1A Neyron, dans l’Ain, à l’aube du 11 juin 1944, des passants découvrirent, au milieu des arbustes, les cadavres, criblés de balles de deux personnes d’un certain âge : Victor Basch et sa femme, Ilona. Neyron : une commune tranquille, à quelques kilomètres de Lyon ; Lyon où le président de la Ligue des droits de l’homme et sa femme s’étaient réfugiés depuis l’été 1940. Sur le corps du grand Victor, un panneau : « Le Juif paye toujours [...] A bas de Gaulle, à bas Giraud », signé du Comité national antiterroriste de la région lyonnaise, une poignée de responsables de la Milice. C’est donc sous des balles françaises que tomba cet homme de 81 ans, tardivement naturalisé il est vrai -il était d’origine hongroise- mais dont les succès universitaires -on rappellera seulement qu’il fut nommé, à 22 ans, maître de conférences à l’Université de Nancy- et le comportement de toute une vie attestent l’attachement passionné à la langue, à la pensée, à ce qu’il y eut de plus haut dans la civilisation de son pays d’adoption.

2Le beau livre de Françoise Basch me dispense d’esquisser ici une biographie de son grand-père, ce personnage haut en couleurs, violent et épris de tendresse, inflexible et grand négociateur, ce personnage qui fut-elle vous le dit ici même- le « chef du parti dreyfusard » à Rennes, cité alors notabiliaire, cléricale et antisémite. Mais les interprétations sont libres, à la mesure du personnage et des sources consultées. Au reste le thème des droits de l’homme à propos duquel on a sollicité en moi à la fois la militante et l’historienne est assez complexe, au delà de son apparente évidence, pour que je tente de vous faire comprendre comment il fut à la fois le fil conducteur de sa carrière ligueuse, le but de sa vie et le thème de la tragédie au terme de laquelle il a péri après s’être passionnément débattu.

Une longue carrière ligueuse

3Une carrière, cela comporte des étapes. Une « carrière ligueuse » pendant la première moitié du XX^e siècle, se présente d’abord comme un cursus honorum. Les ligueurs d’aujourd’hui ont quelque mal à s’en rendre compte. Pour n’avoir jamais imaginé, encore bien moins désiré, présider un jour la Ligue, j’ai moi- même peine à le concevoir : une charge militante parmi d’autres. Il en fut tout autrement pour Basch, ligueur de la première heure.

4La première heure, qu’est ce à dire ? Il ne semble pas avoir assisté le 4 juin 1898 à l’assemblée générale constitutive de la Ligue : elle se tint au cœur du quartier latin à l’hôtel des Société savantes dont la mémoire vit encore au cœur des militants de la guerre d’Algérie. Il n’est pas membre du premier « comité central » constitué ce jour là, revu quelques jours plus tard1. N’ayant pas passé par la rue d’Ulm, il ne fait pas partie des réseaux de Lucien Herr, pas plus que de ceux des écrivains anarchisants plus ou moins proches de Bernard-Lazare2. Il apparaît aussi étranger au modérantisme gambettiste dont le porte-parole dans la ligue naissante, Joseph Reinach, vit sans doute dans le dreyfusisme -en tout cas, les socialistes l’en soupçonnèrent- un moyen de revenir au pouvoir politique après le désastre de 18933. Trop jeune enfin, trop « juif » peut être, trop fougueux certainement, pour prendre la direction de la jeune section de Rennes -une des premières sections provinciales de la Ligue- il laisse la présidence à son collègue et ami, Jules Aubry. A lui, en revanche, le rôle d’organisateur et d’agitateur : l’agit-prop, comme on dira plus tard dans le mouvement communiste, une fonction qu’il exerce presque viscéralement. La présidence de cette section prestigieuse, il ne la prendra qu’en 1903, à la mort d’Aubry : voilà le premier échelon, le premier grade ligueur qu’il a franchi.

5Quatre ans plus tard, en 1907, il est élu membre du comité central ; l’organisme dirigeant de la Ligue a ajouté son nom à la liste des 99 candidats présentés par les sections en vertu des statuts : « candidature officielle », comme le dit son principal concurrent, le docteur Oyon4 ? Peut-être... La Ligue est présidée depuis 1903 non plus par un républicain conservateur et très antisocialiste -tel était le profil de Ludovic Trarieux, son fondateur- mais par un dreyfusard socialiste, proche de Jaurès, comme Basch lui-même, Francis de Préssensé.

6Son élection fait l’objet d’une âpre bataille. Le 1^er février 1907 Préssensé y met un terme écrivant à Oyon : « M. Victor Basch a rendu et rendra, j’en ai l’assurance dans l’avenir, assez de services à la Ligue des droits de l’homme pour justifier son choix »5.

7Cette assertion sera rapidement vérifiée. Tout comme la relative méfiance politique, et peut être aussi personnelle -Basch manque de « rondeur républicaine » que sa personne continue de susciter. Au congrès de mai 1907, seul socialiste sur une fournée de douze nouveaux membres, il est l’avant-dernier élu : ce n’est pas très brillant. Toujours désiré, toujours contesté, il est certes élu vice-président, lorsque le comité central décide en juin 1909 de créer cette fonction, mais bon dernier : il ne recueille que neuf voix alors que le premier élu, Héricourt, en obtient quinze.

8Au total son ascension nationale est jonchée d’autant d’épines que de roses. Succèdera-t-il en janvier 1914 à F. de Préssensé, son maître, son frère, son modèle ? Que non ! C’est Ferdinand Buisson, devenu radical-socialiste au soir d’une vie agitée, homme de consensus en tout cas, qui est élu à la présidence. Il la conservera jusqu’en 1926 : son retrait à cette date -il a 85 ans- laisse enfin la voie libre à Basch. Une élection convenable, mais comme toujours inconfortable : le comité central ne le porte à la fonction suprême, devant le radical Henri Guernut, qu’au second tour et par vingt trois voix sur quarante trois.

9Une carrière ligueuse, toujours disputée donc, toujours difficile. Il faut s’en souvenir pour comprendre les attaques que, comme président, il eut à subir : elles remontent plus loin que la grande guerre. Une carrière civique, non directement politique, qui, du moins, n’avait pas compromis son ascension universitaire : docteur d’État en 1897, il quitte Rennes pour la Sorbonne en 1906. Chargé de cours, puis maître de conférences en littérature allemande dans la vieille maison, il finira professeur d’esthétique en 1928 : un enseignement neuf où il apporta un peu de génie.

La défense des droits

10Ligueur ? pour quoi faire ? Simple en apparence -les droits de l’homme quoi de plus évident ?-, la réponse est, en réalité, multiple. Les premiers ligueurs en tout cas n’ont pas considéré la Ligue comme un piédestal, une rample de lancement. Peu de différence à cet égard entre Ludovic Trarieux, homme politique accompli, déjà gavé d’honneurs, Francis de Préssensé et le jeune Victor Basch. Que de choses pourtant les distinguent !

11Basch est de ceux qui préfèrent la bataille à la victoire6. En 1931 il s’était déjà présenté en « président intransigeant, rude, mauvais coucheur, parlant haut et tapant du pied »7.

12Colérique ? Emporté en tout cas ? Sans nul doute. Voyez ses démissions à répétition du Comité central : 1918, 1922, 1934 ; au reste, il rebondit toujours ! Solitaire au besoin dans ses affirmations, voire individualiste ? Il voue une profonde admiration aux tempéraments hors du commun : Nietzsche, Stirner, Carlyle ; Carlyle à qui, en 1938, il consacre son dernier livre. L’acte militant suit parfois : le 12 février 1934, alors que le comité central a refusé d’appeler à la manifestation organisée par la CGT, il fait savoir haut et fort que le président de la Ligue s’y rendra. Et il s’y rend8. Mais, en même temps, le grand Victor est un négociateur politique hors du commun. Les partis, les syndicats, les associations, c’est lui qui, pendant l’hiver 1934-1935, parvient à les grouper autour d’un projet de « Rassemblement populaire ».

13Tel est l’homme, qui ne se réduit ni à son appartenance à la SFIO, ni à sa vie universitaire, ni à ses fonctions dans la Ligue : un militant, coureur de tréteaux, courageux et habile, soucieux du détail mais fort peu juriste et qui, s’il ne met pas dans sa poche ses idées sociales les plus avancées, sait aussi exercer le difficile magistère de la présidence dans une organisation de masse. La LDH, les années passant, diffère en effet toujours davantage, malgré le discours de glorification répétitive, de la petite phalange du tournant du siècle. Implantée de façon à la fois efficace et redoutable dans les réseaux de la République, elle compte en 1931, à son acmé, quelque 180 000 adhérents. Bref, par tempérament, Basch fait partie de ceux qui veulent exciter le peuple à « la révolte pour la justice » ; par sagesse politique et sens de l’équilibre, il va tenter aussi longtemps que possible de conserver l’outil constitué par la Ligue.

14Un outil, voué chaque jour, à la défense des droits individuels. Certes, le service juridique de la Ligue en a la charge technique. Et, politiquement, la défense des individus relève d’abord du secrétaire général, en conflit traditionnel avec le Président, de Morhardt à Kahn, en passant par Guernut. Renonçant à brosser même l’esquisse d’un tableau pour lequel nous avons grand besoin des archives volées en 1940 par les nazis et conservées à Moscou depuis 1945, je me limiterai à quelques points inégalement litigieux.

15La campagne pour Francisco Ferrer, d’abord. Le comité central la lui confie le 4 février 1907. Républicain et franc-maçon, libre-penseur et libertaire, Ferrer le catalan avait vécu en exil en France. De retour en Espagne le « père de l’école moderne »9 fut arrêté à Barcelone en juin 1906 sous l’inculpation de complicité dans un attentat contre le roi Alphonse XIII. Il resta un an en prison avant d’être innocenté. Basch joua un grand rôle dans la défense de ce Dreyfus espagnol au moment même où il accédait au comité central, multipliant les conférences dans les grandes cités du sillon rhodanien, du Languedoc, de l’Aquitaine. Il y gagna ses galons. Pour peu de temps. Dès juillet 1909 et les débuts de la « semaine tragique » de Barcelone, Ferrer fut de nouveau traqué. Arrêté en septembre, condamné à mort le 9 octobre, il fut exécuté le 13 dans les sinistres fossés de Montjuich. La « protesta » se déploya dans toute la France : force manifestations y firent entendre le suffrage universel de la rue. Mais, du côté de la Ligue, c’est le docteur Sicard de Plauzolles qui conduisit cette ultime campagne : Basch avait il eu tort d’avoir, le 13 octobre, sous le coup de l’émotion, convoqué d’urgence, en l’absence de Préssensé, le comité central et obtenu que, dans la hâte, celui- ci mît en cause la responsabilité de la Compagnie de Jésus dans l’assassinat du libre penseur ?10. Ce n’est pas impossible... On ne retrouve pas le nom de notre bouillant ligueur parmi les membres du comité, constitué en novembre 1909 à l’appel de la Ligue pour que soit élevé à Paris un monument à Ferrer.

16Droits d’un homme, donc, pris au piège des rapports entre la tradition de l’Inquisition et un régime vétusté. Droits des femmes aussi. En ce domaine où les socialistes sont moins à leur aise que la direction -mais non la base !- de la Ligue, Victor Basch est un excellent témoin des oscillations entre vie privée et campagne publique. Son amour pour sa femme ne l’empêche nullement de la traiter comme une enfant qui lui doit des comptes11. Mais on constate aussi son silence, surprenant, au fil de la longue séance qui, pendant le congrès de 1909, voit Maria Vérone s’efforcer de faire adopter les revendications de la commission qu’elle a présidée sur les droits civils, économiques et politiques du sexe dit faible, et y parvenir. Après la guerre Basch s’engage dans maints comités féministes, ou plutôt dans leurs présidences d’honneur, il prend la parole dans force réunions publiques. Mais, ferme sur les principes12, il recule devant cet objet imaginaire, le vote des femmes aux législatives ! Commençons donc par les élections locales : vieille solution, prudente plus que rusée, solution étapis- te qu’il maintiendra somme toute avec constance, malgré l’enthousiasme des meetings, et que le « danger fasciste » en 1934-1936 renforcera encore : « Le sort de la démocratie ne se joue pas sur un coup de dé »13. Trop de femmes, vraiment, se laissent mobiliser, à son goût, non plus seulement par « les curés -, mais par l’extrême droite.

17Alors, une moindre attention aux droits des femmes que d’autres ligueurs ? Certes, s’il s’agit de Maria Vérone ou de Suzanne Collette. Voire de Préssensé ou de Buisson. Il y a beaucoup de rhétorique dans sa façon d’aborder les responsabilités de « la gauche » dès lors qu’il s’agit d’évaluer le renforcement des liens entre « la droite » et un certain féminisme14. Les droits des femmes cependant ne se réduisent pas au droit de vote. Le soutien de Basch n’a fait défaut ni aux femmes qui réclamaient la maîtrise de leur propre corps !15 ni aux exigences égalitaires des femmes salariées : ouvrières, postières, enseignantes. Ce ne fut pas toujours facile : la Ligue, n’était pas née en terre ouvrière, pas même en terre salariale. Les « droits économiques et sociaux » apparurent à son horizon entre 1907 et 1909, entre l’entrée de Basch au comité central et son élection à la vice-présidence16. La condamnation par le comité central des décisions de Georges Clemenceau, ancien dreyfusard notoire17, ouvre alors dans la Ligue une crise sans précédent : plusieurs membres de l’organisme directeur démissionnent ; en deux ans la Ligue perd la moitié de ses adhérents. La création des vice-présidents, l’élection de Basch à cette responsabilité attestent son accord profond au fil de cette crise, avec Préssensé : l’accord de deux socialistes pour la promotion et la défense des droits sociaux, contre les Seailles, les Reinach, courageux quand il fallait prendre position pour un officier injustement condamné, timides -le mot est faible- dès lors que se posait, devant l’État, la question des droits des travailleurs.

18Basch n’était pourtant pas né en terre prolétarienne. Lorsqu’il devint dreyfusard, il n’avait à l’en croire -et il faut l’en croire- « jamais vu de près un ouvrier»18, ceux-ci ne fréquentaient ni le lycée Condorcet, ni la Sorbonne, ni les facultés de province. Les ouvriers, il alla les chercher à la Bourse du travail de Rennes, pendant qu’il tenait dans cette ville le rôle de « chef du parti dreyfusard- ». C’est grâce à eux que les intellectuels purent s’exprimer, bien défendus par des bras solides devant les assauts nationalistes. La voilà la deuxième couche dreyfusiste. Jamais Basch ne se départira de ce choix, quasi existentiel : le syndicalisme est un vecteur et un défenseur des droits.

Voici la tragédie

19Victor Basch, président de la Ligue, défenseur de tous les droits : assurément. Mais si, au lendemain de l’Affaire, nombreux étaient ceux qui pensaient que, la sortie de crise étant assurée à gauche, la Ligue pourrait assumer ardemment et sans contestation majeure, sa fonction de « vigie de la République », d’« instrument de contrôle des pouvoirs publics »19, la montée des tragédies du siècle, l’urgence de l’histoire allaient tôt prouver qu’il n’en était rien. Dès août 1914, la Ligue, et Victor Basch, son vice-président, avec elles, entraient dans la nuit. Le souffle héroïque de l’Affaire, les progrès accomplis au prix d’un renouvellement profond de l’organisation se brisaient sur la très grande guerre. Au delà des appartenances politiques et malgré, la guerre finie, l’essor des adhésions, les choix faits par chacun entre 1914 et 1918 allaient peser lourd sur l’entre-deux-guerres et notamment sur les années trente. Premier mouvement civique français : les difficultés rencontrées alors par la Ligue sont proprement emblématiques.

20Voici Basch pris dans la tourmente. Défendre les droits des individus cela a- t-il un sens quand s’ouvre le temps de leur massacre collectif ? Au lieu d’insister sur cette question qu’un philosophe Kantien devait vivre plus intensément que d’autres20, je m’en tiendrai au repérage des positions qu’il adopta alors et qui lui valurent, pendant un quart de siècle, la longue animosité des pacifistes. « Union sacrée », il le fut en effet, et jusqu’au bout. On le voit même collaborer à la Victoire : nouveau titre donné par le « sans-patrie », Gustave Hervé, à la brillante feuille d’extrème-gauche qui s’appelait jusque là la guerre sociale ! Et on le voit accepter outre-Atlantique, entre novembre 1915 et mars 1916, une mission officieuse destinée à convaincre les États-Unis d’entrer en guerre. Pourquoi s’étonner cependant ? Fils d’étranger, il jeta dans le creuset de sa patrie d’adoption les forces accumulées dans le combat pour les droits.

21Au reste, les choses n’étaient pas simples. Basch ne niait pas les responsabilités lointaine de la France coloniale et nationaliste dans la guerre. Mais, tout en les explicitant brièvement dans la brochure La Ligue et la guerre qu’il publia en mai 1915, il concluait aux responsabilités immédiates de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie. Or c’est sur ce problème que s’affrontèrent intellectuels et ligueurs soucieux de serrer la vérité au plus près. Basch participa, de janvier à mai 1916, aux travaux de la Société d’études documentaires et critiques sur la guerre, née en milieu ligueur, avant de la quitter lorsqu’il acquit la conviction que, de Jeanne Halbwachs, la sœur de son gendre Maurice, la femme de Michel Alexandre, jusqu’à Félicien Challaye et au secrétaire général de la Ligue, Mathias Morhard, les choix pacifistes régnaient sans partage21. Les options radicales alors forgées ou adoptées allaient laisser des traces ineffaçables chez les meilleurs amis22. Combien plus encore chez des militants accoutumés aux joutes publiques des congrès et, inéluctablement, aux manœuvres d’appareil qui les préparaient !

22Au lendemain de la guerre il y eut pourtant un temps d’illusion lyrique chez ceux en tout cas que n’avait pas pleinement convaincus la « grande lumière qui se levait à l’Est ». Une esquisse de consensus sembla stabiliser les oppositions. La fin du massacre libéra en quelque sorte l’amour refoulé de la paix et à gauche, la quête d’une solution diplomatique acceptable pour les vaincus. Mais comment réactiver l’espace philosophiquèe européen disloqué par la guerre ? Citoyen et philosophe français, Basch fut de ceux qui crurent passionnément à la Société des Nations, cette fille des Lumières. En Allemagne aussi, il y avait de grands penseurs et des amants de la paix. Et de dénoncer en 1923 l’occupation de la Ruhr par la France, à la fois illégale et inique. Et de prêcher la réconciliation franche et complète. Et d’organiser, avec la jeune Ligue allemande des droits de l’homme groupée autour de Helmuth von Gerlach une tournée spectaculaire de conférences en France et en Allemagne, en 1924.

23Des positions qui, sauf à ne revêtir qu’un caractère rhétorique, supposent la révision du traité de Versailles ardemment demandée par les anciens pacifistes. Les choses trainent jusqu’en 1932 : « ajuster » ou « réviser » ?23 Cette querelle sémantique atteste la pérennité des anciennes oppositions. Certes le comité central a décidé en 1932 d’écarter de l’ordre du jour du congrès le problème, diviseur entre tous, des origines de la guerre. Mais, même en s’en tenant aux principes qui fondent « l’ajustement », les chausse-trapes ne manquent pas. Tout se joue sur quelques mots. Un Fernand Corcos, fort lié naguère à Albert Thomas, trouve le moyen de faire adopter par « un vote de surprise »24 -avec la complicité évidente du secrétaire général, Émile Kahn, et, peut être, de Basch- un amendement qui déclare « inique et immoral » non pas l’article 231 du traité de Versailles, celui qui avait contraint le peuple allemand à se reconnaître coupable, mais « l’interprétation qu’en ont donnée les nationalistes allemands et français ». Il faudra, au congrès de 1933, l’intervention pressante d’Albert Bayet pour que soit rétablie la formule initiale25.

24Qu’il est dur de présider une organisation de masse -la Ligue compte alors quelque 180 000 adhérents- où sur les questions décisives, celles qui touchent à la politique internationale, les oppositions sont aussi profondes ! Surtout quand, comme président, on doit arbitrer, alors que l’on s’est situé clairement d’un côté de la barricade !

25Et voici Hitler. Le fascisme, italien jusqu’alors, change de visage. Et avec lui les menaces qui pèsent sur la paix. Les mots d’ordre antérieurs -supprimer l’inégalité des droits imposée par les vainqueurs, avancer partout vers le désarmement- ont-ils encore un sens ? Et que faire contre la vague montante de la barbarie ?

26Premier acte : mesurer l’ampleur de la tragédie qui s’avance. Au congrès de juillet 1933, maints leaders du courant pacifiste s’y refusent : de Pioch à Challaye, de Cancouët à Émery, ils tiennent fermement que le fascisme menace en France plus qu’en Allemagne. Gare à la dérive nationaliste : ne montrons pas l’Allemagne du doigt. Basch est de ceux, assez rares à cette date, qui voient lucidement les faits. Aidé qu’il est par son patriotisme sourcilleux et ses origines juives26. Écoutons son rapport moral : « Il me semble que ce ne sont pas six mois, mais un véritable abîme qui nous sépare de la fin de 1932 ». Et de dénoncer « le lâche assassinat de tant de communistes [...], les 60 000 innocents emmurés dans des prisons ou des camps de concentration [...], les centaines de milliers d’êtres humains privés, parce qu’ils n’appartiennent pas à la race élue, d’abri et de pain, et acculés à la mort, au suicide ou à la fuite »27.

27Ce cri de douleur, le congrès l’écoute en silence : à l’exception de quelques jeunes ligueurs désireux d’en découdre avec les vieux, surtout quand ceux-ci ne pensent pas comme eux, il y a, par delà les divisions, une sorte de vénération autour de ce ligueur de la première heure. Jamais il ne démordra de sa dénonciation passionnée de Hitler : qu’il soit maudit ! Pour le mal fait à tant d’êtres humains. Mais aussi pour avoir fait vaciller le rapprochement franco-allemand et la stratégie de la paix dans la SDN ! Cette conscience aiguë de la rupture du tissu historique, ce sens hugolien de l’imprécation, comment ne pas les admirer chez Basch ? Mais comment inscrire en politique, en civisme en tout cas, l’Internationale de la protestation, son rêve ? Comment y appeler sans s’opposer à ceux qui l’accusent de s’exprimer, dans la presse, d’une plume à la fois belliciste et sans efficace ? Une intervention militaire ? « Jamais » ne répond-il. Alors, la parole seule ? Mais elle peut susciter des actes. Lesquels ? Et puis, est-il vrai, comme un ligueur lyonnais le lui déclare que ses mains sont « lasses et tremblantes » ? Une blessure personnelle qui s’ajoute à ce mélange de conviction et de doute qui l’habite. Après tout, en juillet 33, l’Allemagne n’a encore quitté ni la conférence du désarmement, ni la SDN28. La guerre ne menace pas encore. L’absence de synthèse entre le bref appel déposé par la majorité du comité central « Contre le fascisme » et le texte de Pioch29 n’est pas vécue comme une catastrophe.

28Tout bascule bientôt. De nouveaux porte-paroles des « deux camps » esquissés en 1933 apparaissent dans la Ligue. Côté minoritaires : Michel Alexandre, Félicien Challaye, Léon Émery, bientôt Gaston Bergery. Côté majoritaires : Albert Bayet, Salomon Grumbach. Hitler rétablit le service militaire obligatoire (mars 1935), il réoccupe militairement la Rhénanie (mars 1936). Les forces fascistes progressent en Europe centrale. Les choix s’aiguisent. En juin 1935, en, juillet 1936, Basch parvient à « faire la synthèse au prix d’un effort sur lui-même dont on croira aisément, le connaissant, qu’il fut inouï : des textes longs, quelque peu filandreux, où les mots des deux camps se retrouvent côte à côte et, en quelque sorte, s’anéantissent30.

29A l’ouverture du congrès de 1936 le gouvernement de Front populaire venait de se constituer et -on était le 19 juillet- le coup d’État franquiste avait déjà deux jours. Pouvait-on à cette date en prévoir les conséquences ? Dans la Ligue, elles furent ravageuses. Basch qui s’est résigné à la non-intervention « par un amour peut-être excessif de la paix »31 n’évite pas pour autant d’être traité de belliciste. Et il est vrai que le « vieux Président » est de tous les meetings, de tous les voyages. Il est vrai que son dynamisme est décuplé. Il est vrai que son action personnelle rencontre un large écho du côté des ligueurs, des hommes de gauche, des communistes. Les minoritaires tempêtent : en proposant à la France de soutenir line SDN, désormais croupion, que cherche la Ligue sinon à isoler l’Allemagne et l’Italie, sinon la guerre32 ? L’accusation est désormais frontale. Le congrès de 1937 ouvre le temps des déchirements.

30Déchirement aussi, ô combien ! autour des procès de Moscou, second thème de ce congrès, un thème stratégiquement inséparable du premier -les mêmes hommes sont à l’attaque- et qui, vu d’aujourd’hui pose des problèmes que seul le regard de l’historien permet de débroussailler, je ne dis pas de résoudre. Ici, l’attaquant désigné c’est Challaye, un dreyfusard de la première heure, l’égal de Basch en somme, mais aussi le seul anticolonialiste de principe- et de toujours- du comité central33, un homme aimé de tous, à la différence d’Emery, un admirateur de la jeune URSS, en proie, lui dit Basch malicieusement, au « dépit amoureux »34. Derrière lui, notamment, Magdeleine Paz, une journaliste, une oratrice pacifiste, flamboyante, longtemps admiratrice de l’URSS, elle aussi, désormais vigoureusement antistalinienne. Le secrétaire général de la Ligue, Émile Kahn a refusé de publier un article signé par elle et dénonçant un rapport sur le procès de 36 que la Ligue avait demandé à un de ses conseils juridiques, Maître Rosenmark : celui-ci, nullement « compagnon de route » du PCF, bien sûr, avait conclu à la valeur probatoire des aveux passés en audience publique pendant le procès. Mis en cause par Challaye, Basch fait état de ses « doutes [..] sur la culpabilité vraie de ces inculpés acharnés à s’accuser »35, même si, d’un point de vue juridique, la culpabilité n’est pas douteuse. Il précise que « l’enquête n’est que suspendue ». Mais, sur l’essentiel, il ne se désolidarise pas du comité central qui a approuvé le rapport Rosenmark. La motion Challaye recueille 258 mandats, contre 1088 à celle du comité central. C’est peu ? C’est beaucoup ? Beaucoup plus en tout cas que les l6l mandats qui s’opposent à la motion générale d’orientation.

31Qu’importent, au reste, les épisodes, si dramatiques soient-ils, voire les votes de ce congrès décisif ! Dès l’ouverture tout était fini. Les militants avertis le savaient36. Basch avait d’emblée abattu ses cartes. Plus de compromis, plus de synthèse : « Nous n’admettons pas que l’on dise : plutôt la servitude que la guerre37. Nous disons quant à nous : ni guerre, ni servitude. Nous proclamons quant à nous que nous sommes décidés à ne pas permettre que la France démocratique devienne une succursale du fascisme italien ou du nazisme allemand »38. Mais il est vrai que la guerre civile espagnole rendait les choix inéluctables dès lors qu’elle absorbait à chaque instant la vie et la pensée des militants. Pouvait-on, au nom des négociations avec l’Allemagne, souhaitables en tant qu’ultimes démarches de paix, laisser l’Allemagne réarmer et écraser l’Espagne39 ? Basch n’avait guère d’illusions sur le caractère répressif du régime soviétique. Mais quoi ? l’URSS aussi « veut la paix »40. Liée à la France par le pacte franco-soviétique de mai 1935, elle constitue une pièce essentielle du barrage encore dressé face à Hitler.

32Les jeux sont faits, donc, à l’intérieur de la Ligue. Parmi ceux que l’on commence à nommer les « pacifistes intégraux », plusieurs décident de se retirer du comité central, mais non de la Ligue où ils pourront continuer à s’exprimer. Nouvelle écrasante annoncée par Émery en fin de congrès41 : Challaye s’en va, et Michon, et Émery. Les fêlures anciennes sont devenues d’irrémédiables fractures. Les démissionnaires font en sorte que leur départ soit abondamment commenté dans la presse. Leurs amis organisent, dans la Seine et en Seine-et-Oise, des réunions publiques où ils leur offrent une tribune42. Certes le comité central fait front : il décide de se solidariser avec la longue « mise au point » que Basch a publiée le 1^er novembre, trois mois après le congrès, dans les Cahiers43 sous la forme d’une « Libre opinion ». Mais le trouble est profond. L’autorité du vieux Président est dorénavant contestée. Ses textes ne prévalent plus automatiquement au Comité central. Quoi de plus dur pour lui ?

33Si, il y a plus dur. Il y a sinon l’effondrement, du moins l’effritement de la Ligue, les exigences des démissionnaires44 rejoints par M. Paz, Pioch, Élie Reynier, les critiques de ceux -ainsi Henri Guernut- qui lui reprochent d’avoir trop politisé la Ligue. Opportunistes, tièdes, hésitants tout simplement, beaucoup s’en vont. En avril 1937 il y avait encore 140 000 ligueurs. Ils ne sont plus que 127 000 en 1938, 110 000 en 1939- La faute en incombe-t-elle à « un système de recrutement poussiéreux »45. Ne faut-il pas aller plus loin ? Que faire des « droits de l’homme » quand les bases de la civilisation européenne s’effondrent -Munich, l’annexion de la Tchécoslovaquie- quand la guerre générale frappe à la porte, moins de vingt ans après l’autre, la « très grande » ? Basch voit s’écrouler les fondements de l’œuvre à laquelle il a voué sa vie. Comment pourrait-il ne pas s’interroger sur ses responsabilités ? Comment ?

34S’il y a un choix qu’il semble pourtant assumer désormais -sans doute par hostilité au milieu plus ou moins trotskisant où se recrutent nombre de ceux qui se séparent de la Ligue- c’est la confiance croissante qu’il voue à l’URSS. Ses « tribunes libres » -voyez par exemple celle qu’il publie dans les Cahiers le 11 novembre 1937- rendent un son nouveau. Certes, là-bas, des crimes épouvantables ont été commis. Mais, après tout, la Révolution française aussi...46. Puis l’œuvre accomplie, au total il l’admire. Et, du coup, il « comprend » mieux ce Staline « obligé de se défendre contre les graves menaces des trotskistes »47. Au total, de 1937 à 1939, l’admiration pour l’URSS connote fortement l’exigence antifasciste. Sont-ils nombreux ceux qui pensent comme lui ? Nous l’ignorons. Mais deux membres du comité central, Langevin et Bayet, un ligueur de 1898, Hauser, et Joliot, le jeune prix Nobel français, et quelques autres, partagent son sentiment. Il les rencontre à l’Union des Intellectuels français, un mouvement né après Munich, fortement engagé dans le refus de toute politique antisoviétique, et qui n’hésite pas à demander en mars 1939, la comparution du ministre des affaires étrangères, Georges Bonnet, devant une commission d’enquête comme responsable d’une « politique officieuse « d’entente avec l’Allemagne nazie48. L’UDIF : un nouveau réseau ou le grand Victor rajeunit, rafraîchit son ancienne, sa profonde idéologie ligueuse : une source de vie ?

35Hélas ! Si les drames sont individuels, la tragédie est collective. Image emblématique de l’antifascisme non communiste, Victor Basch subit à la fois le drame et la tragédie. Lui qui préconisait encore, après Munich, le « désarmement simultané et contrôlé »49, lui qui en appelait passionnément quelques mois plus tard, non plus au « Front des démocraties » mais au « Front de la paix », avec l’URSS donc50, l’annonce du Pacte germano-soviétique n’a pu que le désespérer. L’horizon de ses espérances, l’ultime horizon, disparaissait. Unique écho de ce malheurs, en l’absence, pour le moment, d’autres documents : l’appel qu’il signe le 29 août, avec Langevin, Bayet, Joliot, Aimé Cotton, Irène Joliot-Curie et d’autres, « Pour l’Union des Intellectuels Français ». Je n’en citerai d’un extrait : « Les intellectuels français qui ont tous ardemment réclamé contre la menace hitlérienne la constitution du front de la Paix et le pacte d’entente franco-anglo-soviétique, réprouvant toute duplicité dans les relations internationales, expriment leur stupéfaction devant la volte-face qui a rapproché les dirigeants de l’URSS des dirigeants nazis »51.

36Est ce fini ? Non. Le 3 septembre la Grande-Bretagne et la France déclarent la guerre à l’Allemagne, la guerre où Basch voyait toujours, même s’il en avait finalement accepté le risque, « la plus terrible des catastrophes »52. Quelques mois plus tard, c’est la défaite, l’armistice, le pouvoir de Pétain, et le suicide de son fils, Georges : son seul fils. Le drame personnel rejoint la tragédie collective. Les Basch panent pour Lyon : c’est là que la milice et la mort les rejoindront le 10 juin 1944.

37« La vie prépare à ce qui n’arrive jamais » : s’agissant de Victor Basch, ce beau mot de Yeats, l’irlandais, se charge de sens. En refusant la gloire solitaire que sa conscience peut procurer au Juste, en inscrivant son action dans la Ligue des droits de l’homme pendant un demi-siècle, en choisissant d’infléchir l’organisation à laquelle il appartenait et d’être infléchi par elle, le grand Victor ne savait certes pas qu’il marchait vers la mort. Encore moins qu’il y entraînait Ilona. Mais il avait une fois pour toutes refusé les pétitions hasardeuses et constitué l’engagement de sa vie : à savoir, à agir.

38Au reste, l’homme n’était pas tout d’une pièce. Etre de raison ? Sans doute, comme tout bon dreyfusard. De passion aussi. D’amour enfin : « Je ne veux pas être vénéré, s’écrie-t-il pendant le congrès de 1931. Je veux avoir votre affection - Vous l’avez, crie la salle ». Cette affection qui, sur le tard, lui fit en partie défaut. Belliciste, lui ? Belliqueux par tempérament, certes. Mais acceptant, voire recherchant une deuxième guerre, la « guerre pour les Juifs » comme on disait alors ? Il ne renie pas l’expérience de 1914. Mais une autre boucherie est elle concevable ? acceptable ? par lui, pour d’autres ? Belliciste : il ne put se défaire de cette étiquette. Or, en même temps, il prenait conscience de ce que les temps nouveaux exigeaient de nouveaux outils : ni la SDN, ni la SFIO, ni la Ligue n’étaient à la hauteur de l’urgence historique. Pourtant c’était là le monde où il se mouvait. Et, quand il tenta de chercher ailleurs, ce fut pour rencontrer « le Pacte ».

39Alors, tant de force, tant de grandeur, tant de douleur. Basch fut acteur d’une génération trois fois vaincue : dans ses espoirs de paix en 1914, dans son culte de la SDN pendant les années 20, dans son antifascisme pendant les années 30. Un de ces chênes qui s’abattent sur le bûcher de Mars.