1Les années 1984-1986 ne se résument pas en Provence1 au seul retournement électoral qui fait passer la région de gauche à droite. La mutation est bien plus profonde. Elle révèle diverses temporalités et ce moment en est le nœud. Le temps court du changement électoral se confond avec le temps moyen d’un renouvellement de génération et le temps long de la fin d’un cycle politique commencé plus d’un siècle auparavant. Et c’est cette conjonction qu’il s’agit d’abord de décrire, puis d’analyser.

1983-1986, le basculement

2Le basculement de 1986 a été précédé par les changements significatifs intervenus lors des élections précédentes, les européennes de 1985, les cantonales de 1984, mais plus encore les municipales de 19832.

3Commençons par les élections régionales du 16 mars 1986. Elles aboutissent à une majorité de droite (UDF-RPR) avec 47 conseillers. Le Front national (FN) en obtient 25. La gauche, avec 45 sièges (31 socialistes ou apparentés et 14 communistes), perd donc la direction du conseil régional qu’elle détenait depuis sa création en 1974, avec Gaston Defferre, puis avec Michel Pezet, qui lui avait succédé en 1981. L’élection de Jean-Claude Gaudin à la présidence du conseil régional, le vendredi 21 mars 1986, est la conséquence de ce basculement qui se situe d’autant plus nettement à droite que la nouvelle majorité englobe le FN. Le Parti républicain (PR) est alors divisé entre ceux qui envisagent une alliance avec le FN, considéré comme un avatar de la droite récupérable (Jean-Claude Gaudin) et ceux qui lui sont hostiles (François Léotard).

4Le résultat des législatives confirme ce basculement. Si le scrutin de liste à la proportionnelle permet à la gauche de limiter la chute, il n’en reste pas moins qu’elle a atteint son plus bas niveau depuis longtemps. Le Parti socialiste (PS) conserve cinq députés dans les Bouches-du-Rhône et deux dans les Alpes-Maritimes, mais n’en a plus qu’un (au lieu de trois) dans le Vaucluse. Avec deux dans le Var et un dans les trois départements alpins, il totalise onze députés. C’est le Parti communiste (PCF) qui est le principal perdant. Ainsi n’a-t-il plus que deux élus dans les Bouches-du-Rhône (au lieu de quatre) et il n’en a obtenu aucun ailleurs. La droite UDF et RPR ne progresse pas par rapport à 1978 et 1981, elle est même légèrement en recul à cause du FN, sauf dans les départements alpins. Elle n’en domine pas moins, avec quatre élus dans le Var, cinq dans les Alpes-Maritimes et autant dans les Bouches-du-Rhône, soit au total dix-huit sièges. Le FN obtient autour de 20 % des voix dans les Alpes-Maritimes, le Var et les Bouches-du-Rhône (et 16 % dans le Vaucluse). De ce fait, la région devient son principal bastion (quatre élus dans les Bouches-du-Rhône sur les huit de la région).

5Au total, les droites deviennent majoritaires dans tous les départements provençaux. Elles dépassent les 62 % des suffrages exprimés dans le Var et les Alpes-Maritimes. Ce basculement a été annoncé par les européennes de 1984 et surtout par les cantonales du 17 mars 1985. Celles-ci ont conduit à des changements significatifs puisque deux départements traditionnellement de gauche passent à droite : le Var (où la gauche domine depuis les débuts de la III^e République et les socialistes dès avant la guerre de 1914) et les Alpes-de-Haute-Provence où cette domination est presque aussi ancienne. La gauche reste majoritaire dans le Vaucluse (équilibre presque inchangé : onze socialistes ou apparentés, trois communistes pour dix élus de droite, mais deux conseillers en moins pour la gauche, un communiste et un radical de gauche) et les Bouches-du-Rhône. Dans ce département, la gauche a profité de trois triangulaires dues au maintien du candidat FN, mais ce parti confirme son émergence. Il a obtenu son premier élu, dans le 2^e canton de Marseille, un transfuge du PR, Jean Roussel.

6Cette émergence mise à part, les élections aux effets les plus considérables avant 1986 me semblent être les élections municipales de 1983, et ceci pour deux raisons. D’une part, parce que la droite gagne des positions significatives et, d’autre part, à cause du climat dans lequel elles se tiennent. Alors que la droite est renforcée dans les villes qu’elle détenait (Toulon, Aix, Digne, Nice et les localités du littoral azuréen, etc.), les communistes perdent Arles et Grasse, les socialistes, Avignon (le fief du sénateur socialiste Henri Duffaut, maire depuis 25 ans, qui ne se représentait plus, perdu dès le 1^er tour), Orange, Pertuis, Tarascon et Hyères. Si le patron politique du Var, le socialiste Édouard Soldani, sénateur et président du conseil général depuis 1956, conserve de justesse Draguignan, (qu’il dirige depuis 1958), son élection est invalidée et il est battu en février 1984 par un candidat RPR venant de Nice et téléguidé par Jacques Médecin. Il se produit la même chose à La Seyne, fief du PCF depuis la Libération, au même moment : la municipalité dirigée par le maire communiste sortant, invalidée, perd l’élection au profit d’un chef de service de la mairie de Toulon, évidemment PR. Mais c’est surtout l’ébranlement marseillais qui constitue le principal enseignement de ces élections. La droite (UDF-RPR) est en fait majoritaire en voix. Elle dépasse la gauche de près de 10 000 suffrages, tous secteurs confondus. Au 1^er tour, elle a remporté très largement deux secteurs, les 4^e (Jean-Claude Gaudin) et 5^e (Guy Tessier), alors que la gauche n’en gagnait qu’un, celui du communiste Guy Hermier (le 6^e). Le quotidien de droite Le Méridional peut titrer le 7 mars : « La rose est dans les choux », avec, au-dessous de ce titre, une photographie de la liste « Changeons Marseille » de Jean-Claude Gaudin accompagnée du commentaire « Marseille haut lieu de la reconquête ». Les chefs de file socialistes sont en ballottage dans les trois autres secteurs, à commencer par Gaston Defferre dans le 2^e. Le résultat du 2^e tour s’annonçait incertain, alors qu’en 1971 et 1977, les listes Defferre avaient remporté sept des huit secteurs de l’époque. Il est vrai qu’en 1971, Defferre avait maintenu l’alliance qu’il avait nouée depuis 1953 avec la droite centriste et modérée et qu’en 1977 encore, les socialistes s’étaient présentés avec seulement un avatar local du GAM (Groupe d’action municipale). En 1983, le contexte politique a changé. Defferre participe au pouvoir et a été affaibli par les « affaires » qui ont éclaté en 1982, notamment l’affaire dite « des fausses factures », mettant directement en cause son contrôle sur la gestion de la ville. Surtout, une partie de son électorat, décontenancé par l’alliance avec les communistes alors que jusque-là il leur faisait barrage, l’a abandonné. Cependant, le 2^e tour renverse la situation en permettant à la gauche de conserver, de justesse, les trois secteurs en ballottage, ce qui lui donne la majorité au conseil municipal. La victoire in extremis de la liste Defferre résulte de la mobilisation réussie entre les deux tours, mais aussi de diverses manœuvres, notamment autour d’une liste de droite extrême, appelée « Marseille sécurité », conduite par M^e Manovelli (ex-RPR) et dont certains éléments ont été récupérés. En outre, la mort de deux truands, entre les deux tours, dans la nuit du 8 mars, dans l’explosion de leur voiture, rue du Dragon, non loin de la synagogue, sert de prétexte à la mise en cause de la droite (dont ils étaient aussi parmi les hommes de main). Cette victoire à l’arraché a été permise aussi par la loi PLM (loi sur l’organisation administrative de Paris, Lyon, Marseille) que Defferre, ministre de l’Intérieur et de la Décentralisation, a fait voter peu avant, le 31 décembre 1982, et par le découpage de la ville qui en a résulté. D’où le résultat paradoxal des élections de 1983 : la droite majoritaire en voix est minoritaire en nombre de conseillers puisqu’elle ne contrôle que deux secteurs sur six. Defferre est réélu aux fonctions de maire de Marseille, pour la sixième fois, en 1983, trente ans après sa première élection, mais cette fois-ci, d’extrême justesse.

7Mais, au-delà des résultats, les élections municipales de 1983 se sont déroulées dans un climat d’extrême tension politique, sur le plan national et local, marqué par des surenchères verbales qui, dans leurs excès, faisant feu de tout bois, renvoient aux campagnes xénophobes des années trente (racisme, anticommunisme, défense des intérêts « de classe »). La sécurité et l’immigration, devenues des thèmes de propagande centraux de la vie politique dès la fin des années 1970, sont utilisés par la droite contre une gauche accusée de laxisme, et repris à gauche pour démontrer qu’il n’en était rien. Cette thématique obsédante, démagogique, qui frappe au plus bas, a empoisonné la campagne des municipales, en particulier à Marseille. Ces élections apparaissent donc comme le moment où sont légitimés les slogans et les comportements dont profitera l’extrême droite peu après.

Les droites en position dominante

8La Provence devient donc dans ces années 1983-1986 une terre de droite, où se mêlent traditions conservatrices et modernisme libéral, alors que ses autres composantes, démocrate-chrétienne3 et radicale, jouent un rôle accessoire.

9Le RPR en est le maillon faible qui, au fil des élections, depuis 1978, est vassalisé par la droite non gaulliste, dominante dans une région où l’implantation gaulliste a toujours eu du mal à s’étendre au-delà de son socle de fidèles. La création du RPR paraît avoir accéléré l’éloignement du courant gaulliste de ses racines et a favorisé une orientation de plus en plus autoritaire, en particulier à Marseille4 et bientôt dans le Vaucluse (qui constitue sa principale base). En tout cas, par les thématiques qu’il développe, le RPR prépare le terrain à une extrême droite pourtant violemment antigaulliste. Le passage de certains cadres varois du RPR et d’une partie de son électorat au FN aux cantonales de 1985 en apporte une première illustration.

10La principale composante à droite, réunie dans l’UDF, ne vient donc pas du gaullisme. Son pivot est le PR. C’est à Fréjus, dont la mairie avait été gagnée peu avant par François Léotard, que la création de ce parti a été officialisée en mai 1977. Il fédère divers réseaux et clientèles couvrant un large éventail de positions, elles-mêmes fluctuantes selon les époques entre le centre droit et la droite la plus traditionaliste, et caractérisées par l’anticommunisme, l’antigaullisme (ou, du moins, une distance certaine vis-à-vis de lui), le libéralisme économique et une certaine imprégnation catholique. La force de cette droite, qui devient hégémonique dans son camp, est de rassembler plusieurs générations et d’assurer ainsi sa pérennité. Elle a deux bastions, l’un à l’Ouest, dans les quartiers bourgeois de Marseille, et l’un à l’Est, dans les Alpes-Maritimes, dont l’influence s’étend d’abord sur le Var littoral, puis vers l’intérieur. C’est dire le poids acquis par Jacques Médecin. Il est l’une des quatre figures significatives de cette mouvance. Conseiller général en 1961, maire de Nice en 1965 à la suite de son père, Jean (qui avait élu en 1928), député de 1967 à 1988, président du conseil général depuis 1973, secrétaire d’État au Tourisme en 1976, il est le « patron » politique des Alpes-Maritimes. On pourrait s’étonner de le voir classé dans la mouvance PR puisqu’il a adhéré au RPR ; en fait, il vient du Centre national des indépendants (CNI) et des Républicains indépendants (RI), et s’il a quitté le PR pour se rallier au RPR, ce n’est certainement pas pour des convictions gaullistes qu’il n’a jamais eues. De fait, le « médecinisme » est une variante niçoise du PR avec ses particularités, notamment un « séparatisme », vis-à-vis de l’institution régionale (et de Marseille), soigneusement cultivé5. La deuxième figure de la droite est celle de Maurice Arreckx, conseiller général de Toulon depuis 1958 et maire de la ville depuis 1959. Il est issu du catholicisme social et de l’« escartefiguisme », une variante toulonnaise de la droite populiste méridionale6. Conservateur, il a longtemps répugné à prendre une étiquette précise, avant de choisir les Républicains indépendants en 1975, après l’élection de Valéry Giscard d’Estaing à la présidence de la République. Il sort alors de son attitude d’élu local prudent, dans lequel il se tenait ostensiblement jusqu’alors, pour être élu député en 1978. Avec les « Toulonnais » qui sont autour de lui, il contrôle le PR du Var. Les élections de 1983 ont conforté leurs positions. Arreckx est élu à la présidence de l’Association des maires du Var en 1983, puis à celle du conseil général en 19857. En fait, il y a partage du pouvoir entre lui, qui a récupéré, parmi les élus, une partie de la clientèle de Soldani, et celui qui représente le renouvellement de la droite et apparaît comme l’un de ses espoirs nationaux, François Léotard. Maire de Fréjus, prise à la gauche en 1977, cet énarque, fils d’un ancien maire de la ville, vient du cabinet de Michel Poniatowski. Élu député du Var en 19788, réélu en 1981 en dépit de la « vague rose », devenu le secrétaire général, puis le président du PR, il a noué une alliance de raison avec Médecin à l’Est et Arreckx à l’Ouest, à qui il laisse le terrain local pour se consacrer à son destin national9. À Marseille, son alter ego, aux ambitions plus limitées, est Jean-Claude Gaudin qui, en 1978, a battu Charles-Émile Loo, l’un des compagnons « historiques » de Defferre10. Comme Léotard, il a pu conservé son siège de député en 1981. Son élection à la présidence du conseil régional en 1986 est la revanche sur la victoire qui lui a été « volée » en 1983 à Marseille. C’est aussi pour lui une consécration puisqu’il devient le chef de file de la droite dans la région, alors que François Léotard poursuit sa marche vers le pouvoir sur le plan national avec son accession à un ministère de prestige, celui de la Culture et de la Communication, dans le gouvernement que Jacques Chirac vient de former11. Gaudin est représentatif de la même droite qu’Arreckx à Toulon. Il est issu du catholicisme social, versant conservateur, d’où son adhésion au CNI, puis aux RI en 1973 et au PR. Sa première élection au conseil municipal de Marseille date de 1965 dans le cadre de l’alliance nouée par Defferre avec une partie de la droite locale, alliance qui s’est défaite au cours des années 197012. À la différence de Léotard, en 1986, Gaudin n’oppose pas de refus à des accords avec le FN, à qui il accorde deux postes de vice-président sur huit au conseil régional (pour trois UDF et trois RPR) et la présidence de quatre commissions. Sans doute Jean-Claude Gaudin et la plupart de ses amis (Léotard faisant d’emblée exception) considèrent-ils le FN, non comme une force politique infréquentable, mais comme un appendice d’autant plus acceptable qu’une partie de ses dirigeants ou élus viennent du PR ou du RPR. Il a déclaré à plusieurs reprises : « Le Front national n’est pas notre adversaire, mais notre concurrent13 », tandis que l’adversaire se situe à gauche. Il est vrai que le FN mord alors sérieusement sur l’électorat de droite. On le vérifie en particulier en 1986 puisque UDF et RPR perdent du terrain, sauf dans les départements alpins. Alors qu’ils se situaient entre 32 % des voix (Bouches-du-Rhône) et 52 % (Hautes-Alpes) aux législatives de 197814, ils se trouvent désormais entre 45 % (Var, Hautes-Alpes) et 30,7 % (Bouches-du-Rhône). Si les droites deviennent majoritaires partout, c’est la poussée du FN qui en est le principal facteur.

L’ancrage du Front national

11En tant que force électorale, l’émergence du FN date des élections européennes du 17 juin 1984 avec un score qui le place à Marseille au 2^e rang, derrière l’alliance UDF-RPR (21,4 % et 34,8 %). Mais les cantonales de 1985 confirment cette place avec l’élection de Roussel dans le 2^e canton contre le chef de file du RPR. Le vote FN est alors un vote des quartiers sud et centre de Marseille. Il provient de la radicalisation d’une partie de l’électorat traditionnel et plutôt bourgeois de la droite, radicalisé par hostilité viscérale à la gauche au pouvoir et par un discours de l’opposition qui a beaucoup joué depuis des années sur diverses peurs, autour des thèmes privilégiés que sont l’insécurité et l’immigration, en particulier à Marseille où le quotidien Le Méridional mène depuis longtemps campagne là-dessus15. Ce glissement est favorisé par l’origine, « respectable », non extrémiste, souvent « giscardienne », parfois RPR, d’une partie de ceux que le FN présente aux élections. L’avocat Jean Roussel, catholique traditionaliste, est un représentant de la bourgeoisie marseillaise. Il est issu, comme Gaudin, du CNI, est passé par les RI et le PR dont il a même été le secrétaire départemental. Il a figuré sur la liste Gaudin aux municipales et a été candidat (en vain) à plusieurs reprises dans son secteur. Gabriel Domenech, député FN en 1986, ancien député de droite des Basses-Alpes en 1958, partisan de l’Algérie française, est le rédacteur en chef et l’éditorialiste vedette du Méridional qui s’était fait remarquer après le meurtre d’un traminot par un dément, avec un éditorial (« Assez, assez, assez ! », 26 août 1973) où il écrivait : « Nous en avons assez. Assez des voleurs algériens, assez des casseurs algériens, assez des fanfarons algériens, assez des trublions algériens, assez des syphilitiques algériens, assez des violeurs algériens, assez des proxénètes algériens, assez des fous algériens, assez des tueurs algériens. » À ses côtés, se trouve le juriste Pascal Arrighi, ancien député radical de Corse en 1956, passé à l’UNR en 1958, puis rompant avec le gaullisme par hostilité à la politique algérienne du Général, ancien président du Centre universitaire de Toulon puis de l’université de Corte, recyclé en politique avec le FN en 1984.

12En 1986, avec un FN qui tourne autour de 20 % des voix, la région devient l’un de ses bastions. Elle comprend quatre des cinq départements qui lui accordent le plus de voix (de 22,5 % des voix dans les Bouches-du-Rhône, record national, à 20,8 % dans les Alpes-Maritimes, mais 24 % à Cannes, Antibes, Cagnes). Il a quatre élus dans les Bouches-du-Rhône, deux dans les Alpes-Maritimes, un dans le Var et un dans le Vaucluse. Son électorat se diversifie et s’élargit socialement, notamment dans les Bouches-du-Rhône. À Marseille, le vote FN glisse du Sud bourgeois vers les quartiers populaires ou de couches moyennes du Nord16. La base électorale du FN se cristallise autour de milieux périphériques, urbains ou péri-urbains en particulier, de « petits blancs », inquiets par le déclassement qui les menace17. C’est là qu’il fait ses meilleurs scores (quartiers populaires de Marseille, villes du littoral, mais aussi Aix-en-Provence et Avignon, petites villes du type de Marignane à forte concentration de rapatriés). C’est pourquoi le FN a jeté son dévolu sur la Provence où tous les espoirs lui paraissent permis. Les chefs de ce parti, tout en n’ayant aucune attache locale, s’y bousculent pour venir essayer de s’y faire élire, à commencer par son leader incontesté, Jean-Marie Le Pen, dont les ambitions oscillent entre Marseille et les Alpes-Maritimes. Pour l’heure, c’est Marseille, dans la perspective des élections municipales à venir, en 1989, qui présente pour lui tous les attraits. Il y obtiendra au premier tour des élections présidentielles, le 24 avril 1988, 28,3 % des voix (102541) pour 24,5 % sur l’ensemble de la région. Il y devance François Mitterrand (26,91) et se place loin devant les candidats de droite, Jacques Chirac et Raymond Barre, dont le score total n’égale pas le sien.

13Malgré la diversification en cours, l’essentiel de son électorat vient des autres droites. Comme à Marseille, l’électorat conservateur radicalisé se retrouve sur le reste du littoral. Resurgit aussi dans ce secteur comme en Provence intérieure, ce qui reste des familles « blanches » du Midi (dont les noms ressortent dans les listes présentées par le FN). Cet électorat rejoint celui des catholiques traditionalistes que l’immigration récente de retraités et de cadres a gonflé. Les évolutions du diocèse de Fréjus-Toulon, dont le titulaire est depuis 1983 le Breton bretonnant, Joseph Madec18, et de celui d’Avignon sont significatives sur ce plan. Mais presque partout, hors peut-être Marseille, notamment dans le Var et les Alpes-Maritimes, le noyau dur des cadres et des militants actifs est constitué par des « nostalgériques », souvent anciens de l’OAS, qui, par le biais d’associations de rapatriés ou d’anciens combattants, ont élargi leur audience dans la « communauté19 ».

14Au total, quatre axes de propagande lient cette base électorale composite : d’abord la défense (pour les plus anciens) de l’Algérie française et de ceux qui ont combattu pour elle, avec la volonté de revanche qui lui est associée, le racisme anti-maghrébin qui va avec (tout en instrumentalisant les ex-harkis), l’antigaullisme et l’anticommunisme (étendu à toute la gauche à partir du moment où il y a eu « union »). Mais ces quatre éléments constituaient déjà les thèmes de prédilection des droites locales, bien avant l’émergence du FN. D’ailleurs, elles avaient intégré, à Toulon comme dans les Alpes-Maritimes par exemple, des rapatriés activistes dans les majorités municipales, d’autant plus aisément qu’elles s’étaient séparées du général de Gaulle sur la question algérienne (ainsi Arreckx et ses adjoints à Toulon, Jean Médecin à Nice). On notera que, si la porosité joue en faveur du FN, elle jouera aussi un peu plus tard dans l’autre sens, illustrant la proximité entre les uns et les autres. Cela se traduira, au fil du temps, par le « débauchage » d’une dizaine de conseillers régionaux FN, ce qui permettra ainsi de consolider la majorité de droite, ou par la récupération de la députée du Var Yann Piat (exclue du FN en 1988) ou plus tard, à Nice, de Jacques Peyrat (ancien conseiller municipal médeciniste passé au FN dès 1973, dissident en 1993 avant de rejoindre le RPR…).

L’inexorable déclin des gauches

15Il fallait être aveugle au mitan des années 1980 pour ne pas le voir. Les élections présidentielles de 1981 étaient déjà révélatrices de l’affaiblissement d’une gauche, qui ne restait plus majoritaire au 1er tour que dans les Alpes-de-Haute-Provence, le Vaucluse et les Bouches-du-Rhône, seul département à lui accorder plus de 45 % des suffrages (49,3). Ailleurs, Valéry Giscard d’Estaing dépassait François Mitterrand. Le Var confirmait son basculement à droite et rejoignait les Alpes-Maritimes comme l’une de ses bases, en dépit de la victoire inattendue de trois socialistes aux législatives suivantes.

16Le déclin des gauches commence par celui du PCF. Il est spectaculaire, bien que retardé puisque Georges Marchais fait encore illusion à Marseille pour les élections présidentielles en arrivant en tête au premier tour (26 %). Mais, depuis la Libération, le PCF était le premier parti de la ville avec un socle d’électeurs tournant encore autour de 30 % en 1978. Son effondrement est rapide et général, surtout là où il est faible (Hautes-Alpes, Alpes-Maritimes, villes de droite). S’il tombe, entre 1973 et 1986, de 33 % des suffrages à 15 % dans les Bouches-du-Rhône, il passe de 28 % à 11,6 sur l’ensemble de la région. Son recul est la principale cause de l’affaiblissement des gauches en Provence. Ce recul, plus tardif qu’ailleurs en France, est aussi plus fort. Son électorat populaire ne se renouvelle pas, il se reporte moins sur le PS qu’il ne se réfugie dans l’abstention, à moins qu’il ne commence à filer vers l’extrême droite20. Le recul du PC se poursuit en 1988. Il est partout en dessous des 8 %, sauf dans les Alpes-de-Haute-Provence (9,2) et les Bouches-du-Rhône où il n’est plus qu’à 11,2.

17Les socialistes profitent du déclin des communistes et de l’extrême faiblesse des écologistes dans la région dans la mesure où ils dominent la gauche comme jamais. Bien que celle-ci soit affaiblie, les élections de 1986 leur donnent un niveau de suffrages inédit (plus de 25 %), ce qui constitue leur meilleur résultat régional depuis la Libération. Mais, alors que jusqu’en 1973, le PS était en Provence au-dessus de la moyenne nationale, il est en dessous depuis 1978. Dans la configuration socialiste régionale, Marseille avec Defferre occupe une place prééminente, mais, comme nous l’avons vu, le retournement d’alliance de 1983 déstabilise une partie de l‘électorat socialiste façonnée par l’anticommunisme. Cette stratégie est l’un des facteurs qui ont contribué à la perte de bastions électoraux aux municipales et aux cantonales. Or, compte tenu de la nature du PS, une fois que l’élu qui est au centre du réseau est battu, tout le système de pouvoir s’effondre et une partie de sa clientèle passe du côté des vainqueurs. C’est l’analyse très pertinente que fait Frédéric Sawicki à propos du « soldanisme » dans le Var21. Plus récemment, les étapes de la chute de Jean-Noël Guérini dans les Bouches-du-Rhône ont fourni une illustration de cette décomposition interne.

18Un autre facteur d’affaiblissement découle du constat précédent. Il réside dans l’échec des tentatives de rénovation des fédérations socialistes. Restées des réseaux de clientèles gérés par des élus locaux, sans activité partisane significative, elles n’intègrent pas les nouvelles couches et jouent même un rôle répulsif. Pénétrées elles aussi par des réseaux affairistes, elles s’avèrent incapables de prendre à leur compte des thématiques, par exemple environnementales, qui auraient pu être mobilisatrices. Cet échec du renouvellement est patent dans les Bouches-du-Rhône où la lutte entre Defferre et celui qui avait été son dauphin et se voyait déjà en successeur, Michel Pezet22, bat son plein alors que se déroulent les élections de 1985-1986. Ironie du sort, la liste conduite par Defferre aux législatives de 1986 fait un score supérieur à celle que conduit Pezet aux régionales.

19Il n’en reste pas moins que le déclin des forces de gauche repose avant tout dans leur incapacité à prendre en compte les mutations socio-économiques que connaît la région. Celles-ci sont profondes. Les bases sociologiques de la gauche socialiste – le monde des petites villes de l’intérieur, le syndicalisme viticole et celui des fonctionnaires, la maçonnerie républicaine – et celles du parti communiste – les salariés des piliers industriels de la région –, s’effritent ou sont concurrencées, alors que leur discours et leurs pratiques restent traditionnels, liés à ce monde en train de se défaire. C’est très justement que l’on a pu noter que la gauche a, « pour une large part, dilapidé son capital de modernité possible. Celle-ci a été remplacée par une autre modernité économique et culturelle de type Côte d’Azur23 ». Le cas du Var, qui occupe sur plusieurs plans une position centrale, est significatif. Si la gauche, principalement socialiste, tient encore les sièges de sénateur et la majorité du conseil général jusqu’en 1985, il s’agit là d’un reliquat et non un signe de vitalité ou de force. Le littoral lui échappe peu à peu, conquis par la droite sur un modèle Alpes-Maritimes qui fait tache d’huile. Cette désagrégation touche l’ensemble de la région – voir la situation de balancement que connaissent le Vaucluse et les Alpes-de-Haute-Provence – même si, dans les Bouches-du-Rhône, le môle marseillais paraît, momentanément – et sur quelles bases ! –, résister et si les communistes conservent quelques positions (Arles, Aubagne, Gardanne, Martigues, etc.). Cette évolution répercute le bouleversement qu’a connu la région depuis les années soixante, l’installation de dizaines de milliers de néo-résidents (rapatriés d’Afrique du Nord, retraités venus d’autres régions de la métropole, etc.), l’urbanisation galopante et son corollaire, une rurbanisation généralisée par l’habitat individuel dispersé. Classes moyennes, professions indépendantes (les médecins en particulier), cadres transforment la sociologie du monde politique avec, en arrière-fond, des réseaux socio-économiques structurés par les Chambres de commerce et les fédérations entrepreneuriales professionnelles, des réseaux de sociabilité nouveaux (la maçonnerie de rite anglo-saxon, en particulier la Grande loge nationale de France qui va défrayer la chronique locale) et un monde médiatique local qui échappe à la gauche. La culture politique jusqu’ici dominante ne pouvait que se transformer et c’est bien une nouvelle Provence blanche qui émerge en 1986.

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20Voilà pourquoi les changements politiques que connaît la région en ce milieu des années 1980 vont au-delà d’une simple alternance électorale. Ils marquent la disparition d’une génération politique, issue de la Résistance et de la Libération24 et que symbolise la mort de Gaston Defferre qui en était le chef de file et le « patron », mais que représentent aussi Soldani dans le Var, Jean Garcin dans le Vaucluse, Fernand Tardy dans les Alpes-de-Haute-Provence et quelques autres25. Il signifie aussi la fin d’un cycle politique long, ouvert par la Seconde République, celui que la « République au village » a incarné longtemps, qui faisait de la Provence un bastion de la « République avancée » et un élément du « Midi rouge ».

21Bien que retardé par la rupture de l’alliance tacite entre la droite et le FN qui a permis à la gauche de maintenir quelques positions (en particulier le conseil régional conquis, grâce à cette division, par Michel Vauzelles en 1998), l’épilogue de ce basculement est en train de s’écrire : le Var a perdu tous ses élus de gauche au Conseil départemental et la droite s’est s’assurée la présidence de celui des Bouches-du-Rhône aux élections de mars 2015 et, dans un mois, la région aura à sa tête un président de droite ou d’extrême droite26.