La tentation de Montparnasse
L’Ouest dans la mobilisation scolaire de 1984
p. 35-46
Texte intégral
1Si le réveil de la question scolaire entre 1981 et 1984 relève indéniablement du cadre national, sa forte dimension régionale doit être soulignée sous peine de faire fausse route. C’est la caractéristique de récentes généalogies des grandes manifestations catholiques qui omettent de mentionner la mobilisation scolaire du milieu du vingtième siècle1, certainement parce que celle-ci est essentiellement cantonnée à son cadre périphérique de l’Ouest alors qu’elle a bien une ampleur nationale2. Or sur cet oubli se greffe, si l’on peut dire, le constat fait par Danielle Tartakowsky d’une « amnésie3 » des manifestants catholiques à l’égard de leur propre histoire mobilisatrice. Une telle lecture, à bien des égards stimulante et attestée par un récit souvent conjugué au présent faute de transmission des acteurs, est en contradiction profonde avec le maintien d’un savoir-faire organisationnel régional mettant en action la mémoire défensive, parfois en effet inconsciente, de ce corps objectivement manifestant, tout comme avec la répétition saisissante de mêmes enjeux conflictuels qui saturent d’histoire et de mémoire ce type de mobilisation. L’intérêt est donc grand de s’intéresser aux continuités du ciment militant produit par la galaxie catholique en se limitant par cohérence au terrain scolaire régional mais d’influence nationale. À ce titre, ce qui fait l’identité de l’Ouest reste assurément ses Comités de défense scolaire qui ne résument certes pas l’ensemble du militantisme marqué comme ailleurs par le poids de l’APEL mais qui donnent le véritable tempo de ses fortes mobilisations. Suivre le Comité du 4 décembre (C4D) nantais, comme auparavant le Comité d’action pour la liberté scolaire (CALS4), c’est en fait aller au cœur de la défense scolaire, c’est-à-dire repérer son dynamisme et l’inventivité de ses répertoires d’action mais aussi quelques-uns de ses conflits structurants, comme en premier lieu son rapport complexe à Paris. Trois lieux (Rennes, Montparnasse, Bastille), emblématiques du mouvement de 1984, trois temps (février, mai, juin) jalonneront ce parcours tendu par le ressort mobilisateur dans sa phase maximale d’expression qui voit l’effacement progressif et momentané de tous les contrepoints laïques.
Rennes, 18 février 1984
2La tension nationale qui naît autour de la 90e proposition du candidat Mitterrand de « grand service public unifié et laïque de l’Éducation » a une traduction régionale, dès la rentrée 19815. Le meeting rennais du 14 novembre est le signal d’une mobilisation immédiatement massive dans l’Ouest (10000 participants au premier rassemblement départemental) et d’une détermination organisée (ligne commune de la Direction diocésaine et des associations de parents, soutien du cardinal Gouyon, relais d’Ouest-France), nouveau « réveil catholique » qui tranche avec les doutes, conflits et replis propres aux années précédentes de « crise ». La journée du 12 décembre à Pontivy (15 000 à 20 000 manifestants du Grand-Ouest) signale le relais populaire du monde agricole. Cette mobilisation ne faiblit pas en 1982, année marquée par le long feuilleton municipal des forfaits d’externat pour les écoles primaires sous contrat d’association que certaines mairies de gauche, sans directive claire de l’État6, rechignent à honorer dans la continuité de leur opposition à la loi Guermeur. Ces refus entraînent une réaction systématique des défenseurs du privé. Diffuse de Brest à Angers, entretenue dans les conseils généraux majoritairement à droite, la mobilisation a alors deux épicentres : le Finistère et la Loire-Atlantique. Abondamment relayée par la presse régionale, celle-ci permet la constitution de comités de défense autour des écoles primaires dont l’ambition est bien de capter les forces vives de la militance locale – Associations de parents d’élèves de l’enseignement libre (APEL), Organismes de gestion de l’enseignement catholique (OGEC) – et de privilégier la « base », en particulier celle des directeurs d’écoles, contre certains responsables comptables de la modération de leurs instances nationales, régionales ou diocésaines. Les modalités de protestation évoluent en conséquence : d’une première phase spontanée jusqu’à la rentrée de 1982, avec de petits rassemblements, notamment pendant les conseils municipaux, le mouvement passe à un second stade plus agrégatif en novembre-décembre avec des manifestations dont la fréquentation surprend jusqu’aux organisateurs. Les points de fixation de Nantes, Brest, Saint-Nazaire et Pontivy réunissent un total de 70000 manifestants, avec le soutien intéressé de la droite et du centre engagés dans le lancement de la campagne des municipales7, mais sans leaders nationaux.
3Ces rassemblements, contemporains du premier projet Savary, ont pour conséquence de mieux structurer les organisations de défense scolaire du privé à l’image de la plus active d’entre elles, le C4D, accepté progressivement par les instances diocésaines nantaises, dont l’originalité tient à l’alliage de sa composition, à l’heure de la segmentation représentative, entre professionnels de l’enseignement privé (directeurs, enseignants, administratifs) et parents d’élèves principalement issus des professions libérales. Esprit d’initiative et sens de l’organisation caractérisent rapidement ce comité dont l’intendance de plus en plus lourde doit beaucoup à certaines mères de famille qui développent cet engagement dans la continuité de la mobilisation « bénévole » habituelle dans les foyers actifs et bourgeois des paroisses-écoles du centre nantais (Saint-Donatien, Saint-Félix, etc.). Le C4D parvient également à imposer aux instances nationales de l’enseignement catholique ses autocollants, son graphisme bleu et jaune, conçu par une agence de publicité, jouant sur le registre scolaire (lignes et cahiers) et familial, ainsi que ses mots d’ordre directs, fédérateurs, plus généralistes que confessionnels, dont le plus fameux reste « L’École libre vivra ». Au même moment, la question scolaire s’impose dans l’Ouest comme l’un des principaux thèmes de la campagne des municipales. Le climat est, avec toutefois des nuances d’intensité selon les endroits, à l’abandon des pactes scolaires hérités des années 1950-1960. Il contribue au basculement à droite des municipalités (Nantes, Brest), conquises de justesse en 19778, fortement concernées par le débat scolaire depuis de longs mois.
4Le mouvement ne s’essouffle pas durant le reste de l’année 1983, en particulier à la rentrée. Née de tracasseries rectorales, la grève de la faim, aux modalités plus politiques que religieuses, du directeur de Saint-Louis à Châteaulin, Guy Leclerc, frère de Ploërmel, et d’Édouard, ne passe pas inaperçue et se conclut par une manifestation de plus de 20 000 personnes dans les rues de Quimper le 21 septembre qui, bien que dépassant les frontières du Finistère, n’obtient pas le soutien de l’APEL rennaise9. Nantes reste toutefois le centre de la défense scolaire avec la manifestation des Pays de la Loire du 22 octobre 1983, pilotée par le C4D, qui rassemble 100000 personnes au Champ de Mars dont le trio RPR (Fillon, Guermeur, Guichard) privé de tribune mais bien en vue dans le défilé. En l’absence des responsables nationaux de l’enseignement privé10, les moyens sont de grande ampleur (plus d’un million de tracts, 300000 badges, 946 cars). Dans une démarche de concurrence avec le Comité national d’action laïque (manifestation inter-académique nantaise du 27 novembre contre le dualisme scolaire), la priorité démonstrative est privilégiée, y compris lors d’une kermesse diocésaine de géante (Beaujoire, 8 mai 1983), au détriment d’une stratégie nationale un cran plus discrète (pétition de l’UNAPEL), mais aussi d’un plan local plus subversif (suspension de l’impôt envisagée au début du mouvement, grève scolaire11).
5Quand le Conseil des ministres adopte en décembre 1983 les propositions d’Alain Savary qui sont désormais loin des projets d’intégration initiale, deux motifs principaux attisent l’opposition des partisans du privé : la fonctionnarisation des maîtres et les modes de financement de l’enseignement sous contrat. C’est dans ces conditions que cinq manifestations régionales sont organisées entre janvier et mars 1984 par la structure nationale de l’APEL et le Comité national de l’enseignement catholique dans un but clair de pression sur le pouvoir et d’arme de négociation mais aussi de reprise en main du mouvement contre son éparpillement, ses tentations de jusqu’au-boutisme et de politisation qu’incarne à leurs yeux le militantisme de l’Ouest, même si la manifestation nantaise du 23 octobre reste un modèle d’organisation pour l’UNAPEL qui fait sien l’hymne du C4D : le Nabucco de Verdi.
6« Le nombre [de manifestants] va crescendo ; de 70000 à Bordeaux, il passe à 150000 à Lyon, à plus de 300000 à Rennes et Lille, et atteint 800000 à Versailles12. » Dans cette montée en puissance calculée, qui tient de la mécanique de précision estampillée plan MOBAPEL, l’Ouest (académies de Caen, Nantes et Rennes) est placé au milieu des mobilisations de l’hiver de façon à ne pas valoriser son rôle historique moteur dans une campagne qui se veut parfaitement inédite, moderne et nationale. Dans un temps réduit de préparation d’environ un mois, les militants de terrain redoublent en conséquence d’énergie mais sans le zèle réservé au combat final. À Nantes et sa région, le C4D, réparti en soixante secteurs, colle ainsi 30000 affiches en deux vagues, au risque de l’affichage sauvage, et vend 22000 badges, effort financier nécessaire pour une manifestation qui coûte au total 700000 francs et qui dévoile encore une fois les habitudes participatives de l’enseignement privé dans son cadre associatif, depuis le don personnel jusqu’à celui du commerçant ou de l’industriel. Une telle logistique est attendue pour une manifestation qui réunit 300000 personnes (dont 45000 Finistériens, 20 000 Vendéens), affluence qui fait de Rennes, véritable carrefour routier, le plus grand rassemblement de l’histoire dans l’Ouest mais qui a dû être fortement canalisé car le centre historique se prête mal à un tel déploiement.
7Le 18 février est peut-être moins remarquable par son déroulement, en raison du calme, du contrôle et donc d’une certaine modération13 imposée par l’APEL14, que par l’onde de choc qu’il produit. La journée touche en premier lieu les cathos de gauche dont la réaction instantanée – la dernière certainement à cette échelle coordonnée avant l’affaire Gaillot –, paraît également être le chant du cygne des espoirs de déconfessionnalisation de l’école particulièrement portés dans l’Ouest depuis le Concile et Mai 68 par le cercle Jean XXIII, le « colloque de Nantes » et l’Association des parents d’élèves pour l’évolution de l’enseignement catholique (APEEC)15, relais – minoritaire – de la CFDT chez les parents d’élèves du privé. Prêtres et militants écrivent massivement aux évêques, très soucieux de l’unité du troupeau mais plus encore grisés par le nombre de manifestants du privé, pour dénoncer leur présence16 durant cette journée qu’ils considèrent comme un anti-10 mai. Une telle protestation, essentiellement inscrite dans le cadre ecclésial de la « présence au monde » de l’Action catholique spécialisée, et qui s’appuie davantage sur les relais de la presse parisienne (Le Monde, Témoigne chrétien), n’a que peu à voir avec de discrètes réactions partisanes à gauche. Le PS régional fait le dos rond, à l’image d’Edmond Hervé qui a surtout tenté de déminer son espace municipal avant la manifestation pour ne pas gêner Alain Savary17. On ne mesure toutefois correctement les lignes d’opposition qu’en intégrant les échelons les plus locaux. La grande crispation a bien eu lieu au sein des établissements privés entre syndicats rivaux (FEP-CFDT contre SNEC-CFTC et SPELC), entre enseignants et parents d’élèves ou directions également, créant nombre de situations individuelles délicates. À l’image de la tension existant dans les anciens bastions de chrétienté (Herbignac, Muzillac, Ploërmel, Saint-Renan) où se pose encore parfois la question de la construction des écoles publiques, c’est tout l’Ouest qui est concerné dans une période considérée par les défenseurs scolaires du privé comme la reconquête du terrain trop aisément pris par la CFDT depuis la « crise catholique ». Les discours se sont alors tendus entre des manifestants schématiquement vus par leurs adversaires favorables au réformisme de Savary comme des ultras et les moutons de directions contrôlant les présences aux manifestations, ce qui rejoint pratiquement la traditionnelle représentation de contrainte catholique véhiculée par les comités laïques, alors que ces militants de la centrale d’Edmond Maire étaient quant à eux considérés comme de véritables ennemis de l’intérieur18.
8Dans l’autre camp l’unité massive derrière le mot d’ordre de la liberté bafouée cache des dissensions stratégiques et est, à ce titre, moins triomphante qu’il n’y paraît. La présence au défilé de toute l’opposition de l’Ouest, dont les trois présidents de conseils régionaux (Olivier Guichard, Michel d’Ornano, Raymond Marcellin), est mieux perçue des militants de la défense scolaire et du gros des manifestants que des leaders de l’APEL et de l’épiscopat pariant davantage sur les mouvements d’opinion et l’émergence d’une « société civile ». En témoigne l’analyse d’un expert en la matière, Raymond Marcellin, déclarant de l’intérieur du défilé qu’une « manifestation présidée par un évêque n’est pas une manifestation politique19 », manière pour lui de souligner la rupture avec les errements ouvriéristes de la génération conciliaire. L’analyse n’en reste pas moins perfide car l’APEL, pour éviter l’accusation de passéisme, de confessionnalisation de ses manifestations et par fidélité à son histoire, ne souhaite pas voir les évêques présider les cortèges, position d’autant plus facile à imposer que les intéressés ne le demandent pas. Marquée par le congrès de Pantin en mars 1982, elle refuse de surcroît d’accueillir les politiques au premier rang de la récupération. Objectivement, de tels écueils ne pouvaient toutefois qu’être partiellement surmontés.
9Parmi ces personnages à la fois très proches et à distance de l’APEL figure Guy Guermeur, personnalité militante de la défense scolaire politique, particulièrement dans l’Ouest, et alors président du Combat pour la liberté de l’enseignement (CLE20) dont les positions sont plus fermes que celles de l’Association parlementaire pour la liberté de l’enseignement. La veille de la manifestation de Rennes, l’ancien député RPR du Finistère a prévenu à Nantes qu’il y a « danger à continuer dans la voie de la négociation21 ». De fait, à l’UNI comme dans les journaux du groupe Hersant, la rue est bien considérée comme « un garde-fou [adressé aux responsables de l’enseignement privé] contre la tentation d’établir un compromis historique avec les thèses socialistes22 ». Un tel constat rejoint la ligne des comités de défense de l’Ouest pour qui Paris doit être synonyme de manifestation nationale et non de tractation maintenue.
10Dans cette logique, la « montée » à Paris est au cœur de la manifestation rennaise, ce qui en fait le principal trait distinctif avec les autres rassemblements régionaux de Lyon, Bordeaux et Lille. Un grand nombre de participants, issus en particulier des Pays de la Loire, trouvent que la manifestation de Rennes fait doublon avec celle de Nantes, ce qui explique au passage des reports de mobilisation moindres en Vendée et Maine-et-Loire, départements qui attendent particulièrement la manifestation parisienne. Cette revendication, devenue mot d’ordre le 18 février, a été exprimée par les responsables régionaux de l’enseignement privé aux journalistes, ce qui conduit ces derniers à solliciter l’avis des responsables nationaux. Pierre Daniel cisèle une fin de non-recevoir qui ignore les responsables de l’Ouest, à commencer par le directeur diocésain de Loire-Atlantique, le P. Henri Loiseau principal partisan de la montée à Paris : « La base peut pousser dans ce sens dans la mesure où elle n’est pas à même de tenir toutes les données du problème23. » Cela renvoie, jusque dans la répétition des discours et des actes, à toute une tradition conflictuelle entre l’APEL nationale et les militants de l’Ouest en particulier après la grève de l’impôt durant la décennie 1950 qui a été vue comme une mise au pas imposée par Paris. De fait la cristallisation militante autour de la capitale apparaît en termes de symbole de conquête comme l’expression d’une revanche à la fois en interne contre les instances de l’enseignement privé jugées trop modérés et contre le pouvoir de gauche.
Montparnasse, 21-30 mai 1984
11L’idée de monter réellement à Paris s’impose dès la fin mars chez les militants de Loire-Atlantique. Le plan ne se précise que le 11 mai lorsque les responsables bretons, le frère Kerdoncuf, directeur diocésain de Quimper, en tête, acceptent de participer à cette mobilisation voulue par les Pays de la Loire. Les Normands quant à eux refusent. Il s’agit donc d’investir un lieu de la capitale en menant « une action symbolique permanente24 » durant le débat parlementaire alors que le Comité national de l’enseignement catholique ne conçoit qu’une sensibilisation ponctuelle après le vote25. C’est clairement l’expression d’une défiance à l’égard de Pierre Daniel qui, par trois fois au moins, s’est directement et parfois publiquement opposé à cette opération. Le président de l’UNAPEL, confronté lors du congrès de Limoges (19-20 mai) à une fronde interne sur ses réticences concernant la manifestation nationale, pense cependant qu’il a moins à craindre de ces manifestants de l’Ouest que de dissidents d’Île-de-France contraints d’abandonner leur propre projet démonstratif dans la capitale sur ordre de la préfecture de police.
12Du 21 au 30 mai, l’esplanade de Montparnasse, toujours qualifiée de « parvis », est audacieusement investie par le C4D grâce à une préparation cloisonnée et secrète, puis par les militants des neuf diocèses de l’Ouest bien organisés sous la responsabilité de François Danchaud (UDOGEC de Rennes) et du frère de Ploërmel Pierre David (Comité diocésain de l’enseignement catholique de Nantes), présents par roulement quotidien, avec l’aide des Parisiens de la CFTC et du collège Stanislas. Un « happening » permanent, diurne et nocturne, évoque des modalités contemporaines d’occupation urbaine autour d’un « symbole », en l’occurrence une « petite école », pendant catholique de la bergerie de Plogoff, renvoyant à toute une histoire d’héroïsme bâtisseur dans l’Ouest rural26. Les répertoires d’action allient techniques d’occupation, particulièrement au sol avec copie des rituels polonais du « V de Solidarnosc », du « sit-in » et du « cercle humain » face à la police, compositions de fleurs et de bougies, ainsi que mise en scène de la modernité et de la tradition en hauteur avec la projection publicitaire au laser du mot « Liberté » sur la tour Montparnasse, nouvelle tour Bretagne, et la procession des flambeaux comme à Lourdes. Le symbolisme est transparent, à l’image de cet espace fonctionnel de la gare et de son quartier qui participe de l’identité provinciale de Paris.
13Comme au tournoi contemporain de Roland Garros, c’est également l’endroit où il faut être vu : Chirac, Gaudin, Léotard, Guermeur, Méhaignerie – mais pas le cardinal Lustiger – viennent y signer le livre d’or du C4D. La presse, tant régionale que parisienne, parle d’autant plus facilement de Montparnasse que la « petite école » parvient à fédérer et au final à ordonner l’ensemble de la mobilisation. C’est notable lors des journées fiévreuses entourant les séances parlementaires. Alors que courent les rumeurs sur une possible action des militants de Montparnasse en direction de l’Assemblée nationale, c’est Angers qui reçoit François Mitterrand dans l’après-midi du 22, sous les huées de 4000 manifestants regroupés devant la mairie. Le C4D, représenté par l’avocat Jacques Lapalus, a été associé un mois auparavant à la préparation angevine de cette action déconseillée par les instances nationales. Le 23 mai, c’est une journée nationale de mobilisation qui suit le vote du projet de loi amendé la veille au soir par André Laignel. On se rend compte que cette « Opération alerte » tire, à côté de manifestations classiques, dans tous les sens (trains bloqués, opérations escargot, prises de centraux électriques, barrages d’agriculteurs), ce qui n’est pas dans les habitudes de rigueur et de contrôle de l’APEL. En l’absence de revendication officielle concernant la manifestation nationale, le niveau d’exaspération est alors très élevé, le contrôle peut être pris par les militants politiques, ce dont témoignent par exemple les sifflets essuyés à la Trinité par le cardinal Lustiger jugé trop proche du président de la République et la majorité des slogans dirigés contre le pouvoir socialiste. Or ce même jour à Montparnasse, les organisateurs parviennent, non sans difficulté27, à canaliser les Bretons remontés de « l’opération Vent d’Ouest » qui, à peine arrivés souhaitent manifester devant les lieux du pouvoir, en négociant l’envoi d’une petite délégation à l’Élysée pour y conduire leurs 300000 pétitions. Pour autant Montparnasse n’est pas resté jusqu’au bout un sanctuaire. Lorsque Pierre Daniel s’y rend le 26 mai pour annoncer publiquement la manifestation nationale, il est violemment pris à partie28. Lui-même assure avoir été protégé par les « Bretons toujours fidèles » contre des membres de « Chrétiens-solidarité29 » de Bernard Antony30. Une telle réception amène cependant à indiquer que les sifflets venaient également des militants de l’Ouest et à s’interroger sur le double jeu de Patrice Chéreau, nouveau responsable de l’APEL Loire-Atlantique, élu contre la ligne modérée de Pierre Daniel, et qui a pourtant tenu à inviter son leader national dans ce chaudron militant.
Bastille, 24 juin 1984
14L’objectif intensément partagé de la préparation de la manifestation nationale ne ramène pas l’unité dans le camp du militantisme du privé. Cette tension est peut-être à la mesure de l’événement puisqu’il s’agit de la première véritable grande manifestation catholique si longtemps retenue dans cet espace parisien qui reste le principal socle de la construction mémorielle nationale. La fébrilité est également à la hauteur d’une mobilisation qui fait boule de neige et qui décline désormais le mot liberté à pleine page de quotidien31. Dans l’Ouest, les réticences militantes transparaissent publiquement. Le choix du 24 juin est jugé trop tardif. Paul Meurou, président de l’URAPEL de Bretagne, souhaite que la manifestation ait lieu le samedi 16 juin, veille des Européennes32, ce qui montre que l’Ouest ne partage pas les prudences politiques des instances parisiennes. Bonhommet du C4D y voit un « baroud d’honneur33 » trop tardif, ce qui l’amène à parier sur d’autres pistes, en particulier fiscales, et pourquoi pas à envisager un recours et une manifestation à Strasbourg dans une action continue jusqu’aux législatives 1986 préconisée par Maître Lapalus. La manifestation parisienne n’est donc plus parée de toutes les vertus et ce retournement convainc que militants comme dirigeants du privé ne croient guère alors à une partie gagnée d’avance. Les réticences se nouent plus encore dans la dernière ligne droite de la préparation. Les Nantais, en particulier Patrice Chéreau, déçus de se voir refuser les Champs-Élysées, se sentent particulièrement bridés par les instances nationales. Le 20 juin, une commission académique se tient à Angers. Le ton est vif contre Pierre Daniel. Dans la discussion est avancée l’éventualité d’une non-participation des Pays de la Loire et plus sérieusement l’option d’un défilé divergent. Chéreau veut faire quelque chose « d’assez dur », comme tenter de manifester près d’un lieu symbolique du pouvoir en partant de Montparnasse. Outre la volonté de marquer l’originalité de l’Ouest, de s’opposer aux organisateurs et à leur préparation imposée et minutieuse, transparaît également l’idée de dramatiser la démonstration jugée trop bon enfant. Cachés à l’opinion, ces projets finissent très dilués à Paris. Ils se remarquent cependant par une susceptibilité du C4D au départ de Montparnasse et par une mise en avant politique, notamment avec l’Association des élus de France, plus marquée que dans les autres défilés.
15Loin d’être négligé, le cortège de Montparnasse intéresse les journalistes34 pour une autre raison. C’est en effet le point de départ du Front national, entre les délégations, non du Morbihan malgré la présence de Jean-Marie Le Pen, mais bien de Mayenne et du Maine-et-Loire. Le choix d’intégrer le Front, décidé pour des raisons de sécurité et pour ne pas valoriser son passage comme on le faisait alors des intégristes35, jette un froid parmi les manifestants de l’Ouest où il n’a guère d’électeurs, y compris au sein du C4D qui y voit une volonté des organisateurs de doubler la Bretagne et les Pays de la Loire « par des colonnes de Parisiens36 ». Quelques rumeurs insurrectionnelles ont pu néanmoins circuler des militants de l’Ouest au Front national.
16Resterait enfin à clarifier la participation réelle de l’Ouest. Le nombre grossissant de 500000 participants a été avancé, soit le quart des manifestants. Favorisé par des limites régionales extensives, il n’en dit pas moins l’ampleur d’une participation populaire qui peut certainement se saisir à l’échelle départementale37. La présence des uns souligne l’absence des autres. Ainsi dans le clergé de l’Ouest, la participation résolue des congrégations enseignantes contraste avec les réticences du clergé diocésain qui refuse localement de relayer le mouvement comme à Pontivy, ce dont reste comptable l’épiscopat de l’Ouest officiellement absent pour des logiques d’équilibre institutionnel national qu’il ne semble pas avoir cherché à contester.
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17En décidant à la mi-juillet le renvoi de la réforme Savary puis la nomination de Jean-Pierre Chevènement. François Mitterrand signe l’armistice avec les dirigeants du privé, ce qu’attend l’opinion, situation durable qui annonce les accords contractuels Lang-Clouplet de 1992. La voie négociatrice officielle, acceptée en Bretagne, terre de l’APEL, est récusée dans une bonne partie des Pays de la Loire (Mayenne, Sarthe, Loire-Atlantique). Le C4D, non sans oppositions internes et départs (Bonhommet), choisit alors de continuer l’action et la mobilisation sur la ligne dure de Patrice Chéreau et la thématique de la vigilance voulue par Jacques Lapalus. Il maintient en particulier son mode opératoire (nouvelle expédition Montparnasse le 12 décembre 1984, manifestations sur les boulevards périphériques nantais le 8 juin 85), qui sont autant de tentatives de fédérer le mécontentement interne contre les instances nationales de l’enseignement privé. La radicalisation, contenue mais réelle en 1984, s’illustre alors, ce qui justifie d’ailleurs une réaction de police à Montparnasse voulue par Pierre Joxe, plus ferme que son prédécesseur Gaston Defferre, et le désaveu cinglant des responsables nationaux. Dans ce conflit, les autorités diocésaines nantaises continuent néanmoins de faire confiance au C4D. La permanence de cette résistance, dans deux temporalités bien différentes, celle de la force du nombre et celle de l’isolement, est un sujet intéressant d’analyse. Elle renvoie bien entendu à la question de la légitimité d’un comité d’action dans une période de négociation où il est davantage hors-jeu mais aussi à la continuité d’une culture militante plus forte que la conjoncture d’apaisement. Une grande part d’explication du maintien de cet activisme des défenseurs du privé tient à la mobilisation de la droite locale sur cette question scolaire en particulier à travers l’Association des élus pour la liberté de l’enseignement. D’ailleurs, les militants du C4D participent à la campagne des législatives de 1986 (opération « ballons » dans les rues nantaises le 14 mars). La matrice mobilisatrice, source d’un savoir-faire militant, ne reste pas improductive.
18Quatre trajectoires individuelles du milieu nantais privilégié dans cette présentation peuvent témoigner de ce recyclage et de cette extension des réseaux. La première est celle d’un notaire de Carquefou, Henri Barbary. Fils de l’ancien président de l’APEL en Mayenne, il est l’un des principaux organisateurs de l’opération de Montparnasse, notamment en activant le réseau de Radio Alouette38. Dans cette continuité associative, il est à l’origine de Radio Fidélité (diffusée en Mayenne et Loire-Atlantique) en 1986. Le deuxième parcours concerne Ivan Rioufol, journaliste à Presse Océan, qui alimente Le Quotidien de Paris avec ses articles sur la mobilisation scolaire. Il quitte la rédaction nantaise pour celle du Figaro en 1985, d’où il est d’ailleurs beaucoup intervenu sur la « manif pour tous » en 2013. Le troisième itinéraire, dont l’évocation est sûrement attendue, est celui de Patrice Chéreau. Le militant de l’APEL s’engage dans le Mouvement pour la France de Philippe de Villiers en 1995 en invoquant son rôle à Montparnasse. Loin d’être apaisée (le C4D récuse sa récupération politique de 84), une telle reconversion témoigne également des divisions et de la segmentation des réseaux catholiques et de droite dans les Pays de la Loire. En guise de dernier parcours qui convainc que la fibre militante dépasse l’horizon électoral, celui de Jacques Lapalus mérite d’être repéré. Cet acteur important du mouvement scolaire a été en 2015 l’un des fers de lance dans l’Ouest de la mobilisation des avocats contre la loi Macron. Cette trajectoire de bâtonnier militant rappelle le parcours d’un autre bâtonnier, à Angers cette fois, celui de maître Laguette, l’ancien président du CALS entre 1945 et 1961. Il est incontestable qu’une généalogie militante propre à l’Ouest s’impose. « Nous ne sommes [pourtant] pas des professionnels de la manif39 », s’est écrié lors d’une réunion le président du C4D, en reconnaissant à la fin du parcours mouvementé de 1984 que le principal fait de gloire de son comité reste d’« avoir fait défiler les gens qui ne l’avaient jamais fait ». Un tel discours, contre-modèle des habitudes manifestantes de la gauche et de l’enfouissement catholique, mérite bien sûr d’être confronté à la réalité d’une forme de savoir-faire de l’encadrement militant dans l’Ouest. Sans doute celui-ci témoigne-t-il du maintien d’une culture régionale forte que fédère encore l’école privée, en dépit (ou à cause ?) de ses mutations. Racines40 et modernité, une rhétorique souvent mise en avant par l’Enseignement catholique, peuvent constituer les points sûrs d’une dialectique distanciée. Chroniques rapidement éditées41 et mémoires des acteurs42 ont construit une première strate de compréhension du mouvement de 1984. Avec l’accès aux archives et l’interrogation des témoins, le travail historien peut donc se développer, pendant que d’autres sciences sociales s’emparent de dossiers mobilisateurs plus brûlants43.
Notes de bas de page
1 Jacqueline Lalouette, « Enjeux et formes de la mobilisation catholique au xxe siècle : manifestations et meetings (1906-1984) », in Michel Pigenet et Danielle Tartakowsky (dir.), Histoire des mouvements sociaux en France, Paris, La Découverte, 2014, p. 311 ; Danielle Tartakowsky, Les droites et la rue, Paris, La Découverte, 2014.
2 Ce n’est pas contradictoire avec ce qu’écrit Bruno Poucet : « Lorsqu’il s’est agi au début des années 1950 de faire la grève de l’impôt, Mgr Cazaux, évêque de Luçon, n’a pas réussi à cristalliser une opposition nationale », « Juin 84 : réapprendre à manifester ? », in Bruno Béthouart et Marcel Launay (dir.), Les religions dans la rue, Boulogne-sur-Mer, Les cahiers du Littoral, 2, n° 14, 2015, p. 115-131.
3 Op. cit., p. 195.
4 Frédéric Le Moigne, « 1945-1950 : les manifestations du militantisme scolaire catholique de l’Ouest », in Brigitte Waché (dir.), Militants catholiques de l’Ouest, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004, p. 199-211.
5 Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, 1577 W 081 cabinet du préfet, enseignement privé (1981-1984).
6 Bruno Poucet, La liberté sous contrat. Une histoire de l’enseignement privé, Paris, Fabert, 2009, p. 147.
7 Archives diocésaines de Nantes, C4D, lettre du 25 novembre 82 de D. Pervenche, chef d’établissement (Saint-Stanislas, Nantes), délégué au Comité départemental « liberté de l’enseignement » du RPR. Remerciements à E. Desbruères et à C. Gurvil pour la consultation de ce fonds important non référencé par la suite.
8 Pontivy, à gauche depuis 1973, passe également à droite (Joseph Lécuyer).
9 Archives provinciales des frères de Ploërmel, fonds David, lettre d’Yves Glorieux, président UDAPEL 35 aux chefs d’établissement, 28 septembre 1983.
10 Le chanoine Guiberteau, secrétaire général de l’enseignement catholique et nantais d’origine, juge ces « manifestations inopportunes et dispersées ». AD Quimper, 3J03/08, lettre aux directeurs diocésains du 21 novembre 83.
11 Répertoire d’action qui est rejeté car jugé trop utilisé par le camp laïque ou par la Fédération enseignement privé de la CFDT.
12 Jacqueline Lalouette, op. cit., p. 313.
13 Modération et maîtrise des organisateurs reconnues par le préfet de région, Gilbert Carrère, lui-même très pondéré sur le mouvement dans son rapport adressé à Paris. Arch. dép. Ille-et-Vilaine, 1577 W 081, courrier du 18 février 1984.
14 Les Finistériens collent toutefois des autocollants « rue de la Liberté » sur 700 panneaux.
Voir le journal d’Antenne 2 dans les fonds de l’INA [http://france3-regions.francetvinfo.fr/bretagne/2014/02/17/18-fevrier-1984-417175.html].
15 Sara Teinturier, « Les métamorphoses du catholicisme breton », in David Bensoussan (dir.), Bretagne en politique, Parlement[s]. Revue d’histoire politique, 2014, HS 10, p. 112-113.
16 L’évêque de Nantes, qui est d’ailleurs à Rome le 18 février, reçoit cent vingt lettres de protestation entre 83 et 84 (dont celles de prêtres qui rappellent la contestation de 1965). AD Nantes, fonds Mgr Marcus.
17 La Croix, 17 février 1984.
18 « Tout enseignant est toujours libre de rester dans l’enseignement catholique ou de s’en aller », affiche ainsi la SNEC-CFTC nantaise. Archives Direction diocésaine enseignement catholique 44, fonds Bonhommet (Remerciements à A. Henry pour la consultation).
19 Libération, 20 février 1984.
20 À côté de structures de masse, la défense de l’enseignement privé est concernée par la prolifération des organisations. On peut citer à Nantes le Mouvement des jeunes pour la liberté de l’enseignement (MJLE) ou encore l’association politique France-Libertés.
21 Ouest-France, 18 février 1984.
22 Le Figaro, 20 février 1984.
23 Journal du dimanche, 19 février 1984.
24 Henri Loiseau, lors de la réunion publique du centre Ozanam, 12 mai 1984.
25 Paul-Henri Bonhommet estime que la revendication doit commencer avant le vote pour avoir une chance de peser. Il s’appuie sur les contre-exemples de la mobilisation du CFP d’Amiens, celle des sidérurgistes ou la campagne contemporaine des catholiques espagnols.
26 Henri Loiseau, Journal d’un directeur diocésain au service de l’Enseignement Catholique du diocèse de Nantes 1981-1988, Nantes, Imprimerie Atelier Sainte Claire, 2015, p. 62.
27 Entretien avec François Danchaud, 23 mai 2016.
28 Images visibles dans le documentaire de Marc Jeanson, « Vent d’Ouest sur Paris » (1984), commandé par le C4D.
29 Question de liberté, Paris, Desclée de Brouwer, 1986, p. 133.
30 L’UNI gravite également sur les lieux.
31 Campagne du « Parti prix » d’Édouard Leclerc dans les journaux du 22 juin 1984.
32 AD Nantes, C4D, intervention du 23 mai 1984 à Montparnasse.
33 Le Quotidien de Paris, 21 juin 1984.
34 Journal du soir d’Antenne 2 sur le site [www.ina.fr/video/CAB01031750].
35 C’est une distinction avec les cortèges séparés des rassemblements anti-mariage pour tous.
36 Pierre-Henri Bonhommet, Le C4D à Nantes. Son historique de 1982 à 1984, mémoire, 2009, p. 63 (Archives départementales de Loire-Atlantique).
37 Sont évoqués les 20 000 Vendéens, les 30 000 manifestants de Loire-Atlantique conduits par 4 trains spéciaux et 120 cars en partance de Nantes, contraints de stationner à Versailles.
38 Réseau mis en relief par la trajectoire de Bruno Retailleau, président élu en décembre 2015 du conseil régional des Pays de la Loire.
39 Pierre-Henri Bonhommet, Le C4D… op. cit., p. 19 [29 novembre 1982].
40 Racines EC 44, Ils ont fait l’enseignement catholique, Nantes, s. n. [Direction diocésaine], 2007.
41 Gérard Leclerc, La bataille de l’école, Paris, Denoël, 1988.
42 Pour une déconstruction de cette mobilisation : Marcel Boucard, L’Écharde. Témoignage d’un directeur d’école, Maulévrier, Hérault-Éditions, 1991.
43 Céline Béraud et Philippe Portier, Métamorphoses catholiques. Acteurs, enjeux et mobilisations depuis le mariage pour tous, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2015.
Auteur
recherche bretonne et celtique (CRBC), EA 4451
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