux univers… Le paysan de Haute Corrèze se sent aussi proche de son cousin de Basse Corrèze qu’un Breton d’un Normand4 ! »

14Avant d’en venir au programme industriel, il convient de situer Jean Charbonnel dans l’univers politique local. Pour résumer simplement, trois phases peuvent être distinguées dans son parcours. De 1962 à 1973, Jean Charbonnel est un homme qui parvient à implanter le gaullisme à Brive, dans une terre alors plutôt favorable au radicalisme. Investi par le mouvement gaulliste, il se fait élire député en 1962, conseiller général en 1964 puis maire en 1966, et doit affronter des candidats de la gauche communiste et socialiste, qu’il houspille parfois vertement. Symboliquement, il serait donc facile de faire de J. Charbonnel un homme de droite, mais cela serait méconnaître toute l’action de justice sociale qu’il s’efforce d’exercer dans sa cité, au conseil général ou au Palais Bourbon en cherchant à répondre aux besoins des plus anciens, des enfants handicapés ou des familles monoparentales par exemple. Puis de 1974 à 1979, Jean Charbonnel se revendique du gaullisme d’opposition, c’est-à-dire à partir du moment où il est exclu de l’appareil gaulliste (UDR) par J. Chirac qui vient d’en prendre la tête et qui n’apprécie pas que son voisin briviste puisse lui donner des leçons de gaullisme. Jean Charbonnel fonde alors sa Fédération des Républicains de Progrès qu’il cherche en vain à transformer en quatrième composante de l’union de la gauche. Puis, devant cet échec, refusant de dissoudre ses convictions gaullistes dans l’un des trois partis du programme commun, qu’il ne ratifie d’ailleurs pas, il se situe des années 1980 jusqu’à la fin de sa carrière publique dans un entre-deux politique, isolé et concurrencé sur sa gauche par les socialistes et sur sa droite par le RPR chiraquien qu’il a pourtant rejoint discrètement en 1979-1980 après avoir contribué par son vote à conserver la majorité du conseil général à droite en 1979, mais qu’il quitte dans les années 1990 refusant de se fondre dans un parti résolument de droite. Bref, J. Charbonnel est un gaulliste authentique, qui se situe résolument au-dessus des appareils politiques, et dont l’action est mue par le réformisme et le progressisme : d’où sa revendication d’être un gaulliste de gauche.

15Même si Brive ne se distingue guère des villes de taille comparable au niveau des indicateurs économiques en ce début d’année 1980, l’agglomération briviste résiste encore au marasme économique qui s’abat sur la France puisqu’en 1982, nous recensons 29000 emplois dans l’agglomération briviste, soit 3500 emplois de plus que le nombre d’actifs résidents. Certes, 62 % des actifs travaillent dans le tertiaire, ce qui confirme la tertiarisation accrue de l’économie française. Comme le font remarquer MM. Larivière, Peyre et Soutenet, ce chiffre est d’ailleurs bien élevé dans une ville qui ne dispose pas des services administratifs liées à la présence d’une préfecture. Mais avec 36 % d’actifs, le secteur secondaire résiste assez bien5, ce qui ne peut qu’encourager Jean Charbonnel à élaborer son programme d’usines clés en main.

16Même le secteur artisanal présente des signes de vitalité, puisqu’au cours des années 1980, en moyenne ce sont 80 entreprises qui ont vu le jour à Brive, ce qui représente environ 20 % des créations départementales.

17Comme évoqué plus haut, Jean Charbonnel s’est efforcé de devenir l’un des spécialistes du développement économique, notamment en Corrèze. D’abord sa fonction de ministre du Développement industriel dans les premier et deuxième gouvernements Messmer lui a permis de parfaire ses connaissances en la matière et de constituer un réseau ministériel. Il faut dire que lorsque Jean Charbonnel est élu pour la première fois en Corrèze, en 1962, le département présente encore de grandes carences en matière d’infrastructures, le député nouvellement élu devant donc s’atteler à réduire les disparités criantes. D’ailleurs de 1962 à 1966, Jean Charbonnel se présente systématiquement sous l’étiquette du Rassemblement républicain pour l’essor économique et social de Brive, que ce soit aux élections législatives, cantonales ou municipales. Cette expérience en matière économique, il l’acquiert aussi en devenant président du syndicat d’électrification du canton de Brive, ce qui le conduit à réaliser les aménagements nécessaires aux communes rurales, afin qu’elles disposent d’un réseau électrique suffisant pour conserver, dans un premier temps, leurs activités artisanales, voire, dans un second temps, attirer de nouvelles entreprises. Au conseil général de la Corrèze, où il représentera l’un des cantons brivistes de 1964 à 1988, plus de 30 % de ses interventions sont consacrées à l’emploi et à l’économie tout comme 14 % de ses vœux. Il apparaît donc évident que Jean Charbonnel a cherché à faire du développement économique l’une de ses priorités.

18Jean Charbonnel est d’autant plus libre de conduire cette opération des usines clés en main qu’il ne se sent lié à aucune formation politique, c’est-à-dire qu’il entend réaliser les actions qu’il souhaite dans sa ville. En effet, J. Charbonnel a su pratiquer une ouverture suffisamment large pour ne pas être inféodé en tant que maire à des logiques d’appareil. Par exemple, en 1977 il offre dix sièges sur sa liste au Mouvement des radicaux de gauche, dans une période où il essaie de se rapprocher de la gauche, ce qui ne l’empêche pas d’affronter pour ces municipales une liste socialo-communiste et pour la première fois sur sa droite, une liste chiraquienne. C’est ainsi que le programme des usines clés en main qui se constitue en ce début d’année 1980 a été le fait de deux équipes municipales charbonnéliennes remaniées, puisqu’en 1977, près de 44 % des colistiers appartiennent au centre-gauche alors qu’en 1983 sur la liste charbonnélienne, 41 % des colistiers élus sont de droite contre environ 17,6 % de centre-gauche, l’arrivée au RPR oblige.

19Cette appétence pour l’aménagement économique suppose donc que le programme des usines clés en main n’est pas né de façon ex nihilo. En effet, de 1961 à 1988, ce sont six zones d’activités qui ont émergé, soient 212 hectares réservés à l’expansion économique de la ville de Brive. Plus précisément, avant le lancement proprement dit de la politique des usines clés en main, 172 hectares étaient réservés à la construction d’entreprises : ce sont d’ailleurs 160 sociétés qui vont s’y implanter pour la création de 3700 emplois en l’espace de vingt ans. La municipalité élabore même une politique attractive puisqu’en 1984, afin de permettre aux artisans de s’installer à Brive, les élus décident de brader près de 5 hectares sur la zone d’activités de Brive-Est, en vendant les lots en dessous de leur prix de revient. De même dans le budget municipal des années 1980, la part consacrée au développement économique représente 15 % des dépenses d’investissement.

20De plus à partir de 1986, le conseil municipal décide d’exonérer totalement de la taxe professionnelle les entreprises répondant à des critères spécifiques : elles doivent avoir fait l’objet d’une délocalisation ou s’être agrandies ou bien avoir développé de nouvelles activités industrielles, de recherche ou de services ; soit s’être reconverties dans l’industrie ; soit avoir repris une activité industrielle auparavant en difficulté6.

Un terrain fertile pour l’industrie ?

21Le programme des usines clés en main proprement dit naît lors du conseil municipal du 28 mars 1980, puisque la municipalité décide d’acquérir un ensemble immobilier destiné à l’installation de la SOFAB, à savoir la Société Fonderie Aluminium de Brive. C’est ainsi que la mairie entend viabiliser le terrain tout en construisant le bâtiment et les aménagements extérieurs nécessaires. Le montage financier est très simple puisqu’en quelque sorte la municipalité avance l’argent à l’entreprise qui la rembourse ensuite sous forme d’annuités : « Ce prix sera réglé en QUINZE annuités constantes […] correspondant à l’amortissement du prêt (capital et intérêts au taux de 9,25 % par an) que la Commune devra contracter pour permettre le financement de cette opération. Le paiement interviendra un mois avant chaque échéance dudit emprunt7. »

22Par cette opération, la municipalité soulage l’entreprise qui n’a pas à s’occuper des affaires purement administratives relatives à l’implantation, puisque finalement la ville s’affaire à installer l’entreprise sur un terrain destiné à ce type d’activité, sans oublier l’avance de trésorerie effectuée par la ville pour l’entreprise.

23La question qui reste à se poser est de savoir quel est l’intérêt pour la ville de Brive de mener un tel projet. Quatre enjeux peuvent être identifiés.

24Premièrement, et c’est l’enjeu le plus simple et le plus évident à identifier, en conduisant ce type de politique, la volonté est clairement d’attirer de nouvelles entreprises sur le territoire. Donc en prenant en son âme et conscience cette délibération du 28 mars 1980, le conseil municipal espère un certain effet boule de neige qui pourrait conduire d’autres entreprises à s’installer à Brive puisque les problèmes administratifs sont réglés d’emblée par la municipalité, et surtout les investissements initiaux d’installation sont à la charge de la commune.

25Deuxièmement, en attirant de nouvelles entreprises, Jean Charbonnel souhaite faire venir des salariés et ouvriers, donc de nouveaux habitants, lui qui espère maintenir Brive au-dessus de 50000 habitants et créer une agglomération de plus de 60000 habitants. Plus d’habitants c’est donc plus d’impôts dans les caisses de la mairie mais c’est aussi la possibilité d’être éligible à certaines dotations de l’État. De plus, une ville en bonne santé ne perd généralement pas d’habitants. Il faut donc y voir aussi une volonté d’affirmer encore davantage le statut de capitale régionale de Brive, qui s’exonère de la tutelle préfectorale de Tulle.

26Troisièmement, ce programme industriel ne coûte rien à la municipalité, comme l’ont rappelé lors de divers conseils municipaux aussi bien le maire que ses adjoints. En effet, ce programme des usines clés en main est une opération blanche à partir du moment où la municipalité est remboursée sous forme d’annuités, généralement sur quinze ans tel que l’a décidé Jean Charbonnel. Certes, le problème qui peut se poser c’est que la période de quinze ans dépasse largement les limites d’une simple mandature et le risque est donc d’engager ses éventuels successeurs et par là même de grever à court terme une partie du budget communal. L’avantage est qu’en échange la ville de Brive percevra la taxe professionnelle liée à ces implantations, l’opération blanche devenant une « opération profitable8 » selon les mots de M. Jacques Labrousse alors adjoint, puisque la taxe professionnelle continuera à être perçue même après l’achèvement du remboursement des annuités.

27Le quatrième enjeu pour Jean Charbonnel repose sur l’innovation et sur l’esprit d’entreprendre, comportement en somme gaulliste. En effet, Jean Charbonnel a très vite remarqué que Brive située au centre de la France ne pouvait pas attirer comme le font les zones franches du Nord -Pas-de-Calais, qui bénéficient d’avantages fiscaux pour accueillir des sociétés, dans le cadre de la politique de restructuration industrielle. Comme cela est rappelé dans un bulletin municipal, l’objectif est donc de « ne pas voir les revenus potentiels et indispensables prendre le large9 ». D’ailleurs en tant que conseiller général, en 1964 Jean Charbonnel avait déjà souhaité que les zones industrielles de Brive puissent bénéficier d’avantages fiscaux comme cela se faisait dans d’autres régions françaises10.

28Ces enjeux étaient de quatre ordres : économique, démographique, fiscal et concurrentiel. Notons bien, tout de même, qu’un risque existait puisque la municipalité n’avait pas véritablement de perspectives de réussite du programme sur le long terme. Cet aveu de faiblesse était d’ailleurs avoué par l’un des adjoints répondant à l’opposition municipale socialiste : « Par ailleurs, quand vous dites qu’il y a un risque pour la ville, c’est certain car l’entreprise peut, passez-moi l’expression, “se casser la figure” ; mais toutes les usines “clé en main” ne feront pas faillite le même jour et donc, même si un malheur arrivait, ce ne serait pas au même moment pour toutes les entreprises11. »

29La démarche du maire est aussi intéressante à souligner puisque la ville de Brive tend à répondre, à l’origine, à une demande d’une entreprise locale qui souhaite s’agrandir. Cela signifie que J. Charbonnel n’a pas cherché à devancer une demande mais plutôt qu’il a su accompagner une initiative entrepreneuriale qui désirait étoffer son activité. Ce qui a ensuite débouché sur le programme des usines clés en main qui a parfaitement trouvé à s’adapter à de nouvelles demandes.

30Les sept usines qui vont s’installer grâce à ce programme clé en main relèvent principalement de l’industrie de biens d’équipement, à quelques exceptions près. En effet, cinq produisent des pièces destinées à l’électroménager, à l’aéronautique, à l’automobile. Les deux autres concernent des secteurs d’activités différents : la parfumerie et l’agro-alimentaire.

31L’origine de ces entreprises est aussi intéressante à souligner : cinq d’entre elles sont d’origine familiale à savoir qu’un membre de la famille au moins reste fortement impliqué dans son activité et elles sont aussi locales, car déjà implantées dans le Pays de Brive. Par le programme des usines clés en main, elles cherchent donc à s’agrandir. Comme 71 % de ces usines clés en main sont d’origine familiale, il est entendu que ce programme profite finalement davantage à des entreprises qui demeurent à l’origine de petites structures. En effet, pour s’étoffer et étendre leur activité, elles n’ont pas forcément les fonds nécessaires immédiatement. Or, le soutien financier apporté par la ville constitue une avance de trésorerie non négligeable. De même, il a paru sans doute judicieux à la municipalité de venir en aide à ces entreprises locales et familiales, car leur fonctionnement est connu de tous et leur traçabilité économique ne fait l’objet d’aucun doute. D’ailleurs symboliquement c’est le groupe américain Richardson qui, dans un premier temps, ne va pas profiter pleinement du programme des usines clés en main car l’US Department of justice des États-Unis va condamner l’entreprise pour non-respect des lois anti-trust américaines, obligeant Richardson à ne plus réaliser de croissance externe. C’est alors que d’anciens cadres de Richardson Brive vont reprendre l’activité, après la fermeture du site, à travers la société Covelec qui bénéficiera de contrats privilégiés avec le groupe Richardson12.

32C’est ainsi que près de 1000 emplois vont être créés ou conservés grâce à ce programme. Il est surtout époustouflant de constater que les petites entreprises familiales vont multiplier le nombre d’offre d’emplois : la SOFAB et l’établissement Faure et Fils vont plus que doubler leurs effectifs initiaux grâce à ce programme, passant respectivement de 50 à 127 employés et de 7 à 21, au cours des années 198013. La croissance est même beaucoup plus rapide pour l’établissement Faure puisque le doublement des effectifs s’effectue de 1988 à 1990. L’entreprise familiale Deshors offrira 430 emplois, soit une création de près de 150 emplois entre 1989 et 1990. En dix-huit mois, l’entreprise passe d’ailleurs de 280 à 435 personnes14.

33Ce qui est donc particulièrement manifeste à souligner c’est la création totale de 1000 emplois sur un laps de temps limité : dix ans. D’ailleurs le bulletin municipal de Brive s’empressait de souligner l’efficacité du programme ainsi mené : « Depuis 10 ans, Brive joue la carte des usines “clés en main”. Bilan : près de 1000 emplois maintenus, créés ou en cours de création dans un contexte économique plus enclin à la stagnation qu’au développement15. » Ce qui est surtout important à remarquer, c’est que ce programme des usines clés en main a été parfaitement adapté et conçu pour les entreprises familiales et locales, c’est-à-dire que Jean Charbonnel n’a pas cherché à attirer des entreprises venant des quatre coins de l’hexagone mais au contraire a privilégié des activités entrepreneuriales qu’il connaissait et dans lesquelles il avait confiance : ce fut le gage de réussite de l’opération.

34Ce programme signifie aussi que la ville de Brive va réaliser nécessairement d’importantes dépenses d’investissement. Ce sont notamment ces dépenses colossales d’investissement, mal interprétées par la population, qui vont coûter le siège de maire à Jean Charbonnel lors des élections municipales de 1995. En effet, et la municipalité ne s’en cache pas puisqu’elle communique en livrant des chiffres clé, ce programme a été coûteux et à court terme a conduit à un endettement accru de la ville. En effet, pour réaliser cette opération, la ville a emprunté sur quinze ans 370 millions de francs. C’est ainsi que le maire prévoit que ce programme permettra d’aboutir à un bilan financier équilibré dès 1993 et bénéficiaire à partir de 1997. En effet, grâce aux apports de la taxe professionnelle et de la taxe sur le foncier bâti payé par les entreprises clés en main, la ville devrait gagner 533 millions de francs, soit un bénéfice final de 163 millions de francs16. La chambre régionale des comptes va même souligner que la situation financière n’est pas alarmante et qu’au contraire les retombées économiques du programme clé en main commencent à se faire sentir : « La Chambre a constaté la forte augmentation de la dette dans la période précitée, mais reconnaît que cette dette inclut les emprunts souscrits pour la réalisation d’usines clefs en main qui donne lieu à récupération et, qu’en outre, cet élément correspond à une politique économique volontaire, tout en soulignant la part de risques prise par le conseil municipal. Cette observation est suivie du constat de désendettement entrepris depuis 9217. »

35Nous retrouvons donc bien l’un des quatre enjeux évoqués précédemment : l’objectif est à la fois de créer des emplois, tout en permettant à la ville de bénéficier de retombées fiscales non négligeables, qui seront ensuite utilisées pour poursuivre l’aménagement urbain.

36Quel bilan pouvons-nous tirer en 2015 de ce programme ? Sur les sept entreprises clés en main, deux sont en bonne santé et se sont agrandies ; trois ont connu des rachats dont un fructueux avec la création de nouveaux emplois, mais un qui s’est soldé par un plan social ; une liquidation judiciaire pour les repreneurs de l’activité Richardson ; un transfert d’emplois de Brive vers le siège social originaire de la société, certes située dans l’aire d’influence de Brive mais non plus sur la commune. Les traces de ce programme industriel sont donc encore visibles et il ne s’est pas avoué vain.

*

37L’initiative industrielle de Jean Charbonnel se révélait dès son origine périlleuse, étant donné que sa municipalité œuvrait tant sur le plan administratif que sur le plan financier pour aider des entreprises à s’agrandir : alors que les services de la mairie pouvaient maîtriser tout le volet technique relatif au dépôt des permis de construire ou à la construction des équipements et infrastructures nécessaires, il paraissait plus compliqué pour la municipalité d’avoir à aborder le volet financier. En effet, devant l’investissement envisagé, la municipalité aurait pu s’effrayer de crouler sous les dettes et de ne pouvoir mener à bien son programme. Mais, en empruntant plus de 370 millions de francs et en profitant finalement d’un bénéfice de 163 millions de francs, la ville de Brive réalisait une opération doublement avantageuse. Non seulement les fruits de la taxe professionnelle s’avéraient fructueux, sans oublier les retombées économiques liées à l’arrivée des nouveaux emplois donc des nouveaux ménages, mais encore la municipalité maintenait ou créait 1000 emplois, dans un laps de temps rapide et dans une période économique plus encline au déclin qu’à l’essor. Le pari industriel de Jean Charbonnel était donc réussi, même s’il devait être l’une des raisons de son échec lors des élections municipales de 1995, puisqu’après une énième querelle avec J. Chirac, la liste adverse du RPR conduite par Bernard Murat, qui devait d’ailleurs l’emporter, concentra bon nombre de ses critiques sur l’endettement, non encore remboursé, lié aux investissements dans les usines clés en main en convainquant les électeurs de la mauvaise gestion financière de la ville. Mais en dépit du dénigrement du successeur immédiat de J. Charbonnel, les maires suivants, que ce soit le socialiste Philippe Nauche ou le chef de la droite briviste, Frédéric Soulier, avouent avoir trouvé ce programme industriel innovant et positif18.

38Jean Charbonnel a aussi prouvé qu’il pouvait s’émanciper des politiques publiques pour montrer que l’État était implicitement absent des territoires provinciaux.