1L’ouvrage que le lecteur va découvrir est la mise en forme du travail collectif mené lors d’un colloque tenu à l’université Rennes 2 et à Sciences Po Rennes, les 18, 19 et 20 novembre 2015, sur l’histoire des années 1984-1988 en France, premières années du temps des « alternances » et des « cohabitations », clos en 2002. Dixième colloque que nous coorganisons depuis 2003 sur le système partisan français1, il s’inscrit, on l’aura compris, dans un programme de recherche au long cours marqué par deux choix intellectuels et méthodologiques qu’il faut commencer par rappeler brièvement.

2Premier de ces choix, celui d’aborder l’histoire politique française à travers le prisme privilégié des partis, objet d’étude peu prisé à l’heure où domine une histoire culturelle du politique2. Des partis analysés pour eux-mêmes et, en même temps, toujours considérés comme faisant système par leurs interrelations d’affrontement ou d’alliance ; mais des partis envisagés aussi comme insérés de façon tout à la fois profonde et complexe dans l’histoire sociale du pays, ses solidarités, ses tensions et ses conflits. La politique n’est-elle pas avant tout la transcription médiatisée des intérêts, par nature différents et souvent contradictoires, des individus qui composent une société, en projets collectifs et en enjeux de pouvoir ?

3Second choix, celui de travailler en faisant dialoguer historiens et politistes qui ont beaucoup à s’apprendre de façon réciproque. La pluridisciplinarité, si souvent invoquée, est ici mise en pratique. Soulignons aussi le souci d’associer jeunes et anciens, enseignants-chercheurs blanchis sous le harnais et doctorants ou jeunes docteurs, sans réussir encore, hélas, à s’approcher de la parité, aussi difficile semble-t-il en histoire politique qu’en politique tout court. Ce cycle de colloques auxquels celui-ci s’ajoute, a contribué sans aucun doute à souder un groupe de chercheurs et de chercheuses qui se connaissent, se lisent (ce qui n’est pas si fréquent) et s’apprécient. Et pour la sixième fois ici, ont coopéré officiellement le CERHIO (le CHRISCO quand nous avons débuté le cycle…), Centre de recherche sur l’histoire de l’Ouest (Rennes 2), et le CRAPE, Centre de recherche sur l’action politique en Europe (Rennes 1-IEP-EHESP), devenu « Arènes » à l’heure où nous écrivons.

4Ces continuités n’empêchent toutefois pas d’innover et le colloque dont on va lire la vingtaine de contributions, présente deux spécificités qu’il faut souligner.

5D’abord et pour la première fois, l’idée de départ n’a pas été uniquement rennaise comme pour les précédents, mais aussi parisienne. Nous nous sommes en effet insérés dans un programme de recherche plus large, impulsé par l’Institut François-Mitterrand qui a lancé en 2013 un vaste travail sur « les années d’alternance », après celui conduit sur le début du premier septennat mitterrandien3, prenant en compte les aspects économiques, sociaux, politiques, culturels et diplomatiques4. Ce fut pour nous l’occasion de nouer des liens étroits avec une institution importante dans le paysage de la recherche sur la vie politique française. Cette coopération s’est faite sur une base résolument régionale et c’est la seconde spécificité à expliquer.

6Pour la première fois en effet depuis le colloque sur les mutations du système partisan français à la Libération, toutes les contributions ont été conçues dans une optique régionale. Est-ce à dire que nous nous serions soumis à une conception pour le moins vieillotte et à coup sûr difficilement défendable sur le plan intellectuel, consistant à abandonner l’étude du national à Paris et à concéder le régional à « la province » ? Pas du tout ! Si nous avons pu instaurer ce type de coopération entre Rennes et l’Institut François Mitterrand, c’est que nous avions déjà bien avancé sur le chemin d’une histoire politique qui veut absolument tenir compte des différentes échelles auxquelles on doit l’appréhender, à l’image de celles où la vie politique réelle se déroule. Et ce fut donc le moyen d’enrichir mutuellement les travaux menés en parallèle à Rennes et à Paris, conçus à des échelles avant tout complémentaires. Un seul exemple pour que le lecteur comprenne bien l’enjeu : on peut analyser le « plan acier » du printemps 1984 (suppression d’un tiers des effectifs salariés dans la branche sidérurgique) sous différents angles, tous aussi légitimes les uns que les autres, mais les conséquences de ce plan ne furent à l’évidence pas les mêmes selon qu’on l’envisage du point de vue du gouvernement, de celui des « maîtres de forges » ou de celui des sidérurgistes lorrains qui en furent les principales victimes. D’où l’idée d’associer les deux manifestations, celle de Rennes en novembre 2015 et celle de Paris le mois suivant, pour varier les focales.

7Le hasard des coïncidences de dates fit que le colloque de Rennes se déroula quelques jours avant les élections régionales des 6 et 13 décembre 2015, lointain écho des premières élections régionales qui s’étaient tenues, au cœur même de la période 1984-1988, le 16 mars 1986, le même jour que les élections législatives. Les régions avaient été élevées au rang de collectivités territoriales par la loi de décentralisation, dite « loi Defferre », du 2 mars 1982. La loi du 10 juillet 1985, en organisant l’élection des instances dirigeantes des 22 régions au scrutin de liste proportionnel à un tour, nous offrit – sans que ce fût son objectif, il va sans dire – une excellente occasion d’observer comment le système partisan, structuré nationalement autour du clivage entre droites et gauches depuis 1789, s’était adapté à ce changement institutionnel et avait « fonctionné », concrètement, dans ce cadre électoral inédit des régions, l’année même qui vit débuter la première « cohabitation ».

8Il est habituel de dire, pour s’en féliciter parfois, pour le déplorer bien plus souvent, que la France est depuis la Révolution un pays politiquement uniformisé sous l’irrésistible effet d’une sorte de rouleau compresseur nommé « centralisation jacobine ». Ce discours, répété à l’envi, ne correspond pourtant dans les faits que très imparfaitement à la réalité. Rappelons d’abord que le « jacobinisme » fut un courant politique autrement plus complexe qu’on l’imagine couramment aujourd’hui, fort différent selon qu’on l’observe en 1789, en 1793, durant le Directoire ou après, comme dans sa version communarde en 1871. C’est pourquoi à nos yeux, si l’on veut absolument trouver une origine au principe de la centralisation administrative et gouvernementale, il faut sans doute davantage regarder du côté napoléonien que du côté jacobin. Dès la fin des années 1870, les républicains modérés, victorieux de leurs adversaires tenants du « pouvoir personnel », choisirent ainsi de conserver à l’identique les grands corps de l’État, Conseil d’État en tête, mis en place sous le Consulat et l’Empire.

9Ensuite, et c’est essentiel, on doit dire et répéter que depuis plus de deux siècles, le système partisan national juxtapose sans jamais les confondre, intègre sans totalement les dissoudre des systèmes partisans locaux. Systèmes partisans municipaux : Marseille n’est pas Lille, malgré l’influence ancienne du mouvement ouvrier dans ces deux grandes villes ; Rennes n’est pas Tours, la première marquée par la forte influence de la démocratie chrétienne, la seconde par celle de la franc-maçonnerie ; et l’on pourrait multiplier les exemples presque à l’infini. Systèmes partisans départementaux aussi, les conseils généraux jouant dès le xix^e siècle un rôle bien supérieur à celui qu’on imagine et dont les présidents, le plus souvent parlementaires voire ministres, eurent toujours un réel pouvoir de décision à côté de celui des préfets. Et puis, à mi-chemin des échelons communal et départemental, n’oublions pas les contrastes, parfois saisissants, d’un canton à l’autre5. Encore en 2012, dans la Lozère majoritairement à droite depuis les débuts du régime républicain (une seule fois, le département eut un député socialiste, élu dans la 1^re circonscription entre 1997 et 2002), les résultats furent très contrastés d’un canton à l’autre : 70 % pour Nicolas Sarkozy dans le canton d’Aumont-Aubrac, de tradition catholique conservatrice ; 66 % pour François Hollande dans celui de Florac, de tradition protestante. Le lecteur pourra aussi se faire une idée de ces différences d’échelles en observant la photo qui illustre la couverture de l’ouvrage. On y voit un François Mitterrand qui inaugure en 1986 un établissement rennais en compagnie de deux personnages officiels. Alain Madelin, alors ministre de l’Industrie du gouvernement de Jacques Chirac et l’une des principales figures de l’UDF… mais en Bretagne « seulement » député-maire de Redon, modeste sous-préfecture de l’Ille-et-Vilaine, qui, lorsqu’il se trouve à Rennes, semble quelque peu isolé, comme effacé derrière la figure la plus en vue de la ville, le député-maire Edmond Hervé, ancien secrétaire d’État socialiste dans les gouvernements de Pierre Mauroy. « L’alternance » de 1986 ne se vivait manifestement pas de la même façon à Paris et en Bretagne.

10Entre 1984 et 1988, un nouvel échelon de la vie sociale et politique s’institutionnalisa : l’échelon régional. Sur quelles bases ? Selon quelles modalités ? Dans quelles perspectives ? C’est ce que cet ouvrage tente d’expliciter, en articulant analyse des phénomènes politiques et analyse des phénomènes sociaux. L’entreprise est d’autant plus difficile à mener qu’à l’échelle nationale au même moment, deux profonds changements survinrent ou cristallisèrent en 1984 et, comme on le constatera au fil de la lecture, ils ne cessent d’interférer dans l’analyse des années 1984-1988 vues des régions telle qu’elle a été conduite : tout d’abord, la rupture de l’union des gauches avec la formation du gouvernement de Laurent Fabius, sans ministres communistes ; ensuite, la percée électorale d’un parti jusque-là marginal, le Front national. Présentons de façon succincte les enjeux d’un point de vue global.

11L’année 1984 officialisa le grand renoncement des gauches à « changer la vie », titre du programme du PS, adopté en 1972, et de son hymne, composé en 1977. Chacun des deux grands partis de gauche d’alors, PCF et PS, en étaient responsables.

12 Hésitant depuis 1968 à choisir entre deux stratégies, « eurocommunisme » ou fidélité à l’URSS stalino-brejnévienne, le PCF se trouva peu à peu pris au piège de ses contradictions, évidentes depuis l’extrême fin des années 1970 : génocide cambodgien, fuite des boat people par centaines de milliers du Viêt-nâm réunifié, intervention soviétique en Afghanistan, essor d’un mouvement ouvrier contestataire dans la Pologne « communiste », mené par Lech Walesa avec le soutien du nouveau pape Jean-Paul II, etc. Au printemps 1984, Georges Marchais, secrétaire général du parti communiste, alla sans doute au bout des incohérences supportables par les électeurs : le 13 avril, il défila à Paris aux côtés des sidérurgistes contre le « plan acier » du gouvernement Mauroy auquel participaient quatre ministres communistes ; six jours plus tard, il vota avec l’ensemble du groupe communiste ledit Plan au Palais-Bourbon. Brutalement ramené à son score de 1924 (10 % des suffrages aux élections européennes de juin 1984), le PCF redevint la force secondaire qu’il avait été jusqu’au Front populaire, incapable de peser durablement sur le cours des événements comme il avait pu le faire pendant quatre décennies.

13De son côté, le PS était engagé sur la voie d’une profonde mutation idéologique, imposée sans réel débat par l’Élysée aux militants et aux électeurs. Le 22 février 1984, Antenne 2 avait diffusé une émission au titre volontairement provocateur, patronnée par le journal Libération et présentée par Yves Montand : « Vive la crise ! » On y vanta, deux heures durant, les bienfaits de la crise qui obligeait chacun et chacune à dépasser ses croyances et ses habitudes pour aborder l’avenir avec l’énergie des pionniers, à l’image de ce jeune énarque et ancien sous-préfet alors inconnu du « grand public », Philippe de Villiers. Il avait abandonné « la sécurité » de son statut et son avenir tout tracé de haut-fonctionnaire pour se consacrer totalement à son entreprise du Puy-du-Fou. Pour confirmer le message, le président choisit de célébrer le troisième anniversaire de son mandat en énonçant le nouvel objectif qu’il fixait au gouvernement, l’instauration d’une « économie mixte », reprenant une formule utilisée au cours des « Trente Glorieuses » par certains économistes et géographes pour qualifier l’économie française d’alors. Il le fit dans un long entretien accordé à Libération. Ce journal ne ressemblait plus à ce qu’il avait été lors de son lancement en 1973. Sabordé en février 1981, relancé par Serge July le 13 mai 1981 (en une, la photographie de François Mitterrand sous-titrée « Enfin l’aventure »), le quotidien nouvelle formule comportait désormais des publicités, les salaires des journalistes n’étaient plus égaux, les annonces étaient devenues payantes. Un mois plus tôt, le président s’était prononcé en faveur de la publicité sur les radios libres et en novembre naquit la première chaîne privée de télévision en France, Canal Plus. En 1985, Robert Hersant et Silvio Berlusconi lancèrent La Cinq.

14L’année 1984 s’était ouverte par l’annonce simultanée de plusieurs plans de licenciements (textile, chimie, charbonnages, constructions navales, etc.) et la signature d’une nouvelle convention de l’UNEDIC qui avait augmenté la cotisation-chômage des salariés et sensiblement réduit le nombre d’ayants droit. Yvon Gattaz, président du CNPF, demanda l’ouverture de « zones franches » où l’application des lois sociales serait temporairement suspendue puis, dans une conférence de presse le 10 avril, affirma que près de 500000 emplois pourraient être créés si l’on instaurait un nouveau contrat de travail surnommé « ENCA » (« emploi nouveau à contraintes allégées »). En septembre, le nouveau Premier ministre, Laurent Fabius, après avoir précisé que « nous ne pouvons pas faire de miracle », annonça la prochaine création des « TUC », travaux d’utilité collective, emplois destinés à des chômeurs dans les collectivités territoriales, payés un quart du SMIC pour 20 heures par semaine.

15À l’évidence, la question sociale, centrale dans le clivage entre droites et gauches depuis le Front populaire, n’était plus portée par les gauches, le PCF étant devenu trop faible pour être entendu et le PS s’étant rallié aux objectifs financiers et économiques arrêtés par l’Europe des Dix tandis que les grandes centrales syndicales de salariés s’étiolaient dans la désunion. En décembre 1984, Jacques Delors, l’homme de « la pause dans les réformes » et de « la rigueur », fut choisi pour succéder à Gaston Thorn à la présidence de la Commission européenne.

16Les élections européennes du 10 juin 1984 furent marquées par un effondrement des gauches (35 % des suffrages exprimés, toutes listes additionnées) et la percée du Front national, jusque-là groupuscule sans réelle influence. Sur la base des deux millions de suffrages qu’il recueillit, il entama un essor qui ne s’est depuis lors pas démenti. Cet essor se fit sur des bases fort éloignées, voire étrangères aux principes républicains et, à moyen terme, contribua largement au brouillage des repères politiques traditionnels. Reléguant au second plan la question sociale, centrale dans la vie politique depuis le Front populaire, il donna soudain à la question nationale, sur des bases ethno-culturelles, une audience considérable. Cela au moment même où l’intégration – d’aucuns diront la dilution – de la France dans une entité géopolitique plus large, l’Europe des Dix puis, à compter du 1^er janvier 1986, des Douze, franchissait un seuil décisif. La signature en février 1986 de l’Acte unique symbolisa le processus en cours. Ce nouveau traité européen, négocié sous la direction de Jacques Delors, rompit en effet avec la règle de l’unanimité, imposée par Charles de Gaulle au milieu des années 1960, pour lui substituer le mécanisme de la « majorité qualifiée ». Entre 1984 et 1988, le FN s’imposa, sans que cela tînt au hasard des coïncidences, comme une force politique incontournable : à l’élection présidentielle de 1988, Jean-Marie Le Pen obtint plus de 4 millions de voix, le double du score de la liste du FN quatre ans plus tôt6. Cet enracinement du parti nationaliste fut concomitant de la déliquescence des deux forces qui avaient – sur des modes divergents – le plus ardemment défendu depuis la Libération le principe de l’indépendance nationale. D’une part, le gaullisme était en voie de délitement : en 1984, Jacques Chirac, président du RPR, avait accepté sans discuter que son parti fît liste commune avec l’UDF aux élections européennes, sous la conduite de Simone Veil, vivant symbole de l’européisme conquérant. D’autre part, le PCF était marginalisé : son candidat en 1988 recueillit moins de 7 % des suffrages exprimés, un score encore inférieur à celui des législatives de 1932 où le parti avait atteint son point le plus bas sur le plan électoral.

17Dans l’histoire politique et sociale de la France contemporaine, les années 1984-1988 furent donc celles qui virent basculer les rapports de force établis par les luttes du mouvement ouvrier, les victoires électorales des gauches et les avancées sociales entérinées par les lois votées en 1936, en 1946 et en 1981-1982. On passa, en quatre années seulement, d’une vie politique structurée par l’affrontement sur la question sociale – comment construire ce que Jean Jaurès avait nommé la République sociale et qu’avant 1914, le mouvement ouvrier appelait « la Sociale » – à une vie politique désormais organisée autour de la question nationale. Dans ce grand basculement, la stratégie frontiste joua bien sûr un rôle important. Mais sa mise en œuvre bénéficia de ce que nous appelons le grand renoncement des gauches.

18L’année 1983 avait été ponctuée par une série de grèves des ouvriers spécialisés, majoritairement algériens et marocains, dans l’industrie automobile – Citroën à Aulnay-sous-Bois7, Renault à Flins, etc. Grèves contre les conditions de travail et contre les plans de licenciements, d’OS en priorité. Le gouvernement Mauroy y fit face de façon très dure, soutenant systématiquement le patronat. Ce fut aux usines Talbot à Poissy que les affrontements furent les plus vifs, là où l’implantation du syndicat patronal CSL, Confédération des syndicats libres, nouveau nom de la CFT depuis 1977, était la plus forte. En janvier 1983, le ministre de l’Intérieur Gaston Defferre avait dénoncé « des grèves d’intégristes ». En février, le Premier ministre dénonça « des groupes religieux et politiques qui se déterminent en fonction de critères ayant peu à voir avec les réalités sociales françaises ». En décembre, les CRS réoccupèrent violemment l’usine Talbot, avec le soutien d’un certain nombre de salariés criant « les Arabes au four, les Noirs à la mer ». Quelques jours plus tôt pourtant, la « Marche pour l’égalité et contre le racisme », partie de Marseille et organisée par des associations de jeunes des quartiers populaires dénonçant les violences racistes et les violences policières subies, avait été reçue à l’Élysée. François Mitterrand accepta la revendication sur la carte de séjour de dix ans mais il n’y eut aucune concession sur le droit de vote des étrangers aux élections locales, pourtant promis en 19818.

19En créant SOS Racisme en octobre 1984, sous la direction de Julien Dray et d’Harlem Désir, le Parti socialiste fit le choix de canaliser les revendications de la jeunesse populaire, en partie issue de l’immigration récente, dans un cadre moins politique que culturel, les grands concerts gratuits en étant le principal symbole. En « culturalisant » des enjeux avant tout sociaux et politiques, pourtant clairement posés comme tels par la Marche de 1983 – il y eut d’autres marches en 1984 puis en 1985 –, les socialistes, soutenus par une large fraction du mouvement associatif, s’engagèrent sur le chemin d’une reformulation de la question de l’égalité effective des droits en une lutte générale – et vague – « contre le racisme ». En combattant pour le « métissage des cultures », ils visaient certes à s’attacher durablement la jeunesse, fraction de la société la plus exposée au chômage de masse, au nom de la défense du « multiculturalisme », version modernisée de l’antifascisme né entre les deux guerres9. Mais, à n’en pas douter, ce choix d’abandonner le terrain traditionnel à gauche des luttes sociales et politiques servit les nationalistes. N’était-ce pas au fond une façon d’accepter, peu ou prou, de venir sur leur terrain ? Depuis le lancement du GRECE (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne) en 196810, ceux-ci s’efforçaient en effet de combattre « l’idéologie égalitaire », selon la formule d’Alain de Benoist dans Vu de droite (1977). Cela passait par la défense des différences culturelles, à leurs yeux indépassables, qui obligeaient à penser la vie politique non plus dans le cadre de la lutte des classes mais sur le mode de ce que l’on nomma bientôt couramment « le choc des civilisations ».

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20C’est à la relecture des années 1984-1988 que cet ouvrage s’attache. Dans une optique résolument régionale, on l’a dit, et en cinq temps qui, sans prétendre rendre compte de l’ensemble des phénomènes, permettront toutefois au lecteur de découvrir comment la société française vécut de façon diverse et contradictoire ces quatre années, à tous égards décisives car elles clôturèrent définitivement le « moment 6811 ».

21Une première partie portera sur la question scolaire, vue de l’Ouest et de l’Auvergne. Une deuxième partie s’attachera à étudier un certain nombre de forces politiques, dont deux mouvements régionalistes et les Verts, petit parti né en 1984 qui marqua l’institutionnalisation de la plus récente des familles politiques françaises, née vers la fin des années 1960. Dans une troisième partie, les années d’alternance seront envisagées d’un point de vue électoral décentré. Quelques exemples de politiques publiques mises en œuvre à différentes échelles entre 1984 et 1988 seront analysés dans la quatrième partie. Enfin, dans une cinquième et dernière partie, il sera question de quelques exemples de luttes sociales contre ce que l’on appelait alors, plagiant dans les mots la perestroika gorbatchévienne, les « restructurations économiques ».