Chapitre IV. Les élections de 1877 et les suites judiciaires de la corruption électorale
p. 75-92
Texte intégral
1Dans la continuité du chapitre précédent, il convient tout d’abord de présenter rapidement quelques cas de corruption électorale présents dans les protestations et le travail de la commission électorale sur les élections de 1877 dans le Vaucluse, en analysant les continuités et les nouveautés par rapport à l’année précédente. On se concentrera ensuite sur les suites judicaires des fraudes, et à la difficile qualification juridique de faits signalés comme des fraudes et de la corruption électorale.
Alfred Naquet et ses amis lors de l’élection législative de février 1877 dans le Vaucluse
2Suite à l’annulation pour fraudes de l’élection de 1876, une nouvelle élection est organisée à Avignon. Trois candidats républicains souhaitent se présenter : Jean Saint-Martin, Jules Valabrègue et Eugène Raspail. Alfred Naquet a pris grâce à son combat pour dénoncer les fraudes en 1876 une nouvelle dimension dans le département, devenant l’homme fort du Vaucluse. Il est favorable aux candidatures de Saint-Martin et Valabrègue. Le premier est désormais son lieutenant politique, dans le département, et l’un de ses relais les plus sûrs dans l’arrondissement d’Apt où Saint-Martin est né, mais aussi à Avignon où il est installé comme avocat. Mais Naquet est aussi lié à Jules Valabrègue par des relations de longue date entre familles, judéo-comtadines ou non, de Carpentras.
3Eugène Raspail est un propriétaire viticole installé dans le canton de Vacqueyras, aux opinions modérées après avoir été représentant du Vaucluse en 1848. Il est le neveu de François-Vincent Raspail, célèbre homme politique et chimiste radical. Valabrègue retire finalement sa candidature pour apporter son soutien à Saint-Martin, peut-être à la demande d’Alfred Naquet. Inquiet de la division de ses amis radicaux, il appelle à l’union dans les journaux républicains locaux1.
4Cette élection est suivie par la presse républicaine nationale, comme Le Rappel, La République française ou Les Droits de l’Homme, conséquence du retentissement de l’enquête contre Roger du Demaine en 1876. Le journal des gambettistes, La République française, soutient la candidature du modéré Eugène Raspail, preuve des inimitiés entre les amis de Gambetta et Naquet. Ce journal s’oppose aux Droits de l’Homme, de tendance radicale, qui compte parmi ses collaborateurs Alfred Naquet. Dans ce périodique, un rédacteur exprime son soutien à celui qu’il nomme le « candidat des principes », c’est-à-dire Jean Saint-Martin2. Alfred Naquet met toute son influence au service de son ami, qui devient peu à peu son disciple politique. Saint-Martin est néanmoins attaqué pour sa moralité, un journaliste du Figaro écrivant qu’il est « un avocat sans causes, monté sur la bosse de son ancien patron […]. Type de bohême politique, dont le seul capital est son ambition3 ». Saint-Martin est opposé au maire d’Avignon Roger du Demaine. Les conservateurs évoquent dans leur propagande la « dictature républicaine » de la Défense nationale pour délégitimer Jean Saint-Martin et les radicaux du Vaucluse, rappelant les « milliards » gaspillés alors4. Sur les bulletins de vote le nom de Roger du Demaine est accompagné de l’expression « député invalidé », et la propagande conservatrice insiste bien sur cette invalidation dénoncée comme injuste.
5Au premier tour de l’élection législative complémentaire, le 11 février 1877, le légitimiste Roger du Demaine arrive en tête avec 8391 voix, contre 4799 pour Jean Saint-Martin et 4690 pour Raspail. Entre les deux tours, Eugène Raspail, respectant la discipline républicaine, appelle à voter au second tour pour Jean Saint-Martin. Ce dernier l’emporte alors avec 700 voix d’avance sur le candidat légitimiste. Il reçoit, le lendemain, une lettre de François-Vincent Raspail le félicitant pour sa victoire contre « la réaction5 ». Jules Guesde, dans Les Droits de l’Homme, vante la victoire du « candidat qui ne transige pas », « le candidat de la Vraie République », Jean Saint-Martin, contre les candidats de « l’opportunisme et de la réaction6 ». Le jour même du second tour, les républicains ont produit des protestations dénonçant des fraudes supposées, pour pouvoir contester l’élection en cas d’une éventuelle défaite. Elles sont toutefois peu nombreuses, au nombre de dix7. Et du fait de la victoire de Jean Saint-Martin, elles n’ont pas de suites. Elles montrent toutefois que les républicains ont acquis une capacité de contestation des déviances électorales et ont constitué un réseau structuré qui se mobilise sur ces questions à chaque élection.
Un contexte national et local agité
6Cette victoire électorale à Avignon en 1877 entre « dans les facteurs qui incitèrent le maréchal de Mac-Mahon à dissoudre, le 25 juin 1877, la Chambre8 » selon René Grosso. Le maréchal de Mac-Mahon avait, au mois de décembre 1876, choisi Jules Simon comme chef de gouvernement. Celui-ci était toutefois en désaccord avec le président de la République. Gambetta, face à Jules Simon, formulait des exigences croissantes. Jules Simon ne s’oppose pas, le 4 mai 1877, au vote d’un ordre du jour blâmant « les manifestations ultramontaines » qui avaient eu lieu peu de temps auparavant9. Mac-Mahon lui reproche alors de ne pas avoir protesté contre celles-ci, et contre les prises de position de Gambetta, qui avait prononcé à la Chambre une formule restée célèbre : « Le cléricalisme ? Voilà l’ennemi ! » Elle s’inscrivait dans une offensive des républicains dénonçant l’influence de l’Église et ses liens avec le pouvoir, à laquelle Alfred Naquet participe en écrivant plusieurs articles. Plus globalement, le maréchal de Mac-Mahon est inquiet des progrès des républicains les plus radicaux, qui gagnent du terrain dans le pays. Le 16 mai 1877, le président de la République fait publier au Journal officiel une lettre adressée à Jules Simon lui reprochant son manque de fermeté et réclamant des explications. Jules Simon donne alors sa démission. Le même jour, Mac-Mahon nomme Albert de Broglie président du conseil. Il a pour objectif de mettre en œuvre une politique conservatrice, « d’Ordre moral », en commençant par remplacer les préfets par des hommes plus proches de ses opinions.
7Un nouveau préfet, Ducrest de Villeneuve, est nommé dans le Vaucluse le 19 mai 1877. C’est un légitimiste, un « préfet à poigne », envoyé dans le département pour désorganiser le parti républicain et préparer la victoire à tout prix de conservateurs aux futures élections. Suite à la dissolution de la Chambre par le président de la République, Chambre qui comptait alors 363 républicains, de nouvelles élections sont prévues. Le pouvoir souhaite obtenir des élections favorables aux conservateurs, pour arrêter la progression continue des républicains, ce qui explique les pratiques de candidature officielle et de fraudes mises en œuvre dans certains départements. De son côté, Gambetta prophétise que les républicains, partis 363, reviendront 400 à la Chambre.
8L’une des manifestations de la reprise en main administrative du Vaucluse est la fermeture de nombreux cercles. Par exemple le cercle républicain d’Avignon, dont Jean Saint-Martin est membre, est dissous le 2 juillet 1877. Les arguments avancés par le préfet pour justifier sa fermeture sont l’exposition du drapeau rouge, et la présence dans la salle du cercle de bustes de Marianne peints en rouge10. À Carpentras, le cercle de l’Égalité, dont sont membres Cyprien Poujade et Camille Fabre, amis proches d’Alfred Naquet, est lui aussi fermé. Ce mouvement de fermetures et dissolutions administratives de cercles est national. Comme l’a noté Jérôme Grévy à propos des cafés parisiens : « Au cours de l’été 1877, la fermeture de débits de boisson suspects fut l’une des principales mesures antirépublicaines prises par Fourtou, ministre de l’Intérieur du 16 Mai11. » Comme l’a montré Pierre Chevallier, un certain nombre de loges en France sont aussi frappées d’interdiction pendant l’Ordre moral. Dans le Vaucluse, les deux loges d’Avignon, Les Vrais Amis réunis12 et La Sincère Union sont fermées durant l’été 187713. Le préfet s’attaque aussi aux fonctionnaires : 85 gardes champêtres ont été révoqués dans le Vaucluse pendant l’Ordre moral14. Des détenteurs de bureau de tabac ou de recettes buralistes, accusés d’être républicains, sont révoqués, comme un certain Brunet, de l’Isle-sur-Sorgues15. Un ami du maire conservateur de cette commune est nommé à sa place, preuve de la dimension de patronage, et de récompense politique, que revêt cette politique d’épuration. Ces luttes politiques dans les villages étaient marquées par des enjeux de contrôle de ressources clientélaires locales.
9Les élections du Vaucluse sont très surveillées comme en témoignent des rapports et documents conservés aux archives de la préfecture de Police de Paris16. À Avignon, Saint-Martin s’oppose à Roger du Demaine. Dans l’arrondissement d’Apt, le député sortant Alfred Naquet est opposé à Zéphyrin Silvestre, légitimiste battu en 1876. À Carpentras le député sortant Cyprien Poujade est opposé à Augustin Barcilon, son adversaire royaliste en 1876, avocat dans la même ville. Enfin, à Orange, les royalistes et les bonapartistes présentent cette fois-ci un candidat unique au premier tour de l’élection, en la personne de Raoul de Billiotti. Il est opposé à Alphonse Gent. Les candidats conservateurs sont soutenus par l’appareil préfectoral en tant que candidats officiels.
10Un officier de paix, dans un rapport à la préfecture de Police, note que les tensions électorales à Avignon « sont plus chaudes encore » qu’en 187617. Les conservateurs n’hésitent pas, durant la campagne électorale, à citer des extraits des télégrammes échangés pendant la Défense nationale entre les républicains, notamment un télégramme de Poujade qui qualifie Jean Saint-Martin, candidat républicain en 1877, d’homme « extrêmement léger et compromettant18 », ainsi que les nombreux cas de favoritisme qui ont eu lieu pendant cette période. Les républicains rappellent, par voie de presse, les différents procédés de fraudes utilisés par les monarchistes lors de l’élection d’Avignon en 1876, appelant à « surveiller les fraudeurs19 ». Le préfet met tout son poids pour appuyer les candidats sympathiques au gouvernement.
11Lors du premier tour le 14 octobre 1877, Zéphyrin Silvestre devance Alfred Naquet dans l’arrondissement d’Apt par 7106 voix obtenues contre 6423. À Avignon, Roger du Demaine devance Jean Saint-Martin de plus de 2200 voix, alors que huit mois plus tôt le candidat républicain avait obtenu une faible avance sur son adversaire. À Carpentras, Barcilon bat Poujade avec une avance de presque 1200 voix. Enfin à Orange le légitimiste Raoul de Billiotti l’emporte par 10484 voix contre 8582 à Gent.
12Dès le lendemain du vote, les républicains contestent le résultat des l’élections. Ils disent vouloir réunir des protestations afin de demander l’invalidation des élections20. Le rédacteur du journal Le Démocrate du Midi écrit :
« Nous, républicains du Vaucluse, nous ne sommes pas vaincus. Ils ne sont pas vainqueurs. Laissez-leur le temps d’arriver devant les juges de leur élection. Laissez-nous le temps de publier le formidable dossier de leur élection. La France jeta des cris d’indignation, d’étonnement prodigieux lorsqu’on lui révéla les monstruosités de l’élection d’Avignon du 20 février 1876. Mais ce n’était rien à côté de ce que la France saura de notre quadruple élection du 14 octobre 187721. »
13Les républicains, et au premier chef Alfred Naquet et ses amis, cherchent donc à obtenir une nouvelle fois la désignation d’une commission parlementaire sur les élections du Vaucluse pour enquêter sur les faits de fraudes et de corruption.
Une nouvelle commission d’enquête parlementaire
« Dès maintenant, on peut prévoir que les quatre élections de Vaucluse seront annulées en bloc, bien que les protestations régulières ne soient pas encore parvenues. M. du Demaine sera fortement incriminé, il y aura de la Cour d’Assises pour quelques-uns. Le dossier est loin d’être complet, il y aura probablement une enquête pour recueillir sur place les témoignages22. »
14Voilà ce qu’écrit, trois jours après l’élection, un inspecteur de la Sûreté Générale à ses supérieurs, dans une lettre confidentielle ayant pour sujet les élections vauclusiennes. Alfred Naquet, Cyprien Poujade et Jean Saint-Martin mobilisent leurs réseaux pour collecter les témoignages et les protestations parmi leurs amis politiques radicaux, mais aussi chez des modérés, constituant un volumineux dossier, afin de le porter à la tribune de la Chambre23. De nombreux candidats républicains, victimes tout comme eux de fraudes électorales, de pressions administratives ou de pratiques de corruption, en font de même.
15Une proposition de loi tendant à la nomination d’une commission de trente-trois membres chargée d’une enquête parlementaire sur les élections du 14 et 28 octobre 1877, dans toute la France, est présentée à la Chambre par Gabriel Bethmont, député républicain de la Charente-Inférieure, et Albert Grévy, député du Doubs24. À la Chambre, les républicains sont encore majoritaires, mais ils ont reculé de 363 élus à 323, alors que les ultraconser-vateurs sont désormais 200. Léon Gambetta intervient à la Chambre lors des débats, n’hésitant pas à accuser les conservateurs du Vaucluse d’avoir « volé » les élections, ce qui entraine des contestations de la part de Raoul de Billiotti, candidat à Orange25. Cunéo d’Ornano commente, à propos de ce terme de « vol » : « Les expressions dont se sert l’orateur sont intolérables, est-ce qu’il se croit encore au café Procope ou dans les bouges [sic] qu’il fréquentait autrefois ? » Gambetta, malgré les interruptions, continue son discours, dénonçant les agissements de l’Ordre moral pendant les élections. L’enquête sur les élections de 1877 est votée par 312 voix contre 205, nouvelle qui est accueillie avec enthousiasme par la presse républicaine du Vaucluse26. Des sous-commissions composées de parlementaires sont envoyées enquêter sur les fraudes commises lors des élections de 187727.
16La commission de trente-trois membres nommée à la Chambre se divise alors en neuf sous-commissions. À partir du mois de décembre 1877, la sous-commission chargée notamment des élections du Vaucluse, et de plusieurs départements voisins, recense toutes les mesures préfectorales contre les fonctionnaires dans le département. Il s’agit de rendre justice à des fonctionnaires révoqués à cause de leur républicanisme. La commission se place aussi comme un « entrepreneur critique de la politique », cherchant à recenser tous les actes de déviance électorale, de corruption et de fraude dénoncés par les républicains28. Elle fait émerger les déviances électorales, incitant à la prise de parole des citoyens face à des comportements jugés contraires au bon déroulement du scrutin.
17Alfred Naquet est en contact épistolaire avec le président de la sous-commission, et lui annonce par lettre l’envoi de pétitions à propos des élections d’Apt29. Naquet dépose aussi des copies d’une partie d’entre elles au parquet d’Apt. L’objectif étant, probablement, de s’appuyer sur la commission et sur la publicisation des fraudes pour qu’elles soient jugées. Les griefs qui reviennent régulièrement dans ces protestations sont des cas de pressions administratives, de corruption électorale, des bourrages d’urnes, ou encore l’émargement et le vote d’électeurs décédés, absents ou alités30.
18Alfred Naquet envoie aussi des copies de ces protestations aux journaux radicaux du Vaucluse, comme La Démocratie du Midi, afin de faire connaître à ses électeurs les fraudes. Le candidat républicain dans l’arrondissement d’Apt n’hésite d’ailleurs pas à écrire dans ce journal : « Proclamé ou non, je me considère comme votre représentant, et bientôt, grâce au formidable dossier que j’emporte, l’Assemblée éclairée sur les procédés sans nom grâce auxquels mon adversaire a pu obtenir une majorité apparente de 683 voix seulement, l’Assemblée, dis-je, vous rendra justice31. » Dans l’arrondissement de Carpentras, trente-quatre protestations, recueillies tant par Cyprien Poujade que par Alfred Naquet, sont transmises à la sous-commission32. Ce dernier, même sans être candidat à Carpentras, mobilise malgré tout des connaissances, comme le maire révoqué de Mormoiron Vialis, pour recueillir des protestations en faveur de Cyprien Poujade. Il en fait de même à Avignon en faveur de Jean Saint-Martin.
19Des cas de potentielle corruption sont dénoncés : un médecin d’Orange, partisan du candidat conservateur, serait passé de maison en maison en remettant des bulletins de vote à des citoyens et en leur promettant de les soigner gratuitement s’ils votaient pour le marquis de Billiotti33. À Entrechaux, des républicains auraient reçu de l’argent d’un agent du candidat conservateur. Il est intéressant de noter qu’il est précisé que ceux-ci n’ont pas rendu l’argent reçu : ils se sont juste abstenus de voter, et en cela le candidat conservateur a atteint son objectif. Ils n’ont pas osé refuser l’argent reçu, mais pour autant ils ne se sont pas sentis légitimes pour aller voter après avoir reçu cet argent, il y a donc un décalage entre une perception populaire de la distribution d’argent et les normes légales34.
20Notons l’absence quasi-totale de protestations dénonçant les tournées offertes par les candidats aux électeurs. Il existe des nuances parfois difficilement perceptibles entre « la libation que le patron offre naturellement à sa clientèle, et l’achat de voix en contrepartie de quelques verres d’eau-de-vie35 ». Cela ne veut pas dire que de tels faits n’ont pas eu lieu, mais ils n’ont pas été jugés transgressifs, à l’aune des normes de citoyens impliqués, pour être dénoncés.
21La question de la forme du bulletin de vote revient régulièrement dans les protestations36. L’article 21 du décret réglementaire de 1852 indique que le papier doit être blanc et sans signes extérieurs, et précise que ce sont surtout les bureaux électoraux qui sont compétents pour apprécier les bulletins qui doivent être annulés, comme violant le secret du vote37. À Gordes, les bulletins distribués au nom de Zéphyrin Silvestre étaient reconnaissables par leur forme et leur couleur. Le maire avait placé un partisan chargé de pointer les personnes ne votant pas pour le candidat conservateur, avec une volonté manifeste de pression électorale. Le bulletin de vote, en tant qu’objet du scrutin, est au centre de nombreuses autres protestations38. Des républicains du village des Taillades, près de Cavaillon, envoient à la commission des copies de bulletins qui ont été refusés car invalidés par le bureau électoral de leur commune39. Ceux-ci portent le nom de Roger du Demaine, sur lequel on a collé un papier très fin avec le nom de Jean Saint-Martin. Ce stratagème permettait aux électeurs de déjouer les pressions exercées par d’éventuels agents électoraux conservateurs, en acceptant de prendre leur bulletin imprimé, tout en s’aménageant la possibilité de voter selon son désir en collant ensuite ce papier presque invisible40. C’est une marge de manœuvre des citoyens. Ce stratagème, remarqué lors du dépouillement, a néanmoins entraîné l’invalidation de ces bulletins.
22À Pertuis, le maire, président du bureau électoral, aurait utilisé une urne à double fond, et falsifié des bulletins durant le dépouillement, en les marquant lui-même à l’encre pour les invalider. La large majorité obtenue en 1876 par les républicains se transforme en une défaite électorale cinglante en 1877. Ce constat amène les républicains à produire une protestation mettant en cause l’honnêteté des opérations électorales41. Alfred Naquet réunit vingt-huit attestations, rapports et protestations concernant les fraudes à Pertuis42. Le double fond de l’urne, mis en place par le marquis d’Allen, maire de Pertuis, est surnommé ironiquement « la planchette » par ses amis selon un témoignage. La révélation de cette fraude a un certain retentissement au niveau national : elle est évoquée dans un rapport conservé aux archives de la préfecture de Police de Paris43, ainsi qu’un peu plus tard à la Chambre. Elle est aussi présente dans un journal radical de Paris, L’Égalité, où les fraudes de Vaucluse sont joliment nommées les « Vauclusades », tant elles paraissent être régulières dans ce département. Les députés chargés de l’enquête parlementaire retrouvent le fabricant de l’urne à Marseille, qui fournit une attestation où il explique avoir vendu cette double urne à une connaissance du maire de Pertuis. Il profite d’ailleurs de l’occasion pour faire la publicité de son entreprise de fabrication d’urnes44.
23Certaines protestations sont reproduites par la presse locale et nationale. Par exemple, dans le journal La France un journaliste évoque les « faits incroyables » dénoncés dans une protestation vauclusienne45. Le Journal des Débats, quelques jours plus tard, reproduit à son tour quelques faits de fraude et de corruption qui survenus dans le Vaucluse, notamment la fameuse « urne à double fond » du maire de Pertuis. Alfred Naquet écrit en 1878 à un ami de Carpentras : « Dites je vous prie à Poujade que je me démène pour hâter l’invalidation afin que nous soyons dans la prochaine fournée46. »
24La commission du onzième bureau dépose ses rapports sur les élections du Vaucluse le 7 février 1878. Le bureau a examiné les protestations, séparant les « preuves formelles de fraudes », comme les différences d’émargement, des « présomptions de fraudes », ainsi que les faits de pression administrative ou de corruption47. Les élections du Vaucluse sont à l’ordre du jour à la Chambre. Zéphyrin Sylvestre, candidat à Apt, intervient à la Chambre déclarant de manière provocatrice : « je suis un proscrit ! », ce qui entraîne des exclamations à gauche48. Tout son discours est émaillé de références conspirationnistes49 ou pseudo-historiques. Il évoque par exemple les « réseaux des sociétés secrètes50 » qui « tiennent », selon lui, l’arrondissement d’Apt. Il déclare que le « sang des Albigeois » coule dans les veines des Vauclusiens, ce qui expliquerait selon lui l’esprit de révolte présent dans le département. Il critique ensuite les « sectaires qui ne cessent de glorifier la Commune », et qui « blasphèment Dieu ». C’est donc un florilège de poncifs sur les radicaux que présente Silvestre, avec une violence rhétorique certaine51, qui donne toutefois la dimension de ses idées politiques. Les trois autres candidats conservateurs du Vaucluse prononcent des discours moins outranciers. Ils sont tous invalidés, comme de très nombreux autres royalistes d’autres départements.
25Selon Jacqueline Lalouette, soixante-treize élections furent invalidées en 187752, soit le nombre le plus élevé pour la période 1848-192453. Les différentes transgressions de normes légales lors de ces élections entrainent des suites judiciaires, qu’Alfred Naquet et ses réseaux essayent de favoriser, posant le problème de la qualification juridique des faits dénoncés par les républicains dans leurs protestations.
Les suites judiciaires
26Des transgressions manifestes du point de vue des représentations des acteurs républicains, et reconnues comme des fraudes par la commission, doivent être catégorisées d’un point de vue pénal pour faire condamner les fraudeurs, ce qui ne va pas de soi. Alfred Naquet a consacré là encore beaucoup de temps aux suites judiciaires des fraudes électorales, comme en témoignent ses cahiers où il a collecté des articles et des coupures de presse à ce sujet54. D’un point de vue pénal, la corruption est punie par l’article 38 du décret organique du 2 février 1852, qui précise que doit être condamné :
« Quiconque aura donné, promis ou reçu des deniers, effets où valeurs quelconques ; sous la condition, soit de donner ou de procurer un suffrage, soit de s’abstenir de voter […]. Seront punis des mêmes peines, ceux qui, sous les mêmes conditions auront fait ou accepté l’offre ou la promesse d’emplois publics ou privés. Si le coupable est fonctionnaire public, la peine sera du double55. »
27De plus, l’article 19 de la loi organique du 19 août 1875 punit et prévoit la tentative de corruption lors des élections « par l’emploi des moyens énoncés dans les articles 177 et suivants du Code pénal, pour influencer le vote d’un électeur ou le déterminer à s’abstenir de voter ». La corruption électorale peut être synonyme, à partir d’un arrêt de la cour de cassation de décembre 1878, de contrainte, par exemple si un patron oblige ses ouvriers à voter pour un candidat de son choix, en les avertissant qu’il a enfreint le secret du vote pour vérifier, et donc pas seulement par don d’argent ou promesse en échange de leur vote56.
28Dans le cas de l’arrondissement d’Orange, le procureur général de Nîmes se plaint auprès du président de la commission Albert Grévy, et probablement auprès d’Alphonse Gent « d’indications insuffisamment précises » contenues dans les protestations des républicains, qui rendent difficiles les poursuites électorales57. Un certain nombre de suites judiciaires ont quand même lieu, touchant souvent des gardes champêtres. Un de ses fonctionnaires de la commune de Lafare, près d’Apt, est condamné à 100 francs d’amende pour corruption électorale, pour avoir distribué des bulletins en remettant ou promettant de l’argent aux électeurs58. Un autre garde champêtre est condamné à une amende moindre pour distribution de bulletins. Près d’Avignon, deux gardes champêtres de Morières sont eux aussi accusés de corruption électorale. Toutefois, le tribunal ne retient pas l’accusation, car les promesses d’argent en échange du vote pour le candidat conservateur, faites par les gardes, s’adressaient aux femmes de citoyens, et non aux citoyens eux-mêmes. L’acte a donc eu lieu, mais l’interprétation de la loi par ce tribunal empêche la condamnation des deux gardes champêtres59.
29Des condamnations sont prononcées dans d’autres circonscriptions du Vaucluse pour « corruption électorale ». Par exemple un certain Benoit, inspecteur des marchés résidant à Avignon, aurait promis de l’argent à plusieurs électeurs de sa commune s’ils votaient pour le comte du Demaine. Jean Saint-Martin est à l’initiative de la plainte dénonçant cet agissement. Benoit est condamné pour ce fait à 60 francs d’amende, peine finalement assez modeste comparée à la peine de prison à laquelle sont condamnés plusieurs auteurs de fraudes électorales60. Un certain Danjaume, propriétaire à Cairanne, est condamné quant à lui pour « corruption électorale », ayant promis de l’argent à quelques citoyens s’ils votaient pour le candidat conservateur.
30Des maires sont aussi poursuivis par la justice pour des cas de corruption. Le maire de la ville de Séguret est condamné pour avoir distribué de l’argent à des électeurs en échange de leur vote pour le candidat conservateur. À Sorgues, l’ancien maire, nommé Isnard, est condamné à deux mois de prison pour fraudes électorales, son adjoint, ancien membre de la commission électorale à un seul mois de prison, et le secrétaire du bureau électoral à huit jours. On constate que les juges condamnent plus lourdement les individus possédant les responsabilités les plus importantes dans la commune. Ce jugement est d’ailleurs célébré dans la presse républicaine61. Par contre, le maire de Malaucène, par exemple, mis en cause pour des fraudes qui auraient eu lieu lors du dépouillement, est relaxé tout comme les membres de son bureau62. Cela malgré l’intervention d’Alphonse Gent, qui a écrit au garde des Sceaux afin de rappeler les accusations proférées par les républicains contre le maire, ou encore les pressions des gardes champêtres de Malaucène lors de distributions de bulletins63. Là encore, la difficulté d’établir un jugement condamnant les accusés s’explique par la présence de témoignages radicalement contradictoires venant de témoins des deux camps politiques en présence, et par le manque de preuves. Dans l’arrondissement de Carpentras, seules quelques plaintes sont retenues par la justice, parmi les nombreuses déposées par Cyprien Poujade et Alfred Naquet.
31Un des problèmes qui semble se poser dans les jugements pour corruption électorale est l’étroite frontière entre les dons charitables et l’argent versé pour corrompre les électeurs. Des républicains de Séguret ont, dans une protestation, dénoncé les dons faits par le maire de leur commune à titre privé pendant la période électorale. Ils présentent ces actes comme de la corruption, avec de l’argent distribué pour inciter des électeurs pauvres à voter pour le candidat conservateur. Toutefois, le tribunal d’Orange, dans ses délibérations, estime que ce maire donnait régulièrement aux indigents de sa commune des denrées alimentaires telles que du pain et de l’huile d’olive, par pure charité, sans promesses ni contraintes. Et le fait qu’il ait continué ces dons pendant la période électorale ne doit pas, selon le jugement du tribunal, amener une condamnation64. Cela rejoint le constat fait par Raymond Huard sur le fait que les frontières sont floues entre les « libéralités acceptables » et la corruption durant les périodes électorales65. Cette charité faite aux plus pauvres s’inscrivant d’ailleurs dans le rôle d’un individu aisé de cette époque66.
32Une affaire qui tenait particulièrement à cœur à Alfred Naquet et à ses amis de Pertuis est le cas du maire de cette commune, le marquis Renaud d’Allen. Le 20 juin 1878, il est condamné pour fraudes électorales à six mois de prison et cinq cents francs d’amende67. Son utilisation d’une urne à double fonds est prouvée lors du procès. Lors de celui-ci, le sous-préfet d’Apt, Louis Montagne, et le candidat conservateur Zéphyrin Silvestre, sont mis en cause68, notamment lors d’auditions de témoins. Alfred Naquet insiste, dans une lettre envoyée à la commission, sur la gravité des fraudes commises à Pertuis69. Zéphyrin Silvestre est condamné à cinq mois de prison quelques mois plus tard, pour « complicité de fraudes électorales », dans un autre procès à Apt où Alfred Naquet s’est porté partie civile70. Un certain Terris, « agent électoral de Zéphyrin Silvestre », dans l’arrondissement d’Apt, est mis en cause lors de ce procès71. Terris est un homme relais entre le candidat Silvestre et les conservateurs locaux, installés dans les municipalités, servant d’agent électoral. Durant les élections il sert de pourvoyeur de fonds à la demande de Zéphyrin Silvestre, distribuant selon son témoignage « cinq à six cents francs72 », tant à des amis qui l’ont aidé lors de l’élection qu’à des électeurs « indécis », selon son propre terme.
33Autre cas dans lequel Alfred Naquet s’investit, celui de Joseph Arlaud, membre de l’ancienne municipalité de Grambois, dans le pays d’Apt. Le 19 juillet 1878, il est condamné par le tribunal pour avoir « soustrait, altéré ou ajusté des bulletins73 », en vertu de l’article 35 du décret du 2 février 1852. Arlaud avoue, lors du procès, avoir « préparé à l’avance quatre enveloppes contenant chacune 50 bulletins de vote, en majorité au nom de Silvestre74 ». Cela avec l’appui des autres membres du bureau électoral. Il explique aussi avoir demandé à un acolyte de faire du bruit dans la salle du vote afin de donner un prétexte à l’expulsion de la salle manu militari, la loi autorisant les bureaux à expulser les « agitateurs » hors de la salle du vote75. Il lui a suffi ensuite de substituer les quatre premières enveloppes du suffrage par les quatre enveloppes qu’il avait préparé à l’avance76. Une des déclarations du citoyen Arlaud peut être mise en exergue. Il déclare que Silvestre lui a demandé de commettre cette fraude « en échange de la promesse de s’intéresser à son fils, fonctionnaire à la Bastide des Jourdans ». On observe, au travers de cette déclaration, l’importance de la relation clientélaire, d’intérêts qui unit ici le candidat à l’un de ses partisans locaux. Celle-ci incite à la fraude afin de faciliter la victoire conservatrice, et donc à terme les intérêts particuliers de membres d’un réseau royaliste.
34L’accusation de faux en écriture portée contre le comte du Demaine et quelques membres du bureau électoral d’Avignon, dont Louis Guérin, un ami du candidat conservateur, accusé d’avoir falsifié les listes électorales, aboutit à un non-lieu à la cour d’appel de Nîmes en 187877. Louis Montagne, sous-préfet de l’arrondissement d’Apt en 1877, est lui aussi poursuivi. Il a conservé précieusement, au sein de ses papiers personnels, de nombreuses pièces sur les procès dont il a été l’objet, « à conserver longtemps au cas où ma mémoire serait attaquée » comme il le précise dans un de ses dossiers, forme d’appel à ses héritiers78. Lors de ses procès il est défendu par Numa Baragnon, avocat et sénateur du Gard. Louis Montagne est en contact épistolaire avec les anciens candidats conservateurs, parfois incriminés, comme Barcilon, avocat qui le conseille dans une affaire qu’il juge « purement politique79 ». Il est recommandé à Louis Veuillot, journaliste catholique, par l’archevêque d’Aix-en-Provence, qui le présente comme victime des « fureurs radicales », et invite le journaliste à s’intéresser et à publiciser le cas de Louis Montagne dans ses articles80. On voit donc, au travers de ces correspondances, la mobilisation d’un réseau catholique, concurrent de celui des républicains, pour défendre l’un des leurs.
35Louis Montagne est tout d’abord relaxé par le tribunal d’Avignon pour « faux en écriture » et « complicités » au mois d’octobre 1878. Mais il est ensuite condamné une première fois à cinq mois de prison pour « complicités de fraudes électorales », dans un procès à Apt où Alfred Naquet se porte partie civile81. Montagne fait appel peu de temps après de ce jugement. La cour de Nîmes, plusieurs mois après, casse ce jugement, innocentant Louis Montagne. Naquet déclare alors à des journaux républicains, comme Le Voltaire, qu’il va se pourvoir en cassation82. Pour clore cette série de procès, un arrangement à l’amiable est signé entre Alfred Naquet et Louis Montagne, en échange d’une somme d’argent versée au député du Vaucluse pour couvrir les frais judiciaires83.
36En conclusion, si de nombreuses fraudes et cas de corruption sont présents dans les protestations, seule une minorité est jugée. Il y a clairement une difficulté pour les protestataires de rendre recevables ces faits par la justice : il faut des témoignages, des preuves. C’est surtout dans l’arrondissement d’Apt, où Alfred Naquet a pris le combat contre les fraudes et ses suites judiciaires à bras-le-corps qu’il y a eu le plus de suites pénales. Il a pu mobiliser ses relais locaux, mais aussi probablement nationaux, tels des avocats, ou des hommes de droit, afin de monter les dossiers pour la justice. L’invalidation de ses concurrents entraîne, logiquement, de nouvelles élections dans le Vaucluse.
Les élections complémentaires du 7 avril 1878
37De nouvelles élections sont organisées le 7 avril 1878, après l’invalidation des conservateurs. Alfred Naquet évoque dans sa proclamation « l’union du parti républicain », et la « concorde », qui ont assuré selon lui la victoire des 363. Il explique que le « parti avancé », qu’il représente, peut à partir de 1880 demander de nouvelles réformes, mais doit pour l’instant chercher l’union de tous les républicains. Le candidat radical à Apt ne diffuse pas de profession de foi dans son arrondissement, estimant qu’il est « assez connu pour pouvoir s’en passer et assez pauvre en ce moment pour ne pas donner inutilement aux imprimeurs84 ». Il donne des réunions dans plusieurs communes de l’arrondissement, et déclare souhaiter que le résultat prouve « les fraudes » ayant eu lieu lors du scrutin précédent.
38Alfred Naquet à Apt, Poujade à Carpentras, et Jean Saint-Martin à Avignon n’ont pas d’adversaires pour ces élections. Ils l’emportent donc facilement, lors d’un scrutin logiquement marqué par un fort taux d’abstention : 49,5 % dans l’arrondissement d’Apt, 41 % dans celui d’Avignon, 46,3 % à Carpentras. Il s’agit d’une abstention de protestation, orchestrée par les conservateurs, qui cherchent à délégitimer ces élections en créant une faible participation. Cela est fait afin de protester contre les invalidations dont ils s’estiment victimes. Ce fait se produit aussi ailleurs en France85. À Orange, Raoul de Billiotti a maintenu sa candidature contre Alphonse Gent, qui l’emporte de plus de 2000 voix.
39Cette élection est un triomphe pour Alfred Naquet et ses amis politiques, puisque sont élus Naquet et deux de ses plus proches amis, Saint-Martin et Poujade. Les nouveaux élus du Vaucluse ouvrent aussi des souscriptions pour les frais électoraux, ces élections à répétition et les frais qu’elles ont engendrés les ayant, apparemment, fragilisés financièrement. Après ces élections agitées, Alfred Naquet s’impose comme la figure majeure du parti républicain radical dans le Vaucluse, à la tête d’une multiplicité de réseaux, imbriqués les uns dans les autres.
Quelles évolutions normatives et législatives ?
40En 1877, la commission s’inscrit dans un mouvement national d’enquête sur les fraudes survenues lors des élections. Des suites judiciaires, et des condamnations pour divers motifs ont eu lieu en 1877, contrairement aux fraudes de 1876. La commission sur les élections de 1877 s’inscrit dans un processus de disqualification du pouvoir conservateur, prenant prétexte des fraudes commises par ce dernier.
41Ces invalidations s’inscrivent par ailleurs dans le processus qui tend à faire du vote une institution centrale, pacifique, « de canalisation des intérêts, des émotions et des opinions » à la fin du xixe siècle86. Se crée et se diffuse alors un protocole rituel du vote montrant à l’électeur qu’il doit accomplir un acte avec une scénographie spécifique. Le métier de citoyen nécessitant un impératif moral de contrôle de soi, de ses pulsions, de ses passions politiques, car il n’allait pas de soi d’apprendre à attendre et de n’exprimer qu’à échéances fixes et lointaines ses griefs ou ses espoirs, il n’allait pas de soi non plus de se limiter seulement à l’usage d’un bulletin87, et d’obéir à des normes électorales qui n’étaient pas familières. S’imposent alors une conception idéalisée de l’élection et une vision acceptable de la concurrence électorale. Les incidents électoraux sont des manifestations de refus de se conformer à cette acculturation civique, à cet apprentissage de normes nouvelles. Les protestations sont aussi un lieu d’affrontement entre des normes légales de l’élection, et des normes sociales, considérées comme « justes » par la population. Les fraudes sont des contestations parfois violentes des codifications morales et juridiques du vote.
42En somme, l’importance prise par les fraudes dans l’espace public en 1876-1877, la publicisation de celles-ci par les commissions, et les problèmes concernant les lois condamnant les fraudes et la corruption électorale entraînent une réflexion nouvelle sur ces objets. De ce fait, des propositions législatives sont avancées par des républicains ayant subi les fraudes et la corruption électorales comme Alfred Naquet et Jean Saint-Martin.
43Le 22 mars 1880, une première proposition de loi sur la codification de la législation électorale est déposée à la Chambre par Alfred Naquet et Jean Saint-Martin, avec pour objectif de simplifier la loi électorale, qui, selon eux, favorise la « candidature officielle ». Il s’agit aussi de « réprimer les fraudes », et de « déclarer illégales les interventions de l’administration et du clergé ». Naquet souhaite garantir « l’indépendance et la sincérité des élections88 ». Certaines propositions sont directement inspirées des fraudes de 1877, et de ce qu’ont vécu Alfred Naquet et Jean Saint-Martin. Par exemple la proposition de rendre obligatoire l’envoi des cartes électorales, afin d’éviter les malversations apparues notamment lors de leur distribution par des gardes champêtres dans le Vaucluse. Les deux députés proposent la mise à disposition du public, dans les mairies, d’un registre sur lequel pourraient être rédigées des réclamations concernant les listes électorales. Cela afin de solliciter « l’initiative individuelle » et éviter les manipulations par l’administration. Ils proposent de plus que les noms à ajouter sur les listes électorales soient affichés devant la mairie, au vu et au su de tous, afin de susciter éventuellement des contestations. Cette proposition est inspirée des malversations survenues à Avignon. Les deux élus demandent encore à réduire les incapacités de vote qui frappent certains citoyens, et d’ajouter, parmi les motifs d’invalidation, celui de « candidature officielle ».
44Notons qu’en Grande-Bretagne des efforts d’amélioration des procédures et normes légales des élections avait été entrepris dès 1872 au travers de la loi intitulée « Ballot Act » ainsi que le « Parliamentary and Municipal Elections Bill » à la même date. Ces lois ont mis en place le vote à bulletin secret. En 1879, une loi visant précisément la corruption est votée : « Parliamentary Elections and Corrupt Practices Act », renforcée par une nouvelle loi en 1883, « The Corrupt and Illegal Practices Act89 ».
45Cette proposition de loi n’aboutit finalement pas. Le 3 mars 1883, une nouvelle proposition est déposée par Ferdinand Dreyfus, André Folliet, Alfred Naquet et Jean Saint-Martin, ayant pour sujet « les dispositions applicables à toutes les élections90 ». Il est précisé, dans le rapport sommaire de cette proposition de loi, que l’un des buts de cette motion est de rendre la « loi électorale compréhensive » pour tous. Les quatre parlementaires présentent plusieurs propositions : retour à la liste unique, création d’un registre permanent des réclamations en matière d’inscriptions, mise en place du vote sous enveloppe, mais aussi l’envoi obligatoire des cartes électorales et le droit pour tous les candidats d’être représentés dans chaque lieu de vote par deux mandataires ayant droit à assister à toutes les opérations, cela afin de surveiller d’éventuelles fraudes91.
46Les députés écrivent qu’il faut rendre « le vote plus secret », sans toutefois préciser qu’il faut mettre en place un isoloir, qui n’est instauré en France que juste avant la Grande Guerre, contre 1872 en Grande-Bretagne et dans plusieurs de ces dominions92. Pourtant, comme l’ont noté Malcolm Crook et Tom Crook, la première proposition de loi tentant de promouvoir le bulletin écrit et l’isoloir datait de la Révolution française avec la proposition de l’avocat et professeur de droit Jacques-Vincent Delacroix en 1794. Les propositions émises par ces parlementaires ne sont pas, pour la plupart, retenues dans l’immédiat. Un amendement à cette loi est déposé à Clovis Hugues, portant sur l’urne électorale, invitant à ce que l’objet soit conforme à un modèle qui serait approuvé par le gouvernement. Cela, encore une fois, pour éviter les fraudes concernant l’urne électorale, comme à Pertuis en 187793. Il se construit à partir de 1877 « une indépendance juridictionnelle » concernant le jugement des fraudes. Il y a un travail de formalisation des normes sociales à traduire dans la loi. Les parlementaires cherchent à mieux définir les actes électoraux légitimes par opposition aux actions décrites comme illégitimes. Les fraudes ont ainsi permis l’élaboration d’un droit précis et d’une morale partagée du geste électoral, appuyée par une hausse du seuil de sensibilité à la corruption parmi les citoyens.
Notes de bas de page
1 La Démocratie du Midi, 3 février 1877.
2 Les Droits de l’Homme, 10 février 1877.
3 C’est-à-dire Alfred Naquet, qui était bossu.
4 L’Union du Vaucluse, 27 janvier 1877.
5 AD84, 1J925, lettre de François-Vincent Raspail à Jean Saint-Martin, février 1877.
6 Les Droits de l’Homme, 14 février 1877.
7 AN, C3473, dossier de protestations concernant les élections de février 1877.
8 Grosso René (dir.), Histoire de Vaucluse. Les Vauclusiens et la vie nationale de 1793 à nos jours, Avignon, Éditions A. Barthélemy, 1993, p. 168.
9 Voir, sur le 16 Mai, Guislin Jean-Marc (dir.), Le Seize-Mai revisité, Lille, CEGES, 2008.
10 Sur l’imagerie républicaine autour de Marianne, on se reportera notamment, pour la période étudiée, à Agulhon Maurice, Marianne au combat. L’imagerie et la symbolique républicaines de 1789 à 1880, Paris, Flammarion, 1979.
11 Grévy Jérôme, « Les cafés républicains de Paris au début de la Troisième République. Étude de sociabilité politique », Revue d’histoire moderne et contemporaine, no 50-2, 2/2003, p. 54.
12 BNF, FM2 42, loge « Les Vrais Amis réunis », 1872-1898.
13 Voir Chevallier Pierre, Histoire de la Franc-Maçonnerie française. La Maçonnerie : missionnaire du libéralisme (1800-1877), Paris, Fayard, 1974, p. 484.
14 Grosso René (dir.), op. cit., 1993.
15 Le Réveil du Midi, 28 septembre 1877.
16 Archives de la préfecture de Police de Paris, désormais APP, BA 593, rapports et extraits de journaux sur les élections dans le Vaucluse, 1877.
17 Ibid., rapport d’un officier de paix sur les élections d’Avignon en 1877.
18 Ibid., extrait du journal Le Pouvoir, 20 septembre 1877. Voir la même chose dans L’Union du Vaucluse, 16 septembre 1877.
19 Le Réveil du Midi, 19 septembre 1877.
20 La Démocratie du Midi, 19 octobre 1877.
21 Ibid., 21 octobre 1877.
22 APP, BA 593, rapport d’un inspecteur de la Sûreté générale sur les élections d’Avignon, 17 octobre 1877.
23 Ibid., extrait du Réveil du Midi, 29 octobre 1877.
24 AN, C3242, proposition de loi pour la nomination d’une commission d’enquête sur les élections du 14 et 28 octobre 1877. Voir aussi, pour le processus complet de la création de cette commission : Charnay Jean-Paul, Les scrutins politiques en France de 1815 à 1962. Contestations et invalidations, Paris, Armand Colin, 1962, p. 84.
25 Discours et plaidoyers choisis de Léon Gambetta, Paris, E. Fasquelle, 1909, p. 264.
26 Voir par exemple Le Réveil du Midi, 19 novembre 1877.
27 Voir Dompnier Nathalie, La clé des urnes. La construction socio-historique de la déviance électorale en France depuis 1848, op. cit. Les archives des travaux de ces commissions sont conservées aux Archives nationales sous les cotes C 3225 à 3267.
28 Briquet Jean-Louis et Garraud Philippe (dir.), Juger la politique. Entreprises et entrepreneurs critiques de la politique, Rennes, PUR, 2002.
29 AN, C3242, lettre d’Alfred Naquet au président de la commission, décembre 1877.
30 AN, C3242, protestations de Grambois, Pertuis et d’autres communes de l’arrondissement d’Apt.
31 La Démocratie du Midi, 28 octobre 1877.
32 AN, C3499, protestations de l’arrondissement de Carpentras, 1877.
33 AN, C3242, protestation des républicains de Caderousse.
34 Sur ce point, voir notamment Dompnier Nathalie, La clef des urnes. La construction socio-historique de la déviance électorale en France depuis 1848, op. cit.
35 Offerlé Michel, « Mobilisation électorale et invention du citoyen. L’exemple du milieu urbain français à la fin du xixe siècle », in Gaxie Daniel (dir.), Explication du vote. Un bilan des études électorales en France, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1986, p. 160.
36 Sur cette question de la forme des bulletins, voir Offerlé Michel, « L’électeur et ses papiers. Enquête sur les cartes et les listes électorales (1848-1939) », Genèses, no 13, 1993.
37 Poudra Jules et Pierre Eugène, Traité pratique de droit parlementaire, Versailles, Cerf et Fils, 1878, p. 330.
38 AD84, 1M808, protestation d’électeurs républicains de Murs, 1877.
39 AN, C3499, protestation de citoyens des Taillades, 29 octobre 1877.
40 Deloye Yves et Ihl Olivier, « Légitimité et déviance. L’annulation des votes dans les campagnes de la IIIe République », Politix, vol. 4, no 15, 1991/3, p. 19.
41 AD84, 3M267, protestation d’électeurs de Pertuis, 1877.
42 AN, C3499, dossier réuni par Alfred Naquet sur les faits de fraudes à Pertuis.
43 APP, BA593, note (non signée), datée du 17 octobre 1877.
44 Sur l’urne électorale en tant qu’objet de vote, voir Ihl Olivier, « L’urne électorale. Formes et usages d’une technique de vote », Revue française de science politique, no 1, 1993, p. 30-60.
45 APP, BA593, extrait du journal La France, 22 octobre 1877.
46 Bibl. Ing, ms. 2496, lettre d’Alfred Naquet à Gautier, janvier 1878.
47 AN, C3499, Extrait du Journal officiel de la République française, 8 février 1878.
48 Compte rendu général des débats à la Chambre des députés concernant les élections de Vaucluse, Avignon, Seguin, 1878, p. 243.
49 Sur l’histoire des complots, voir notamment Monier Frédéric, Le complot dans la République : stratégies du secret, de Boulanger à la Cagoule, Paris, La Découverte, 1998. Voir aussi Tardy Jean-Noël, Les Catacombes de la politique. Conspiration et conspirateurs en France 1818-1870, thèse de doctorat d’histoire sous la direction de Dominique Kalifa, université Paris I, 2011.
50 Sur les sociétés secrètes républicaines dans la première moitié du xixe siècle, voir Tardy Jean-Noël, « Les mystères de Marseille : secret et sociétés secrètes à Marseille et dans le Vaucluse en 1841 », Revue d’histoire du xixe siècle, no 35, 2007, p. 91-105.
51 Guislin Jean-Marc, « Parlementarisme et violence rhétorique dans les années 1870 », Revue du Nord, no 236-237, juillet-décembre 1980, p. 687-728.
52 Lalouette Jacqueline, « L’épilogue des élections législatives de 1877 », in Bourdin Philippe, Caron Jean-Claude et Bernard Mathias (dir.), L’incident électoral de la Révolution française à la Ve République, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2002, p. 159.
53 Pilenco Alexandre, Les mœurs du suffrage universel en France, 1848-1924, Paris, Éditions de la Revue mondiale, 1930, p. 303.
54 Ces cahiers sont aujourd’hui conservés à la BNF, sous le titre de Varia, et numérotés.
55 Poudra Jules et Pierre Eugène, Traité pratique de droit parlementaire, op. cit., p. 311.
56 Il s’agit de l’affaire contre Lafarge, et de l’arrêt de la Cour de cassation du 7 décembre 1878. Voir Poudra Jules et Pierre Eugène, ibid., p. 152.
57 AN, BB 30490, copie d’une lettre du procureur de Nîmes à la commission d’enquête.
58 Ibid., copie d’un jugement contre le garde champêtre de la commune de Lafare, 23 juin 1878.
59 AN, BB 30491, rapport du procureur de Nîmes, 2 avril 1878.
60 Ibid., lettre du procureur de Nîmes au garde des Sceaux, 27 décembre 1877.
61 Le Réveil du Midi, 10 mai 1878.
62 AD84, 3U4763, jugement concernant l’affaire impliquant le maire de Malaucène, 14 mai 1878.
63 Ibid., copie d’une lettre d’Alphonse Gent adressée au ministère de la Justice à propos de l’affaire de Malaucène, 2 janvier 1878.
64 Ibid., jugement contre le maire de Séguret, 23 mai 1878. Voir, sur la question de la domination sociale des propriétaires et de son impact lors des élections : Dompnier Nathalie, « Le suffrage universel à l’épreuve de la domination sociale en milieu rural. Les propriétaires terriens : pression électorale ou influence sociale ? », in Antoine Annie et Mischi Julian (dir.), Sociabilité et politique en milieu rural, Rennes, PUR, 2008, p. 239-249.
65 Huard Raymond, Le suffrage universel en France, 1848-1946, Paris, Aubier, 1985, p. 290.
66 Sur cette question, voir par exemple, pour l’exemple d’une élite royaliste : Phelippeau Éric, L’invention de l’homme politique moderne : Mackau, l’Orne et la République, Paris, Belin, 2002.
67 AN, BB 30491, rapport du procureur de Nîmes au garde des Sceaux, 1878.
68 AD84, 3M267, copie d’une lettre du préfet au ministère de l’Intérieur, 23 juin 1878.
69 AN, C3499, lettre d’Alfred Naquet à la commission, 7 décembre 1877.
70 AN, BB 30491, télégramme du procureur de Nîmes au ministère de la Justice, 10 novembre 1878.
71 AD84, 3M267, rapport sur les fraudes électorales dans l’arrondissement d’Apt. Voir à ce propos Miquet-Marty François, « Les agents électoraux. La naissance d’un rôle politique dans la deuxième moitié du xixe siècle », Politix, no 38, 1997/2, p. 47-62.
72 AD84, 3M267, procès des fraudes commises à Pertuis, 15 juin 1878.
73 AD84, 3M267, procès-verbal du procès de M. Arlaud, 18 juillet 1878.
74 AD84, 3U1378, procès contre les membres du bureau électoral de la commune de Grambois, 3 août 1878.
75 Tanchoux Philippe, Les procédures électorales en France de la fin de l’Ancien Régime à la Première Guerre mondiale, Paris, CTHS, p. 508.
76 AD84, 3U1378, procès Arlaud.
77 AN, BB 30 491, procès-verbal du jugement de faux en écriture, cour d’appel de Nîmes, 20 août 1878.
78 AD13, III E 223, fonds Louis Montagne. Louis Montagne suit, vingt ans plus tard, avec attention l’implication de Naquet dans le scandale de Panama, jugeant qu’il s’agit d’une revanche de la conscience collective.
79 AD13, 26 E 7, lettre de Barcilon, 21 octobre 1878.
80 Ibid., lettre de l’archevêque d’Aix à Louis Veuillot, 15 octobre 1878.
81 AN, BB 30491, télégramme du procureur de Nîmes au ministère de la Justice, 10 novembre 1878.
82 Le Voltaire, 5 mars 1880.
83 AD13, 26 E 7, accord entre Alfred Naquet et Louis Montagne, non daté.
84 Bibl. Ceccano, ms. 5882, lettre d’Alfred Naquet à Jules Belleudy, 29 mars 1878.
85 Lalouette Jacqueline, « L’épilogue des élections législatives de 1877 », in Bourdin Philippe, Caron Jean-Claude et Bernard Mathias (dir.), L’incident électoral de la Révolution française à la Ve République, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2002, p. 177.
86 Ambroise-Rendu Anne-Claude, « Voter », in Duclert Vincent et Prochasson Christophe (dir.), Dictionnaire critique de la République, Paris, Flammarion, 2002, p. 1134.
87 Offerlé Michel, « La nationalisation de la citoyenneté civique », in Romanelli Raffaelle (dir.), How Did They Become Voters ? The History of Franchise in Modern European Representation, Amsterdam, Kluwer Law International, 1998, p. 45.
88 Bibl. Ing, 22.304, propositions de lois d’Alfred Naquet, « proposition de loi applicable à toutes les élections », 22 mars 1880.
89 Jaffrelot Christophe, « L’invention du vote secret en Angleterre. Idéologie, intérêt et circulation des arguments », Politix, no 22, 1993/2, p. 43-68 ; O’Leary Cornélius, The Elimination of Corrupt Practices in British Elections, 1868-1911, Oxford, Clarendon Press, 1962 ; Hoppen Theodore, « Roads to democracy : Electioneering and Corruption in Nineteenth-Century England And Ireland », History, no 81, 1996, p. 553-571.
90 AN, BB 30 1463, proposition de loi, 3 mars 1883.
91 Ibid., rapport sur la proposition de loi du 3 mars 1883.
92 Crook Malcolm et Crook Tom, « L’isoloir universel ? La globalisation du scrutin secret au xixe siècle », Revue d’Histoire du xixe siècle, no 43, 2011/2, p. 47-63 ; Garrigou Alain, « Le secret de l’isoloir », Actes de la recherche en sciences sociales, no 71-72, 1988, p. 22-45.
93 AN, BB 30 1463, amendement de la proposition de loi, 26 avril 1883.
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