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Conclusion
p. 359-364
Texte intégral
1De l’Antiquité aux premières décennies du xxe siècle, les sociétés européennes non étatiques ou pré-étatiques étaient principalement des sociétés d’agriculteurs ou d’agriculteurs-éleveurs à dominante patrilinéaire. Elles étaient fondées sur des unités territoriales élémentaires de dimensions assez réduites, conditionnées avant tout par les genres de vie et les moyens de transport. À toutes les époques, une configuration à deux ou trois niveaux territoriaux, ayant à sa base des UTE et pouvant conduire à la formation d’un TPE, caractérisa beaucoup de ces formations. Parmi les exemples étudiés, cette configuration existait vraisemblablement en Gaule pré-romaine, sûrement dans les contrées germaniques et une grande partie des contrées celtiques du haut Moyen Âge, au moins dans une partie de la Pologne à la même époque, en Islande et dans l’Andorre aux xe-xiie siècles, en Corse au xiiie siècle, ainsi que dans le Monténégro et l’Albanie du Nord aux xvie-xixe siècles. Si elle n’apparaît pas clairement dans la société romaine archaïque, d’autres exemples montrent qu’elle ne disparaissait pas forcément à la suite de l’installation d’une population dans un lieu nouveau (chap. ii à iv, vi). On ne la retrouvait pas en revanche dans l’Écosse des Highlands et des îles aux Temps modernes, où le système des « clans » avait imposé sa propre logique territoriale.
2Ces sociétés étaient principalement composées d’habitants libres – la liberté étant évidemment liée au principe de masculinité –, propriétaires de leurs exploitations, et en général assujettis à des obligations militaires. Elles avaient le plus souvent à leur tête une élite dont la distinction était le plus souvent liée à une situation foncière privilégiée, mais qui ne parvint nulle part à éliminer la « petite propriété fundiaire ». Les fondements techniques des genres de vie de ces sociétés remontaient au néolithique, améliorés bien plus tard par l’introduction progressive de l’outillage métallique et des instruments attelés, avec, pour des raisons en partie liées aux conditions d’exploitation, de fortes ou d’assez fortes variations régionales. Ces éléments étaient en relation avec la dépendance assez générale des élites à l’égard des techniques de production paysannes, et ils jouaient leur rôle dans l’existence d’« unités de civilisation » aux côtés des UTE et des TPE. La petite propriété paysanne et les systèmes agraires en grande partie indigènes qui lui étaient associés ont été ignorés par Alain Testart, malgré l’intérêt qu’il manifestait pour les causes et les mécanismes de l’évolution des sociétés1. Dans une large mesure pourtant, la difficulté des élites à imposer ou même à imaginer des systèmes agraires « savants » alternatifs, avec les restructurations territoriales et sociales qu’ils pouvaient entraîner, constitua sans doute longtemps un « verrou2 » qui contribua à limiter le développement de la « grande propriété fundiaire ». Un élément de ce « verrou » était la présence dans de nombreuses contrées des associations de voisinage, qui réunissaient les hommes libres de toutes conditions et assuraient la continuité des systèmes agraires. De toute façon, la réduction implicite par Testart de la « propriété fundiaire » à la seule « grande propriété fundiaire », pour individualiser le monde 3, remet en question sa classification économique des sociétés traditionnelles.
3La principale forme politique de ces sociétés était constituée par des assemblées représentatives. Elles correspondaient le plus souvent aux niveaux territoriaux allant des associations de voisinage aux UTE, lorsque les premières ne se confondaient pas avec les secondes, et aux TPE. Il existait en général deux grands types d’assemblées : aux échelons territoriaux inférieurs, on trouvait une « assemblée populaire » rassemblant tous les hommes libres, et aux échelons territoriaux supérieurs une assemblée restreinte, réunissant des personnalités qualifiées, des « anciens », et se confondant au moins partiellement avec l’élite de la société. Dans les contrées où les relations de parenté intervenaient le moins dans la vie sociale et politique, comme dans la Saxe du haut Moyen Âge et l’Islande des xe-xiie siècles, ces « anciens » étaient issus de la société civile. Mais dans les sociétés où la parenté jouait un rôle important comme le Monténégro et l’Albanie du Nord des xvie-xixe siècles, ils étaient choisis en fonction de leur appartenance segmentaire. Ailleurs, les relations entre individus membres d’un groupe d’hommes libres semblent l’avoir emporté très tôt sur les relations entre individus membres d’un groupe de parenté, contrairement aux sociétés non européennes examinées au chapitre i. Si les différences régionales liées à cet aspect restent à approfondir, l’institutionnalisation précoce du voisinage lui appartient. L’importance de celui-ci dans les « assemblées populaires » et la « démocratie primitive », associées par Alain Testart à l’émergence de l’« idée démocratique » en Europe dès la plus haute Antiquité, n’a pourtant pas été aperçue par l’auteur.
4Les activités des assemblées s’étendaient sur trois domaines principaux : l’accès individuel et collectif à la terre avec les conflits qui pouvaient en résulter, le respect de la coutume au sens large, et les affaires militaires, incluant principalement la défense et l’extension du territoire. Des différences sensibles apparaissent cependant d’une contrée à une autre. À côté de la reconnaissance, sous certaines conditions, de la vendetta étendue comme prérogative des familles et des groupes familiaux, la coutume donna parfois au père de famille le droit de vie ou de mort sur sa femme et ses enfants (chap. i, ii, xii, xiii). Mais une autre enquête serait à conduire aussi sur ce sujet, car il n’est pas sûr que les droits exorbitants du père sur sa famille aient existé partout en Europe avant le Moyen Âge.
5L’une des voies d’accès à l’État consista pour l’autorité supérieure à retirer ces pouvoirs aux familles et aux assemblées, et le cas échéant à modifier l’organisation territoriale sur laquelle ils s’appuyaient. Mais à nouveau, de fortes différences sont à relever suivant les contextes. À Rome, l’apparition de la vendetta restreinte fut sans doute le résultat d’un processus d’évolution interne, et la vitae necisque potestas une transfiguration du droit donné au père de tuer les membres de sa famille par l’ancien ius, au bénéfice de la patria. Un processus assez comparable est en cours dans l’Albanie contemporaine, où, après le régime communiste, l’État actuel n’est pas encore complètement parvenu à éradiquer la gjakmarrja issue de l’ancien droit coutumier des montagnes. L’exemple albanais vient rappeler aussi que le lien entre christianisation et suppression de la vendetta est loin d’être toujours vérifié. Dans l’Irlande du haut Moyen Âge, où le christianisme fut adopté sur place sans trop bouleverser les structures sociales et territoriales existantes, la vendetta étendue n’est pas mentionnée dans les codes de justice des viie-viiie siècles. Mais dans l’Islande viking non christianisée des ixe-xe siècles, le wergeld était encouragé au détriment de la vendetta restreinte, tandis que dans la Corse des xixe-xxe siècles, à l’inverse, chrétienne depuis longtemps, la vendetta étendue était toujours en vigueur. Dans les contrées d’Europe centrale et orientale christianisées du viiie au xive siècle (chap. iii, iv, x et xi), la suppression de la vendetta appartint en revanche à un puissant mouvement d’ensemble in situ. Il fut caractérisé par la disparition des tribus et celle de leurs assemblées représentatives, l’adoption de nouvelles divisions territoriales, et plus tard par l’imposition de nouveaux systèmes agraires d’origine « savante ». Il en résulta une vague plus ou moins importante d’apparition de la « grande propriété fundiaire ».
6L’émergence des États ne signifia pourtant pas la disparition totale des formes sociales et territoriales non étatiques ou pré-étatiques préexistantes. Du haut Moyen Âge à la période contemporaine, des contrées restée en marge des États purent maintenir ou développer des traits qui les rattachaient plus ou moins à une organisation antérieure et indigène de la société et du territoire. En Corse, malgré la mainmise sur l’île de dominations extérieures dès les vie-viie siècles, la persistance tardive des pièves et de la vendetta étendue témoigne, sur la longue durée, de la résilience de formes anciennes d’occupation du territoire, et de règlements coutumiers des conflits. En Andorre, les communautés vicinales valléennes résistèrent à la féodalité à partir d’un ensemble territorial qui existait probablement depuis l’Antiquité pré-romaine, et qui servit de fondement lointain à la création d’un État à la fin du xxe siècle. D’autres exemples montrent aussi la survie de formes spécifiques d’occupation du territoire et d’organisation de la société, au cœur même d’États constitués dès le milieu du Moyen Âge. Cristallisée à la suite de l’instabilité de la monarchie dès le xiiie siècle, la szlachta polono-lituanienne, qualifiée tantôt de noblesse clanique, de groupes de clans nobiliaires ou de voisinages nobiliaires, parvint à exercer un contrôle politique sur le royaume jusqu’à la seconde moitié du xviiie siècle. À peu près à la même période, héritiers en partie des structures de parenté et d’organisation du territoire et de la société présentes dans le Dál Riata et la Seigneurie des îles, les clans nobiliaires des Highlands d’Écosse formaient une société largement extérieure à celle de la partie du royaume contrôlée directement par le roi d’Écosse, les Lowlands. Mais les survivances et les résistances ne se manifestèrent pas seulement au sein des couches supérieures, « d’en haut », de la société. Dans la Russie des Temps modernes et du xixe siècle, le mir, instance vicinale de gestion des terres communes, était le symptôme le plus apparent du maintien de structures sociales et familiales « d’en bas », proprement paysannes, que la grande propriété fundiaire utilisa à son profit à partir du xvie siècle. Le mir avait peut-être une origine commune avec la zadruga des Balkans slaves, qui se maintint de façon autonome jusqu’au xxe siècle dans une bonne partie des territoires de l’ancienne Yougoslavie, et dont les Habsbourg se servirent du xvie au xixe siècle pour peupler et défendre leur frontière méridionale face à l’Empire ottoman.
7Enfin, de nombreux traits qui avaient caractérisé pendant des siècles les sociétés non étatiques ou pré-étatiques en Europe – tribus, clans et lignages, voisinage, assemblées représentatives, vendetta, petites exploitations paysannes, systèmes agraires indigènes, terres communes, défense du territoire par les hommes libres – se retrouvaient dans les deux dernières contrées tribales de l’Europe aux xixe et xxe siècle, le Monténégro et l’Albanie du Nord, associés ici à une organisation patrilinéiare et patriarcale de la société.
8Subsiste-t-il encore aujourd’hui des éléments des sociétés pré-étatiques ou non étatiques en Europe ? En Europe occidentale, les communautés ou sociétés locales conservèrent longtemps une perception du territoire différente de celle des autorités et des pouvoirs. En France, au tournant du xviiie et au début du xixe siècle, les communes et les paroisses n’étaient pour les autorités que des circonscriptions administratives civiles et religieuses, tandis que pour les habitants des campagnes le territoire local signifiait avant tout des relations sociales et des identités communautaires, des appartenances et des reconnaissances souvent liées à des « intérêts matériels, notamment de biens communaux dont on ne voulait pas partager la jouissance et les revenus3 ». Ces aspects ne furent que partiellement pris en compte lorsque les Constituants créèrent les communes par la Loi municipale du 14 décembre 1789. Mais les assemblées révolutionnaires durent légiférer sur les biens communautaires, qui représentaient une part non négligeable des territoires impliqués dans le nouveau maillage communal. La loi des 28 avril-14 septembre 1792 posa comme principe que les terres vaines et vagues appartiendraient aux communautés d’habitants sous certaines conditions. Le décret du 10 juin 1793 reconnut des biens communaux et des biens sectionaux, les uns et les autres n’ayant d’autre finalité qu’un usage collectif et étant la propriété de la communauté. Parallèlement, il définissait la commune comme « une société de citoyens unis par des relations locales ». L’existence des biens communaux ne posait guère de problèmes dans le nouveau cadre législatif, puisqu’ils étaient la propriété des habitants de la commune. La propriété des biens sectionaux était en revanche plus ambigüe, car ils dépendaient de communautés d’habitants infra-communales le plus souvent associées à des hameaux, et n’ayant obtenu aucune reconnaissance administrative et juridique par le nouveau régime. Cette non reconnaissance fut le signe le plus visible de la dissociation entre les communes révolutionnaires, nouvelles institutions « d’en haut », et les communautés d’habitants de l’Ancien Régime, anciennes institutions « d’en bas » fonctionnant souvent sur le mode du voisinage, et dès lors condamnées à la fragilisation ou à la disparition.
9Encore présente sur une partie du territoire français contemporain, l’association hameaux-biens sectionaux peut être considérée comme le dernier héritage d’une ancienne organisation de la société et du territoire, fondée sur une certaine autonomie des communautés ou sociétés locales, tant dans le mode de production, la sociabilité et les modes de coopération, que dans les rapports de ces communautés ou sociétés avec les pouvoirs extérieurs, étatiques ou non. Au début des années 1860, la France comptait 35 847 sections de communes sur un total de 37 531 communes, et encore 26 792 selon une enquête achevée en 1999. À cette époque, douze départements en avaient chacun plus de 1 000 (Aveyron, Cantal, Charente, Charente-Maritime, Corrèze, Loire, Haute-Loire, Lot, Lozère, Puy-de-Dôme, Tarn et Haute-Vienne), et en Lozère les sections occupaient 75 000 ha, soit 14 % du territoire4.
10Sous d’autres noms, l’association hameaux-biens sectionaux se retrouve dans plusieurs pays d’Europe occidentale. Comme en France, ces biens consistent le plus souvent en parcelles agro-pastorales plus ou moins boisées, contribuant souvent aussi à l’approvisionnement en combustible de leurs ayant droits, et ils plongent leurs origines dans les anciens systèmes agraires. En Irlande, les biens collectifs remontent « probablement aux systèmes anciens juxtaposant les terres cultivées (“in-field”) autour des hameaux (“clachan”) et des landes d’ajonc (“out-field”) mises en valeur originellement dans un cadre tribal5 ». Au sud-ouest de l’Espagne, en Estrémadure, les vecinos se regroupèrent en associations (sociedades proindivisio et bienes de propios) dans la seconde moitié du xixe siècle, pour acheter des terres appartenant à l’Église vendues aux enchères à la suite de la desamortización, et certaines de ces associations se sont maintenues jusqu’à nos jours6.
11Ces espaces récessifs, et dont les usages deviennent souvent incertains avec la chute continue du nombre d’agriculteurs et la perte des usages et savoirs traditionnels, suscitent néanmoins un intérêt nouveau dans le cadre de problématiques politiques ou sociétales contemporaines. Certains chercheurs décrivent les biens sectionaux comme de « petites républiques », auxquelles ils promettent un nouvel essor dans une ère qui s’annonce, aux côtés des jardins partagés, des logiciels libres, des encyclopédies en ligne et des recycleries installées dans les quartiers des villes ou dans les campagnes : « celle de l’enracinement des communs (c’est nous qui soulignons) dans la société, de leur extension à des domaines sans cesse élargis de la vie sociale et de leur pérennisation dans le temps7 ». Ces projections s’inscrivent dans un souci militant d’« appropriation » ou de « réappropriation » de certains espaces, traditionnels ou non, face à la globalisation ou à l’emprise de l’État sur l’ensemble de la société. Même non soutenus par une analyse historique suffisamment rigoureuse, la notion de « communs » et le nom de « petites républiques », attribué aux associations qui gèrent les biens sectionaux, ne sont pas sans rappeler certains aspects des institutions examinées ci-dessus. Les curies romaines primitives étaient les « assemblées des hommes (libres) », le huntari germanique un territoire exploité par une communauté territoriale qui était aussi une communauté de voisinage, et l’osada polonais « l’ensemble des hommes habitant et exploitant quelque terrain ». De plus, la projection socio-politique portée par l’idée de « communs », visant à conjoindre citoyenneté, épanouissement individuel ou collectif et protection de l’environnement, superpose à un axe traditionnel « communautés ou sociétés locales – territoires », présent dans les biens sectionaux et les UTE analysées dans cet ouvrage, un axe contemporain « savoirs et communications en ligne » lié aux « communs » mondialisés. Autrement dit, l’exemplarité actuelle des biens sectionaux et des espaces récessifs proches, dans l’esprit de certaines utopies sociétales contemporaines, situerait encore celles-ci dans la continuité de l’« idée démocratique » associée par Alain Testart à l’identité culturelle de l’Europe.
Notes de bas de page
1 Testart Alain, Avant l’histoire. L’évolution des sociétés, de Lascaux à Carnac, op. cit., p. 116 sq.
2 La notion de « verrou » en technologie culturelle a été mise en évidence par Robert Cresswell, notamment dans Cresswell Robert, Prométhée ou Pandorre. Propos de technologie culturelle, Paris, Éditions Kimé, 1996.
3 Follain Antoine, « Le contentieux des réunions de communes en France au début du xixe siècle : l’exemple normand », Histoire et sociétés rurales, vol. 25, 2006/1, p. 131-157, p. 132.
4 Follain Antoine, « Le contentieux des réunions de communes en France au début du xixe siècle : l’exemple normand », art. cité, p. 136.
5 Couturier Pierre et Rieutort Laurent, « Anciens et nouveaux problèmes dans les usages des biens collectifs : l’exemple de la moyenne montagne irlandaise », in Pierre Charbonnier, Pierre Couturier, Antoine Follain et Patrick Fournier (dir.), Les espaces collectifs dans les campagnes, xie-xxie siècle, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2007, p. 487-505, p. 490.
6 Gurría Gascón José L. et Mieto Masot Ana, « Les terres collectives dans le Sud de l’Espagne », in id., p. 435-450, p. 438.
7 Vanuxem Sarah, « Des petites républiques ordonnées autour de Communs. Du Haut Atlas au Massif Central », intervention au colloque de Cerisy : « Vers une république des biens communs » (du 8 au 15 septembre 2016) [enregistrement audio en ligne sur la Forge Numérique de la MRSH de l’université de Caen Normandie et sur le site France Culture], et id. « Des petites républiques berbères ordonnées autour de Communs. Une introduction à l’étude du communalisme paysan », in Nicole Alix, Jean-Louis Bancel, Benjamin Coriat et Frédéric Sultan (dir.), Vers une République des biens communs, Paris, LLL, Les Liens qui Libèrent, 2018, p. 235-246.
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